Passer à la proportionnelle, la fausse bonne idée ?

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David Djaïz, essayiste et enseignant à Sciences Po, co-auteur de « La Révolution obligée » chez Allary Editions et Jean-Philippe Derosier, constitutionnaliste, professeur de droit public à l’université de Lille, sont les invités du débat du 7/10

Retrouvez le débat du 7/10 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10

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00:00« Débat ce matin sur le scrutin proportionnel, serpent de mer diront certains, mais qui
00:06revient en force à l'occasion de la crise politique que traverse la France.
00:11Au sein du Nouveau Front Populaire, on le réclame, le Rassemblement National en a fait
00:16l'une des conditions pour ne pas censurer le nouveau gouvernement de Michel Barnier,
00:21ce dernier se montrant ouvert sur le sujet, si la proportionnelle est une solution, je
00:27ne me l'interdis pas à déclarer le Premier Ministre au lendemain de sa nomination.
00:33Jeudi dernier, c'est Emmanuel Macron qui se disait, je cite, « favorable à ce qu'on
00:39puisse se saisir de la question en demandant à des experts d'abord d'expliquer ce
00:45que ça veut dire, où cela irait, quel serait le schéma possible pour que les formations
00:51politiques puissent s'exprimer dessus ». Fin de citation.
00:55Alors des experts, nous en avons deux, ce matin au micro de France Inter, Jean-Philippe
00:59Derosier, bonjour, constitutionnaliste, professeur de droit public à l'Université de Lille,
01:05vous avez dirigé le livre « 65 ans de la Ve République », une analyse prospective
01:13de la Constitution, c'est aux éditions Lexis, Nexis, à paraître après-demain,
01:20et David Jays, bonjour, essayiste enseignant à Sciences Po, co-auteur de la révolution
01:25obligée chez Alary, édition, livre qui a été paru en février, merci à tous les
01:31deux d'être là, vous n'avez pas le même avis sur le sujet, David Jays, vous défendez
01:36la proportionnelle, vous nous direz pourquoi et laquelle, parce qu'il y en a plusieurs
01:40types, Jean-Philippe Derosier, vous êtes nettement plus sceptique.
01:44Pour commencer, un mot de l'Assemblée nationale aujourd'hui, à partir de là,
01:49fracturée en trois blocs, issue du scrutin majoritaire à deux tours, si les français
01:54avaient voté à la proportionnelle, cette assemblée aurait-elle eu, Jean-Philippe Derosier,
01:59un autre visage ?
02:00Probablement pas, on peut difficilement faire de véritables spéculations fiables parce
02:06qu'on sait que le comportement de l'électeur est toujours adapté au mode de scrutin et
02:10aux enjeux, mais probablement pas, peut-être que la dynamique du Rassemblement national
02:16aurait été un peu plus importante, ce qui aurait porté préjudice à d'autres parties,
02:21mais il n'y aurait sans doute pas eu de majorité écrasante pour un bloc ou un parti,
02:27et donc on aurait eu tout autant de difficultés à composer un gouvernement et à identifier
02:32une majorité.
02:33Ça, comment vous le recevez, David Jays ?
02:35Pour moi, c'est une excellente nouvelle, parce que changer le mode de scrutin, il
02:39faut le faire d'une main tremblante, c'est comme la Constitution, même si c'est une
02:43loi simple, c'est le socle de notre unité, donc il ne faut surtout pas changer le mode
02:47de scrutin pour servir des intérêts partisans, des intérêts boutiquiers, et donc que les
02:53simulations de Jean-Philippe Derosier donnent à peu près la même composition de l'Assemblée,
02:59c'est une bonne nouvelle.
03:00Je remarque d'ailleurs que Marine Le Pen, qui longtemps a été très favorable à une
03:03proportionnelle intégrale, depuis qu'elle sent qu'elle s'approche du pouvoir, plaide
03:07plutôt pour une proportionnelle avec prime majoritaire, ce qui n'a plus rien à voir,
03:10puisque ça veut dire que le parti arrivé en tête ramasse automatiquement un tiers
03:14des sièges supplémentaires, donc c'est un scrutin très bonapartiste.
03:17Je dirais une deuxième chose, c'est que j'avais eu la chance d'en parler à votre micro juste
03:22après la dissolution, je remarque avec grande joie que le débat progresse et que le consensus
03:27est en train de se former dans la classe politique, maintenant il faut avancer et il faut discuter
03:32des modalités.
03:33Mais quelle est la vertu ?
03:34La vertu c'est tout simplement que si on regarde le temps long, depuis 1945, on a un effritement
03:40de la vie politique.
