« La liberté d’expression l’a-t-elle emporté sur le fact-checking ? » Avec : Arnaud Esquerre, sociologue, directeur de recherches au CNRS, auteur de « Liberté, vérité, démocratie » (Flammarion, 8 janvier 2025) Et Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch.
Retrouvez « Le débat du 7/10 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10
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00:00Il va ce matin sur la décision fracassante de Mark Zuckerberg, le patron de Meta qui
00:06regroupe Facebook, Instagram, Whatsapp, de cesser au nom de la liberté d'expression
00:12son programme de fact-checking aux Etats-Unis.
00:15Décision honteuse selon Joe Biden, la liberté d'expression n'est pas synonyme de liberté
00:23de propager des mensonges selon Emmanuel Macron et le président brésilien Lula.
00:29Zuckerberg assume, il pointe même la censure européenne et récuse les régulations en
00:37place sur le vieux continent.
00:39Quelles conséquences pour les 3 milliards d'utilisateurs de Facebook, les 2 milliards
00:45d'utilisateurs d'Instagram dans le monde ? On va poser la question ce matin à Arnaud
00:50Esquerre.
00:51Bonjour.
00:52Bonjour.
00:53Sociologue, directeur de recherche au CNRS, vous venez de publier « Liberté, vérité,
00:57démocratie » chez Flammarion.
00:59Rudi Reichstadt, bonjour, « Conspiracy Watch », vous en êtes le directeur.
01:06Merci à tous les deux d'être en studio ce matin sur Inter.
01:12La décision de Zuckerberg, vous l'avez reçue comment ? Pour commencer, Arnaud Esquerre.
01:19Eh bien, d'abord, il faut rappeler que ces entreprises comme celles de Zuckerberg, ce
01:25sont des entreprises privées qui, au fond, privatisent l'espace public.
01:29Donc, ce n'est pas des entreprises qui ont pour objectif de bien faire fonctionner la
01:33démocratie.
01:34Elles ont pour objectif de faire des bénéfices à partir de discussions dans l'espace public.
01:38Et par ailleurs, elles peuvent éventuellement aussi orienter ces discussions en fonction
01:45des idées de leurs propriétaires.
01:47Donc, je crois que ça, c'est le point de départ.
01:49Donc, c'est une décision économique, pour commencer.
01:52C'est une décision économique et politique, absolument.
01:55Et donc, la question qu'il faut se poser, c'est quel espace public nous voulons et
02:01qui maîtrise cet espace public ?
02:03Alors ça, c'est une immense question, on va y venir.
02:06Rui Reichstadt, comment avez-vous reçu l'annonce du retrait, pour l'instant, aux États-Unis
02:14des programmes de fact-checking au sein du groupe META ?
02:18Je l'ai reçu en me disant que ceux qui se désespèrent que la politique n'a pas de
02:24prise sur les choses, qu'elle ne modifie pas la réalité, se trompent.
02:28Parfois, pour le pire, elle la modifie et on peut imaginer que si Donald Trump n'avait
02:33pas été élu ces dernières semaines, il en aurait été tout à fait autrement.
02:40Là, on a un Mark Zuckerberg qui, après avoir loué pendant des années quand même la régulation,
02:44les efforts de META, y compris pour pratiquer la discrimination positive au sein de son
02:49entreprise, à travers le fameux programme D-E-I, Diversité, Équité, Inclusion, fait
02:54un virage à 180 degrés, va littéralement à cadeau ça.
02:58Il se couche devant Trump et Musk.
03:01Il se soumet, absolument.
03:02Et je crois qu'il y a une deuxième lecture de ce qui vient de se passer, qui est que
03:07c'est quelqu'un qui est un chef d'entreprise, qui a conscience des intérêts bien compris
03:12de son entreprise.
03:13Facebook, puisque c'est le fleuron du groupe META, vous l'avez dit, c'est 3 milliards
03:17d'utilisateurs, c'est la moitié de l'humanité quand même, c'est 10 fois plus d'utilisateurs
03:20que X-Facebook.
