Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri (Institut français des relations internationales), et Louis Gauthier, magistrat à la Cour des comptes, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, étaient les invités de France Inter mardi 18 mars pour débattre de la dissuasion nucléaire française.
Retrouvez « Le débat du 7/10 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10
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00:00France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10.
00:05Débat ce matin sur la dissuasion nucléaire.
00:08Depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, le flou et une certaine inquiétude règnent
00:15sur les fondements anciens de la sécurité en Europe.
00:18Un retournement d'alliance en faveur de la Russie est-il pensable ? L'OTAN va-t-elle
00:23être vidée de sa substance ? Les armes nucléaires américaines présentes sur le sol
00:29européen ont-elles vocation à y rester ? Si ce parapluie nucléaire venait à disparaître,
00:37que doit faire la France ? Puissance nucléaire ? Il y a beaucoup de questions dont on va
00:41débattre ce matin avec Héloïse Fayet.
00:44Bonjour.
00:45Vous êtes chercheuse à l'IFRI et spécialiste de la dissuasion nucléaire.
00:50Et Louis Gauthier, bonjour.
00:52Ancien secrétaire général de la Défense et de la Sécurité Nationale, c'était de
00:572014 à 2018, vous êtes directeur de la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains
01:04de l'Université Paris ». Merci à tous les deux d'être au micro d'Inter ce matin.
01:09Pour commencer, votre lecture du paysage, a-t-il changé depuis l'arrivée de Trump
01:16au pouvoir ? Est-ce que l'architecture de sécurité européenne tremble sur ses bases
01:22Louis Gauthier ?
01:23Oui, je le pense.
01:24En peu de temps, je dirais quand même à partir de la guerre d'Ukraine, en trois ans,
01:30les esprits ont plus évolué, notamment sur la question de la dissuasion nucléaire qu'en
01:33trente ans.
01:34La France faisait régulièrement des ouvertures, des concertations avec les Britanniques, avec
01:39les Allemands, qui n'étaient pas toujours du côté allemand suivi de beaucoup d'effets.
01:44Et là, c'est le Premier ministre Tusk, c'est M.
01:48Merz qui viennent vers nous en disant « mais est-ce que la dissuasion nucléaire française,
01:53la dissuasion britannique ne pourrait pas venir se substituer à un parapluie nucléaire
01:59américain défaillant ? ». Ce qui nous renvoie peut-être dans une perspective un peu plus
02:03longue, une interrogation sur ce parapluie nucléaire qui ne date quand même pas d'aujourd'hui
02:08mais depuis la fin de la guerre froide, où on voit bien qu'il y avait une tendance générale
02:13à la renationalisation des politiques de dissuasion, aussi bien américaine que russe
02:17que chinoise bien sûr, qui n'avait jamais prétendu avoir une couverture sur des pays
02:23alliés et qui s'exprimait du côté américain par le fait que les armes positionnées en
02:30Europe restaient en Europe occidentale et ce qui était proposé plutôt aux autres
02:34et plus globalement aux Européens, c'était le bouclier antimissile, donc déjà une espèce
02:38de substitution du bouclier par rapport au parapluie.
02:43Donc il y avait déjà cette petite musique mais des réassurances qui étaient quand même
02:48constamment données par les américains que le parapluie nucléaire jouait encore.
02:52Là, l'arrivée de l'administration Trump a changé beaucoup les choses et créé un
02:57doute, une suspicion, des inquiétudes.
03:01Et Louise Fayet, même question sur le paysage depuis deux mois que Trump est revenu au pouvoir.
03:09Ce qui est quand même très marquant, c'est ce début de retournement d'alliances où
03:13les Etats-Unis qui étaient les alliés des Européens depuis plusieurs dizaines d'années
03:18semblent se rapprocher maintenant de la Russie.
03:21C'est évidemment centré autour de la guerre en Ukraine et c'est surtout très asymétrique.
03:26On voit bien que les Etats-Unis s'intéressent à la Russie, en revanche du côté de la
03:30Russie, les chercheurs, les analystes qui s'expriment sur le sujet voient bien que
03:35la relation russo-américaine n'est pas forcément vouée à durer et que de toute
03:39façon, Donald Trump est quelqu'un d'assez instable en termes de politique étrangère
03:43et de tout le reste.
