• il y a 8 mois
Cours et échanges inter-lycéens franco-européens diffusés le 14/03/ 2024 sur la plateforme du Projet Europe, Éducation, École :
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Dossier pédagogique : https://projet-eee.eu/wp-content/uploads/2024/03/eee.23-24_Ecriture_de_soi_Oleon_Evelyne.pdf

Agora européenne des lycées : programme 2023-2024 :
- https://projet-eee.eu/programme-de-lannee-2023-2024-11419/
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Transcription
00:00 [Musique]
00:14 Bonjour à tous, soyez le bienvenu sur la plateforme du projet Europe éducation-école
00:20 qui ce matin a l'honneur et le grand plaisir d'accueillir le lycée Châteaubriand de Rome,
00:26 notre fidèle partenaire depuis de longues années,
00:29 et nous sommes tout particulièrement sensibles au fait que la direction de cet établissement
00:34 soit présente au lancement de ce programme.
00:38 Je pense en particulier à M. le Proviseur Pastouri.
00:41 Nous sommes donc en principe réunis également avec les lycéens du lycée 4,
00:49 je le curie à Varna, et le lycée français de Varsovie qui ne tardera pas à se joindre à nous.
00:54 M. le Proviseur, avec notre sentiment de reconnaissance, je vous cède la parole
00:59 pour vous remercier d'avoir autorisé Mme Eben-Oléon de nous proposer ce matin son cours
01:07 sur l'écriture de soi, sur l'importance de l'autobiographie, de ce qui se passe sur le Web.
01:17 Soyez vivement remerciés de ce soutien qui nous est très très précieux.
01:22 Je vous cède la parole et je me donne le plaisir de vous écouter.
01:26 Bonjour à toutes et tous, merci M. Michalewski.
01:31 Nous sommes très heureux d'accueillir cet événement à Rome.
01:34 C'est un événement de réflexion, de réflexion philosophique,
01:38 donc c'est important de mettre en avant le travail philosophique et l'importance de cette réflexion.
01:43 Et c'est un moment de partage, donc nous sommes très heureux d'être en relation
01:47 avec d'autres établissements en Europe pour un projet qui est européen,
01:52 qui est aussi un soutien à l'Europe comme communauté intellectuelle aussi.
01:57 Et donc je voudrais remercier l'organisateur, M. Michalewski et toute son équipe.
02:03 Nous sommes toujours heureux d'accueillir ces conférences.
02:06 Et Mme Eben-Oléon, c'est avec grand plaisir qu'on l'autorise à faire ce travail
02:11 et qu'on l'autorise à ainsi être en relation avec d'autres établissements d'Europe.
02:16 Je remercie aussi les élèves qui s'impliquent dans la réflexion philosophique,
02:20 qui s'impliquent dans tout ce travail intellectuel qui est très important aujourd'hui.
02:24 Donc très bonne séance et très bonne réflexion commune.
02:28 Merci beaucoup, M. le proviseur.
02:34 Nous cédons la parole maintenant à Mme Eben-Oléon.
02:39 Bien, donc cette intervention portera sur l'écriture de soi.
02:45 C'est-à-dire lorsque le sujet écrivant se prend lui-même pour objet de discours.
02:52 L'écriture de soi est une des manifestations de la conscience réflexive.
02:57 Et nous retrouvons la dualité de la conscience réflexive,
03:00 d'un moi, du sujet de l'énonciation et du sujet de l'énoncé.
03:06 Et en même temps, derrière cette dualité, l'effort et la tentative,
03:10 la volonté de faire un et une volonté d'unité d'un moi.
03:14 À travers la question de l'écriture de soi, pour les élèves de Terminal,
03:18 c'est toute la problématique de la recherche de soi,
03:21 l'expression avec ses contradictions que l'on retrouve.
03:24 Pour penser cette écriture de soi,
03:28 je vais me référer tout de suite à un philosophe que les élèves,
03:33 un concept au moins de Paul Ricoeur que les élèves de Terminal connaissent bien,
03:36 qui est l'identité narrative.
03:38 Ricoeur dit que l'identité personnelle,
03:42 donc l'identité d'une conscience, d'une conscience de soi,
03:46 est à penser comme une identité narrative.
03:48 C'est-à-dire que si je suis, si je me constitue comme sujet,
03:51 c'est parce que je peux raconter l'histoire, l'histoire de ma vie.
03:57 Et cette identité narrative, nous le voyons, n'est pas l'identité d'un même,
04:01 l'identité d'une essence ou d'une substance,
04:03 puisque la vie ne cesse de nous rendre autre.
04:06 C'est donc l'identité d'un être qui ne cesse de changer,
04:10 qui est, pour reprendre le thème du livre de Ricoeur,
04:13 soi-même comme un autre.
04:15 Donc l'identité d'un sujet qui a vécu, qui vit, qui se transforme,
04:20 une identité qui n'est pas "mêmeté", nous dit Husserl,
04:24 mais "hypséité", je reviendrai sur ce terme.
04:28 Qu'en est-il donc de cette identité narrative
04:31 quand elle se manifeste, non pas à l'oral, mais à l'écrit ?
04:35 Si l'écriture transforme la civilisation,
04:38 si avec l'écriture nous passons du "mutos" au "logos",
04:42 de la préhistoire à l'histoire,
04:44 alors c'est bien que l'écriture n'est pas un simple instrument supplémentaire
04:49 au service de la conscience.
04:50 Donc quelle transformation pour la conscience individuelle
04:53 que donne l'écriture de soi par rapport au discours sur soi en général ?
04:58 Bien, l'écriture permet d'abord un acte d'objectivation,
05:02 c'est-à-dire un transfert tout simplement du dedans au dehors.
05:07 Elle fait passer de l'être intime à l'être vu.
05:12 Cet acte d'objectivation va permettre de prendre des distances
05:16 par rapport à soi-même,
05:18 et donc elle est déjà la promesse d'une maîtrise de soi.
05:23 Enfin, l'écriture laisse une trace,
05:25 et cette trace permettra, facilitera la remémoration,
05:30 le retour sur les souvenirs.
05:33 L'écriture de soi, c'est donc le propre de l'homme en tant qu'être temporel,
05:38 en tant que sujet historique,
05:40 c'est-à-dire sujet qui a une histoire et qui a conscience d'avoir une histoire.
05:44 Si l'homme qui parle est l'homme du ici et du maintenant,
05:47 l'homme qui écrit est l'homme de l'histoire.
05:52 Alors en même temps, ce projet d'écriture de soi
05:55 semble aussi traverser de contradictions,
05:59 dont la première serait la suivante.
06:02 Est-ce qu'on peut être vraiment un objet pour soi-même ?
06:06 Le moi écrivant et le moi dont on parle,
06:10 le moi objet de l'écriture, peuvent-ils jamais coïncider ?
06:15 Écrire sur soi, c'est viser une unité
06:17 qui est toujours en même temps démentie par le projet même d'écriture.
06:22 Il faudrait, je reviendrai sur la distinction entre ces deux expressions,
06:26 s'écrire soi-même et non pas simplement écrire sur soi-même.
06:33 La difficulté, c'est que l'écriture de soi est une écriture de la vie
06:37 qui est prise dans la vie même.
06:40 D'un côté, la vie échappe à son objectivation dans l'écriture.
06:46 Pour les élèves qui le connaissent, on peut penser à Bergson.
06:48 Toute objectivation est une fixation, une stabilisation,
06:51 mais la vie est rétive à cette stabilisation.