03:21Facebook, c'était une plateforme qui était un peu en perte de vitesse, qui avait des
03:25utilisateurs un peu vieillissants et qui là, je crois, va reprendre la main, peut-être
03:31pour le pire, avec un retour des contenus à caractère politique, un relâchement très
03:38net de la modération, c'est-à-dire la possibilité aussi ouverte à des opérations
03:44d'intoxication, de manipulation de l'information tout à fait préoccupante.
03:47Il y a eu une autre déclaration sur laquelle j'aimerais votre réaction, de Mark Zuckerberg,
03:53il a déclaré qu'il fallait plus d'énergie masculine dans les entreprises, estimant que
03:59le monde professionnel avait été culturellement castré ces dernières années.
04:05Voilà, c'est ça, ces dernières années.
04:08Là aussi, on est sur une forme d'alignement sur l'agenda trumpien tel qu'on a pu le voir
04:16pendant la campagne présidentielle, selon vous ?
04:19Oui, tout à fait, on est sur un alignement sur Trump et sur Musk, dans cette idée qu'on
04:28ne pourrait plus rien dire parce qu'on serait soumis à une morale qui serait celle du wokisme,
04:35ce qui est en fait...
04:36Et donc, il y aurait une sorte de censure, mais évidemment, on peut toujours dire les
04:40choses.
04:41Ce type de discours, c'est un discours qu'on entend depuis les années 90, et en fait,
04:47on a toujours pu continuer à dire les choses, et donc c'est une décision politique là
04:52aussi.
04:53Oui, alors venons-en au contenu et aux critiques qui sont adressées au fact-checking.
05:01Vous l'avez dit, Rudi Reichstadt, Facebook, après l'élection de Trump en 2016, avait
05:08travaillé avec des fact-checkers dans de très nombreux pays pour vérifier les informations
05:15qui circulaient sur les réseaux.
05:16Ce fact-checking-là a été très critiqué par les conservateurs qui le percevaient comme
05:23une forme de censure de leurs idées, de promotion des idéaux, pour reprendre le terme.
05:32Est-ce qu'il y a une idéologie du fact-checking ?
05:35Je ne crois pas.
05:36Je crois que l'idée, c'est d'assainir le débat public, de faire en sorte que le débat
05:40public porte sur les faits et pas sur du faux.
05:44Et ce qui est quand même intéressant, c'est que beaucoup de ces critiques se focalisent
05:49sur la période du Covid, même la première année de la pandémie, dès 2020, on a des
05:55contenus de fact-checking qui viennent réfuter des contenus particulièrement viraux et fallacieux.
06:00On est à l'époque, aux Etats-Unis, encore sous le mandat de Donald Trump, il faut quand
06:06même s'en rappeler.
06:07Et encore une fois, beaucoup de ces contenus de fact-checking alertent sur la diffusion
06:13de fausses informations en matière de santé publique et notamment sur la vaccination.
06:18Et ça, on peut tout à fait critiquer, au cas par cas, certains papiers de fact-checking,
06:24certains contenus de fact-checking.
06:25Est-ce qu'il y a des biais idéologiques ?
06:27Puisque c'est la grande critique aussi, faite par Musk quand il reprend Twitter, que de
06:33dire que dans la vérification des faits, il y a des biais idéologiques.
06:38Encore une fois, quand on fait des partenariats avec des tiers, c'est-à-dire avec des rédactions
06:42qui font de la vérification des faits, de manière pluraliste, avec tous les médias
06:47qui participent à cet effort d'assainissement, on n'est pas obligé d'aller dans une direction
06:54en particulier.
06:55Je ne crois pas qu'il y ait un biais idéologique si puissant que ça.
06:59Qu'en pensez-vous ?
07:00Non, je ne pense pas non plus qu'il y ait de biais idéologique, c'est simplement une
07:03vérification de l'information.
07:06Simplement pour Musk, la manière dont c'est fait, c'est vu comme une sorte de limitation
07:15des idées que lui veut imposer.
07:18Donc en fait, c'est perçu comme un rapport de force et c'est ce qu'il dénonce comme
07:22une censure.
