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Cours de philosophie diffusé le 05/12/ 2024 sur la plateforme du Projet Europe, Éducation, École :
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Transcription
00:00Bonjour à tous, soyez les bienvenus sur la plateforme du projet Europe Éducation École
00:21qui, ce matin, a le plaisir d'accueillir Monsieur Philippe Touchet, professeur de philosophie
00:27en première supérieure au lycée Gustave Monod, à Ambien-les-Bains, pour un cours de philosophie,
00:34un cours consacré à la notion de création du possible, développé par Bergson. Je suis très
00:43heureux de l'accueillir parmi nous et je le remercie d'avoir accepté notre invitation et
00:50d'avoir surtout accepté de répondre aux questions qui pourraient lui être posées à la fin de la
00:56première partie de ce programme qui se terminera vers 11h-11h05. Cher Philippe, merci d'être avec
01:04nous ce matin, je m'abandonne au plaisir de t'écouter. La parole est à toi. Merci et bienvenue
01:13à tous pour cette petite réflexion sur la question de la création générale et de la
01:22création de la possibilité en particulier, une réflexion qui va s'inspirer en particulier de
01:29l'approche de Bergson dans une conférence qu'il avait donnée en Suède et qui s'intitulait
01:38le possible et le réel. Alors tout d'abord je voudrais commencer par évoquer le problème,
01:47si je puis dire, de la création, c'est-à-dire le fait qu'il y a dans l'idée même de création
01:57quelque chose de très paradoxal. Comme vous le savez, la notion de création a une origine
02:04biblique, théologique, la création c'est l'acte de Dieu en tant qu'il crée l'univers, en tant
02:14qu'il crée les étangs à partir de son geste absolu, mais ce terme de création va ensuite
02:23être transposé, si je peux dire, à d'autres domaines et en particulier à l'une de ces créatures,
02:31c'est-à-dire à l'homme, et c'est ce qui fait qu'à partir de la Renaissance notamment on va
02:38commencer à parler du créateur, non pas du créateur au sens divin, mais du créateur au sens
02:46de l'artiste ou peut-être de l'homme lui-même en tant qu'il pourrait par exemple créer de la
02:56nouveauté absolue en matière politique, en matière technique, en matière scientifique.
03:02Et donc nous assistons au cours des siècles, si je peux dire, à une sorte d'humanisation de ce
03:13concept de création, humanisation qui cependant va beaucoup inspirer et va beaucoup impressionner
03:23Bergson parce qu'elle va évidemment poser problème dans l'idée même d'une possibilité
03:36de création. Est-ce que d'une certaine manière transposer l'idée de création à l'activité
03:42humaine ou même à l'activité de la nature n'est pas une pure et simple contradiction ? Je m'explique.
03:51Alors Bergson dans ce texte donc le possible et le réel va déployer une formule qui est restée
04:03célèbre, il va parler de création continue d'imprévisibles nouveautés, création continue
04:12d'imprévisibles nouveautés. Alors cette formule doit évidemment être remise dans son contexte,
04:22mais indépendamment de tout ce que Bergson va essayer d'en dire, disons simplement qu'il
04:31conteste à travers ce terme l'idée de la nature que se fait ou que nous impose, pourrait-on dire,
04:41la science, la science positive ? Alors je m'explique. En effet l'idée de création contient
04:52l'idée que quelque chose d'absolument nouveau émerge dans l'être sans que ce quelque chose
05:05soit précédé par une cause antécédente. C'est ce que l'on trouve par exemple dans l'idée de
05:13création divine. Dieu crée le monde, bien sûr à partir de lui-même, mais à partir de rien,
05:22c'est-à-dire qu'il crée l'être ex nihilo, comme on dit parfois, sans qu'il n'y ait ni une matière,
05:31ni une nature, ni des objets par définition qui précèdent cette création. Et notamment,
05:42il ne le crée pas dans un temps, par exemple, le temps ne précède pas la création divine,
05:51mais il crée le temps en même temps que la création. On pourrait dire que le temps est
06:00la première chose qu'il crée du fait qu'il crée. Donc l'idée de création, une fois même qu'elle