06:54 La vie se vit, se transforme et nous transforme.
06:58 Et en même temps, la vie qui se vit vient toujours transformer
07:02 le discours qu'on peut avoir sur cette vie.
07:04 La vie qui se vit vient transformer la vie de l'énoncé.
07:08 Par exemple, le souvenir, ce n'est pas simplement
07:10 le retour sur un passé qui existerait en soi.
07:13 Le souvenir, c'est une reconstruction rétrospective.
07:19 Voilà pour les premières contradictions.
07:21 D'autre part, on pourra se demander quel est ce « moi »
07:24 dont on parle quand on écrit.
07:26 Le « moi » existe-t-il avant l'écriture, en dehors d'elle,
07:32 comme une réalité substantielle que l'écriture aurait à révéler,
07:36 ce qu'on retrouvera par exemple dans l'autobiographie avec Rousseau,
07:40 ou bien comme dans tout acte d'écriture, n'est-ce pas l'écriture
07:44 qui fait l'objet de l'écriture, et donc l'écriture qui construit aussi le « moi ».
07:50 Michel Léris, qui est un grand écrivain de l'autobiographie du XXe siècle,
07:55 concevait l'autobiographie comme une action sur soi,
07:58 comme une fabrication, comme une self-fabrication.
08:03 Serge Dubrovsky, dont Gabriel nous parlera plus tard,
08:07 disait que pour l'autobiographe, comme pour n'importe quel écrivain,
08:12 rien, pas même sa propre vie, n'existe avant son texte.
08:18 Alors on pourra se demander si toute écriture sur soi n'est pas une autofiction.
08:25 L'écriture de soi est-elle l'écriture d'un « moi » révélé,
08:28 ou l'écriture d'un « moi » fantasmé ?
08:33 Enfin, je dis écriture de soi, mais l'expression devrait s'employer au pluriel.
08:37 Il s'agit plutôt des écritures de soi, car il y a bien des façons d'écrire sur soi.
08:44 Dès cette introduction, on peut relever différents paramètres.
08:48 Premier paramètre, en fonction de ce dont on parle quand on écrit sur soi.
08:53 Les mémoires, par exemple, qui sont souvent écrites par des grandes individualités historiques,
09:00 relatent des faits objectifs, des événements, des exploits,
09:07 sans faire recours à la subjectivité, au ressenti, contrairement à l'autobiographie,
09:13 qui révèle la conscience et les sentiments, et qui, avec Rousseau, j'y reviendrai,
09:17 naît comme introspection.
09:20 Mais un paramètre temporel aussi, qui joue sur les différentes façons d'écrire sur soi.
09:28 L'autobiographie est un travail rétrospectif, comme les souvenirs d'enfance,
09:34 alors que l'autoportrait littéraire qu'on rencontre avec Montaigne, par exemple,
09:40 et le terme est tiré de la peinture, réalise plutôt une saisie de soi dans le présent.
09:45 Le journal intime, dont on parlera dans une seconde partie, laisse une trace dans le présent,
09:51 et engage aussi l'avenir, puisque souvent, quand on écrit son journal intime,
09:55 on pense au soi futur, qui retrouvera le journal et qui pourra lire ce journal.
10:01 Et puis, un troisième paramètre, à qui s'adresse-t-on dans ces écritures sur soi ?
10:08 Dans les correspondances, et nous avons fait malheureusement le choix de ne pas en parler,
10:13 parce qu'on ne pouvait plus parler de tout, mais dans les correspondances,
10:16 on parle de soi à l'autre, à un autre élu, à un autre choisi, un ami, un intellectuel, etc.
10:23 Dans les écrits de conversion, on s'adresse d'abord essentiellement à Dieu.
10:29 Dans l'autobiographie, on s'adresse à un lecteur, et le lecteur, en droit, c'est tout autre.
10:33 Dans le discours sur le web, on s'adresse à des pères, à des semblables,
10:37 dont on attend la reconnaissance dans le journal intime.
10:40 On s'adresse essentiellement à soi-même, puisqu'on est à la fois le scripteur et le lecteur du journal intime.
10:48 Alors, ces différentes écritures de soi ont aussi des finalités, présentent des finalités différentes.
10:57 Pourquoi s'écrit-on soi-même, ou pourquoi écrit-on sur soi ?
11:03 D'abord, semble-t-il pour lutter contre l'irréversibilité du temps.
11:08 Écrire sur soi est une façon de conjurer la mort, faire revivre le passé.
11:14 Michel Léris, que j'évoquais tout à l'heure, disait qu'il était écrasé par la crainte de la mort.
11:22 Léris écrit dans la règle du jeu « Quand j'écris, c'est surtout autant lui-même que j'en veux. »
11:26 « Soit que j'essaie de rendre compte de ce qui se passe en moi dans le temps présent, soit que je ressuscite des souvenirs, soit que je m'évade dans un monde où le temps, comme l'espace, se dissout, soit que je veuille acquérir une forme de fixité ou d'immortalité en sculptant ma statue. »
11:41 Mais l'écriture de soi est aussi un mode de connaissance.
11:47 Connaissance de soi et introspection avec Rousseau qui part à la révélation du moi, recherche de soi avec Stendhal, l'écriture de soi comme auto-analyse, auto-interprétation, herménotique.
12:02 Il y a des analogies à faire entre le travail d'écriture de soi et le travail de psychanalyse, comme le montre la Cochaine Sadi Zeno, le livre d'Italo Svevo, où le personnage commence à faire son autobiographie sur les conseils de son psychanalyste.
12:18 Et puis, ce n'est pas seulement la connaissance de soi, c'est aussi la connaissance de la condition humaine, au-delà de l'ego.
12:25 Je pense à Simone de Beauvoir qui dit « Parler de soi, c'est parler aux autres d'eux-mêmes. »
12:30 Enfin, il y a une dimension performative de l'écriture de soi.
12:36 Je crois que tous les élèves qui sont ici savent maintenant ce que signifie performatif.
12:40 C'est lorsque une parole fait quelque chose, agit.
12:45 Or, quand on écrit sur soi, ce côté performatif, on le retrouve dans, par exemple, la confession, l'acte d'avouer.
12:53 L'apologie, se défendre soi-même, avec Rousseau, ou plus largement, l'écriture de soi comme une catharsis.
13:02 Et enfin, ce sera le dernier point de cette introduction, ces écritures de soi sont aussi datées historiquement.
13:11 Ça va de soi qu'on n'écrit pas sur soi de la même manière dans l'Antiquité, à la naissance du christianisme, au grand moment de l'individu, dans les Lumières, ou ce qu'on pourrait appeler une nouvelle autobiographie au XXe siècle.
13:28 Pour Michel Foucault, et on reviendra abondamment sur Foucault dans cette leçon, les écritures de soi mettent en évidence une histoire de la subjectivité.
13:43 Et je suivrai cette perspective historique pour envisager dans une première partie de cette conférence, l'écriture de soi de l'Antiquité à l'autobiographie.
13:55 La seconde partie sera consacrée au journal intime et au web contemporain.
14:01 Donc, première partie, l'écriture de soi de l'Antiquité à l'autobiographie.
14:08 Je partirai d'un texte de Michel Foucault de 1983, qui s'appelle l'écriture de soi, et que l'on retrouve dans ses conférences et ses écrits dans les Dits et Écrits, qui ont été publiés ultérieurement.
14:24 Il y conçoit l'écriture de soi comme une technique de soi.