03:44Et donc, il n'est pas forcément bénéfique pour la Russie de trop investir dans cette
03:48relation américano-russe.
03:50Mais je rejoins Louis sur le fait que ce débat sur la protection, donc la crédibilité
03:57de la dissuasion élargie américaine étendue à l'Europe et puis, il ne faut pas l'oublier
04:02aussi, à la Corée du Sud, au Japon et à l'Australie.
04:04Le débat sur la crédibilité est quelque chose de très ancien, mais pour le moment,
04:08il faut se rappeler que les déclarations américaines sur un éventuel retrait des
04:13forces américaines d'Europe ne concernent bien que les forces conventionnelles.
04:17Les plus de 80 000 militaires américains qui sont déployés en Europe et pas la centaine
04:23d'armes nucléaires américaines qui sont déployées en Europe.
04:26C'est 180, c'est ça ?
04:27Non, c'est 100.
04:28100 ? Oui.
04:29D'accord.
04:30Une centaine de bombes qui sont réparties entre l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas
04:33et l'Italie.
04:34Il y en a eu jusqu'à 7500, c'est ça ?
04:38Oui, globalement.
04:39Si on revient aux arsenaux de la guerre froide, ce qui est frappant, c'est que, c'est vrai
04:45que c'est plutôt un retrait conventionnel qui semble indiquer, mais la présence de
04:50soldats américains, d'une certaine manière, est un marqueur de garantie, y compris de
04:54la dissuasion.
04:55Deuxièmement, alors qu'il y a une sorte de fragilité, d'effritement, de crainte en
05:01tout cas sur cette protection, on voit du côté russe des avancées, des fébrilités,
05:08de nouvelles armes.
05:09De nouvelles armes déployées dans un autre pays que la Russie, la Biélorussie.
05:13Et donc, c'est vrai que pour la stabilité du vieux continent, l'équation est revue
05:20et elle explique largement les armes nucléaires, elles savent justement assurer de la stabilité.
05:26Un rapport de force qui évite les escalades dans les conflits et même, a priori, les
05:31entrées en conflit.
05:32Et la prolifération nucléaire d'alliés aussi.
05:34Absolument.
05:35Et donc là, la question, on comprend que cette inquiétude va au-delà simplement de
05:40la question du parapluie nucléaire et de l'extension possible du parapluie nucléaire
05:45français ou britannique.
05:46Elle est la stabilité du continent même.
05:49Parce que pendant toute la guerre froide, ce qui assurait la paix en Europe, ça a bien
05:54été les armes nucléaires, cet équilibre de la terreur.
05:57Donc, si on passe dans une situation de déséquilibre, qu'est-ce qui se passe ?
06:01Et ça, on ne sait pas répondre.
06:03On ne sait pas répondre, sauf à opposer une ligne de force à un pays, la Russie,
06:09qui lui, se montre à la fois agressive dans sa posture, l'ouverture de la guerre en
06:14Ukraine, des intimidations à l'égard de beaucoup d'autres pays européens et qui
06:19par ailleurs se montre, on appelle ça de la prolifération verticale, mais montre que
06:24lui se réarme nucléairement avec de nouveaux types de missiles et en modernisant l'ensemble
06:30des familles de ces missiles.
06:31Donc, il y a une interrogation, le paysage nucléaire change en Europe, à la fois à
06:35cause du déficit américain ressenti, mais aussi d'une insistance, d'une pression
06:41russe plus forte.
06:42Les 100 missiles américains présents sur le sol européen n'ont pas vocation à disparaître ?
06:48Alors, aujourd'hui, ce sont des bombes, pas des missiles, mais aujourd'hui non.
06:53Évidemment, comme le rappelait aussi Louis, la dissuasion nucléaire élargie, c'est
06:57un tout.
06:58C'est-à-dire qu'elle est incarnée effectivement par cette centaine d'armes nucléaires,
07:03mais aussi par les forces conventionnelles qui sont déployées en Europe et puis par
07:07un engagement politique américain.
07:09C'est écrit dans leur doctrine nucléaire, les armes nucléaires américaines, la dissuasion
07:14américaine sert à protéger les États-Unis et les alliés.
