René Dumont, géant vert

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Pour la plupart d'entre nous, il est l'homme au pull rouge qui a brandi un verre d'eau à la télévision en 1974 en annonçant l'apocalypse. Un fada qui, comme ces fous des villes au Moyen Âge, annonce la peste et fait rire.
Ce fada venu du Nord est alors le premier candidat écologiste à une élection présidentielle. Un demi-siècle plus tard, la bataille de l'eau fait rage aux quatre coins du monde, et dans plusieurs régions françaises.
À sa mort en 2001, l'écologie politique ne dépassait toujours pas les 5 %, et les événements internationaux détournaient nos regards des enjeux de la Terre. Considéré comme le pionnier de l'écologie politique, Dumont disparaît alors dans une petite indifférence. Mais qui le connaît vraiment aujourd'hui ?
René Dumont, ingénieur agronome et "premier productiviste de France", s'est converti à l'écologie. Lui, le professeur de l'agriculture intensive des Trente Glorieuses, se met à penser contre lui-même et critique radicalement le modèle de croissance occidental. Visionnaire, le doux dingue ?

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Transcription
00:30René Dumont, c'est un personnage, on pourrait presque dire le personnage de cette campagne
00:37présidentielle.
00:38Il débarque sur le quai de la gare en vélo, sac au dos, accueilli par tout un monde folklorique
00:43et chevelou.
00:44C'est la coqueluche de la présidentielle de 1974.
00:53A deux jours du premier tour, René Dumont clôture sa campagne sur ses terres natales.
00:58René Dumont est l'homme des problèmes graves, la vie folle des pays développés, la faim
01:04dans le tiers monde, des problèmes qu'il évoque au meeting au théâtre Sébastopol,
01:08Archicombe, devant 2500 à 3000 personnes.
01:11Est-ce que vous allez croire que dans un monde affamé, vous pourrez digérer tranquillement
01:17votre surconsommation de protéines ? Non.
01:20La période de croissance que vous avez connue est une période anormale dans l'histoire.
01:27On ne peut pas doubler chaque 10 années la consommation d'énergie comme on l'a fait depuis 20 ans.
01:34Non. Alors, qui sont les fous ?
01:41En 1974, René Dumont, lui, est passé pour un fou.
01:47À 70 ans, ce professeur d'agronomie s'est lancé dans l'arène politique.
01:53Il annonce la fin de l'abondance et exige des Français la sobriété.
01:58L'expert agricole a fait le tour du monde, il veut dire ce qu'il a vu.
02:03En prophète de malheur, René Dumont a surgi dans la campagne présidentielle en cassant tous les codes.
02:17Mes amis, je viens d'entrer chez vous sans avoir pu frapper à la porte.
02:20Je crois qu'il est bon de me présenter, d'abord de vous dire un certain nombre de choses
02:24et de réfuter un certain nombre d'arguments qui ont été présentés quelquefois contre moi.
02:29Je ne suis pas un candidat doux rêveur.
02:32Ça intéressait et en même temps, les gens se disaient, mais qu'est-ce qu'il vient faire dans une campagne ?
02:36C'est le guignol d'une élection, d'une campagne électorale qui est très sérieuse, avec des gens costards.
02:43Nous, les écologistes, on nous accuse d'être des prophètes de malheur et d'annoncer l'apocalypse.
02:50Mais l'apocalypse, nous ne l'annonçons pas.
02:54Elle est là, parmi nous.
02:56Elle se trouve dans les nuages de pollution qui nous dominent,
03:00dans les eaux d'égout que sont devenues nos rivières, nos estuaires et nos littoraux marins.
03:06Tous les gens de l'époque qui ont connu cette campagne se souviennent du verre d'eau de René Dumont et de son pull rouge.
03:11Et vous savez ce qui va se passer ?
03:13Eh bien, nous allons bientôt manquer de l'eau.
03:16Et c'est pourquoi je bois devant vous un verre d'eau précieuse,
03:20puisque avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera.
03:26À lundi, je vous dis au revoir et j'espère vous revoir pour vous expliquer notre projet global d'avenir.
03:33Merci, mes amis.
03:38C'est le premier acte de communication moderne.
03:40C'est ce verre d'eau qu'il boit en direct à la télévision,
03:43alors que les autres candidats sont coincés dans leur fauteuil et débitent un discours convenu.
03:47Dumont a certainement été un lanceur d'alerte.
03:50Et sur de très nombreux sujets.
03:51La plupart de ces combats, il les a perdus.
03:53Pas lui, mais la société dans laquelle il est inscrit.
04:00René Dumont restera le premier candidat écologiste au monde à une élection présidentielle.
04:06Mais il n'a pas traversé le siècle sur ce combat.
04:09Pendant 50 ans, l'agronome a essayé de transformer les agricultures.
04:14Il voulait d'abord nourrir la planète.
04:16L'écologie n'a pas toujours été sa priorité.
04:19Chez un professeur ayant enf Judy, la place est toujours dans le débat.
04:37Le 2 août 1914, il entend le toxin sonner et il est avec son oncle
04:42sur une colline dominant le village de Rubecourt d'où est originaire sa famille.
04:49Il travaille avec son oncle, je crois qu'ils font les foins, les moissons,
04:54mais il entend distinctement le toxin,
04:56et le toxin, c'est les cloches, c'est la fête du village, etc.
05:00C'est son oncle qui le remet immédiatement
05:02dans le droit chemin, qui lui dit,
05:04c'est la guerre, et la guerre, c'est l'assassinat des paysans.
05:07Et cette phrase, René Dumont, il s'en souviendra toujours.
05:13René Dumont est né en 1904 à Cambrai.
05:16Son père, descendant d'une lignée de paysans des Ardennes,
05:19a installé sa famille dans la région, au début du siècle.
05:23René Dumont vient d'une famille
05:25qui est plutôt marquée républicain de gauche,
05:29qui a connu une ascension sociale grâce à l'école,
05:31puisqu'il est petit-fils de paysans, et que ses parents, eux,
05:34par les études, vont accéder à la fonction publique,
05:38à l'enseignement.
05:39Sa mère est l'une des premières agrégées de mathématiques en France.
05:42Son père commence comme instituteur,
05:44et ensuite devient professeur d'agriculture
05:47dans le Nord de la France.
05:49Son père n'était donc pas agriculteur.
05:51Il a été lui qui avait rédigé le premier Larousse agricole.
05:55Et René Dumont fréquentait la ferme des oncles,
05:59et donc de la famille.
06:00Tout gamin, il était près des bêtes.
06:04Il élevait des lapins.
06:07Il avait son environnement qui était marqué.
06:11Il adorait ça.
06:12Il m'a toujours dit qu'il adorait marcher
06:16avec des bœufs attachés pour rentrer le foin.
06:20Parce que, comme ça, en marchant auprès des bœufs,
06:23ça l'aidait à philosophier.
06:30À l'été 1914, la guerre sonne la fin de l'enfance.
