À 9h05, les débatteurs du jour sont Alain Minc x Henri Guaino. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mercredi-03-avril-2024-9010897
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00:00 Débat ce matin sur un cri d'alarme lancé par l'ancien président du conseil italien Enrico Letta dans les échos il y a quelques jours.
00:07 Attention, la zone euro est en train de décrocher économiquement face aux Etats-Unis.
00:13 Et effectivement, la croissance américaine se porte mieux que prévu quand la nôtre en Europe a été revue à la baisse.
00:19 Est-ce grave de se faire distancer par les Etats-Unis ?
00:25 L'Union européenne peut-elle rattraper ce retard ?
00:27 On va en débattre ce matin avec Alain Minc, essayiste, auteur du dictionnaire amoureux du pouvoir chez Plon,
00:35 et avec Henri Guénot, ancien commissaire au plan, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Elysée.
00:40 Bonjour à tous les deux.
00:41 Bonjour.
00:42 Merci d'être là ce matin.
00:43 Les chiffres parlent d'eux-mêmes.
00:45 En 2023, la croissance américaine a été de 2,5%, mieux que prévu, et celle de l'Union européenne de 0,5%, loin derrière.
00:54 Donc, cette photo-là, comment vous la recevez l'un et l'autre ? Est-ce qu'elle vous inquiète ?
00:58 Enrico Letta et les autres leaders européens ont-ils raison de s'alarmer ?
01:03 L'Europe est-elle en train de décrocher face aux Etats-Unis ?
01:05 Oui, bien sûr.
01:07 Elle est en train de décrocher pour deux raisons.
01:10 D'abord, parce qu'il y a aussi la faute à pas de chance,
01:12 c'est-à-dire que le choc de la guerre d'Ukraine nous fera beaucoup plus que les Américains,
01:17 que l'énergie est chez eux pas chère, qu'ils sont autosuffisants.
01:22 Et puis, il y a aussi la politique du président Biden,
01:27 qui est à mes yeux le meilleur président en économie depuis Roosevelt,
01:31 et en stratégie depuis Truman.
01:33 Et je pense qu'il faut le dire.
01:34 Ah oui, carrément, à ce point.
01:35 Mais je le pense vraiment. Et la stratégie...
01:37 On avait James Cameron tout à l'heure qui disait pour lui, Biden-Trump, c'est le same.
01:44 Je trouve que de sa prestation, c'est le seul moment qui m'a fait sursauter lourdement.
01:49 Mais on n'est pas sur ce sujet-là.
01:51 Or, la politique qui a été lancée par le président Biden
01:53 donne un avantage de compétitivité aux Américains très considérables.
01:57 Vous parlez de l'Ira, de ce plan qui a arrosé l'économie américaine.
02:01 Alors, pourquoi a-t-il arrosé ?
02:03 Parce que les États-Unis peuvent se permettre d'avoir un déficit budgétaire abyssal,
02:08 parce que le dollar tient, même avec ce déficit budgétaire,
02:12 parce que quand le monde va mal, la puissance ultime vers laquelle,
02:17 au moins en Occident, on va se protéger, ce sont les États-Unis.
02:22 Et donc, c'est ce qui fait l'espèce de grâce, encore, américaine.
02:27 Une fois qu'on a dit ça, mais ça va être le point de notre divergence récurrent avec Enrique Henault,
02:31 c'est heureusement qu'il y a l'Union européenne.
02:34 Parce que, alors, s'il y avait la petite France, avec les comptes qu'elle a, la situation où elle est,
02:39 le franc qui serait dévalué tous les ans régulièrement,
02:43 l'écart de compétitivité ne serait pas important.
02:47 Il serait abyssal.
02:48 - On va y venir, à votre différence et à l'Europe, à l'Union européenne,
02:50 mais d'abord sur cette photo initiale qui est de dire,
02:53 voilà, les Américains ont une croissance plus importante que prévue en 2023,
02:57 et nous, plus basse que prévue.
02:59 Est-ce que ce différentiel vous inquiète, Henri Henault ?
03:01 - Je ne suis pas inquiet par les derniers chiffres.
03:04 Ça, c'est une photo conjoncturelle.
03:06 Mais si on regarde sur la longue durée, en revanche, le décrochage, il est certain.