07:17Ce n'est pas la même chose, par exemple, que la France qui n'a pas d'engagement
07:21aussi clair dans sa doctrine nucléaire, pour protéger d'autres pays, par exemple.
07:25En tout cas, il n'est pas question de partager le bouton nucléaire français, bouton nucléaire
07:31entre guillemets.
07:32À ce micro, Sébastien Lecornu, il y a deux semaines, disait « la dissuasion nucléaire
07:39reste française, il n'y a pas de partage ». Emmanuel Macron n'a jamais dit qu'il
07:43y aurait un partage, ni des armes, ni de la prise de décision.
07:48Fin de citation, je pense que le message a été clair.
07:50Mais alors, quelle dimension de la dissuasion nucléaire française pourrait être discutée
07:59à partir de ce que je viens de lire ?
08:02D'abord, la clarification était bienvenue, on ne partage pas ni la fabrication, ni la
08:06détention, ni bien sûr l'ordre d'utile.
08:09Le sujet est devenu polémique instantanément.
08:10Instantanément.
08:11Mais d'ailleurs, c'est cette réflexion qui faisait dire au général de Gaulle, il
08:14nous faut la dissuasion.
08:15Parce qu'on n'a jamais une certitude absolue de la protection de qui que ce soit, et notamment
08:20de l'allié américain.
08:21Le deuxième point, c'est en revanche d'envisager qu'est-ce que pourrait couvrir la dissuasion
08:28française pour assurer, non seulement la protection de nos intérêts vitaux, mais
08:32la protection des intérêts vitaux de nos alliés les plus proches.
08:36Depuis la fin de la guerre froide, tous les présidents, le président Mitterrand le premier,
08:42le président Chirac notamment, avec la déclaration des Checkers, qui considéraient qu'il n'y
08:46avait pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux du Royaume-Uni, autre puissance nucléaire,
08:52seraient engagés sans que les intérêts vitaux de la France le soient, il y a déjà
08:55cette idée que la définition de nos intérêts vitaux intègre la protection des alliés
09:01les plus proches.
09:02Là, ce qui se pose comme question, donc on n'imagine pas de situation où si la survie
09:09de la nation française était également en cause, du fait de la mise en cause de la
09:13survie d'une autre nation, la dissuasion ne pourrait pas être engagée.
09:16Mais là, ce qui est en cause, c'est vrai que c'est plutôt la construction d'une
09:20stratégie de déni d'accès qui implique, c'est-à-dire que grâce à des gesticulations,
09:27grâce à l'implication de nucléaire, on marque une frontière, un seuil à ne pas
09:31dépasser par rapport à une puissance agressive, on lui dit au-delà de cette limite.
09:35Et d'ailleurs, c'est ce qui a marché pour les Russes en Ukraine.
09:39Ils ont gesticulé nucléairement et on a bien compris, un, qu'on ne rentrerait pas
09:43en belligérance contre la Russie, deux, qu'on ne frapperait pas, même s'il y a eu des
09:46frappes sur le territoire russe, de manière massive contre la Russie.
09:49Donc, ça a bien joué un rôle de blocage du conflit conventionnel pour ne pas franchir
09:54certains seuils.
09:55Donc, c'est ça.
09:56Mais ce qu'il faut surtout comprendre, c'est que cette discussion qui peut s'engager
09:59aujourd'hui avec nos partenaires européens, elle implique une discussion beaucoup plus
10:03large.
10:04La dissuasion ne passe pas de la fronde ou du tir d'obus à la dissuasion nucléaire.
10:09C'est une dimension à part, mais ce n'est pas un domaine séparé du reste.
10:12Et pour être crédible, il faut avoir de la dissuasion conventionnelle, ce qui nous
10:16manque, c'est des missiles de frappe dans la profondeur.
10:18Ce qui nous manque, c'est du bouclier anti-missiles et la dissuasion nucléaire qui est le toit
10:22de la maison.
10:23Mais d'abord, il faut consolider les fondations, construire d'autres murs, la défense conventionnelle
10:28est sans doute le toit.
10:29Vous partagez cette image architecturale des choses.
10:34Mais non, mais très sérieusement, quand il y a des militaires français actuellement
10:37déployés dans des pays du flanc Est, notamment en Estonie et en Roumanie, nos partenaires
10:42européens locaux les voient comme une incarnation de cette dissuasion nucléaire française.