06:35René Dumont quitte la ferme de son oncle dans les Ardennes
06:38et revient dans le Nord auprès de sa famille.
06:46Il est aux premières loges de la bataille d'Arras.
06:50Le jeune Dumont apporte des pulls tricotés par sa mère
06:53sur la ligne de front.
06:58À 10 ans, en octobre 1914,
07:01en allant porter les chandails dans les tranchées bordant Arras,
07:05j'avais appris à ramper bien à plat,
07:07le ventre trempant dans la boue,
07:09les balles sifflant autour de moi.
07:16Je lui avais posé la question
07:18« Qu'est-ce qui t'a marqué le plus dans ton itinéraire ? »
07:22Et sans hésiter une seconde, il m'a dit
07:25« C'est les atrocités de la guerre de 1914. »
07:28Le collège où enseigne sa mère,
07:32qui est à quelques kilomètres de la ligne de front,
07:35sert Bannex à l'hôpital.
07:37Et lui, il est logé au collège avec sa maman.
07:41Et il entend toute la nuit les souffrances, les cris,
07:44et il voit les jeunes qui meurent.
07:48Il les voit mourir, il les entend souffrir.
07:51Et cette douleur, cette souffrance,
07:54le marquera à jamais.
07:58J'ai vu mourir à côté de moi,
08:00et à 10 ans et demi, j'ai commencé à dire
08:03que la guerre était un massacre,
08:04et non pas le drapeau, la gloire, la patrie.
08:08Non, c'était d'abord un massacre.
08:10Il fallait donc s'opposer à toutes les guerres.
08:15Il grandit à l'ombre de cette guerre
08:18qui marque en plus beaucoup les départements du Nord
08:21dont il est originaire.
08:22C'est une expérience matricielle pour lui,
08:24qui va imprimer toute sa vie durant un fort courant pacifiste.
08:40Quatre ans après la Grande Guerre,
08:41René Dumont entre à l'Institut national d'agronomie.
08:46Le jeune étudiant veut devenir agronome colonial.
08:50Pour obtenir le poste auprès du ministère des Colonies,
08:53il ne peut échapper aux 18 mois de service militaire.
08:57Son pacifisme est mis à l'épreuve.
09:03Ça a été très, très mouvementé, son service militaire.
09:06Lui, il ne ménage pas l'armée.
09:09Il joue au con, quoi.
09:11Il ne veut pas le faire, ce service. Il ne supporte pas.
09:14Il a failli devenir fou.
09:15Je crois qu'on lui en a fait baver un peu plus que la moyenne.
09:18C'était une rébellion permanente, quotidienne,
09:21qui lui bouffait la tête, parce que c'était obsessionnel chez lui.
09:24Obsessionnel de s'opposer à l'institution armée.
09:28Et il en est ressorti, d'ailleurs, avec une dépression.
09:30Il a été même à Saint-Anne, je crois.
09:33Voilà. Tellement dépressif
09:35qu'il en est ressorti, après, plus ou moins guéri.
09:39Et pour se guérir davantage,
09:41il s'est engagé pendant un an comme ouvrier agricole,
09:44dans sa famille, d'ailleurs, chez ses cousins, je crois, de l'époque.
09:49Une fois rétabli,
09:50René Dumont obtient son diplôme d'agronome colonial,
09:54promotion 1928.
09:57Il s'est donné pour mission de nourrir les populations de l'Empire français.
10:07En janvier de l'année suivante, à 24 ans,
10:09il embarque pour le Tonkin.
10:13Le 19 janvier 1929,
10:14nous embarquons à Marseille, à bord du Cap Saint-Jacques,
10:17un vieux pack-boat que les cargos modernes dépassaient aisément.
10:22Port Said, Djibouti, Colombo, Pénang,
10:26Singapour, Saigon, Tourane,
10:2840 jours pour gagner Haiphong, le grand port du Tonkin.
10:35Moi, j'ai décidé de connaître le monde.
10:36En 1929, c'était fonctionnaire colonial,
10:39il n'y avait pas de charters,
10:41vous vous emmenez pour des prix réduits à Bangkok ou Pérou.
10:44Et j'étais agronome colonial,
10:46mais j'ai vu bien vite que je ne pouvais pas rester complice du fait colonial.
10:59Quand il débarque et qu'on va le chercher,
11:01celui qui conduit la carriole,
11:04a une espèce de baguette, de fouet,
11:08pour écarter les gens qui se pressent autour.
11:12Et ça, il ne supporte pas.
11:14S'il ne supporte pas, il se lève,
11:16il prend la baguette et il la casse, il l'envoie balader.
11:19Il y avait deux mondes, il y avait le monde occidental, expatrié,
11:26et puis il y avait les indigènes,
11:27tout ce qui allait avec la colonisation.
11:30Donc ça, ça ne lui plaisait pas.
11:35Ça va être son premier poste en tant qu'ingénieur agronome,
11:38dans un moment particulier pour l'Empire colonial français,
11:42qui est celui de produire davantage au service de la métropole
11:46et, pour ce qui était du Tonkin,
11:47de produire davantage d'un point de vue agricole.
12:00À l'époque, on avait un système de production
12:04À l'époque coloniale,
12:05il y avait une approche descendante, voire condescendante,
12:08envers les paysans, et lui, il s'inscrivait complètement en faux,
12:11en ayant beaucoup plus une posture d'écoute et de compréhension.
12:16Il voulait aller dans les rizières, dans les champs,
12:18à la rencontre des paysans.
12:23Il découvre le riz, cette céréale, miracle,
12:26pour nourrir les gens, pour nourrir les populations, toujours pareil.
12:29Et cette céréale le fascine.
12:32Elle le fascine parce qu'elle permet de nourrir les gens.
12:37L'Asie s'est dansément peuplée,
12:39parce qu'ils ont inventé très tôt la rizière.
12:42La rizière, c'était quelque chose de très performant.
12:45Il y avait cette reconnaissance qu'en dehors de la France,
12:48il y avait des paysanneries au travail
12:51qui avaient inventé des choses extraordinaires.
12:55Dans les rizières, René Dumont observe les savoirs locaux,
12:59mais il est saisi par la misère paysanne.
13:01L'exploitation des ressources et les progrès techniques
13:04bénéficient surtout à la métropole.
13:07Alors que les paysans ont faim, le riz s'exporte.
13:12La colonisation est foncièrement injuste,
13:14parce qu'elle se fait au profit de la seule métropole,
13:17parce qu'elle se fait par le mépris des populations locales.
13:21Là, ça va vraiment renforcer chez lui un sentiment anticolonial très vif.
13:28C'est surprenant que des gens qui produisent du riz
13:30manquent de riz pour manger.
13:31On savait qu'il y avait des prélèvements, des impôts, etc.
13:34Il raconte très bien que le produit du travail de ces gens-là
13:38échappe à ces gens qui travaillent.
13:45En 1931, une révolte paysanne de grande envergure
13:49se développe au nord, à Nam.