14:29 Askésis, au sens grec, c'est-à-dire l'écriture de soi est d'abord, avant de faire œuvre, avant d'être un résultat, c'est d'abord un exercice, un entraînement, un entraînement de soi par soi.
14:42 Autrement dit, il envisage l'écriture de soi comme un acte, et non pas comme une œuvre.
14:49 C'est ce travail sur soi que l'on retrouve dans l'écriture de soi quotidienne, l'écriture de soi régulière, une manière sans aucun doute, peut-être pas d'écrire sur soi-même, mais de s'écrire soi-même.
15:04 Alors, je laisserai Foucault le temps d'une digression, puisque je voudrais vous parler des cahiers de Paul Valéry.
15:09 Paul Valéry, grand poète, philosophe intellectuel de la fin 19e, première moitié du 20e, qui tous les matins pendant 50 ans s'exerçait à l'écriture rituelle dans ses cahiers.
15:22 Comme un moine qui se lève pour faire les matines, comme un jogger qui part tous les matins faire sa course à pied, où on le verra puisque c'est sa métaphore, comme un pianiste qui tous les jours s'entraîne avec ses gammes.
15:33 Paul Valéry aura laissé 261 cahiers, qui sont des formes d'exercices spirituels.
15:39 J'ai relevé 2-3 citations de Valéry. Il dit "Il me faut le matin ce cahier avec ma cigarette, et de même nécessité, je pâtisse en cela, le cahier est maniche".
15:50 Encore, j'écris ces notes un peu comme on fait des gammes, et elles se répètent sur les mêmes notes depuis 50 ans, un peu comme on se promène à telle heure, chaque jour.
16:02 Puis cette dernière qui est intéressante, "Il n'est pas impossible que ces écritures, ce mode de noter ce qui vient à l'esprit, ne soit pour moi une forme du désir d'être avec moi, et comme d'être moi.
16:15 Et je m'en aperçois en observant souvent le soulagement de me retrouver devant ces cahiers comme en pantoufle, pensant à ce qui me vient, et non pas à ce à quoi il faut penser pour les autres.
16:27 De sorte que ces cahiers et ces habitudes qu'ils représentent me sont bien plutôt des causes des dites écritures qu'un effet et un agent de l'intention explicite d'écrire pour cela".
16:40 Qu'est-ce qu'il dit ? Que finalement, si j'écris tous les matins, c'est d'abord pour ce plaisir ou ce besoin, cette nécessité d'être avec moi, d'écrire pour moi et non pas d'écrire pour les autres.
16:51 Et l'acte même d'écrire importe finalement peut-être beaucoup plus pour Valérie que le contenu.
16:57 Ça va de soi que cette écriture de soi de Valérie n'est pas une recherche du moi, puisque l'ego ne présente aucun intérêt pour Paul Valéry, comme on le verra tout à l'heure dans sa reprise de Stendhal.
17:09 Cette digression sur Valérie est en fait, je vais revenir à Foucault et donc à cette technique de soi que Foucault voit d'abord dans l'Antiquité,
17:20 avant même la naissance du christianisme, qui pour lui ira de pair avec la naissance de la subjectivité, puisque cette écriture de soi, ce souci de soi,
17:30 Foucault l'analyse dans la pratique grecque et latine, "grec" puisque le terme est grec, des "upomnémata" dont Emma va nous parler.
17:41 Que sont les "upomnémata" ? Du point de vue étymologique, le mot vient du grec "upo" qui signifie "sous la conduite de" et de "mnémata" "la mémoire".
17:52 Et donc, cela signifierait littéralement "ce qui accompagne la mémoire", c'est-à-dire tout élément qui a rapport à un souvenir et qui peut l'évoquer par sa vue.
18:02 Cette définition n'est cependant que ce que l'on peut interpréter de l'étymologie du terme, puisque selon Foucault, c'est ce qu'il appelle les "upomnémata",
18:13 une mémoire matérielle des choses lues, entendues et pensées. C'est ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui des carnets de notes, des carnets de citations ou des fiches de lecture.
18:21 C'est un peu tout à la fois. Ils servent à, je cite, "capter le déjà dit, rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi".
18:31 Ce sont des recollections de choses dites, des aides mémoires, qui permettent d'éviter la "stultitia" de Sénèque, c'est-à-dire l'agitation de l'esprit,
18:43 qui fait qu'on se perd, qu'on ne retient rien de ce qu'on lit ou de ce qu'on entend, et qu'on se disperse.
18:50 Sénèque préconise la pratique pour éviter cette agitation. Il préconise le fait de lire et écrire tour à tour, et de recueillir la lecture faite par l'écriture.
19:05 Donc, les "upomnémata" sont une recollection du logos fragmentaire recueilli par l'enseignement.
19:11 Et cette pratique va de pair avec une culture de la traditionnalité et de l'autorité. Sénèque compare le contenu des "upomnémata" à deux éléments.
19:23 Déjà, au butinage des abeilles, c'est-à-dire qu'il faut digérer la matière que l'on a butinée un peu partout pour en faire un seul élément,
19:32 c'est-à-dire une "upomnémata" pour l'homme, ou du pollen pour les abeilles. En ce sens, l'écriture, par soi,
19:40 tandis qu'elle assimile et fait sien le contenu, donne une unification singulière à l'homme.
19:46 Sénèque propose aussi une autre comparaison, celle de la chorale. On entend l'ensemble, mais on ne peut pas distinguer chaque voix individuelle.
19:55 De même, l'écriture dans les "upomnémata" unit le divers pour produire un nouveau son singulier.
20:01 Dans lequel on peut lire une généalogie spirituelle. C'est-à-dire que c'est bien un soi qui se constitue à travers cette pratique,
20:11 mais c'est un sujet intellectuel qui n'a rien à voir avec un moi intime ou psychologique.
20:17 Merci Emma. Alors, l'écriture de soi subjective, l'écriture de la subjectivité pour Foucault, naît essentiellement avec le christianisme.
20:29 Et nous allons évoquer un autre texte de Foucault, celui dans lequel il réfléchit sur l'aveu.
20:36 Alors là aussi, c'est un peu une parenthèse, parce que bien sûr, l'aveu n'est pas forcément un aveu écrit.
20:41 C'est un discours sur soi qui n'est pas toujours une écriture de soi.
20:46 Mais ce texte de Foucault est essentiel parce qu'il montre comment, quand se constitue le sujet au sens d'individu,
20:54 et bien parfois se constituent aussi les conditions d'un assujettissement.
20:59 Et on verra jusqu'en conclusion que pour Foucault, qui dit sujet, ne dit pas forcément libération de la personne, loin de là.
21:06 Alors peut-être, Monsieur Gouterès pourrait-il faire avancer le...
21:11 faire avancer... voilà, nous en sommes un petit peu plus loin.
21:18 On a passé et nous en arrivons donc à ce texte de l'aveu que Gabriel va nous lire.
21:23 "L'aveu de la vérité s'est inscrit au cœur des procédures d'individualisation par le pouvoir.
21:28 Nous sommes devenus une société singulièrement avouante.
21:32 On avoue ses crimes, on avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, on avoue son passé et ses rêves,
21:39 on avoue ses maladies et ses misères.
21:41 On s'emploie avec la plus grande exactitude à dire ce qu'il y a de plus difficile à dire.
21:46 On avoue en public et en privé, à ses parents, à ses éducateurs, à son médecin, à ce qu'on aime.
21:53 On se fait à soi-même, dans le plaisir et dans la peine, les aveux impossibles à tout autre et dont on fait des livres.