03:12 Il est certain parce que les États-Unis ont fait des politiques actives de croissance
03:17 et de stimulation de l'économie, tandis que l'Europe n'en a pas fait.
03:23 Et l'Europe est la zone qui a les plus mauvaises performances de croissance
03:29 sur une très longue période, maintenant, de tous les pays développés.
03:34 Voilà, donc le décrochage, il est clair, mais il ne faut pas se tromper,
03:38 il est manubilé par le dernier chiffre de croissance, le dernier chiffre du chômage.
03:45 Par ça, je rejoins le diagnostic d'Alain Minc,
03:49 non pas sur les causes et le rôle de l'Union Européenne sur lesquelles on va revenir,
03:52 mais sur le fait que les États-Unis ont pris des mesures pour faire face à la conjoncture, d'abord.
04:00 Et pas seulement le plan dit de lutte contre l'inflation,
04:06 qui n'a pas grand-chose à voir avec l'inflation,
04:07 qui a beaucoup à voir avec le subventionnement d'une partie de l'économie américaine,
04:12 et qui fait partie d'une stratégie très claire aux États-Unis
04:15 de rapatrier le maximum de production aux États-Unis.
04:18 Madame Yélène, secrétaire d'État au Trésor, qui avait été la présidente de la Banque Centrale,
04:23 avait déclaré il y a un an et demi à peu près que nous avions changé d'époque,
04:27 et les États-Unis en particulier, que désormais,
04:30 ce n'était plus la globalisation qui était la priorité, mais la sécurité.
04:35 Et que la sécurité exigeait que les activités reviennent le plus possible aux États-Unis,
04:41 et que l'économie des États-Unis se concentre sur un cercle d'alliés proches et sûrs,
04:50 parce que le monde était devenu ce qu'il est.
04:54 L'autre facteur, évidemment, ça a été les sanctions, enfin la guerre en Ukraine,
05:00 et les sanctions qui nous ont beaucoup sanctionnés,
05:03 et l'avantage énorme des Américains qui grandissent tout le temps maintenant
05:07 d'une énergie pas chère aux États-Unis et de plus en plus chère en Europe.
05:12 Plus d'Europe pour en sortir ou pour réduire l'écart à l'Amérique ?
05:19 Évidemment, plus d'Europe, ça veut dire que de la même manière qu'il y a eu au moment du Covid,
05:24 le plan de relance qu'Angela Merkel a fini par accepter sur les objurgations d'Emmanuel Macron,
05:33 il faut recommencer la même chose.
05:35 Alors, où est le frein ?
05:37 Le frein, il faut appeler les choses par leur nom, il est allemand.
05:40 Il est allemand parce qu'il y a le côté frugal, mais il est surtout allemand
05:44 parce que la cour de Karlsruhe, qui est le conseil constitutionnel allemand,
05:49 a imposé des règles qui obligent à respecter la règle constitutionnelle de limites budgétaires.
05:58 Il y a un débat en Allemagne très profond, même à l'intérieur de la coalition actuelle, sur ce point.
06:03 Mais il est clair que nous devons tous faire pression sur les Allemands
06:07 pour faire sauter le verrou budgétaire allemand.
06:10 Il ne faut jamais oublier que l'Allemagne est le moteur économique de l'Europe,
06:14 et que si elle avance tout frein serré, nous avançons, nous tous, frein serré.
06:21 Oui, alors ce grand plan de relance au niveau européen,
06:24 Mario Draghi semble l'esquisser parce que là, il y a...
06:28 Alors, c'est très étonnant ce qui se passe, parce que Mario Draghi a affirmé
06:31 qu'il y avait un rapport qu'il allait publier après les élections européennes.
06:35 On se demande pourquoi après, qui n'est pas bon.
06:37 Il dit "Attention, attention, la compétitivité européenne ne va pas bien,
06:42 l'Union européenne doit trouver une énorme quantité d'argent en relativement peu de temps".
06:46 Chiffre le mur des investissements de ce plan de relance à 500 milliards d'euros.
06:52 Je n'arrive pas à bien comprendre ce rapport secret dont tout le monde parle,
06:56 qui sortira après les européennes. Qu'est-ce que c'est que ça ?
06:59 - Enrigueno. - Enrigueno.
07:01 Je suppose que M. Draghi ne voulait pas que son rapport vienne perturber le débat européen.