13:51L'adjudant aviateur de l'époque me dit son dégoût
13:54d'avoir mitraillé par avion leur pacifique cortège.
13:58Une famine s'ensuivit et quelques milliers de paysans,
14:02on a dit 6 000, surtout femmes et enfants,
14:04moururent de faim.
14:06Mais le pouvoir colonial voulait faire un exemple,
14:09punir la révolte.
14:13Pour s'opposer à la violence des troupes coloniales,
14:16René Dumont démissionne.
14:18Il a déjà dans sa chair l'expérience de la guerre
14:21et le pacifisme chevillé au corps.
14:29A son retour en France,
14:31il écrit un livre référence sur la culture du riz.
14:34A contre-courant du modèle colonial,
14:36il réhabilite les techniques traditionnelles
14:38des paysans du Tonquin.
14:40Devenu chef de travaux à l'Ecole nationale d'agronomie,
14:44Dumont parcourt la France pour analyser son agriculture.
14:49Alors que la crise économique des années 30
14:52rallume la flamme des nationalismes,
14:54il propose une nouvelle expérience
14:56de pacifisme.
14:57Il profite du terrain pour animer des réunions pacifistes.
15:15Lorsque la guerre éclate à nouveau,
15:17René Dumont et les militants pour la paix s'en prient de court.
15:22Au moment, justement, 1939,
15:24lorsque se pose la question de que faire face à Hitler,
15:28pour Dumont, il s'agit de maintenir la paix à tout prix.
15:32Il n'a pas été résistant, il le dit très clairement lui-même.
15:36Certains lui ont déjà reproché.
15:37Il publiait quelques revues de technique agricole.
15:40C'était l'époque pétain.
15:42Certains lui disent qu'il a rédigé dans des revues pétinistes.
15:45Il faut être honnête, c'était des revues de technique agricole.
15:48Moi, j'ai jamais rien trouvé qui était un peu suspect
15:52d'une référence ou d'une déférence
15:55à l'égard des institutions du régime de Vichy.
15:58Il participe à une réflexion sur l'amélioration de la qualité,
16:01encore une fois, de la production agricole
16:03dans les territoires français.
16:07L'agronome se reprochera son attitude.
16:10Mais selon lui, la guerre est d'abord gaspilleuse de ressources.
16:14Dans la France dévastée de 1945,
16:16la reconstruction de l'agriculture va se faire grâce au plan de Dumont.
16:22Prends ta main dans la terre
16:26Et écoute ma histoire
16:28Ressentez le coton, la viande et le vin
16:30Les riches et la gloire
16:33Ressentez le souffle et la douleur
16:35De ceux qui ont travaillé avant
16:37Le commissaire au plan de l'époque, Monet,
16:40lui donne la responsabilité de la relance économique du secteur agricole.
16:44Parce qu'on sort de la guerre et on est en...
16:47Pas en situation de famine, mais en situation de déficit alimentaire.
16:50Il va aux Etats-Unis, un itinéraire assez classique dans ce milieu,
16:54pour observer ces procédures de modernisation
16:58qui ont déjà eu lieu dans les années 30 dans un certain nombre d'États américains,
17:02pour voir comment on peut les reproduire, les adapter,
17:06en France métropolitaine.
17:07Il y avait des tracteurs qui traçaient des sillons,
17:12qui labouraient la terre sur des kilomètres en ligne droite.
17:15Il voulait voir ça, parce que c'était l'intensification de l'agriculture.
17:21Je suis allé aux Etats-Unis,
17:23où 16 % de la population active dans l'agriculture
17:25suffisent non seulement à nourrir très largement la population rurale et urbaine,
17:30mais à un volume d'exportation
17:32dont nous avons apprécié récemment l'importance.
17:36Il était admiratif, oui, de cet énorme progrès.
17:40On peut produire plus avec la motorisation, la mécanisation,
17:43et aussi déjà les débuts de la chimisation,
17:46donc les engrais de synthèse, par exemple.
17:48Quand il est revenu en Europe,
17:50il a, Urbi et Torbi,
17:53fait la propagande pour mettre la France et l'Europe
17:58en culture intensive avec les tracteurs, et tout, et tout.
18:03Il faut un tracteur de 40 chevaux à chenille.
18:05À l'époque, le ministère de l'Agriculture multiplie les films pédagogiques
18:09pour promouvoir ces recettes de modernisation.
18:12...des engins à moteur diesel.
18:14Engrais de synthèse, mécanisation et réforme des terres.
18:17La consommation est moins vénéreuse.
18:19La condition préalable à toute utilisation de la machine
18:23en agriculture est donc, pour la majorité des exploitations françaises,
18:26le rassemblement des parcelles et l'aménagement du réseau des chemins,
18:30en un mot, le remembrement.
18:32C'était quand même l'agrandissement des fermes.
18:35C'était quand même aussi retirer les haies.
18:38C'était quand même motoriser et remplacer des gens par des machines.
18:42Et remplacer des gens par des machines,
18:44comme c'est des machines qui bossent,
18:45c'est moins coûté en travail, et donc on produit pour moins cher.
18:49Il était le pionnier
18:51de cette révolution agricole européenne et française.
18:56Et il y est allé sans retenue.
19:00Dès cette époque-là, le René Dumont était un René Dumont
19:02qu'on peut qualifier de productiviste.
19:04Quant au motoculteur, représenté par cet engin de 9 chevaux,
19:08consommant 1 litre un quart à l'heure...
19:10Le mot écologie, il ne le connaît pas, à cette époque-là.
19:12C'est pas son problème.
19:14C'est pas son problème.
19:16Il faut produire, produire, produire, pour nourrir les gens.
19:22Son programme de modernisation
19:24pour lequel Jean Monnet l'avait sollicité fonctionne.
19:27La production agricole française y multipliée par 3.
19:32Récompensé, le professeur devient responsable
19:35de la chaire d'agriculture comparée.
19:37L'agronome de la fin, comme il se fait appeler,
19:39regarde désormais ailleurs.
19:42Les décolonisations s'amorcent
19:44et des pays en voie de développement le réclament.
19:47La situation s'aggrava dans les pays du Tiers-Monde.
19:50C'est à partir de 1956 que je lâche l'agriculture française.
19:54A partir de ce moment-là, c'est successivement
19:57plusieurs voyages en Amérique latine,
19:59plusieurs voyages en Afrique noire, en Madagascar.
20:02Il est sollicité en tant qu'expert.
20:05Il a justement une réputation
20:07de quelqu'un qui connaît les problématiques paysannes,
20:12qui est disponible pour cela aussi,
20:14sans compter qu'il a une position institutionnelle forte
20:18et prestigieuse à l'Institut national d'agronomie de Paris.
20:21Dans les années 60, je pense que les jeunes Etats indépendants
20:25ont à coeur de nourrir leur population.