22:00 On avoue ou on est forcé d'avouer.
22:03 L'homme en Occident est devenu une bête d'aveu.
22:07 Il faut être soi-même bien piégé par cette ruse interne de l'aveu pour prêter à la censure,
22:13 à l'interdiction de dire et de penser, un rôle fondamental.
22:18 Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlons de liberté,
22:24 toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation,
22:29 ressassent la formidable injonction d'avoir à dire ce qu'on est, ce qu'on a fait,
22:34 ce dont on se souvient et ce qu'on a oublié, ce qu'on cache et ce qui se cache,
22:39 ce à quoi on ne pense pas, ce qu'on ne pense pas penser.
22:44 Immense ouvrage auquel l'Occident a plié des générations pour produire,
22:48 pendant que d'autres formes de travail assuraient l'accumulation du capital,
22:52 l'assujettissement des hommes, je veux dire, leur constitution comme sujet au deux sens du terme.
22:59 L'aveu est un rituel de discours où le sujet qui parle, coïncide avec le sujet de l'énoncé.
23:08 C'est aussi un rituel qui se déploie dans un rapport de pouvoir,
23:12 car on n'avoue pas, sans la présence, au moins virtuelle, d'un partenaire,
23:17 qui n'est pas simplement l'interlocuteur, mais l'instance qui requiert l'aveu,
23:21 l'impose, l'apprécie, intervient pour juger, punir, pardonner, réconcilier.
23:28 Un rituel où la vérité s'authentifie de l'obstacle et des résistances qu'elle a eu à lever pour se formuler.
23:35 Un rituel enfin où la seule énonciation, indépendamment de ses conséquences externes,
23:41 produit, chez qui l'articule, des modifications intrinsèques.
23:46 Elle l'innocente, elle le rachète, elle le purifie, elle le décharge de ses fautes,
23:52 elle le libère, elle lui promet le salut.
23:55 Alors un texte très riche et qui demanderait une leçon à lui-même.
24:02 Donc bien sûr dans l'aveu, il y a une coïncidence entre le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé.
24:09 L'aveu, c'est une révélation de ce qui est intime, de ce qui est secret.
24:14 Et c'est une parole bien sûr, là aussi performative.
24:18 L'aveu passe souvent pour un discours de courage, parce qu'on n'ose dire, et de libération.
24:25 Il semblerait qu'on se libère du poids d'une faute.
24:28 Vous avez vu comment Foucault montre que depuis sa pratique dans le christianisme,
24:33 et il faudrait remonter à la pratique de la confession et de la pénitence,
24:37 l'aveu est devenu en Occident ce que Durkheim appellerait un fait social total.
24:42 L'aveu pénal, l'aveu médical, l'aveu dans la psychanalyse, l'aveu dans la littérature,
24:46 un aveu qui peut être privé, l'aveu au médecin ou au confesseur,
24:50 qui peut être public, qui peut être volontaire, le coming out, ou arraché par la force.
24:55 Mais ce qui nous intéresse ici, ce qui est intéressant dans le texte de Foucault,
24:59 c'est de mettre en évidence la ruse de l'aveu, comme le dit Foucault,
25:03 l'effet de tromperie qu'il exerce sur les sujets.
25:06 Parce que quand on avoue, on se soumet à l'instance à laquelle on avoue.
25:11 Et l'instance de pouvoir ici n'est pas l'instance qui parle, c'est l'instance qui écoute.
25:15 Le médecin, le confesseur, au tribunal, le juge, etc.
25:21 L'idée donc de Foucault, c'est que l'aveu cache un asservissement qu'il produit
25:28 en se présentant comme désirable et curatif.
25:31 Et on le voit très bien dans l'opposition entre l'aveu et la censure.
25:35 Parce que la censure empêche de dire, il semblerait que dire soit toujours un acte de liberté.
25:41 On ne se méfie pas de l'obligation à dire que cache l'aveu.
25:46 Et en ce sens, on peut parler d'un pouvoir renversé, d'un pouvoir inversé à la manière de Marx,
25:52 puisque le pouvoir se manifeste non pas dans l'interdit, mais dans l'injonction à dire.
25:58 Alors, Gabriel, il nous a très bien lus ces voix qui poussent à dire et à révéler.
26:04 Et qu'est-ce qu'on révèle ? On révèle ce que l'on pense,
26:06 mais même on finit par révéler ce que l'on ne pense pas.
26:10 Autrement dit, l'aveu n'est pas seulement la révélation d'une culpabilité,
26:15 l'aveu fabrique de la culpabilité, l'aveu produit le sujet coupable.
26:23 Et nous retrouvons donc bien ce sujet, comme je l'annonçais, dans un double sens,
26:28 à la fois certes un individu, mais en même temps un sujet qui s'assujettit par le fait même de dire et de révéler l'intime.
26:37 Alors, cette question, on va la retrouver jusqu'au bout, y compris quand on réfléchira sur le web contemporain.
26:43 Voilà, écoutons donc Foucault nous parler de ses écritures dans le christianisme,
26:52 et en particulier un texte qu'il reprend dans "Les Dix" et écrit, un texte de Saint-Athanas d'Alexandrie.
27:00 Alors, Saint-Athanas d'Alexandrie, ça a été une figure très importante dans le christianisme antique.
27:06 Il a une vie, si vous avez des curiosités de voir, c'était un évêque d'Alexandrie qui a une vie rocambolesque,
27:11 et il a écrit surtout sur Saint Antoine du Désert.
27:15 Saint Antoine du Désert qui, sous la plume de Saint-Athanas, apparaît comme vraiment un emblème,
27:23 une figure emblématique de la vie monastique, de la vie au monastère, mais aussi de la vie de l'ermite,
27:28 puisqu'il était tout seul dans son désert.
27:31 Et quand on est seul dans le désert, il est possible que l'écrit soit absolument nécessaire
27:37 pour éviter les mauvaises pensées et d'être en prise avec le démon, comme va nous le lire Gabriel.
27:43 Voici une chose à observer pour s'assurer de ne pas pécher.
27:47 Remarquons et écrivons, chacun, les actions et les mouvements de notre âme,
27:52 comme pour nous les faire mutuellement connaître, et soyons sûrs que par honte d'être connus,
27:58 nous cesserons de pécher et d'avoir au cœur rien de pervers.
28:02 Qui donc, quand il pêche, consent à être vu, et lorsqu'il a péché, il ne préfère mentir pour cacher sa faute ?
28:08 On ne forniquerait pas devant témoin.
28:11 De même, écrivant nos pensées comme si nous devions nous les communiquer mutuellement,
28:15 nous nous gardons au mieux des pensées impures par honte de les avoir connues.
28:19 Que l'écriture remplace les regards des compagnons d'Assaise,
28:24 rougissant d'écrire autant que d'être vu, gardons-nous de toute pensée mauvaise.
28:29 Disciplinant de la sorte, nous pouvons réduire le corps en servitude et déjouer les ruses de l'ennemi.
28:35 L'écrit joue le même rôle pour l'ermite que les compagnons au monastère.
28:41 C'est-à-dire que l'écrit va réaliser une certaine forme d'être vu, d'où la référence à la honte.
28:47 On ne peut pas écrire n'importe quoi.
28:49 Si j'écris de mauvaise pensée, sans doute que ça va peu à peu m'apprendre à éviter ces mauvaises pensées.
28:56 L'écrit est donc ici une arme de combat spirituel.