06:08est transposée dans le domaine de l'activité des hommes, engendre cette idée plus générale
06:14de quelque chose qui ne serait pas explicable par des causes antécédentes. C'est ce que l'on trouve
06:25par exemple très clairement dans la création artistique. Certes, les écrivains, par exemple,
06:33je ne sais pas, prenons par exemple Céline, Le voyage au bout de la nuit. Oui, on pourrait
06:39expliquer l'émergence de ce type d'écriture, de cette forme de roman, à partir de certaines
06:48influences antérieures, à partir de certains thèmes précédents. Oui, mais en réalité,
06:55Le voyage au bout de la nuit, l'écriture du voyage au bout de la nuit est une création au sens où
07:03rien dans toutes les influences précédentes ne permettait de prévoir quelque chose comme
07:11l'émergence de cette littérature. Et Bergson va d'ailleurs dire que si on s'amusait à essayer
07:18de retrouver des causes ou des influences, on ferait preuve de ce qu'il appelle un mouvement
07:33rétrograde, c'est-à-dire qu'on ne chercherait des influences ou des causes antécédentes à
07:43quelque chose comme l'écriture de Céline que parce que l'écriture de Céline est apparue. En fait,
07:50c'est à partir du moment de l'émergence de cette écriture absolument nouvelle, on va dire de cette
07:55nouvelle parole, tout à fait nouvelle, que l'on va rechercher. Mais si elle n'était pas apparue,
08:01on n'aurait pas cherché des causes antécédentes. Donc, l'idée de création, c'est l'idée de
08:07quelque chose qui émerge sans qu'il soit le produit, ni des causes antécédentes,
08:13ni des influences préalables, ni des conditions de possibilités antérieures. Donc, c'est une
08:21nouveauté absolue comme cette écriture d'avant-garde. Mais il faut bien être clair que si
08:27nous replaçons l'idée de création dans le régime général de la nature, nous avons une difficulté,
08:38car qu'est-ce que la nature, qu'est-ce que le régime général de la nature, sinon le fait
08:44précisément que tout fait, tout effet ou tout phénomène est le produit ou l'effet d'une cause
08:54antécédente, que cette cause antécédente est elle-même l'effet d'une cause antécédente ou
08:59d'une série de causes antécédentes, et que finalement, si tout finit par pouvoir s'expliquer
09:06dans la nature, c'est précisément parce que l'on peut toujours remonter perpétuellement de cause
09:10en cause, sans que jamais, d'ailleurs, il n'y ait absolument, à proprement parler, une cause première,
09:16puisque, au fond, le propre de la nature, c'est qu'elle est toujours déjà là, elle est toujours
09:23préalable à elle-même, et il y a de très nombreuses théories, de très nombreuses théories de la
09:34nature qui sont tout à fait contraires à l'idée de création, je prends par exemple le cas de
09:41l'atomisme, y compris de l'atomisme antique, qu'est-ce que c'est que cette idée de l'atomisme
09:47antique ? C'est cette idée que toutes les nouveautés, tout ce qui est nouveau, les choses, les personnes,
09:56les actions, ne sont en fait que des configurations nouvelles d'atomes préexistants, et que ces
10:10configurations nouvelles, ces organisations nouvelles d'atomes préexistants sont en réalité
10:18susceptibles elles-mêmes de se défaire, comme par exemple l'union de l'âme et du corps, et qu'elles
10:26peuvent se déconstituer en leurs éléments, en l'occurrence les atomes, elles peuvent se défaire,
10:33se défaire dans leurs éléments, éléments qui peuvent se reconfigurer à leur tour dans d'autres
10:40éléments. Autrement dit, rien ne se crée, rien ne se perd, chaque chose émergente n'est qu'une
10:48configuration ou une recomposition ou une reformulation, un peu comme si, je reviens à
10:58mon exemple, la langue de Céline n'était jamais qu'une recomposition des mots des auteurs antérieurs,
11:06et il est vrai d'ailleurs que la langue de Céline se fait, et ça c'est une bizarrerie,
11:11même une inquiétude pour nous philosophes, à savoir que la langue de Céline se fait bien
11:17dans la recomposition de mots antérieurs, Céline n'invente pas à proprement parler des nouveaux mots,