07:23Mais le fait de vérifier l'information, par ailleurs, n'empêche pas la circulation
07:30des énoncés.
07:31Ce n'est pas parce que vous avez tout d'un coup des énoncés qui disent que tel énoncé
07:36est faux, mais vous avez un énoncé vrai qui est là, qu'on supprime la présence
07:40de cet énoncé.
07:41Donc, tout simplement, ils coexistent et après vous faites le choix.
07:44Elle est vertueuse cette coexistence ?
07:47Elle est vertueuse, bien sûr, c'est le principe même de la liberté d'expression, c'est-à-dire
07:50en fait, vous ne pouvez pas… Une démocratie fondée sur la liberté d'expression, c'est
07:56une démocratie, quand elle fonctionne bien, dans laquelle vous avez une coexistence d'énoncés
08:00vrais et d'énoncés faux.
08:02Et à un moment donné, il y a un endroit qui est la vie politique, en revanche, où
08:06la question de la vérité se pose de manière plus particulière, parce qu'on s'engage
08:12en démocratie, par le vote, à décider dans quelle histoire politique et dans quelle société
08:18on veut vivre.
08:19Et là, pour pouvoir s'engager, on a besoin de le faire sur des faits vrais.
08:23Donc ça, c'est absolument central.
08:25Et c'est pourquoi il y a des dispositifs qui concernent plus particulièrement les
08:29périodes électorales.
08:30Absolument.
08:31Et on a vu l'importance de ce type de dispositif pour l'élection qui a eu lieu en Roumanie,
08:40où le premier tour de l'élection présidentielle a été annulé, parce qu'un candidat pro-russe
08:44était arrivé en tête à la suite d'une campagne qui avait eu lieu sur TikTok.
08:50J'ajoute que Zuckerberg a expliqué qu'il allait supprimer ses programmes de partenariat
08:56avec les fact-checkers et les remplacer par un système de community notes sur le modèle
09:00de ce qui se fait sur X depuis la prise en contrôle de la plateforme par Elon Musk.
09:05Ce système de community notes, c'est en fait une manière d'externaliser le fact-checking
09:11en s'appuyant sur les utilisateurs eux-mêmes.
09:13Donc ça coûte zéro à la plateforme, qui du coup n'assume pas ses responsabilités,
09:18et ça fait reposer finalement la question du vrai et du faux sur ceux qui participent
09:24de la plateforme, donc sur une forme de rapport de force, qui très souvent, c'est le paradoxe,
09:28va s'appuyer sur des sources considérées comme fiables, qui sont celles des fameux
09:32médias qui participent du fact-checking dont on parlait.
09:35Le défaut de ce système, c'est qu'il y a tout un ensemble de contenus qui devraient
09:42être régulés, qui ne relèvent pas du fact-checking, je pense aux incitations à la haine en particulier,
09:47qui ne feront pas l'objet de community notes, et qui s'il n'y a pas de régulation, passeront
09:51entre les mailles du filet.
09:53Est-ce que l'on peut aujourd'hui garantir encore la sincérité des élections, quand
10:00on voit la montée en puissance de ces réseaux, leur dérégulation, le fait d'assumer de
10:07ne plus vérifier les faits, de laisser libre cours à tout type de contenu ?
10:13Est-ce que c'est possible qu'on trouve un comment Musk intervient dans le débat public
10:19en Grande-Bretagne, dans le débat politique et électoral en Allemagne ? Il y a quand
10:24même une puissance de modification, de transformation, non ?
10:28D'abord, c'est son droit le plus strict de le faire en tant que particulier.
10:30Là où la question se pose, c'est que Musk, il va devenir de manière imminente un officiel
10:37de la prochaine administration Trump, donc il fait de la politique.
10:41Donc là, la question de la gérance est posée.
10:43Et c'est toujours un paradoxe de voir les mêmes qui autrefois expliquaient que des gens
10:46comme George Soros s'ingéraient dans les processus démocratiques, ne trouvaient aucun
10:52reproche, aucun problème au fait que Musk y aille beaucoup plus sur ce plan-là.
10:58Il faut des démocrates pour une démocratie vivante.