03:41Durant les Trente Glorieuses, partout en Europe, vous aviez deux grands partis qui faisaient
03:45plus de 30% aux élections chacun, ensuite c'est passé à deux grands partis qui faisaient
03:50plus de 20%.
03:51Il y a des travaux de Pierre Martin notamment, le politicien, qui ont montré ça, et aujourd'hui
03:55en fait vous avez une dispersion de la vie politique, c'est comme ça, il y a plein d'explications,
04:00les électeurs changent de crèmerie d'une élection à l'autre, ça s'appelle la volatilité
04:05électorale, il y a une fragmentation en quelque sorte du paysage politique.
04:09Il faut en tenir compte et le mode de scrutin proportionnel, ça permet de répondre à cette
04:16tendance de fond, c'est-à-dire d'apaiser la vie politique.
04:18Parce que quand vous avez un mode de scrutin majoritaire, vous consacrez un gagnant qui
04:22l'emporte absolument sur tous les autres, sauf que si ce gagnant n'a récolté que 15
04:27ou 20% des voix au premier tour, sa légitimité forcément est beaucoup plus érodée.
04:32Et une deuxième chose, c'est qu'il faut absolument faire le tournant, négocier, apaiser, contractuel
04:38de notre république.
04:39C'est l'aspect compromis et contractualisation, effectivement.
04:42Jean-Philippe Derezier, face à ces arguments.
04:44Le scrutin proportionnel est une machine à créer du mécontentement.
04:48Parce que pendant la campagne électorale, à peu près tous les partis ont leur chance,
04:53on peut, et vraisemblablement il y a des seuils pour éviter un émiettement trop important
05:00et donc on fixe un seuil à 3%, à 5% pour éviter que les tout-partis puissent rentrer.
05:04Mais 3 ou 5% au niveau national, c'est quand même atteignable pour des partis installés.
05:08Donc ils ont à peu près tous leur chance.
05:10Et pour pouvoir obtenir des élus, ils vont forcer le clivage, ils vont se distinguer
05:14des autres pour créer des voix.
05:16Sauf qu'au lendemain de l'élection, comme personne n'a la majorité, effectivement
05:20là il faut construire une coalition, ce qui conduit très souvent à remettre en cause
05:24le clivage que l'on a accentué et installé pendant la campagne électorale.
05:29Je peux citer deux exemples notoires dans l'histoire européenne et assez récents.
05:34Lorsqu'on a eu des élections législatives en Allemagne en 2017, en septembre, le SPD,
05:39les sociodémocrates, l'équivalent du parti socialiste de ce qu'il en reste, avait dit
05:43jamais plus jamais nous ne gouvernerons avec les chrétiens démocrates, la droite conservatrice.
05:48Ils ont tenté de dix ans de coalition et pour précisément montrer leur clivage par
05:53rapport à cela, ils ont dit nous ne gouvernerons plus avec eux.
05:55Personne n'a eu la majorité absolue, trois mois après, qu'est-ce que nous avions ?
05:58A nouveau un gouvernement sociodémocrate, SPD et conservateur CDU.
06:02Même chose en Italie, six mois plus tard, en 2018, en mars 2018, le mouvement 5 étoiles
06:08que l'on connaît bien, avait dit nous ne gouvernerons jamais avec la ligue de Salvini
06:11qui était la droite presque extrême de l'Italie à l'époque et au lendemain des
06:16élections, à nouveau, patatras, il faut créer une coalition et qui nous voyons au
06:21gouvernement ? Le mouvement 5 étoiles et la ligue de Salvini.
06:23Et ça, moi je ne trouve pas ça démocratique avec le scrutin majoritaire.
06:26Pas démocratique ? Non, ce n'est pas démocratique, on s'engage
06:29à faire quelque chose et on fait exactement l'inverse au lendemain des élections.
06:32Avec le scrutin majoritaire, il y a des coalitions qui sont faites, mais elles sont faites en
06:35amont de l'élection, elles sont soumises aux électeurs.
06:38Après, l'électeur est d'accord ou n'est pas d'accord avec, le NFP est une coalition,
06:42le nouveau front populaire, certains ont désapprouvé l'alliance de certains partis avec d'autres,
06:46ils n'ont pas voté pour lui, d'autres y ont souscrit et ont voté pour lui.
06:50Et cela est soumis aux électeurs, qu'il approuve ou le désapprouve, et cela est démocratique.
06:54Ça n'est pas démocratique, David Jaïz, de faire compromis après l'élection ?
07:00C'est un jugement qui me paraît très exagéré, d'autant que, en fait, tous les pays de l'Union
07:05Européenne pratiquent un mode de scrutin proportionnel et je n'ai pas l'impression que ce soit
07:08des pays non-démocratiques.