29:01 L'écriture de soi dissipe l'ombre intérieure, l'ombre intérieure étant ici le refuge du démon.
29:10 Alors parmi ces écritures de soi chrétiennes, les confessions, les récits des confessions, pardon, les récits des conversions,
29:18 jouent une place majeure.
29:21 J'évoquerai trop rapidement les confessions de saint Augustin comme récits de conversion.
29:28 Les confessions de saint Augustin, c'est bien un discours de la subjectivité et qui est pourtant, on va le voir, aux antipodes de l'autobiographie.
29:38 Discours de l'intimité, "intima mea" dit saint Augustin, discours de la confession et de l'aveu des différents péchés.
29:48 Mais ce n'est pas un discours autobiographique parce qu'il ne satisfait aucune curiosité, parce qu'il laisse beaucoup de blancs
29:55 et parce que le sujet n'est certainement pas l'exaltation du moi, mais plutôt la dépréciation de ce moi, voire l'humiliation du moi dans une perspective chrétienne.
30:07 Le philosophe et commentateur Jean-Luc Marion a écrit un livre au sujet des confessions de saint Augustin qui s'appelle "Au lieu de soi".
30:15 Et le "Au lieu de soi" à entendre dans deux sens, c'est d'abord le lieu où doit se trouver le soi, mais dans ce lieu où se trouve le soi,
30:24 qu'est-ce qu'on trouve ? Ce n'est pas le soi, ce qu'on trouve c'est un autre fondement, bien sûr, c'est Dieu.
30:29 Et finalement, au lieu de soi, c'est Dieu qui est là.
30:32 Marion, dans une perspective contemporaine, parle d'une déconstruction du soi pour consentir à recevoir le soi de Dieu.
30:39 Parce que Dieu est plus intérieur à moi-même que moi-même.
30:43 Je cite saint Augustin "Je ne puis comprendre entièrement ce que je suis, l'esprit est donc trop étroit pour s'étreindre lui-même".
30:51 Le destinataire des confessions, le premier destinataire des confessions, c'est Dieu lui-même, puisque les confessions sont aussi des louanges à Dieu.
31:02 "Confiteor" en latin, c'est avouer et louer.
31:05 Si les confessions ont aussi une portée morale, donc une portée d'édification pour des lecteurs éventuels, c'est une modalité édifiante, indirecte.
31:17 La modalité première, c'est une finalité bien sûr transcendante.
31:22 La parole adressée à Dieu, même si ensuite elle peut convertir les autres.
31:27 Et puis, il y a une dernière spécificité qui est importante dans les confessions, c'est que les confessions mettent l'accent sur, d'abord, la distance entre le "je" d'avant la conversion, ce "moi" révolu, et le "je" converti, entre le "moi" passé et le "je" présent.
31:45 Donc les confessions racontent ce qui est advenu dans un temps autre, ou plutôt les confessions racontent comment d'autre, saint Augustin est devenu lui-même.
31:57 Donc il y a bien ici l'actualisation de l'autre, le sujet de l'énonciation n'est plus ce sujet de l'énoncé, qui n'était pas encore converti, mais en même temps il demeure pécheur.
32:11 Donc il dit que l'actualisation de l'autre, le sujet de l'énonciation n'est plus ce sujet de l'énoncé, qui n'était pas encore converti, mais en même temps il demeure pécheur.
32:24 Donc il dit que l'actualisation de l'autre, le sujet de l'énonciation n'est plus ce sujet de l'énoncé, qui n'était pas encore converti.
32:34 Donc je disais qu'il y a bien ici le soi-même comme un autre, puisqu'il y a de l'autre, c'est cet autre instauré par la conversion, et en même temps il y a la reprise et la responsabilité de cet autre passé.
32:50 Alors je vais arriver enfin à l'autobiographie comme genre, et l'autobiographie comme genre que l'on fait souvent remonter à Rousseau, repose sur une certaine reprise et en même temps on va le voir un renversement des confessions de Saint-Augustin.
33:14 Maya Béatrice va nous lire l'incipit du manuscrit de Genève et du manuscrit de Paris, je reviendrai sur l'autre manuscrit ensuite.
33:26 « Intus et incut. Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme se sert à moi. Moi seule. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus. J'espère n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne veux pas mieux, au moins je suis autre.
33:55 Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, le soir, c'est ce dont on meurt. C'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
34:07 Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement, voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus.
34:21 Je dis le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tué de mauvais, rien ajouté de bon. Et s'il m'est arrivé d'employer quelques remords indifférents, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire.
34:35 J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré telle que je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime quand je l'ai été.
34:49 J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables, qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rejuissent de mes misères,
35:03 que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité. Et puis, quand seuls te disent, s'ils l'osent, je fus meilleur que cet homme-là.
35:14 Alors, on voit tout de suite que Rousseau ici renverse le schéma augustinien, puisque Rousseau s'adresse prioritairement au lecteur et indirectement à Dieu.
35:26 Et encore Dieu n'est présent que dans l'inquipide, puisque ce qui garantit la vérité et la sincérité, ce n'est plus le regard de Dieu, c'est le sentiment intérieur, la conscience morale, même si cette conscience, vous le savez, les élèves qui sont ici, c'est un instinct divin.
35:41 Bien sûr, un discours de la singularité, un discours de l'intimité. Rousseau exagère beaucoup sur cette singularité. La nature a jeté le moule après m'avoir produit une fois moi-même, il n'y aura pas de deuxième Jean-Jacques.
35:55 Et un discours de l'introspection, "in tu" c'est "incouter", ça commence comme ça, "écouter", c'est-à-dire à l'intérieur et sur la peau. Un discours du dévoilement et de la sincérité.
36:06 Alors l'autobiographie ici raconte un soi passé, le scripteur n'est plus ce soi raconté, ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus.
36:22 Je voudrais juste faire une incursion du côté du préambule du manuscrit de Neuchâtel, on ne va pas avoir le temps de le lire, où Rousseau a tout à fait conscience de la difficulté, mais dire ses souvenirs, est-ce que c'est véritablement dire le passé ?
36:36 On reviendra puisque c'est une des grandes questions de l'autobiographie. Et dans ce manuscrit de Neuchâtel, Rousseau dit, en me livrant à la fois au souvenir de l'impression reçue et au sentiment présent,
36:46 je prendrai doublement l'état de mon âme, savoir au moment où l'événement m'est arrivé et au moment où je l'ai décrit.
36:53 Autrement dit, de la difficulté, Rousseau fait une richesse. En écrivant sur le moi passé, je parlerai aussi de ce moi présent, du moi écrivant, du moi de l'énonciation, du moi qui aujourd'hui retrouve le souvenir.
37:09 Starobinsky, le spécialiste de Rousseau, dit « Rousseau se raconte lui-même tel qu'il revit son histoire en l'écrivant ». Je dirais, Rousseau, en écrivant sur lui-même, s'écrit aussi lui-même.
37:24 Il y a dans l'écriture de soi, et nous n'aurons pas le temps d'aborder ce côté-là, dans l'écriture de soi rousseauiste, toute cette dimension de l'aveu. Je vous laisse découvrir, ceux qui en auront envie, le texte où Rousseau raconte ce qui aurait déclenché l'écriture des Confessions,
37:40 c'est-à-dire cet acte d'ignominy où il a dénoncé une personne qui travaillait au service de la maison et qui était tout à fait innocente d'un vol que le jeune Jean-Jacques avait commis.