20:28C'est pourquoi beaucoup appellent à René Dumont,
20:30parce qu'il a un agronome mondialement connu,
20:33en lui demandant d'apporter des conseils, une expertise.
20:36Ils sont souvent surpris,
20:37car c'est un expert qui va d'abord être à l'écoute des paysans
20:41et qui n'a pas des recettes toutes prêtes.
20:47Cela nous mène en 1971,
20:50qui a été vraiment l'année africaine.
20:52Sept voyages en Afrique,
20:53une situation vraiment de mauvais démarrage
20:57des jeunes Etats indépendants.
20:59Ceci m'incite à sortir un peu du domaine du technicien
21:03et même de l'économiste pour écrire
21:05L'Afrique noire est mal partie.
21:13René Dumont, c'est un agronome français
21:17qui a posé des questions aux Africains et à l'Afrique
21:23concernant les choix qu'il faut porter
21:26pour le développement de l'agriculture en général.
21:29Bonjour.
21:31Lui, il demandait qu'on tienne compte
21:36de l'agriculture traditionnelle familiale,
21:39qui est la base de l'alimentation chez nous,
21:42pour faire des stratégies de politique agricole, etc.
21:45Ce qui est le bon sens.
21:47René Dumont a très bien vu
21:48que l'accent aurait dû être mis sur les cultures vivrières,
21:53parce que le fait d'exporter les cultures de rente,
21:56ça ne constituait pas des réserves alimentaires.
21:58Lorsque l'État faisait des bénéfices colossaux,
22:01ça n'était absolument pas répercuté sur le paysanat.
22:04Donc, ceux-ci se trouvaient privés
22:07d'une partie des bénéfices qu'ils auraient dû faire.
22:09Et donc, étant privés de cet argent,
22:11ils ne pouvaient pas acheter des engrais,
22:13mécaniser un peu leur culture, améliorer la qualité de leur vie.
22:17Et lui, ça le révulsait,
22:18parce que c'était visiblement injuste et immoral.
22:23Ce qu'il critique, c'est la reproduction du modèle colonial
22:25et le fait que les élites ne s'éloignent pas suffisamment
22:29de ce modèle-là.
22:31Les bourgeoisies africaines s'étaient emparées du pouvoir,
22:34enfin, les bourgeoisies et les bureaucraties,
22:36et buvaient beaucoup d'alcool, s'étaient payées des belles voitures,
22:40s'étaient commencées à se faire construire des maisons,
22:43faisaient des voyages,
22:44et donc, ils étaient très déçus et très critiques.
22:48René Dumont dit, d'accord, il y a l'indépendance,
22:51mais malgré cette indépendance politique,
22:54d'un point de vue économique, d'un point de vue modèle de développement,
22:56l'Afrique noire est mal partie.
22:58Évidemment, j'ai dit que l'Afrique était mal partie,
23:00parce que j'estime qu'elle est dans une ornière,
23:02qu'il faut lui dire, tout le monde n'ose pas lui dire,
23:04je suis bien placé pour cela,
23:05mes amis africains comprennent que c'est dans leur intérêt
23:08que j'ai fait ce livre,
23:09mais il y a tous les éléments en Afrique pour sortir de l'ornière.
23:12Nous, nous avons été colonisés.
23:15Et ce sont le peuple qui nous a colonisés.
23:18Le fait que lui,
23:20il reprenne tout ça pour dire qu'il y a un problème,
23:24c'est réconfortant,
23:26parce qu'il pouvait écrire ses livres et rester tranquille chez lui,
23:30mais il s'est levé pour aller faire le tour du monde.
23:33Ça, c'est quand même aussi quelque chose d'important.
23:38L'expert agricole est un voyageur infatigable.
23:43Inde, Chine, Brésil, Algérie, Congo.
23:49René Dumont parcourt chaque année plusieurs pays.
23:52Il y conseille parfois directement leurs dirigeants.
24:00À Paris, ses cours d'agriculture comparée font sale comble.
24:10Je l'ai eu comme professeur.
24:12Ce professeur, il était souvent absent.
24:14Les amphithéâtres étaient pleins, donc il était admiré.
24:18C'était le monsieur qui parlait des agricultures concrètes,
24:20mais il en parlait de concrètement, puisqu'il revenait à chaque voyage
24:23et il nous racontait son voyage, ce qu'il avait vu.
24:26Il débarque comme ça, il s'assoit sur l'estrade.
24:30Souvent, il amenait une banane ou une orange, je sais pas très bien pourquoi,
24:34mais je crois que c'était pour montrer que c'était un personnage proche de nous,
24:38que ce n'était pas le prof avec sa cravate, etc.
24:41Mais René Dumont, non, c'était concret.
24:43Il y a des gens qui vivent, qui bossent, qui souffrent,
24:46qui mangent à leur faim, qui ne mangent pas à leur faim.
24:49Il nous demandait, nous aussi, de participer à son combat très tôt.
24:52Il fallait qu'on prenne part à cette grande croisade
24:56qu'il avait entreprise contre l'injustice du monde.
25:00À partir de la question agricole, Dumont interroge les modèles politiques.
25:05Intransigeant sur l'émancipation des peuples,
25:08il critique l'accaparement des richesses par les pays capitalistes occidentaux,
25:12qui compromet pour lui l'avenir du Tiers-Monde.
25:15En 1959, la révolution cubaine a pourtant fait naître en lui un espoir.
25:21Il propose ses services à Fidel Castro et réalise 4 missions sur l'île.
25:26Il est très enthousiaste sur ce qu'a fait Fidel Castro
25:30sur l'émancipation du travail du paysan,
25:32sur la reconnaissance de l'identité du paysan.
25:34Il ne faut jamais oublier qu'à Cuba, à l'époque,
25:36ce n'est pas la figure de l'ouvrier qui est centrale
25:39dans la mythologie de l'émancipation du paysan,
25:42c'est la vécure du paysan.
25:43L'espoir, c'est une réforme agraire.
25:46Il découvre que ce n'est pas tant une réforme agraire
25:49mais plutôt une collectivisation.
25:51On exproprie au grand propriétaire,
25:53qui faisait de l'élevage extensif, qui ne créait pas d'emplois,
25:56on l'exproprie, mais non pas pour redistribuer aux paysans,
25:59mais pour en faire des fermes du peuple, comme on disait à l'époque.
26:03À la fin, il a été obligé de dire,
26:05« Cuba est-il socialiste ? » Pour lui, la réponse était non.
26:08Très vite, l'agrodome prend ses distances avec le régime cubain,
26:11alors que les intellectuels français louent la révolution castriste.
26:16C'est Jean-Paul Sartre arrivant chez Fidel Castro en janvier 1960
26:20et disant, « Tout ce que vous faites dans le domaine économique
26:23est donc la quasi-perfection. »
26:25Moi, j'arrive quelques mois après lui,
26:27je commence à montrer toutes les erreurs des coopératives agricoles
26:30de Cuba débutants,
26:32on me mène jusqu'à Fidel Castro et finalement,
26:34Fidel Castro me dit, « Je ne comprends pas.