11:26à quelques exceptions près, et pourtant la langue de Céline, alors qu'elle est recomposition
11:33d'éléments intérieurs, est en réalité absolument nouvelle, c'est une langue, c'est une parole qu'on
11:38n'avait jamais entendue avant de l'entendre, et chose encore plus bizarre, la langue de Céline
11:47est d'autant plus nouvelle qu'elle est cependant tout de suite comprise. Comment t'expliquer qu'une
11:56langue tout à fait inédite, inouïe pour être très précis, c'est-à-dire une langue qu'on n'a
12:02jamais entendue, c'est une langue inouïe, peut-elle cependant être entendue alors qu'elle
12:09n'a jamais été prononcée ? Donc, pour le dire autrement, toute création est contraire à l'idée
12:19de nature, la création est en contradiction avec l'idée même de nature, et on a beaucoup de mal
12:28à concevoir notamment par exemple la possibilité d'une création au cœur même de la matière,
12:33puisque la matière suppose toujours des éléments atomes ou autres préalablement donnés, et que la
12:40matière semble être finalement en permanence une recomposition, une décomposition, une fission,
12:46une fusion d'éléments existants. Alors donc, d'un point de vue métaphysique on pourrait dire,
12:57ou d'un point de vue même physique, la création ne peut pas se penser, donc on va le dire autrement,
13:04la science ne peut pas penser la création. Pourquoi néanmoins ça pose problème à Bergson déjà à ce
13:15premier stade, c'est que si par exemple, selon lui, on fait appel à la science du vivant,
13:24à la science de la vie, si on constate le mode d'émergence de la vie, des espèces,
13:34on constate que la vie contient selon lui une dimension d'évolution qu'il va appeler
13:44évolution créatrice, et que les espèces qui émergent, les individus qui émergent à partir
13:53de la reproduction, sont loin d'être la stricte duplication ou la stricte recomposition d'éléments
14:02existants. La vie nous montre déjà au cœur de la nature qu'il y a un élément de créativité qui
14:10est beaucoup plus en mesure de nous expliquer ce que c'est que la vie que la simple recomposition
14:17d'éléments donnés. À cela s'ajoute un élément qui pour Bergson est beaucoup plus large que la
14:28simple question de la science, parce qu'il fait appel à la connaissance en général, c'est le
14:37problème de l'imprévisibilité. Je vous rappelle la formule création continue d'imprévisibles
14:48nouveautés. Alors qu'est-ce que c'est que l'imprévisibilité ? C'est quelque chose qui
14:53est ce que l'on pourrait appeler l'obstacle principal de toute connaissance. En effet,
14:58selon Bergson, notre faculté générale de connaître, notre entendement, est essentiellement
15:06une manière de reconnaître. Connaître, c'est reconnaître, c'est-à-dire que nous avons
15:16tendance à extraire du changement des phénomènes, du mouvement de la nature, de la variabilité des
15:29sensibilités, des sensations, quelque chose comme une régularité, quelque chose comme une
15:36identité, quelque chose comme une stabilité. Connaître, c'est connaître ce qui demeure stable
15:46dans le changement. Connaître, c'est extraire de la régularité et de la répétitivité à
15:57l'intérieur de la modification. Une modification pure, un changement complet ne peut pas être
16:08connu. Bon, Bergson va très loin en disant que, d'une certaine façon, la raison elle-même ne
16:17peut pas faire autrement que d'être un acte de reconnaissance, de stabilisation, de simplification,
16:30et que, dans une certaine mesure, par conséquent, elle est toujours prévision. Prévoir, c'est
16:42interpréter la nature comme si le futur était déjà donné dans le présent comme une possibilité ou
16:56comme une puissance. Je peux prévoir l'éclipse. Pourquoi ? Parce que, dans les éléments actuels
17:05de la configuration des planètes et des satellites, les mouvements de ces objets étant réputés stables
17:16et réguliers, l'éclipse du futur est déjà calculable dans la structure du présent. Donc,
17:26la prévisibilité est une des caractéristiques fondamentales de la connaissance en général.