07:10C'est juste une autre pratique de la démocratie, on a des partis qui concourent librement avec
07:14leur plateforme, devant les électeurs, mais tout le monde sait que le parti, sauf s'il
07:20fait plus de 50% des voix, n'appliquera pas tout son programme.
07:23Et d'ailleurs c'est intéressant, parce que quand vous écoutez les débats durant
07:26les campagnes électorales au Danemark, en Allemagne, les gens insistent sur certains
07:32points en disant « voilà les points qu'on va le plus défendre, voilà les sujets sur
07:35lesquels on va pouvoir négocier ». Et si vous voulez, ça crée un rapport beaucoup
07:39plus apaisé, parce que les candidats qui concourent au suffrage, ils disent devant
07:45leurs électeurs qu'ils sont prêts à négocier après les élections et surtout, on ne s'insulte
07:50pas entre dirigeants de partis.
07:52Donc en réalité, le sujet c'est que vous votez pour un parti qui défend ses couleurs
07:56et ensuite, une fois que les élections ont eu lieu, les partis avec leurs voisins idéologiques
08:01essaient de construire une plateforme de gouvernement, parfois d'ailleurs ça peut prendre plusieurs
08:06semaines ou plusieurs mois.
08:07C'est une façon beaucoup plus contractuelle, beaucoup plus apaisée de construire de l'action
08:11publique.
08:12Le problème c'est que ce ne sont pas toujours leurs voisins idéologiques, les sociodémocrates
08:17allemands, le SPD n'est pas le voisin idéologique de la CDU et des conservateurs, le mouvement
08:21cinq étoiles italien n'est pas le voisin idéologique de la ligue de Salvini et ils
08:24ont pris des engagements clairs dans la campagne, qui ont précisément mobilisé leurs électeurs
08:29qui étaient aux antipodes les uns des autres, de dire « nous ne gouvernerons pas ensemble
08:34et le lendemain ils font exactement l'inverse ». C'est pour ça que je dis que c'est
08:39une machine à créer du mécontentement, effectivement, les démocraties européennes
08:42sont des démocraties, mais ça n'empêche qu'il peut y avoir des procédés antidémocratiques
08:46comme ça peut être d'ailleurs le cas en France où nous sommes une démocratie aussi
08:49et pourtant nous avons un président de la République qui n'agit pas véritablement
08:52comme il s'engage à le faire et cela crée du mécontentement et au contraire renforce
08:57précisément les extrêmes, je ne trouve pas ça démocratique que les extrêmes arrivent
09:01au pouvoir lorsqu'ils ont des idées qui vont à l'encontre de la démocratie et en
09:04Italie nous avons précisément désormais un gouvernement d'extrême droite et en Allemagne
09:08nous avons une percée historique des néo-nazis avec l'AFD qui est rentrée en force au Bundestag,
09:15tout cela sans doute pas exclusivement mais dû aussi à ces mécontentements qui sont
09:20générés par ce type de scrutin.
09:21Le scrutin à la française est à bout de souffle, David Chase ?
09:25Je pense qu'il est totalement à bout de souffle parce qu'à l'inverse je ne trouve pas très
09:28démocratique que les électeurs soient obligés de voter utile dès le premier tour, on l'a
09:32vu de manière caricaturale avec ces élections législatives.
09:35Le nouveau Front Populaire s'est constitué et ça a marché pour faire barrage au Rassemblement
09:39National donc c'est la peur qui dominait et on a des partis qui s'assemblent alors
09:43qu'ils ont des programmes et des visions de la société qui sont parfois extrêmement
09:47éloignés et qui ensuite sont comme pris dans un carcan.
09:50Moi je préfère qu'on aille librement devant les électeurs, défendre ses idées et qu'ensuite
09:55on construise une coalition.
09:56Quand à l'argument de la trahison des promesses, je pense que le mode de scrutin proportionnel
10:00n'a pas le monopole de la trahison des promesses.
10:01On est quand même spécialiste en France avec l'élection présidentielle d'avoir
10:05des candidats qui promettent tout et n'importe quoi, le Pérou, et qui ensuite, une fois
10:09qu'ils sont au pouvoir, font des virages à 180 degrés et exactement l'inverse de
10:13ce qu'ils ont promis.
10:14Et de ce point de vue-là, le mode de scrutin ne va pas régler tous les problèmes, il
10:18ne faut pas en attendre la panacée.
10:20Moi je dis juste que ça permet de revenir, je sais que vous êtes très attaché à la
10:23Vème République, aux fondamentaux de la Vème.
