• il y a 2 semaines
Les débatteurs du jour : Anne Levade, constitutionnaliste, professeure de droit public à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et Dominique Rousseau, juriste et professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mercredi-04-decembre-2024-1561313

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Transcription
00:00Et tout de suite, le débat du 7-10.
00:02France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10.
00:08Débat ce matin sur la crise que traverse la France.
00:11Une page de l'histoire politique du pays est en train de s'écrire cette semaine
00:15avec la probable chute du gouvernement Barnier.
00:18Ce serait en effet la première fois depuis 1962 tout de même
00:23qu'une motion de censure serait adoptée.
00:26En 2024, le contexte n'a rien à voir avec celui de 1962.
00:32Mais il présente un certain nombre de difficultés et d'inconnus
00:37dont nous allons débattre avec deux constitutionnalistes.
00:41Anne Levat, bonjour.
00:42Bonjour.
00:43Professeure de droit public à l'université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
00:46Dominique Rousseau, bonjour.
00:48Bonjour.
00:49Professeure de droit constitutionnel à Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
00:53Vous êtes toujours dans la même maison.
00:55Merci d'être au micro d'Inter.
00:57Pour commencer, votre regard sur la situation actuelle.
01:01Comment analysez-vous ce qui va sans doute se jouer tout à l'heure à l'Assemblée nationale
01:05avec la probable chute du gouvernement Barnier ?
01:08J'ai parlé de crise.
01:10Le mot est-il le bon ?
01:11N'ayez aucun scrupule à me corriger, Anne Levad.
01:15Alors, crise, oui, c'est le qualificatif qui compte.
01:18Nous sommes, si la motion de censure devait être adoptée, dans la situation d'une crise politique
01:25qui, évidemment, a des incidences institutionnelles.
01:29Mais, pour l'instant, et c'est vraiment ma conviction,
01:33ça n'est pas une crise constitutionnelle ou institutionnelle
01:36dans la mesure où il faut dissocier le politique du droit.
01:39Pour l'instant, on dure combien de temps chez vous ?
01:42Alors, d'abord, je crois qu'il ne faut pas se méprendre.
01:45C'est-à-dire que le rôle de la constitution, ce n'est pas de faire de la politique,
01:48c'est de permettre que la politique se fasse.
01:50Ce qui veut donc dire que le texte constitutionnel ouvre un certain nombre de possibilités
01:54en fixant un cadre.
01:56A l'intérieur de cela, il y a donc des marges qui sont ouvertes aux acteurs politiques.
02:00C'est-à-dire qu'il y a ce qui va se passer.
02:03Si le gouvernement tombe, il devient démissionnaire.
02:06Ensuite, s'ouvre une période plus ou moins longue,
02:09car là, c'est un choix politique d'affaires courantes,
02:11puisqu'il faudra que le président de la République procède à une nomination.
02:14Et puis, parallèlement à cela, on est dans une période budgétaire.
02:17Et là aussi, on a un certain nombre de contraintes,
02:20parce qu'on sait que le 31 décembre est une date couperaie pour l'année budgétaire en cours.
02:25Mais il y a des procédures qui peuvent se déployer.
02:28Il faut, là encore, que ce soit les acteurs politiques
02:31qui décident de la procédure qu'ils souhaitent activer.
02:35Dominique Rousseau, votre lecture du moment politique et institutionnel dans lequel on se trouve ?
02:41Alors, crise oui, mais crise ministérielle.
02:44Comme il en arrive dans tous les régimes parlementaires européens,
02:48un gouvernement tombe.
02:50Bon, est-ce que c'est grave ?
02:52Oui, parce qu'il faut trouver un nouveau gouvernement,
02:55mais la République n'est pas en danger.
02:58Une crise ministérielle, c'est un gouvernement
03:01qui n'a plus de majorité ou de soutien à l'Assemblée nationale.
03:05Vous avez fait référence à 1962.
03:08Alors, on l'a fait souvent, effectivement, on le lit souvent.
03:11Il y a quand même une différence entre 1962 et en 2024.
03:15En 1962, c'est l'article 49 alinéa 2 qui a été utilisé.
03:19C'est-à-dire, c'est les députés qui ont pris l'initiative
03:23de renverser le gouvernement Pompidou
03:25parce qu'il avait proposé au général De Gaulle
03:27d'utiliser l'article 11 pour faire la révision de la Constitution.
03:30Là, c'est l'article 49-3.