26:36Jean-Paul Sartre nous a dit que tout ce que nous faisions était parfait,
26:40et toi, tu dis que ça ne va pas. Qu'est-ce qui se passe ? »
26:43Je dis que Jean-Paul Sartre est, en France, un écrivain renommé.
26:47Mais en tant qu'économiste, on ne le connaît pas beaucoup.
26:50En tout cas, en tant qu'économiste, nous ne le connaissons pas.
26:53Nous n'avons pas les mêmes raisons de juger un même phénomène.
27:05Il déchante très vite, parce qu'il s'aperçoit que,
27:08bon, ben voilà,
27:09à Cuba, socialiste comme ailleurs,
27:13les grands oubliés, c'est les paysans.
27:15Il a une entrevue très orageuse, toute une nuit, ça dure,
27:19où il s'engueule à n'en plus finir.
27:22Il se hurle dessus, il se hurle dessus.
27:24J'ai eu un témoin qui était dans le couloir, à la porte.
27:28Il s'insulte et, en gros, Castro dit à Dumont,
27:32tu ne comprends rien, au contraire, que nous avons...
27:35Il est à l'ordre du monde et Dumont lui dit, va te faire voir,
27:39écoute tes paysans.
27:42Il reprenda son autobus pour aller à l'aéroport,
27:45sans fanfare ni détachement armé pour le saluer,
27:50comme c'était toujours le cas quand il arrivait.
27:55À cette époque-là, dénoncer Cuba,
27:58dénoncer les indépendances,
28:01la manière dont se passent les indépendances,
28:03les régimes du Tiers-Monde,
28:06ce n'est pas très bien vu
28:07dans la catégorie de gauche de la population.
28:16René Dumont fait le lien entre la dépossession, par exemple,
28:20de l'activité agricole pour le petit paysan,
28:24de l'insertion dans un réseau de spéculation financière,
28:29d'une exploitation par des régimes colonialistes,
28:32d'une dépossession de la liberté individuelle
28:35par l'oppression d'un ordre politique,
28:38qu'il soit capitaliste ou soviétique, etc.
28:41René Dumont montre sa singularité en disant,
28:45à partir de la question agricole,
28:47il y a un certain nombre de dysfonctionnements
28:49dans l'organisation politique nationale et internationale.
28:52L'agrodome critique autant le bloc capitaliste
28:55que le bloc communiste et ses dérives totalitaires.
28:59Sa boussole, c'est le Tiers-Monde,
29:02et là-bas, les famines guettent.
29:05Il était productiviste, tiermondiste,
29:07et il nous disait qu'il fallait produire plus à l'hectare
29:10pour que les gens puissent en sortir.
29:12Ces années-là, il nous mettait en garde.
29:14On commençait à entrevoir dans les pays qualifiés du Tiers-Monde,
29:18un accroissement démographique exponentiel.
29:20Depuis les années 50, la population mondiale
29:23connaît une croissance très forte,
29:25que ce soit dans les pays développés,
29:27on est à l'époque du baby-boom,
29:29mais également dans le Tiers-Monde,
29:31où les pays en voient de développement.
29:33Ce qui induit chez lui une véritable hantise
29:36de la fin dans le monde, et de la fin dans le monde
29:39non pas à horizon 2030 ou 2050,
29:41mais maintenant, en tout cas, à la fin des années 60,
29:45au début des années 70.
29:47Il avait prédit la famine aux Indes pour 1966.
29:50Il a eu malheureusement raison, et une fois lui suffit.
29:55Nous, les agronomes, nous jetons l'éponge.
29:57Nous sommes battus par la croissance démographique.
30:00Nous pouvons faire un petit peu mieux, mais pas beaucoup mieux.
30:03Il est vraiment malthusien au sens premier du terme,
30:06au sens de comment on va pouvoir mettre en adéquation
30:09une quantité de nourriture avec une quantité de population.
30:14Si on veut éviter la famine, il faut que l'accroissement démographique
30:18ne soit pas supérieur à l'accroissement de production.
30:21Il n'y a pas 36 solutions que la ligne familiale.
30:23La première grande proposition qu'il a faite,
30:25c'est la réduction de la démographie,
30:27c'est-à-dire l'accès à des moyens de contraception pour toutes les femmes,
30:31parce qu'il a bien vu que cette bombe démographique
30:34menace l'avenir de la planète,
30:35puisque nous étions 3 milliards, je crois, en 1960,
30:41ensuite 4 milliards en 1973,
30:45et maintenant, nous sommes 9 milliards.
30:46Il a très bien vu que la principale menace de l'avenir de l'humanité,
30:50c'est l'explosion démographique.
30:52Si l'homme ne réussit pas à rétablir artificiellement
30:56un équilibre biologique qu'il a détruit artificiellement,
30:59par la médecine, notamment, en éliminant ses ennemis,
31:02il va à la catastrophe.
31:03Notre monde est un monde limité, un monde fini.
31:09Face à l'explosion démographique,
31:11René Dumont commence à réaliser les dysfonctionnements
31:13du modèle productiviste.
31:16L'extension des surfaces cultivées accélère la déforestation.
31:20Mécanisation et engrais de synthèse ne suffisent plus.
31:26Dans ses rapports de terrain,
31:27René Dumont s'inquiète très tôt des premiers signes
31:30d'épuisement des sols.
31:35Il fait tous les pays du monde, Dumont, quand on fait le compte.
31:38Il est allé partout et il constate partout,
31:41il voit cette dégradation et il anticipe.
31:44C'est ce qu'il appelle son pifomètre.
31:46Il n'a pas de théorie, il a un pifomètre.
31:48Il sent que cette dégradation des conditions naturelles,
31:52l'eau, les forêts, le climat,
31:55il sent que c'est une vague qui va tout submerger.
31:59Peut-être qu'il a affaire à des calculs,
32:01mais l'essentiel, il a dit,
32:04cette terre nous produit pour nous,
32:06mais elle a besoin aussi qu'on s'en occupe, qu'on la soigne.
32:10Et ne pas prendre cela en compte et en faire une stratégie.
32:14Dans l'agriculture, c'est aller dans les murs.
32:16On va épuiser les conditions de vie des populations locales.
32:20Et c'est au nom de cet effet contre-productif
32:23de l'exploitation de la nature qu'il en vient à s'interroger
32:26sur les conséquences d'un modèle productiviste agricole
32:30sur les autres espèces vivantes.
32:36À Washington, un événement va définitivement
32:39faire basculer René Dumont vers l'écologie politique.
32:44Après des décennies de croissance,
32:45d'énergies fossiles à bas prix,
32:47de triomphe de la société de consommation,
32:50des scientifiques américains questionnent la révolution des 30 Glorieuses.
32:58En 1972, des chercheurs du MIT publient le rapport Meadows.
33:04L'étude a été financée par le Club de Rome,
33:06une association d'experts et d'industriels.