37:54 Je suis passée rapidement sur ce texte de Rousseau qui est connu. Je voudrais en arriver tout de suite à la définition que Philippe Lejeune, ce spécialiste de la littérature, qui a écrit longuement sur l'autobiographie.
38:11 On est dans les années 70, son premier ouvrage date de 71, « L'autobiographie en France, suivi du pacte autobiographique ». On le retrouvera, Philippe Lejeune, y compris sur la question du journal intime.
38:20 Il donne une définition classique de l'autobiographie. Je crois qu'on ne peut plus avoir recours au… Non, on ne va pas essayer. Vous la trouverez très facilement.
38:32 « Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ».
38:46 Comme toute définition, cette définition est une délimitation qui permet de distinguer l'autobiographie des mémoires puisqu'il s'agit de la personnalité, de la vie individuelle et de la peinture de soi.
39:00 On a affaire à un récit rétrospectif. Ce que nous dit Lejeune, c'est que l'autobiographie se caractérise par la triple identité, l'auteur, le narrateur et le personnage.
39:11 L'auteur est aussi le narrateur, le personnage, le « moi » énoncé.
39:16 Il faudrait ajouter à cela, c'est pour ça que je suis passée vite, la fameuse question du pacte de sincérité.
39:25 Lejeune nous dit « Dans une autobiographie, il y a un pacte, au moins implicite, entre l'écrivain et son lecteur, d'un pacte de sincérité ».
39:34 Je crois avec Rousseau qu'il ne cesse de clamer sa sincérité, je ne viendrai pas déformer ce que je dis.
39:42 Alors, ça a été beaucoup discuté ce pacte de sincérité et Lejeune précise qu'il faut surtout l'entendre au sens d'un pacte du lecteur.
39:52 C'est le lecteur qui va lire l'autobiographie en pensant qu'il lit un récit sincère.
39:58 Je cite Lejeune qui dit « Pour moi, un autobiographe, ce n'est pas quelqu'un qui dit la vérité sur sa vie, ce qu'on ne saura jamais,
40:05 mais c'est quelqu'un qui dit qu'il dit la vérité sur sa vie ».
40:10 Il dit encore Lejeune « Si donc l'autobiographe se définit par quelque chose d'extérieur au texte,
40:15 ce n'est pas en deçà par une invérifiable ressemblance avec une personne réelle,
40:19 mais au-delà, par le type de lecture qu'elle engendre, la créance qu'elle secrète ».
40:25 Ce pacte est surtout un mode de lecture.
40:29 On lit une histoire qui, en tous les cas, prétend à la vérité.
40:33 Ce thème de la sincérité et de la vérité est présent avant Rousseau,
40:37 puisqu'il anime le discours aussi de Montaigne, et il est présent après Rousseau, avec Stendhal.
40:43 Lorsqu'il écrit cet ouvrage qui s'appelle « La vie de Henri Brulard »
40:47 et qui est en fait une autobiographie, qui ne porte ni le vrai nom de Stendhal qui était belle,
40:54 dans lequel Stendhal dit « Être vrai, simplement vrai, il n'y a que cela qui tienne.
40:59 Combien ne faut-il pas de précaution, dit-il encore, pour ne pas mentir ? »
41:02 Ce qui serait intéressant à travailler du point de vue littéraire avec Stendhal,
41:06 c'est que ça engage, je souci de sincérité, toute une modalité d'écriture.
41:10 Écrire un premier jet, ne pas se relire, pas de falsification,
41:15 donc préférer le fragment, la rupture, introduire des dessins, introduire des plans,
41:19 introduire des schémas, c'est-à-dire tout ce qui va dans le sens de la spontanéité,
41:24 dans la recherche de ce mot.
41:28 On peut dire que le modèle rousseauiste de l'autobiographie est un espèce de modèle type,
41:34 modèle type qui va être discuté, rediscuté, transformé,
41:41 avec la philosophie qui discutera la question de la subjectivité.
41:47 Donc, avec les sciences sociales, avec l'arrivée de la psychanalyse,
41:50 avant cela avec Nietzsche qui nous dit que le « moi » n'est qu'une illusion de la grammaire,
41:54 il va de soi que l'autobiographie ne peut plus rester en état,
41:57 l'autobiographie telle qu'on l'a rencontrée dans « La définition de le jeune » et avec Rousseau,
42:02 mais que, loin de renoncer au genre autobiographique,
42:05 on va voir apparaître, essentiellement au XXe siècle,
42:09 un nouveau genre d'autobiographie et presque, pourrait-on dire,
42:12 une nouvelle autobiographie au sens où on parle aussi du nouveau roman.
42:15 Ce sont les points de critique de l'autobiographie type
42:19 qui vont relancer le genre autobiographique.
42:23 Je vais pointer quelques lieux communs de la critique de l'autobiographie.
42:28 J'ai dit « idéal de sincérité », est-ce que cet idéal de sincérité peut être maintenu ?
42:36 N'y a-t-il pas une contradiction entre la volonté de sincérité et la sincérité ?
42:40 Je laisse les textes que vous trouverez dans le dossier,
42:42 les textes de la logique de Port-Royal, parce qu'on n'a pas beaucoup de temps.
42:46 Mais c'est Paul Valéry qui vient donner le coup de grâce à cette question de sincérité
42:50 dans son petit essai sur Stendhal,
42:53 et qui dit « la sincérité, ce n'est que la comédie de sincérité ».
42:57 On pense ensuite à ce que va devenir la sincérité,
42:59 qui va laisser place à la mauvaise foi avec Sartre.
43:02 La sincérité meurt, d'une certaine manière, avec le XIXe.
43:06 Valéry dit « je perçois le projet d'être soi, d'être vrai jusqu'au faux ».
43:11 Critique aussi, bien sûr, du narcissisme,
43:14 qui semblait itinérant à l'autobiographie.
43:17 Le discours sur soi semble faire preuve d'égotisme.
43:21 Je n'avais pas employé le terme, alors égotisme, c'est un anglicisme,
43:25 qui va être d'ailleurs employé par Stendhal lui-même,
43:27 puisque lorsqu'il est à côté de Rome, à Civitave, en juin 1832,
43:32 il va écrire ce premier jet d'autobiographie qui s'appelle « Les souvenirs d'égotisme ».
43:37 J'ai oublié de vous dire aussi que le mot « autobiographie » apparaîtra,
43:41 c'est un terme aussi qui vient de l'anglais, il apparaîtra autour de 1850.
43:45 Donc voilà, le genre est né, bien sûr, avant que le nom apparaisse.
43:50 Autre élément de critique qui va nous amener cette fois sur des formes d'autobiographie au XXe,
43:55 c'est la critique de la prétention rétrospective du souvenir.
43:58 On a vu déjà Rousseau attentif à ce fait que quand on se souvient,
44:02 en réalité, on parle du mois passé, mais aussi du mois présent,
44:06 qui est actif dans ce souvenir.
44:08 Je voudrais juste évoquer quelques mots d'un texte de Freud
44:11 au sujet du souvenir d'enfance et du souvenir écran,
44:15 quand Freud dit « Nos souvenirs d'enfance nous montrent les premières années de la vie,
44:19 non comme elles étaient, mais comme elles sont apparues à des époques d'évocation ultérieures.
44:24 À ces époques d'évocation, les souvenirs d'enfance n'ont pas émergé,
44:28 mais ils ont été formés et formés, bien sûr,
44:32 au gré formé et déformé, au gré de l'inconscient. »
44:36 Alors ce soupçon sur le côté rétrospectif de la mémoire
44:40 va animer le travail de Nathalie Sarraute et dans « Enfance »,
44:45 où la description de l'enfance est en même temps un regard critique
44:50 sur cette possibilité d'évoquer le discours de l'enfance.