07:10 Au demeurant d'ailleurs, ses rapports sont toujours les mêmes.
07:16 - Ils disent "Plus l'Europe" et vous vous dites non.
07:18 - Mais non, ils ne font pas que dire "Plus l'Europe".
07:21 D'abord, ils nous promettent que si on en fait plus, on va avoir la compétitivité la meilleure du monde,
07:26 la prospérité, etc. - Mais ça, vous n'y croyez pas.
07:28 - Je ne crois pas. L'expérience montre que ce n'est pas vrai.
07:30 On nous a dit ça au moment du Marché unique, on nous a dit ça pour Maastricht,
07:33 on nous a dit ça pour tous les traités qui ont suivi.
07:38 Et au bout du compte, on a une zone de croissance européenne la moins efficace
07:45 et la moins performante de tous les pays développés.
07:47 Donc, je pense qu'il faut arrêter.
07:49 Et puis, il faut arrêter aussi de confier des rapports à des gens dont on sait par avance
07:53 ce qu'ils ont envie de dire.
07:55 Non, qu'ils soient incompétents. M. Draghi est un monsieur très compétent.
07:59 Il a contribué beaucoup à sauver la zone euro au moment de la crise financière
08:06 parce qu'il ne raisonnait pas d'ailleurs comme raisonnaient la plupart
08:09 des responsables politiques et économiques européens.
08:13 Vous savez, ça me rappelle le mot de M. Bernand que l'ancien patron de la FED disait,
08:18 "Vous ne vous rappelez pas, mes collègues européens, quand on parle de politique monétaire,
08:21 ils se placent toujours sur le plan moral, au sens du moralisme,
08:25 tandis qu'aux Etats-Unis, on fait de l'économie."
08:28 - Alors, Alain Marac. - Pour rebondir sur ce qu'a dit Henri Guaino,
08:33 un autre grand italien, Mario Monti, avait une phrase assez étonnante.
08:36 Il disait, "Pour les Allemands, l'économie est une catégorie de la morale
08:41 et pas une catégorie en soi."
08:43 Non, je pense que Mario Draghi, qui est quelqu'un pour lequel j'ai autant d'estime que d'amitié,
08:49 va mettre son crédit, qui est considérable parce que c'est le crédit de quelqu'un
08:53 qui a sauvé l'euro, à donner un coup de clairon très fort.
08:58 Je pense que ça peut avoir beaucoup d'effets parce qu'il a un crédit très inhabituel en Europe,
09:04 en particulier même chez les Allemands.
09:08 Et le coup de clairon, ça sera "il faut remettre beaucoup d'argent".
09:11 Le désaccord que j'ai avec Henri Guaino, c'est que la zone euro,
09:16 en dehors de la période actuelle, est une zone qui a quand même créé beaucoup d'emplois,
09:21 que la stabilité monétaire a protégé à mains égards,
09:26 et surtout que dans la zone euro, au fond, il y a ceux que l'euro a protégé,
09:32 et nous les premiers.
09:34 Alors ce qu'on peut dire en revanche, c'est que l'euro nous a d'une façon servi de coton,
09:40 qui nous a anesthésiés.
09:41 C'est sous l'ombre portée du protecteur euro que nous nous sommes endettés,
09:47 sans vergogne, sans avoir les cordes de rappel qui maintenant arrivent.
09:52 La minute de vérité est là.
09:54 Il y a un moment où la réalité finit toujours par s'imposer.
09:57 - Henri Guaino ?
09:59 - Oui, moi je n'ai pas la même analyse sur ce que nous a apporté l'euro,
10:04 même si je pense qu'il serait totalement déraisonnable d'en sortir,
10:07 parce que ça prendrait le risque d'un cataclysme financier.
10:10 - Ah, donc vous ne voulez plus sortir de l'euro ?
10:12 - Moi, je n'ai jamais proposé de sortir de l'euro.
10:16 J'ai proposé de ne pas y rentrer, mais je n'ai pas proposé d'en sortir.
10:20 Tout n'est pas facilement réversible et sans coût.
10:22 Or là, le coût, à mon sens, serait exorbitant.
10:25 En tout cas, le risque pris serait exorbitant.
10:28 Et on ne peut pas vouloir faire souffrir des sociétés de cette façon.