33:10Les auteurs du rapport sont alarmistes
33:12sur le modèle de croissance des pays développés
33:14et l'avenir de la planète.
33:17Le rapport du Club de Rome,
33:18les limites de la croissance,
33:20suivant l'expression qu'on veut bien conserver,
33:24va le marquer, parce qu'il y a la force de l'émonstration mathématique
33:28par des modèles informatiques,
33:30qui établit des scénarios jusqu'en 2050
33:34qui ont une force de conviction qui est indéniable.
33:38Si nous continuons un système d'accumulation
33:42et d'exploitation des ressources
33:44pour produire une abondance fictive,
33:48l'accumulation des biens de consommation,
33:50nous allons épuiser les ressources de la planète.
33:53Je pense que René Dumont a été un peu admiratif
33:56de gens qui avaient su théoriser ce que lui disait,
33:59mais sans le mettre comme un discours construit.
34:04Je n'avais pas vu la menace d'ensemble qui pesait sur notre civilisation.
34:10J'avais bien vu la menace sur l'agriculture.
34:11J'avais bien vu la famine dans le tiers-monde,
34:13puisqu'en 1966, j'écrivais « Nous allons à la famine ».
34:16Mais je n'avais pas vu que la menace était aussi effroyable,
34:20qu'elle menaçait la disparition de nos ressources principales d'énergie,
34:23qu'elle menaçait nos climats, nos rivières, notre air pur.
34:27Finalement, qu'elle menaçait la planète, qui risque de disparaître,
34:29on nous dit le Club de Rome, au cours du siècle prochain.
34:32L'humanité, pas la planète, qui risque de disparaître.
34:38Le problème, c'est que le rapport Midos l'explique très bien,
34:40c'est qu'à partir du moment où vous avez mis en place un système
34:43où vous promettez l'abondance aux individus,
34:48grâce au système productif,
34:49les individus s'habituent à la réalité
34:53de ce système de production et de biens de consommation.
34:56Et donc, le rapport Midos dit « Attention, ce système-là,
34:59il est basé sur un système qui n'est pas durable. »
35:02A ceci près que le rapport Midos, il ne faut jamais oublier
35:05que c'est une commande du Club de Rome,
35:07et le Club de Rome, ce n'est pas des philanthropes.
35:10Le Club de Rome est financé par des grands industriels,
35:13notamment des grands industriels italiens,
35:15ce qui en fait un objet extrêmement intéressant pour l'époque,
35:18et en rupture, mais cette rupture n'est pas totale,
35:21puisque l'horizon qui est envisagé reste un horizon
35:25dans lequel le capitalisme n'est pas critiqué, finalement,
35:27alors que pour René Dumont, il doit être critiqué.
35:33Un an après le rapport Midos,
35:35René Dumont publie « L'utopie ou la mort ? ».
35:38Selon lui, il faut désormais changer de civilisation,
35:42réduire notre consommation, taxer les familles nombreuses,
35:46annuler la dette du tiers-monde,
35:48protéger d'abord les sols et les climats.
35:52Il renonce à tout ce à quoi il croyait auparavant.
35:56Il a 70 ans.
35:57Il a 70 ans.
35:59A 70 ans, il dit « Je me suis trompé ».
36:01Ça ne doit pas durer comme ça,
36:02parce que nous sommes en train de détruire l'environnement
36:04à tel point que dans 10 ou 15 ans, on aura atteint le point de non-retour.
36:06La solution, c'est qu'il faut d'abord arrêter la croissance de la population
36:10et d'abord dans les pays riches, parce que c'est ceux qui gaspillent le plus,
36:14et puis arrêter certaines formes de production industrielle
36:16qui sont absurdes.
36:18Il critique le système capitaliste et parle beaucoup de gaspillage.
36:21Il dit que les pays occidentaux vivent au-dessus de leurs moyens
36:24et qu'il faut un partage des ressources,
36:26non seulement entre riches et pauvres au sein des pays,
36:29mais entre pays riches et pays pauvres.
36:30C'est là où il a ses précurseurs.
36:32Et donc, évidemment, il y a un contre-courant
36:35de la classe politique et des intellectuels.
36:37C'est vraiment important.
36:39Tous les intellectuels qui ont pignon sur rue à l'époque,
36:42les Sarthes et compagnie,
36:44rien sur la question de l'écologie.
36:48À l'époque, la France du président Pompidou inaugure le Concorde,
36:52mise sur l'industrie automobile, les autoroutes et le nucléaire.
36:56Dans ce décor, Dumont, l'agronome pionnier de l'écologie politique,
37:00n'est pourtant pas complètement isolé.
37:02Garde à reine l'Ularsac ! Garde à reine l'Ularsac !
37:06Garde à reine l'Ularsac !
37:08Au début des années 70,
37:10deux petits groupes militants fleurissent en France.
37:17Dans leurs publications, ils défendent la protection de la nature,
37:21s'opposent à la construction de centrales nucléaires
37:23ou de terrains militaires, comme au Larsac.
37:26Ils s'inquiètent aussi de la pollution atmosphérique
37:28relevée par les scientifiques.
37:30L'utopie ou la mort ?
37:32Leur apparaît comme un livre-programme.
37:36À l'époque, en 74, il n'existait pas de parti écologiste.
37:40Donc, le mouvement écologiste, c'était une poussière d'association
37:44dans laquelle il y en avait deux ou trois qui étaient plus fortes.
37:48J'étais, moi, aux Amis de la Terre,
37:50qui était un mouvement international, déjà, à l'époque.
37:54Et lorsque Pompidou est mort, notre première réaction a été de se dire
37:59qu'il faut absolument qu'on présente un candidat.
38:00Il faut absolument que le monde entier connaisse le mot écologie
38:04et ce que ça représente.
38:05Il ne faut pas oublier qu'on est dans la France de l'ORTF.
38:08Donc, l'accès, notamment à la télévision,
38:10est quasiment impossible pour ces associations.
38:14D'où l'idée de tirer parti de la campagne télévisée officielle
38:18qu'il y aurait si, justement, ils présentaient un candidat
38:21ou une candidate, d'ailleurs, à l'élection présidentielle.
38:24Parmi les grandes voix possibles
38:26pour représenter le mouvement écologiste,
38:28il n'y en avait pas tant que ça.
38:30Alors, on aurait pu prendre Cousteau, Mtazieff...
38:34Dumont me paraissait parfait,
38:36parce qu'il avait écrit, surtout, cet ouvrage,
38:39qui représentait, en quelque sorte, réellement le choix.
38:42Le choix, ou bien on va vers une société un peu différente,
38:46on fait attention à la nature,
38:47ou bien la nature, elle va disparaître, et nous avec.
38:50C'était quand même aussi dramatique que ça, le choix.
38:53Et d'ailleurs, le choix, aujourd'hui, est toujours le même.
38:56René Dumont n'est pas en France à la mort de Pompidou.