17:33Connaître, c'est prévoir, et prévoir, c'est agir, comme le disait déjà Auguste Comte. Autrement dit,
17:42la positivité de la connaissance, c'est l'acte par lequel nous essayons toujours de rapporter
17:50le nouveau à l'existant, le différent au semblable, la distinction à l'unité. Or,
18:05il est clair qu'il y a, à l'intérieur même de l'existence, à l'intérieur même de la nature,
18:14dans l'intimité même du monde de la vie ou même du monde des phénomènes, il y a en réalité,
18:25dit Bergson, de l'imprévisible. Il y a de l'imprévisible, c'est-à-dire que, par exemple,
18:36quand bien même nous pourrions prévoir un certain nombre de phénomènes au motif du calcul,
18:44le hasard, la convergence inédite de diverses séries causales, introduit un élément de nouveauté
18:56radicale qui était impossible à prévoir et qui était d'autant plus impossible à prévoir que
19:05cette imprévisibilité n'est pas le fait d'une instance extérieure qui viendrait troubler notre
19:18notre certitude, c'est pas le fait d'un malingénie qui viendrait bouleverser nos plans, mais que cette
19:25imprévisibilité tient à la complexité même de la nature. L'imprévisibilité n'est pas seulement
19:36un effet de notre ignorance, un effet de la limitation de nos capacités de comprendre,
19:44mais l'imprévisibilité tient, de façon plus fondamentale, à la complexité, à la variabilité,
19:53à la démultiplication de la nature. Donc la thèse fondamentale de Bergson c'est que,
20:05d'une certaine manière, notre intelligence est faite pour contester l'imprévisible,
20:12pour nier l'imprévisible, pour voir la loi sans voir l'exception, pour voir le semblable
20:23sans voir jamais le différent, l'exceptionnel, le nouveau. Toutes les fonctions constitutives
20:34de l'intelligence sont des fonctions que l'on pourrait appeler des fonctions en quelque sorte
20:41symbolisantes, réductrices, médiatisantes, bref, elles ne donnent pas droit et ne donnent
20:54jamais droit à l'imprévisible et à la nouveauté. Or, Bergson va essayer de nous montrer que
21:06l'imprévisibilité et par conséquent la nouveauté ne sont pas difficiles à discerner puisque cette
21:18nouveauté est, pour ainsi dire, dans l'immanence du quotidien. La création se donne à saisir dans
21:29la vie la plus quotidienne. Il prend l'exemple de la réunion. Imaginons, dit-il, que nous soyons
21:43convoqués dans notre travail à une réunion. Cette réunion, cette rencontre, nous en connaissons à
21:54l'avance les éléments. Nous savons quel est l'objet de la réunion, le thème. Nous savons
22:01quels en sont les acteurs, quels en sont les participants. Nous savons le lieu où elle se
22:08déroulera. Nous en savons même souvent l'ordre du jour, etc. Par conséquent, je crois pouvoir
22:15prévoir dans les grandes lignes ce qui s'y produira compte tenu de ma connaissance des
22:21participants, ma connaissance de leurs préoccupations habituelles, ma connaissance des
22:31rapports de force ou d'autorité qui se trouvent dans mon entreprise ou dans mon service. Et c'est
22:37même au motif de cette prévisibilité que je crois pouvoir avoir que je plaque, que je calque ma
22:49propre action, je vais agir lors de cette réunion, je prévois d'agir lors de cette réunion en
22:57fonction de ce que j'ai anticipé, en fonction de ce que j'ai prévu. Or, toute expérience d'une
23:07réunion, dit Bergson, montre que rien ne se produit jamais absolument comme prévu. Une nouveauté se
23:17fait jour qui ne correspond jamais ni à mes espérances ni à mes craintes. De la nouveauté
23:27est apparue dans la mesure où la situation s'est donc révélée irréductible aux éléments que je
23:34connaissais comme en faisant partie. La réunion ne s'est pas passée comme prévu, et au fond les
23:42réunions ne se passent jamais comme prévu, les rencontres non plus d'ailleurs. Un élément nouveau