44:53 Et ce regard critique, elle en rencontre par le dédoublement de la voix,
44:57 dédoublement de la voix de la narratrice,
45:00 avec d'un côté le jeu du présent de la narration,
45:03 qui est tenté par des beaux souvenirs,
45:05 et de l'autre une voix critique,
45:07 qui est toujours là pour rappeler à Nathalie
45:09 que ses souvenirs, elle ne peut pas les avoir vécus,
45:12 et pour venir défaire les apparences.
45:14 Alors Aïline et Emma ont choisi de lire un extrait à deux voix
45:19 pour rendre compte justement de cette dualité de la voix.
45:22 « Alors, tu vas vraiment faire ça ? Évoquer tes souvenirs d'enfance.
45:27 Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas.
45:30 Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent.
45:33 Tu veux évoquer tes souvenirs.
45:35 Il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça. »
45:37 « Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi. »
45:40 « C'est peut-être, est-ce que ça ne serait pas ?
45:43 On ne se rend parfois pas compte.
45:45 C'est peut-être que tes forces déclinent. »
45:47 « Non, je ne crois pas, du moins je ne le sens pas. »
45:49 « Et pourtant, ce que tu veux faire, évoquer tes souvenirs,
45:52 est-ce que ça ne serait pas ? »
45:54 « Oh, je t'en prie. »
45:55 « Si, il faut se le demander.
45:57 Est-ce que ça ne serait pas prendre ta retraite, te ranger,
46:00 quitter ton élément, ou jusqu'ici, tant bien que mal ? »
46:03 « Oui, comme tu dis, tant bien que mal. »
46:05 « Peut-être, mais c'est le seul où tu n'as jamais pu vivre. Celui... »
46:09 « Oh, à quoi bon ? Je le connais. »
46:11 « Est-ce vrai ? Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ?
46:14 Comme là-bas, tout fluctue, se transforme, s'échappe.
46:17 Tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant.
46:20 Vers quoi ? Qu'est-ce que c'est ?
46:22 Ça ne ressemble à rien. Personne n'en parle.
46:24 Ça se dérobe, tu l'agrippes comme tu peux, tu le pousses.
46:27 Ou n'importe où, pour que ça trouve un milieu propice,
46:29 ou ça se développe, ou ça parvient peut-être à vivre.
46:32 Tiens, rien que d'y penser. »
46:34 Alors, sur cette question du souvenir d'enfance,
46:38 c'est dans un tout autre contexte que Georges Pérec va s'y pencher.
46:44 Survivant du génocide, il a perdu son père et sa mère très jeunes.
46:51 Et Pérec dira « Je n'ai pas de souvenir d'enfance.
46:56 Jusqu'à ma douzième année, à peu près, mon histoire tient en quelques lignes.
46:59 J'ai perdu mon père à 4 ans, ma mère à 6.
47:01 J'ai passé la guerre dans les diverses pensions de Villars-de-Lens.
47:04 En 1945, la soeur de mon père et son mari m'adoptèrent.
47:07 Cette absence d'histoire m'a longtemps rassurée.
47:10 Sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence me protégeaient.
47:14 Mais de quoi me protégeait-elle ?
47:16 Sinon, précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle,
47:19 de mon histoire à moi, qui, on peut le supposer, n'était ni sèche,
47:24 ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente. »
47:29 C'est Emma qui va nous parler du travail de Pérec dans W ou le souvenir d'enfance.
47:36 Dans W ou le souvenir d'enfance, les souvenirs sont là comme des souvenirs écran freudiens.
47:41 Ils sont à la fois les obstacles du passé et ils le réfléchissent en même temps.
47:47 Ils sont aussi lacunaires.
47:49 Pérec lui-même dit « pauvre d'exploits et de souvenirs, fait de bribes et parses,
47:53 de blancs, d'oublis, de doutes, d'hypothèses, de maigres anecdotes. »
47:57 Et les souvenirs sont des, je cite, « morceaux de vie arrachés au vide ».
48:01 Le flot autour des souvenirs d'enfance est aussi renforcé par les deux épigraphes de W ou le souvenir d'enfance.
48:07 Ce sont deux citations de Raymond Queneau.
48:09 La première étant « Cette brume insensée où s'agit des ombres, comment pourrais-je l'éclaircir ? »
48:14 et la deuxième « Cette brume insensée où s'agit des ombres, est-ce donc là mon avenir ? »
48:19 Le projet autobiographique de Pérec se noue autour de deux questions.
48:23 D'une part, éclaircir la brume insensée, c'est-à-dire le passé, où s'agit des ombres,
48:29 c'est dans ce cas-là les souvenirs, et de l'autre, essayer de comprendre si ce flot constituera également son avenir,
48:35 c'est-à-dire s'il vivra entouré de cette brume.
48:38 Pérec lui-même dit « L'enfance n'est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni toison d'or,
48:44 mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens. »
48:50 Pour comprendre l'originalité de W, il faut comprendre comment s'entremêlent la fiction et les récits personnels.
48:59 Pour ce qui est de la fiction, dans la première partie, on a l'histoire de Gaspard Winkler,
49:04 un déserteur qui vit sous un faux nom et qui est contacté par Otto Affelstal pour retrouver le vrai Winkl,
49:11 celui dont il a pris le nom, un garçon sourd et muet qui a disparu avec sa mère lors d'un voyage en bateau.
49:18 Dans la première partie, ce récit fictionnel s'alterne avec le récit autobiographique de Pérec, de sa naissance à ses six ans.
49:27 Dans la deuxième partie, le récit concernant Gaspard Winkler s'efface et laisse la place à la dystopie de l'île de W,
49:35 c'est-à-dire une société implantée sur une île de la Terre de Feu et entièrement consacrée au sport
49:41 et qui se révèle peu à peu être une métaphore des camps de concentration.
49:44 Ces chapitres s'alternent avec la continuité de la vie de Pérec de ses six à douze ans.
49:50 Dans La mémoire et l'oblique, c'est un essai qui porte intégralement sur W ou le souvenir d'enfance
49:56 et écrit par Philippe Lejeune, celui-ci met l'accent sur les mots qu'emploie Pérec pour parler de ses récits autobiographiques,
50:03 c'est-à-dire l'oblique, le dévié, le détour, la ruse.
50:07 Les morceaux autobiographiques sont sans cesse déviés et chaque projet particulier n'entretient avec ce qu'on nomme
50:14 ordinairement autobiographique que des rapports lointains.
50:18 Donc, cet ouvrage met en relief l'écriture lacunaire et les difficultés sauvées par l'autobiographie.
50:24 Enfin, l'écriture est là pour Pérec pour parler de l'absence, en particulier celle de ses parents qui sont décédés.
50:30 L'écriture donne séculture, l'hommage du vivant aux absents.
50:34 Pérec dit, je cite, "Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l'ultime reflet d'une parole absente à l'écriture,
50:42 le scandale de leur silence. Je n'écris pas pour dire que je n'ai rien à dire.
50:47 J'écris. J'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été parmi eux,
50:51 au milieu, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps.
50:54 J'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture.
50:59 Leur souvenir est mort à l'écriture. L'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie."
51:04 Merci Emma. Alors si W intègre la fiction à l'autobiographie, c'est à Serge Dubrovsky que l'on doit en 1977
51:15 le néologisme, le mot valise, autofiction.