38:59Il rentre quelques jours plus tard,
39:01et donc un certain nombre de militants vont le trouver à l'aéroport.
39:05À l'époque, il n'y avait pas les passerelles,
39:07et on pouvait descendre sur le tarmac.
39:09Et donc, arrive René Dumont avec une magnifique djellaba rouge,
39:13superbe, en haut de l'escalier,
39:15et on attend, dès qu'il arrive en bas, on lui dit
39:17« Monsieur le professeur, nous sommes des associations d'environnement,
39:21d'écologie, est-ce que vous voudriez être notre candidat ? »
39:24Alors, il était un peu surpris.
39:26On était arrivés avec une vieille 2 chevaux,
39:28on a ramené en voiture chez lui, il nous a dit
39:30« Bon, laissez-moi réfléchir 24 heures, et revenez demain. »
39:33Le lendemain, nous sommes allés le voir, il a dit oui.
39:39René Dumont offre ses trois semaines de vacances aux écologistes.
39:43Le professeur veut bien être leur porte-parole,
39:45à condition de parler du tiers-monde.
39:48La campagne s'improvise à la hâte, sur une péniche des quêtes saines.
39:52Quand vous étiez un intellectuel très reconnu dans les milieux internationaux,
39:56notamment sur les questions du tiers-mondisme,
39:59il fallait être sacrément courageux de prendre le risque
40:02de porter tout ça sur un projet qui était balbutiant.
40:06Ça partait dans tous les sens.
40:08C'était pas un programme construit comme ça,
40:10mais son premier ennemi, c'était la bagnole.
40:14C'était l'objet typique de la dérive de notre monde.
40:18La bagnole, c'est la régression de l'intérêt collectif.
40:22C'est l'étalement de la richesse individuelle.
40:25En plus, c'est une imposition aussi d'un modèle de développement
40:29dans les pays du Sud.
40:30Ayez aussi votre propre voiture, vous serez un individu autonome et libre.
40:39René Dumont fait sa campagne à vélo, veut augmenter le prix de l'essence,
40:43promouvoir l'énergie solaire, le recyclage,
40:46stopper le gigantisme industriel
40:48et la construction de centrales nucléaires.
40:51Le décalage est total avec les programmes des autres candidats.
40:56La gauche est unie autour du programme commun de gouvernement.
40:59François Mitterrand sera le représentant de ce programme commun.
41:03Et à droite, on va avoir une concurrence
41:07entre une droite gaulliste et une droite non gaulliste.
41:11Il y a une offre politique relativement diversifiée,
41:14mais dont le point commun est d'adhérer à un modèle de développement
41:18reposant sur l'industrie et la croissance économique, malgré tout.
41:22A partir de dorénavant,
41:24les pays sous-développés étaient des pays majeurs.
41:26Le professeur, lui, a tourné la page des Trente Glorieuses
41:30et annonce la fin du monde,
41:32à contre-courant dans les propositions comme dans le style.
41:35Déjà depuis plusieurs mois, il porte son pull rouge en public.
41:39Un technicien de l'ORTF lui a promis de mettre en place
41:42les esprits ainsi habillés.
41:46En tout cas, ça a fonctionné sur le plan journalistique,
41:50sur le plan de l'attention qu'il a tirée.
41:52Il imprime. Il imprime quelque chose,
41:55pas seulement parce qu'il a le fameux geste de je bois un verre d'eau,
41:59c'est peut-être la dernière fois que je pourrais le faire,
42:02mais parce qu'il a la science intuitive,
42:05il a le savoir-faire de la communication.
42:08C'était tellement facile pour lui.
42:10Je me souviens de meetings, c'était bourré à craquer,
42:13et lui, il arrivait pile à l'heure, et hop, c'était vraiment frappant.
42:17Nous avons décidé, devant l'extrême gravité de la situation,
42:21de ne plus nous contenter de bonnes promesses
42:24qui n'étaient jamais tenues.
42:26Il sait communiquer ses indignations, ses observations,
42:30au reste des gens, et ça, ça touche, ça touche les gens.
42:34Il y a un petit côté cabotin, quand même, chez lui.
42:37Il joue à René Dumont, quand même, à un moment donné.
42:40Il faut créer ça, ça se crée.
42:42Vous savez, en politique, il y a beaucoup de banquets.
42:45On déjeune, on digne, on est très contents de faire ça.
42:48Et lui, quand le hors-d'oeuvre était terminé,
42:51il disait, stop, tout le reste, il volait au tiers-monde.
42:54Donc ça jetait un peu un froid.
42:56Et même, pendant la campagne,
42:58il ne se privait pas de dire à Nantes et à Bordeaux
43:02que les gens qui venaient l'écouter étaient les descendants
43:05des négriers.
43:06Evidemment, ça n'était pas très électoraliste,
43:09pour chercher les suffrages de ces électeurs.
43:12A 20 heures précises, nous pourrons vous donner,
43:15grâce à la même opération Sophrès-ORTF,
43:18un chiffre très précis, concernant notamment
43:21les principaux candidats.
43:23Le 5 mai 1974, au soir du premier tour,
43:26Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand sont en tête.
43:30Avec sa campagne iconoclaste,
43:32le candidat écologiste est loin derrière.
43:35René Dumont, le dernier des candidats
43:38à franchir la barre des 300 000 voix avec 1,32 %.
43:41René Dumont n'a jamais eu l'intention de se faire élire
43:44en se présentant à l'élection présidentielle.
43:47Si l'objectif était de diffuser, de faire connaître des thèses
43:51au-delà du cercle des personnes déjà sensibilisées,
43:54au moins, c'est accompli.
43:56Il a essayé, pendant un certain temps,
43:59après la campagne, à nous aider à unifier toutes les associations
44:03pour créer ce qu'on a voulu appeler le mouvement écologique.
44:07Ça n'a pas marché, et lui, c'est pas son métier.
44:10De temps en temps, il venait de lui donner un coup de main,
44:14et lui, il a ensuite continué sa vie d'agronome globe trotter.
44:20René Dumont ne se rêve ni en chef de file des écologistes
44:24ni en homme de parti.
44:26S'il garde son pull rouge,
44:29le professeur, à la retraite, ne tient toujours pas en place.
44:34Il repart au Sahel, alerté sur la famine,
44:37et rejoint des anciens élèves en mission.
44:45J'ai appelé René et je lui ai demandé
44:47s'il viendrait pas pour cette mission au Balouchistan,
44:50qui est une région négligée par le gouvernement iranien,
44:54et le gouvernement iranien voulait développer cette région.
44:57René Dumont a immédiatement accepté.
44:59La semaine suivante, il débarquait de l'avion.
45:02Et donc, on est descendus en Landrovers,
45:05et de là, on a parcouru le Balouchistan,
45:08j'allais dire, dans tous les sens.
45:10Les stations économiques, interview avec les paysans,
45:13interview avec les éleveurs, etc.
45:17L'ancien élève de Dumont le filme pendant la durée de leur mission.