03:32Là, c'est-à-dire, c'est le gouvernement qui a pris l'initiative
03:36d'engager sa responsabilité devant les parlementaires.
03:38Quelle est la différence ?
03:40Avec l'article 49-2, c'est le gouvernement qui tombe.
03:44Avec l'article 49-3, c'est le texte.
03:46C'est le texte qui est rejeté.
03:49Ça ne veut pas dire que le texte est abandonné.
03:51Il est rejeté par l'Assemblée nationale.
03:54Le gouvernement devient un gouvernement intérimaire,
03:57démissionnaire, qui expédie les affaires courantes.
04:00Mais le texte qui est tombé, qui tombera ce soir,
04:05peut continuer à vivre en étant renvoyé au Sénat.
04:11Vous n'aviez pas l'air d'accord, Anne Levade ?
04:13Non, c'était sur le texte tombe, mais Dominique Rousseau vient de corriger.
04:17C'est-à-dire que la très grande particularité de la situation dans laquelle on est,
04:20et je suis tout à fait d'accord sur la différence entre évidemment 49-2 et 3,
04:24c'est que le 49-3 a été utilisé
04:28en cours de procédure législative,
04:30et qui plus est à un moment très particulier de la procédure législative,
04:33puisque le texte, pardon d'être un peu technique, mais ça a son importance,
04:37le texte sur lequel la responsabilité est engagée
04:40est le texte issu de la commission mixte paritaire.
04:43Même si le gouvernement y a introduit des modifications,
04:46notamment pour essayer d'éviter d'aller à un vote de censure.
04:51Et donc ça signifie que la procédure législative
04:56et le fonctionnement du Parlement ne va pas s'arrêter ce soir.
05:00C'est-à-dire qu'une motion de censure, si elle est adoptée,
05:03conduit à la démission du gouvernement,
05:05mais ça n'est pas l'équivalent d'une dissolution de l'Assemblée.
05:07C'est-à-dire que le travail parlementaire, évidemment, en est perturbé,
05:11puisque l'interlocuteur gouvernemental n'est plus dans la position précédente.
05:15Il n'est plus dans la plénitude de ses compétences.
05:18Mais en revanche, et c'est bien pour ça que la période
05:21dans laquelle nous sommes est déterminante aussi,
05:24il y a quand même un objectif qui est d'arriver à avoir des textes budgétaires,
05:29sous une forme ou sous une autre, avant le 31 décembre.
05:33Et l'une de ces formes peut être la voie parlementaire,
05:36notamment aussi sur la loi de finances.
05:38Un mot, Dominique Rousseau ?
05:39Concrètement, ça veut dire que le texte, demain, peut être envoyé au Sénat.
05:44Le budget de la Sécurité sociale peut être envoyé au Sénat.
05:47C'est pour ça qu'il n'y a pas de crise politique grave.
05:51Il y a une crise ministérielle, mais le texte continuera à vivre au Sénat.
05:54S'il y a un gouvernement qui expédie les affaires courantes,
05:57est-ce que les textes budgétaires sont dans son périmètre ?
06:02Ou pas ?
06:03De mon point de vue, oui.
06:05A la fois parce que c'est les affaires courantes,
06:08et les affaires courantes aujourd'hui, c'est le budget.
06:10Et en plus, il y a un principe général du droit public,
06:13qui est la continuité de l'État.
06:15Et évidemment, pour assurer la continuité de l'État,
06:17il faut qu'un gouvernement démissionnaire puisse continuer
06:20à faire examiner les textes budgétaires.
06:24Donc la loi de finances pour l'année prochaine,
06:27le budget pour l'année prochaine,
06:28et le budget de la Sécurité sociale.
06:30Et donc oui, un gouvernement démissionnaire expédie les affaires courantes
06:34et pour assurer la continuité de l'État,
06:36fait avancer la délibération sur le budget.
06:38Anne Levade ?
06:39Alors, il n'y a évidemment aucun précédent.
06:41Aucun doute là-dessus.
06:42Mais c'est parfois intéressant de voir ce qui a pu être dit
06:44dans des circonstances presque aussi chaotiques que celles que nous vivons.
06:48En 1979, le Conseil constitutionnel censure l'intégralité de la loi de finances.
06:53Problème dans la manière dont elle avait été votée, je n'entre pas dans le détail.
06:56Et donc, on se retrouve, la décision était du 24 décembre 1979,
07:01on se retrouve sans loi de finances pour l'année 1980.