10:47Et en fait, c'est un tout.
10:49Et il faut se rappeler aussi qu'en fait, cette proposition française d'échanger
10:53avec nos alliés, on ne la fait pas par pure générosité, par pure montée de cœur.
10:57C'est parce que ça nous est utile.
10:58Il est utile que les armes nucléaires françaises et aussi la dissuasion nucléaire britannique
11:03jouent un plus grand rôle dans la défense de l'Europe, tout simplement parce que ça
11:05rend l'Europe plus forte face à une Russie qui ne va pas s'arrêter là.
11:09Et surtout, s'il y a un traité de paix entre l'Ukraine et la Russie, que la Russie en profite
11:14pour se réarmer.
11:15Il faudra être prêt d'ici trois à cinq ans et les armes nucléaires auront leur rôle
11:19à jouer.
11:20Et il est bien plus préférable d'étendre en fait ce périmètre des intérêts vitaux
11:25et donc de repousser hors de nos frontières, on va dire, cette signalétique nucléaire
11:30plutôt que d'attendre que les troupes russes soient à 100 kilomètres de Strasbourg.
11:34Est-ce que la France a les épaules pour un tel scénario où on lui demanderait plus,
11:40beaucoup plus ?
11:41Alors, d'abord, je rebondis sur ce que vient de dire Héloïse parce que c'est important,
11:44il faut à la fois de l'épaisseur stratégique mais il faut aussi comprendre qu'on ne peut
11:49pas être une sorte de baba au rhum dans une Europe qui serait dévastée par la guerre.
11:54Et donc c'est aussi notre intérêt de sécurité.
11:56Alors après, pour répondre plus précisément à votre question, quand on regarde le nombre
12:01d'armes aujourd'hui en Europe, les armes britanniques, les armes françaises, les armes
12:06françaises sont au meilleur standard, on est en train de passer à une troisième génération
12:10à la fois de vecteurs et d'armes, donc une panoplie nucléaire la plus moderne au monde,
12:14une des plus modernes en tout cas, la question est moins quantitative que les flexibilités
12:20de scénarios que ces armements autorisent qui sont faits pour l'instant pour des scénarios
12:26extrêmement dissuasifs, c'est-à-dire des scénarios extrêmes, limites où la survie
12:31de la nation serait engagée.
12:33Et donc la question est de savoir s'il ne faut pas, au regard des évolutions, repenser
12:39des seuils, donc repenser des armes ou repenser des modes d'emploi de certaines armes pour
12:43répondre à des scénarios plus diversifiés.
12:45Et puis c'est important de garder en tête aujourd'hui que la dissuasion nucléaire
12:49française, elle a quand même été toujours conçue dans une optique où la dissuasion
12:53énergie américaine fonctionnait sur l'Europe.
12:55Mais je suis d'accord que ce n'est pas forcément la taille ni le nombre qui compte, mais bien
13:00l'effet dissuasif que l'on suscite chez nos adversaires et aussi le potentiel de réassurance
13:06chez nos alliés.
13:07Et donc en fait, il faut poser la question, essayer de comprendre si Vladimir Poutine
13:11est dissuadé par les armes nucléaires françaises.
13:13Aujourd'hui, on considère que oui, les armes nucléaires françaises jouent toujours un
13:17rôle dans le cadre de la guerre en Ukraine et dans la conduite d'une politique étrangère
13:22indépendante par la France.
13:23Mais après, il faut aussi en discuter avec nos alliés qui ont en tête cette culture
13:30américaine des armes nucléaires déployées, qui voient ça un peu comme un totem, limite
13:34comme un doudou, un objet transitionnel.
13:36Et donc il faut leur faire comprendre que la dissuasion énergie ne s'incarne pas forcément
13:41par plus d'armes, par plus de têtes, mais bien déjà par un engagement politique.
13:46Et je me permets de rappeler quand même que le président Macron, qui est investi dans
13:50cette tâche-là, dans deux ans, il ne sera plus au pouvoir.
13:53Et quand on voit les réactions de certains politiques français à gauche comme à droite
13:57et leur incompréhension volontaire, je pense, des questions de dissuasion, il est temps
14:02de s'intéresser sérieusement au sujet afin de ne pas perdre en crédibilité auprès
14:05de nos alliés.