10:25C'est-à-dire un président qui préside, qui est le garant du lien entre le passé,
10:29le présent et l'avenir, le socle de l'unité de la nation.
10:32Un gouvernement qui est l'émanation de la vitalité parlementaire.
10:36C'est comme ça.
10:37Il y a une pluralité politique.
10:38Moi je ne veux pas revenir dans un monde où il y a les tours jumelles de la vie politique,
10:41la gauche et la droite.
10:42Je vous rappelle que le Parti Socialiste a fait 1,7% aux élections présidentielles
10:46de 2022 et que les LR, Valérie Pécresse, a fait 4,5%.
10:50Donc le monde rassurant bipartisan, c'est fini.
10:53Et d'ailleurs, les Etats-Unis sont un pays où on a un mode qui est très bipartisan.
10:57Et vous voyez, l'état de la démocratie américaine, on a un candidat républicain
11:00qui dit que les immigrés mangent des chiens et des chats.
11:03Donc il faut assumer cette pluralité, il faut la faire vivre et c'est tout l'enjeu
11:07de l'instauration du scrutin proportionnel.
11:09Est-ce que le scrutin proportionnel déstabiliserait la Vème République, Jean-Philippe Derosier ?
11:16Vraisemblablement pas davantage qu'elle ne l'est actuellement.
11:20On a aujourd'hui, depuis 2022, les résultats de la proportionnelle sans la proportionnelle.
11:26Et on voit que notre régime, en tout cas depuis deux ans, tient.
11:30Pendant combien de temps encore ?
11:32Ça, je n'ai pas de boule de cristal pour vous le dire.
11:34Mais mon expérience de la Vème République, c'est que précisément, elle a créé des institutions
11:38qui sont plus fortes que les hommes et qui sont en mesure de leur résister.
11:41Et je suis assez confiant sur l'avenir pour dire que nous surmonterons encore une fois cette crise.
11:47Comment ? Est-ce que c'est en introduisant de la proportionnelle ?
11:49Est-ce que c'est par d'autres solutions ?
11:51Ça, je ne le sais pas encore.
11:52Vous connaissez désormais mon point de vue sur la proportionnelle.
11:55Donc, je ne pense pas que ce soit un facteur de déstabilisation.
11:58Elle vous fait peur ? C'est une machine à créer du dysinsus au lieu de créer de la cohérence et de la cohésion ?
12:04C'est une machine à créer du mécontentement, comme je l'ai dit.
12:07Et je crois aux bienfaits du scrutin majoritaire qui permettent de dégager une majorité.
12:11Effectivement, d'accentuer un petit peu le résultat et de la dynamique majoritaire
12:15où un parti qui a 30% peut se retrouver majoritaire de façon absolue en siège à l'Assemblée nationale
12:21jusqu'aux prochaines élections où il peut y avoir potentiellement une alternance.
12:24Et la démocratie, c'est le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple.
12:28On parle du peuple, mais on commence par le gouvernement.
12:30Gouverner, c'est décider.
12:32Et donc, il faut y avoir et disposer de mécanismes qui permettent de prendre des décisions.
12:36Et je pense que le scrutin majoritaire y contribue.
12:39Juste un dernier petit mot.
12:40Effectivement, la Vème République, dans ses fondamentaux, avait été construite au moment où il y avait le multipartisme.
12:47Et elle avait été construite pour pouvoir gouverner face à une multitude de partis sans majorité absolue.
12:52Ceci dit, depuis 1962, nous avons cette dynamique majoritaire, cette démocratie majoritaire qui me semble faire ses preuves.
12:59Et je trouve que c'est plutôt positif pour le fonctionnement des instituts.
13:03On a un quasi consensus aujourd'hui dans la classe politique sur le fait qu'il faut passer à la proportionnelle.
13:07Maintenant, il faut avancer.
13:09Et donc, moi, je pense que c'est une chose trop sérieuse pour la laisser au seul parti politique.
13:13Il faut une commission d'experts qui va réfléchir très concrètement aux modalités.
13:18Je pense qu'il faut le faire sur une base territoriale pour ne pas perdre le lien entre les électeurs et les élus.
13:23Il faudra discuter des seuils de qualification.
13:25Mais je vous assure, si on le pense bien, et il faut bien le penser parce qu'on peut vite se planter en matière électorale,
13:30ça peut être un premier pas vers une République plus contractuelle.
13:34Merci à tous les deux, David Jays et Jean-Philippe Derosier.
13:37Jean-Philippe Derosier, je rappelle le titre de votre livre à paraître « 65 ans de la Vème République »,
13:44analyse prospective de la Constitution aux éditions LexisNexis.
13:49Merci encore.

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