07:04Et donc, dans l'urgence, est voté un texte autorisant la perception des impôts
07:09de manière à assurer la continuité budgétaire.
07:11Et le Conseil constitutionnel en est saisi.
07:13Et je rejoins tout à fait ce que dit Dominique Rousseau.
07:16Puisque le Conseil dit « Dans cette situation et en l'absence de dispositions constitutionnelles directement applicables,
07:22il appartient de toute évidence au Parlement et au gouvernement
07:25de prendre toutes les mesures d'ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ».
07:31Donc cette continuité, c'est l'objectif.
07:33Ça évacue la perspective du « shutdown » à l'américaine ou pas vraiment ?
07:37Tout est prévu pour l'éviter en tout cas.
07:39Textuellement, normalement, il ne devrait pas survenir.
07:43Je vous sens prudente, hein ?
07:45Oui, parce qu'en réalité, il y a deux voies possibles.
07:47La première voie, c'est celle de la loi dite « spéciale ».
07:51C'est-à-dire un texte qui, compte tenu du fait que la loi de finance ou la loi de financement ne distingue pas,
07:57nous n'en avons pas le temps, ne serait pas votée dans des conditions normales,
08:00permettrait de faire le tuilage entre les deux années budgétaires.
08:06Mais cette loi spéciale, il faut qu'elle soit votée par le Parlement.
08:08Si elle est rejetée, il y a un problème.
08:10Après, il y a une autre solution, c'est les fameuses ordonnances budgétaires.
08:14Pour l'instant, il se dit que Michel Barnier aurait indiqué qu'il n'avait pas l'intention de les utiliser.
08:18Mais il ne peut pas y renoncer puisque la Constitution le prévoit.
08:22Peut-être pourra-t-il changer d'avis d'ici le 31 décembre.
08:24Dominique Rousseau, et puis on retourne dans le chaudron de l'Assemblée.
08:27Vous vouliez dire un mot ?
08:28Oui, les voies qui s'offrent à Michel Barnier, y compris en gouvernement des missionnaires,
08:35c'est soit la voie de l'article 47 de la Constitution,
08:39c'est-à-dire le débat parlementaire continue,
08:43mais au bout de 50 jours pour la sécurité sociale, 70 jours pour le budget de l'État,
08:48le Parlement n'a pas fini d'examiner le dossier, les lois,
08:53et à ce moment-là, le Premier ministre utilise l'article 47 et fait exécuter le budget par ordonnance.
08:58Ça, c'est totalement possible.
09:01Ou alors, ce que vient de dire Anne Levade, la possibilité d'une loi spéciale.
09:06Il semblerait, d'après les informations que vous avez et qu'on a,
09:09que les groupes parlementaires qui vont censurer le gouvernement cet après-midi
09:13ont dit à l'avance qu'ils voteraient cette loi spéciale.
09:16C'est pour ça, si vous voulez, qu'il n'y a pas de danger de shutdown pour la France.
09:21Y a-t-il un enjeu maintenant sur l'ampleur du vote de censure ?
09:25Si le vote passe à une voix ou à une très large majorité,
09:31est-ce que ça change quelque chose, Anne Levade ?
09:34Sur le plan des conséquences, théoriquement et juridiquement, ça ne change rien.
09:38Puisque si la majorité absolue est atteinte et qu'il y a 288 voix contre le gouvernement,
09:45il est contraint de démissionner parce que la Constitution le prévoit.
09:48Sur le plan des suites politiques, forcément, ça modifie un peu les choses.
09:53Puisque la suite politique, lorsqu'un Premier ministre démissionne sur motion de censure,
09:57c'est évidemment qu'il faut procéder à la nomination d'un nouveau Premier ministre.
10:01Si la censure est votée à une voix, moi je ne lis pas dans le mar de café,
10:06mais le fait est que ça permet le cas échéant d'envisager que Michel Barnier soit, après tout, renommé,
10:13considérant que ça ne serait pas si bien sûr le Président le décide, Michel Barnier l'accepte, etc.
10:18Si en revanche, il y a 100 voix de majorité contre,
10:22on voit bien là que sur le plan politique, l'analyse est un peu éloignée.
10:28C'est la crise politique dans sa version la plus aiguë.
10:31La difficulté du vote de censure, c'est évidemment qu'il permet de mesurer la majorité absolue contre,
10:37mais il ne dit rien sur une majorité alternative.