10:33 Donc je crois que...
10:36 D'abord, une remarque, c'est que si on a sauvé...
10:39 Mario Draghi, par exemple, a sauvé l'euro et l'Europe,
10:42 il l'a sauvé en brisant tous les tabous de l'orthodoxie monétaire, notamment,
10:47 qui ont gouverné l'Europe depuis des décennies.
10:51 Et même, quand on parle de plan de relance,
10:53 c'est un deuxième tabou de l'orthodoxie économique en Europe
10:57 que les Américains n'ont jamais eu.
10:59 Alors, eux, ils peuvent se permettre plus de choses, ça c'est vrai,
11:02 parce que le dollar est la monnaie de réserve mondiale.
11:06 Mais quand même, pour l'instant,
11:09 tout ce qu'on a pu faire de positif face aux crises en Europe,
11:12 on l'a fait en brisant l'orthodoxie économique
11:15 qui gouverne, hélas, l'Europe depuis des décennies.
11:18 Maintenant, est-ce qu'il faut faire plus d'Europe ?
11:22 J'ai bien lu l'article d'Enrico Letta,
11:25 qui est un personnage tout à fait estimable,
11:28 mais dire qu'il faut plus d'intégration, par exemple,
11:30 il faut plus d'intégration pour trouver des capitaux.
11:32 Non, le marché des capitaux mondiaux, il est très intégré.
11:35 Les liquidités sont surabondantes dans le monde,
11:39 elles ne trouvent pas d'ailleurs suffisamment d'opportunités d'investissement rentables,
11:43 et elles tournent en rond dans le monde financier en faisant des bulles,
11:47 en déconnectant la bourse de l'économie réelle.
11:52 Deuxième mot, je pense à Mario Monti,
11:55 je me souviens d'une discussion avec Mario Monti,
11:57 qui était déjà chargé de réfléchir au marché unique après la crise de 2008,
12:01 et à chaque phrase, Mario Monti disait "c'est l'intérêt du consommateur".
12:05 Et la grande erreur de l'Europe a été de penser qu'on allait résoudre tous les problèmes
12:09 parce que la concurrence allait abaisser les prix de vente
12:13 et que ça allait augmenter le pouvoir d'achat des consommateurs.
12:16 Seulement quand le consommateur n'a plus d'emploi, il n'est pas très avantagé.
12:20 Un dernier mot, nos finances publiques à nous en France,
12:23 déficit plus grave que prévu, Bruno Le Maire dit encore ce matin
12:27 "nous n'augmenterons pas les impôts en France, c'est dans les échos".
12:31 Gabriel Attal dit en substance la même chose, la position est-elle tenable Alain Minc ?
12:36 Moi vous savez, j'ai plaidé pour une hausse de la TVA.
12:40 Je pense que c'est très simple, pour Bruno Le Maire il y a deux manières de ne pas augmenter les impôts.
12:44 Une des manières c'est de tomber sur ce front-là et d'en faire un acte politique, ça je comprends.
12:51 Mais s'il pense qu'il trouvera 50 milliards d'économies budgétaires pour ne pas augmenter les impôts, c'est un leurre.
12:58 Henri Guaino, même question, la position est tenable, pas d'augmentation des impôts ?
13:03 Je crois qu'il est impossible, enfin moi je pense qu'il est impossible d'augmenter les impôts.
13:08 Je me souviens d'une phrase d'Alain Minc dans un de ses livres il y a quelques années
13:11 "Nous avons peut-être trop tiré sur la corde" et on continue à tirer sur la corde.
13:16 C'est-à-dire l'état de nos sociétés, y compris d'ailleurs la société américaine, l'état de nos sociétés occidentales
13:20 est tel que personne ne va supporter de nouveaux sacrifices.
13:24 La question est quelle stratégie macro-économique allons-nous pouvoir inventer et mettre en oeuvre
13:30 pour faire face à nos besoins et pour améliorer les comptes.
13:34 Mais on n'améliorera pas la situation en partant des comptes.
13:38 On améliorera la situation en remettant de l'ordre dans l'économie et dans la société.
13:42 C'est la seule façon de s'y prendre et on fait toujours le contraire depuis 40 ans.
13:46 (Merci à tous les deux, Henri Guaino, Alain Min, Kass...