45:21Thierry Brun est un expert en malnutrition.
45:24Dumont vient analyser le système agricole du Balouchistan.
45:27Sur ces images inédites,
45:29la méthode Dumont initiée au Tonquin se répète.
45:34Alors, il interroge méthodiquement les femmes,
45:37les paysans, les cadres agricoles.
45:40Je me souviens toujours d'une scène qui m'a frappé,
45:43et je crois que nous l'avons filmée.
45:46C'est cette scène où il y a des paysans qui attendent,
45:50parce qu'on leur a dit qu'il y avait un agronome
45:53qui allait leur parler, et ils sont là.
45:56René Dumont s'avance, et la première personne qu'il salue,
46:00c'est le petit berger qui est là,
46:03qui est très surpris que ce grand bonhomme se penche sur lui.
46:07C'était sa façon de montrer que tout le monde était important,
46:10en particulier les plus humbles.
46:12Il allait beaucoup voir ce que faisaient les femmes.
46:15La fabrication du pain, la corvée de l'eau.
46:18Il se préoccupait beaucoup du statut des femmes.
46:21La fabrication du pain au village de Hebik.
46:24Un domestique.
46:29René Dumont milite pour une agriculture
46:31à la fois productive et durable.
46:35En Iran, comme dans toutes ses dernières missions,
46:38il conseille des technologies simples et économes en énergie.
46:42Il répète qu'il vaut mieux un âne en bonne santé
46:45qu'un tracteur sans essence.
46:48Il ne parle pas d'agroécologie, mais il défend cette agriculture
46:51qui va permettre de nourrir les populations actuelles
46:54sans compromettre les ressources
46:56qui permettront de nourrir les générations futures.
46:59Pour lui, de plus en plus,
47:01la question écologique est devenue une totalité.
47:04Une totalité politique, éthique, économique, évidemment.
47:11Il est totalement mobilisé par la cause écologique
47:14sur les dernières années de sa vie.
47:16Enfin, les 20 dernières années de sa vie, c'est pas rien.
47:19Et là, il pèse de tout son poids.
47:21J'estime que tous les grands partis sont irresponsables.
47:24En refusant d'aborder les problèmes du Tiers-Monde,
47:27en refusant d'aborder les problèmes qu'a soulevés le Club de Rome,
47:31nous allons vers la disparition des ressources naturelles de la planète.
47:35Nous allons vers une pollution qui tue les forêts.
47:38En 1974, quand j'ai dit que les forêts sont menacées,
47:41on m'a rigolé au nez. Plus personne ne m'a rigolé au nez.
47:47Dans les années 80,
47:48les données scientifiques sur les changements climatiques s'accumulent.
47:52René Dumont alerte sur l'inaction des Etats.
47:55Il reste un compagnon de route des écologistes français,
47:59mais se tient à l'écart des débats restreints à l'Hexagone.
48:03L'accélération du libre-échange dans le monde l'inquiète.
48:07Avec sa compagne Charlotte Paquet,
48:09il continue de voyager pour défendre les paysanneries fragilisées.
48:13Leur message s'appuie sur ses fondamentaux,
48:16écologie, tiers-mondisme et défense de la paix.
48:21Au fil des années, il était de plus en plus en colère
48:24contre le fait que son message n'était pas entendu,
48:28que ses injonctions n'étaient pas mises en pratique.
48:32On le sent très bien quand on lit son dernier livre.
48:35Cette guerre nous déshonore.
48:38En 1991, un nouveau conflit international éclate.
48:42Une coalition menée par les Etats-Unis frappe l'Irak.
48:45René Dumont veut aller sur place.
48:47Il rejoint une mission de l'ONU.
48:49C'est l'un de ses derniers voyages. Il a 87 ans.
48:53La raison essentielle de la guerre du Golfe,
48:56que j'ai soulignée dans mon livre,
48:59c'est le désir des Etats-Unis
49:02de prolonger le gaspillage de quantités illimitées de pétrole
49:06et d'un pétrole à bon marché.
49:08Et c'est pour le pétrole
49:10que les Etats-Unis sont allés démolir l'Irak
49:13dans des conditions contraires à toutes les lois de la guerre.
49:18On est partis tous les trois avec Charlotte Paquet à Bagdad.
49:22On s'est retrouvés dans des usines
49:24qui avaient été bombardées par les Américains.
49:27Les Américains ont toujours prétendu
49:29qu'ils avaient fait une intervention
49:32avec des bombardements d'une précision chirurgicale.
49:35C'est dans ce contexte que René Dumont a voulu montrer
49:38qu'ils avaient fait des tas de bombardements absurdes,
49:41bombardant des stations agricoles, des usines de lait en poudre,
49:45bombardant des entrepôts de semences.
49:50Lui était absolument bouleversé
49:53par la misère qu'il avait côtoyée et dont il était témoin.
49:58Ce qui dominait pour lui, c'était la colère et l'écoeurement.
50:05Il voit la guerre. Il revoit la guerre.
50:07Son enfance, ses souffrances,
50:09la souffrance des soldats dans les tranchées.
50:12Il revoit la guerre de 1914.
50:14Mais il voit que tout ça se termine en un conflit
50:17dont, comme d'habitude, les paysans seront assassinés.
50:21Pour lui, c'est l'aboutissement de l'impasse,
50:24de l'impasse générale.
50:27La guerre du Golfe est, selon ses mots, la défaite de sa vie
50:30et le début d'un grand affrontement nord-sud.
50:34Pendant dix ans, René Dumont poursuit son combat
50:37pour la paix et l'écologie, sans trouver l'apaisement.
50:43Il a continué à s'informer, jusqu'à la veille de sa mort,
50:46sur l'état du monde.
50:48Mais il était pessimiste.
50:50Il était devenu très amer de ce qu'il sentait venir.
50:54Comment ne pas être en colère quand vous arrivez à la fin de votre vie,
50:58que vous vous rendez compte que la dégradation
51:01du système planétaire se poursuit et s'accélère,
51:05que les inégalités sociales n'ont jamais été aussi importantes,
51:09que les inégalités écologiques explosent
51:12sur l'ensemble du système planétaire ?
51:14Et comment ne pas être désappointé en vous disant
51:17que ça fait 50 ans que je vous le dis ?
51:19Personne ne m'a écouté.
51:23René Dumont meurt à 97 ans, le 18 juin 2001,
51:26sans que son appel soit entendu.
51:28Les visionnaires passent souvent pour des illuminés.
51:35Ses cris d'alerte,
51:36prononcés dans une grande traversée du XXe siècle,
51:39n'auront trouvé que tardivement un écho.
51:59Il faut ou que nous révisions totalement nos conceptions économiques,
52:03nos conceptions sociologiques,
52:05ou nous allons à la destruction de la planète,
52:08à la mort de tiers-monde demain,
52:10à la mort des pays développés après-demain.
52:13René Dumont, je vous remercie infiniment.

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