11:02En fait, ça repose sur nous, c'est-à-dire que...
11:06Ça repose sur nous, mais ça repose aussi sur la possibilité de créer des espaces
11:11publics alternatifs qui ne soient pas ceux mis en place par des entreprises privées.
11:15Ça repose sur le fait, ou bien comme Yanis Varoufakis l'a dit sur votre antenne la semaine
11:19dernière, que l'Europe mette de l'argent pour créer des entreprises d'un niveau équivalent
11:25à celles qui existent actuellement, ou bien de valoriser ou de développer des espaces
11:32type Blue Sky ou Estendon, où il y a peu d'utilisateurs actuellement.
11:37Mais l'enjeu, c'est bien ça.
11:38Et quand on dit que ce n'est pas possible, je rappelle que, par exemple, il y a eu les
11:43radios libres, les radios associatives, à la fin des années 70, au début des années
11:4780, et c'était des espaces qui étaient des espaces publics, de libre-expression, et qui
11:53étaient maîtrisés par ceux qui les faisaient.
11:54Donc, il y a des précédents, on peut tout à fait le faire, ça paraît difficile, mais
11:59ce n'est pas impossible.
12:00Le problème, c'est que Blue Sky, si demain on a un milliardaire excentrique qui le rachète,
12:05un Elon Musk bisque, on aura le même problème.
12:08Et par ailleurs, si on fait une plateforme alternative de type X ou Facebook, avec de
12:15l'argent public, avec des investissements publics, d'abord, ça prendra des années
12:18à se mettre en route, alors que la maison brûle, il y a une vraie urgence sur nos démocraties.
12:21Et ensuite, l'expérience, il me semble, montre que ça ne fonctionne pas très bien.
12:28Quand on essaie de faire un moteur de recherche alternatif, on a mis de l'argent public,
12:31Quand, par exemple, ça ne concurrence pas Google.
12:34Peut-être qu'on peut le faire mieux.
12:36Mais ça ne nous dispense pas de réguler, c'est-à-dire de tordre le poignet à ces
12:40milliardaires que personne n'a élus et qui, aujourd'hui, font comme si la loi ne s'appliquait
12:46pas à eux.
12:47Il est urgent qu'on puisse appliquer.
12:49Il y a des régulations européennes, tout de même, sur ces sujets.
12:53Les pensez-vous robustes ? Pensez-vous que l'Europe est assez forte pour taper au portefeuille
13:03le réseau X ou META ? Si Trump tape sur la table en disant « je vous augmente les
13:10droits de douane de 30% » ?
13:12Ce sont des rapports de force.
13:14Mais d'abord, je voudrais quand même rappeler qu'il y a une législation, une réglementation,
13:19que dans les différents États européens, il y a eu le DSA au niveau de la Commission
13:26européenne.
13:27Et donc, il n'y a pas une liberté d'expression ou une manière de parler qui est absolument
13:32sans limites ou sans sanctions.
13:33Il y a des juges…
13:34En pratique, oui.
13:35Puisque non.
13:36Ce n'est pas vrai.
13:37Aujourd'hui, il n'y a pas de sanctions, par exemple.
13:38Non, mais attendez.
13:39Il ne faut pas raconter n'importe quoi.
13:40Il y a des limites à la liberté d'expression et il y a des sanctions qui peuvent être
13:42prises.
13:43Qui peuvent être prises, mais qui ne sont pas prises.
13:44C'est ça, le problème.
13:45Qui peuvent être prises.
13:46Vous avez une décision, par exemple, sur un autre sujet qui était celle de l'ARCOM,
13:51avec une décision du Conseil d'État d'envisager différemment le pluralisme.
13:54Donc, il y a des juges qui peuvent tout à fait prendre des décisions.
13:56Au Brésil, il y a eu ça, c'est-à-dire qu'il y a eu le juge brésilien qui a suspendu
14:00l'accès à X pendant une durée d'un mois et finalement, il a fait plier X.
14:05Donc, vous avez la possibilité, avec des moyens, d'autocorrer l'action.
14:10Ils ont pu le faire, donc on peut espérer que c'est possible.