10:39C'est la grande différence avec le schéma allemand.
10:42Je ne dis pas qu'il faudrait adopter le schéma allemand, mais on sait qu'en Allemagne...
10:45La motion de censure doit être constructive.
10:47Elle est dite constructive, c'est-à-dire que s'il n'y a pas de nom de remplaçant associé, il n'y a pas de censure.
10:51Ce serait bien ça dans la Ve République, Dominique Rousseau ?
10:54Concrètement, ça veut dire qu'aujourd'hui, si on avait le système allemand,
10:58Michel Barnier ne serait pas renversé.
11:00Parce que pour renverser un gouvernement, que ce soit en Allemagne ou en Espagne,
11:04il faut dans la minute même, dans la seconde même, dire
11:07« Voilà, je fais tomber Michel Barnier, mais je mets à la place Madame ou Monsieur un tel. »
11:11Donc quand on voit aujourd'hui que la motion de censure va être votée par le Rassemblement National
11:17et par l'EFI, ou par le Nouveau Front Populaire,
11:20on voit bien qu'ils sont d'accord pour faire tomber,
11:22mais je ne vois pas qu'ils se mettent d'accord sur le nom d'un Premier ministre.
11:26Donc, si vous voulez, ce qui est important de voir dans ces régimes contenus parlementaires,
11:32parce qu'il y a également le même cas en Espagne,
11:35et Sanchez est venu au pouvoir par cette voie-là,
11:39je pense que le système allemand de motion de défense constructive
11:45est un bon système dans la mesure où il conduit à la responsabilité de la classe politique.
11:51Si vous voulez, ce n'est pas les institutions qui sont en cause.
11:53Ce qui est en cause ici, c'est l'irresponsabilité de la classe politique
11:57qui ne pratique pas la délibération.
12:00On est, vous l'avez dit, on est dans une impasse politique.
12:03Le réflexe français, on est dans une impasse politique, élection présidentielle, démission de Macron.
12:08Dans les autres pays, on est dans une impasse politique,
12:11on se met autour d'une table pour essayer de construire une coalition majoritaire.
12:15Nous, on ne sait pas encore faire.
12:17Avec une assemblée, avec trois groupes à peu près équivalents,
12:21le programme du gouvernement ne peut pas être le programme d'un groupe.
12:26Le programme du gouvernement sera nécessairement fait de briques
12:29prises dans les programmes des différents groupes.
12:31Et ça, on ne sait pas, malheureusement, le faire. Il faudrait l'apprendre.
12:34Je vais vous demander rapidement, pour finir, un bulletin de santé de la Ve République.
12:38Elle tient le choc ? Elle est rigide ? Elle est poussée dans ses retranchements extrêmes ?
12:43En ce moment, vous diriez quoi ? La situation est quand même la configuration totalement inédite.
12:48Alors, moi, je suis absolument convaincue que la crise que nous connaissons
12:53n'est pas une crise de la Constitution.
12:55Ça n'est pas elle qui dysfonctionne.
12:57C'est une crise politique.
12:59Une crise, sans doute, de la pratique politique et institutionnelle.
13:03Et tout est fait dans la Constitution pour, encore une fois, offrir des solutions,
13:08des portes de sortie, sans se substituer aux politiques.
13:11Car le droit n'est pas là pour empêcher de faire de la politique,
13:14mais pour permettre aux pouvoirs politiques de se déployer
13:17en utilisant des solutions qui lui sont offertes.
13:19Un bulletin de santé, Dominique Rousseau, de la Ve République ?
13:22Alors, qu'elle soit révisable, oui.
13:25Est-ce que c'est le moment ? Non.
13:27Et il faut penser que la Constitution de 1958 a été imaginée, justement,
13:31dans l'hypothèse où il n'y aurait pas de majorité.
13:33D'où le 49-3, d'où le 47.
13:35Donc, il faut bien avoir ça en tête.
13:38Donc, ce qu'on vit est peut-être inédit,
13:40mais les Constituants de 1958 avaient prévu, en quelque sorte, cette situation.
13:45Et le problème, aujourd'hui, n'est pas la Constitution.
13:48Le problème, c'est l'incapacité de la classe politique
13:50à trouver et à construire une coalition parlementaire.
13:53Merci, Dominique Rousseau.
13:55Et merci, Anne Levade, d'avoir été au micro d'Inter ce matin.
13:59Je rappelle que vous êtes tous les deux professeurs à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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