51:19 C'est Gabriel qui va nous en parler et puis ensuite je conclurai très rapidement ce premier moment.
51:26 Effectivement, Serge Dubrovsky est un critique littéraire et ensuite un auteur de la deuxième partie du XXe siècle français
51:33 qui, dans son œuvre "Fils" de 1977, propose une évolution de l'autobiographie en autofiction.
51:40 Ce néologisme a un sens clair. Cela signifie que celle qui est retracée, c'est l'histoire de sa vie réelle,
51:48 mais sous une forme fictionnelle. D'un côté, il retrace les différents fils de sa vie,
51:54 vie d'un mauvais fils qui se comporte mal vis-à-vis de ses parents,
51:58 mais tout cela est fait avec une très grande précision.
52:03 Par exemple, les lettres de sa sœur dont il parle dans l'ouvrage sont les vraies lettres qu'il a reçues de sa sœur,
52:09 qu'il va aller chercher pour les relire. Mais en même temps, tout cet ensemble est ensuite réagencé
52:15 dans le récit d'une seule journée, journée fictive, qui est concentrée autour de trois sessions de psychanalyse,
52:23 qui est vu comme le moment de la vérité, comme nous le reverrons.
52:28 Contraint ensuite de départager son œuvre entre le roman et la fiction,
52:36 il finira par choisir le terme "roman" pour parler de son œuvre, mais dans le texte que je vais lire,
52:42 il explique pourquoi il a fait ce choix.
52:46 La prière d'insérer, que j'ai rédigée à l'époque, donne deux raisons.
52:50 Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde,
52:55 au soir de leur vie, dans un beau style. Fiction d'événements et de faits strictement réels.
53:01 Si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage de l'aventure à l'aventure du langage.
53:08 La fiction serait donc ici une ruse du récit, n'étant pas de par son mérite un des ayants droit de l'autobiographie,
53:15 l'homme quelconque que je suis doit, pour capter le lecteur rétif,
53:19 lui refiler sa vie réelle sous les espèces plus prestigieuses d'une existence imaginaire.
53:25 Les humbles, qui n'ont pas droit à l'histoire, ont droit au roman.
53:29 L'autre raison serait d'écriture.
53:32 Si l'on délaisse le discours chrono-logicologique au profit d'une divagation poétique,
53:38 d'un verbe vadrouilleur, où les mots ont préséance sur les choses, se prennent pour les choses,
53:44 on bascule automatiquement hors narration réaliste dans l'univers de la fiction.
53:49 Un curieux tourniquet s'instaure alors.
53:51 Fausse fiction, qui est histoire d'une vraie vie, le texte, de par le mouvement de son écriture,
53:57 se déloge instantanément du registre patenté du réel.
54:01 Ni autobiographie ni roman, donc, au sens strict,
54:04 il fonctionne dans l'entre-deux, en un revoi incessant,
54:08 en un lieu impossible et insaisissable ailleurs que dans l'opération du texte.
54:13 Le texte, à son tour, n'opère pas dans le vide, mais dans une vie,
54:18 glissant en un mouvement perpétuel dans les frayages du double sens,
54:23 créant son propre genre ambigu, androgyne, l'écriture est inventée par la névrose.
54:29 Avec toutefois cette différence,
54:31 que si la contradiction à la longue insupportable fait entrer le sujet esquisé en analyse,
54:37 mettant pour employer la terminologie proustienne le héros du récit en position d'analysant,
54:43 le narrateur, lui, dans le repérage du champ, se met à la place de l'analyste.
54:48 L'instance scripturale délègue les rôles, conduit les répliques,
54:53 maintient les associations en liberté surveillée, bref, mène le jeu.
54:58 Voilà donc répercuté, au lieu où il tente de la guérir ou de la résoudre,
55:03 la fracture même du sujet, la double postulation contraire de son désir,
55:08 occupé simultanément de place, antithétique.
55:12 Ce texte est très riche et très complexe, mais on peut en relever quelques points principaux.
55:17 Tout d'abord, il donne ici les deux raisons du choix de cette formule d'autofiction,
55:22 et justement de pourquoi une fiction à l'intérieur.
55:26 La première est plutôt de caractère humoristique, presque comique.
55:30 Sa vie n'est pas suffisamment noble, importante, pour en faire une autobiographie.
55:36 Ici, on retrouve le caractère réservé à une élite des mémoires qui est associée à l'autobiographie.
55:44 C'est l'œuvre pour les grands personnages, en opposition avec l'homme quelconque,
55:49 qu'il se définit lui-même, comme il se définit lui-même.
55:53 On retrouve justement ce qui est un peu comique, de parler d'un style grandiose.
55:58 Au contraire, lui, pour refiler son existence, il a besoin de la fiction pour raguer le lecteur.
56:05 Il présente ensuite la deuxième raison, qui est la vraie raison,
56:09 présentée comme la raison d'écriture.
56:12 Celle-ci est bien résumée dans la phrase "le langage d'une aventure se transforme en l'aventure du langage".
56:20 Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? C'est que l'aventure de l'œuvre n'est plus ce qui se déroule,
56:26 mais le choix même des mots. Celui-ci devient la réelle aventure de l'œuvre.
56:31 On a donc une primauté, une préexistence des mots sur l'effet raconté, comme il le dit lui-même.
56:37 Ce choix des mots, le verbe "vadrouilleur", comme il le définit lui-même,
56:44 c'est ce dernier qui mène le jeu, qui construit l'histoire en elle-même.
56:49 Ce n'est plus l'histoire, le centre, mais les mots utilisés pour celle-ci.
56:53 Il y a donc cette idée de fonctionnement entre les deux, au sens où le "soit", le "je" n'existe pas avant l'écriture.
57:04 Justement, on a un renvoi en un lieu impossible en dehors de l'opération du texte.
57:09 Donc, le "je" apparaît dans le texte lui-même.
57:13 Enfin, nous avons le rôle essentiel de la psychanalyse.
57:19 En effet, on dit que cette écriture naît de la névrose,
57:23 et la psychanalyse est présentée, comme je l'ai déjà dit, comme le lieu de la vérité au sein de l'histoire,
57:28 et le récit se construit autour de celle-ci.
57:32 Enfin, on a ce rapprochement très intéressant.
57:36 Le protagoniste est donc en position de psychanalyste,
57:41 et le narrateur en position de celui qui psychanalyse.
57:48 Et c'est là l'origine de la fiction et de l'impossibilité de faire un du sujet.
57:53 Le sujet est contradictoire.
57:55 D'un côté, il veut être en même temps narrateur et personnage,
57:58 mais en même temps, le narrateur et le personnage sont deux individus qui ne peuvent pas coïncider.
58:03 Justement, comme il le dit de lui-même, deux places antithétiques.
58:07 Et il y a là même l'échec de l'autobiographie en tant que tel.
58:12 Merci beaucoup, Evelyne.
58:20 Nous arrivons au terme de ce programme.
58:23 Pour des raisons techniques, nous sommes obligés d'arrêter ici la première partie.
58:27 Immensement riche et passionnante.
58:30 Après quelques instants de mise en route de notre deuxième séquence,
58:35 nous vous céderons de nouveau la parole.
58:38 Merci, Madame Léon.
58:39 Merci aux élèves de l'UIC de Châteaubriand.
58:42 Et à tout de suite, après quelques instants,
58:45 votre document sera disponible en différé d'ici très peu,
58:48 aussi bien en vidéo qu'en podcast.
58:50 Merci.
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