23:48a surgi du fait que les acteurs de cette réunion, les éléments de cette réunion, se sont eux-mêmes
23:58déterminés réciproquement, mais à l'instant même où ils étaient réunis. À l'instant même où ils
24:08étaient réunis, quelque chose s'est produit qui ne correspond pas à ce qu'ils étaient antérieurement
24:16à leur réunion. Ils sont devenus la réunion, ou ils sont devenus les porteurs de la réunion,
24:26seulement à l'instant où la réunion s'est produite, et pas conséquent. Une nouveauté dans leur
24:33attitude a émergé du seul fait même de l'instance de la réunion. Donc quelque chose comme une
24:43création ici se donne, mais pas une création au sens de la transcendance divine de la création,
24:49pas même une création au sens de la nouveauté avant-gardiste du créateur, mais une création
24:55ici se donne comme ici une création dans le quotidien, quelque chose qui émerge parce que
25:07se sont mis en présence des éléments qui certes avaient leur propre identité, certes avaient leur
25:15propre finalité, mais dont la mise en présence a bouleversé tous les équilibres, tous les rapports
25:22et toutes les constructions. De la même façon, la création dans le quotidien se voit à même
25:33notre volonté. Nous voulons des choses. Vouloir des choses, c'est les prévoir. Nous prévoyons des
25:45choses en fonction non seulement des fins que nous nous assignons, mais des moyens que nous
25:49prétendons utiliser pour le faire. Nous le voulons par exemple dans le domaine de la fabrication
25:55et de la technique. Nous voulons faire quelque chose, nous mettons en oeuvre les moyens techniques
26:02de le produire. Mais chacun sait que lorsque nous nous trouvons à même l'instance de l'action,
26:14c'est-à-dire à l'instant de la réalisation, au moment où par exemple le cours que nous sommes
26:21en train de faire se donne, quelque chose d'imprévisible se donne aussi. C'est-à-dire
26:29qu'on ne peut absolument pas être maître à l'avance de ce qui va se produire. Un professeur
26:42a beau avoir préparé son cours et maîtrisé la totalité des moyens qu'il croyait pouvoir
26:51employer pour faire passer son message, du seul fait qu'il est mis en présence d'une situation
26:58d'action dans laquelle il se trouve devoir faire, et bien il ne va jamais faire ce qu'il avait
27:09prévu. Il se peut même que cette action, sur le plan moral, n'ait pas lieu, ou qu'elle ait lieu
27:16d'une manière telle que rien de ce qui était prévisible ne pouvait se faire. Donc, que ce
27:24soit dans l'intimité de la volonté, ou que ce soit dans la construction de la socialité, de la
27:35création se fait jour. Quelque chose comme une création se donne, non pas, je le répète, dans
27:42les affres du ciel, mais tout simplement dans l'intimité et l'immanence de la chose. La thèse
27:53de Bergson, une fois qu'il a montré que ni l'intelligence, ni la volonté, ni la société ne
28:06peuvent empêcher la nouveauté d'émerger, ne peuvent empêcher la création de se faire jour
28:16dans l'immanence de notre quotidien, la thèse de Bergson, c'est que si on ne veut pas voir la
28:24création, c'est parce qu'on ne veut pas donner au temps des attributs positifs. La thèse de
28:37Bergson, c'est qu'en réalité, le temps est la véritable source de création. C'est-à-dire que,
28:50si on prétend que le temps est efficace, si l'on doit constater qu'on doit attendre la réunion pour
28:59qu'elle se produise, si l'on doit constater qu'on doit attendre d'être en cours pour savoir quel
29:06cours on fera, si l'on doit attendre la représentation théâtrale pour savoir si elle sera réussie ou
29:17ratée, si l'on doit attendre le concert lui-même pour savoir si le morceau de piano que je dois
29:25jouer sera bien joué ou mal joué, c'est qu'il y a dans le temps une puissance d'indétermination
29:36c'est qu'il y a dans le temps quelque chose qui fait que tout n'est pas donné, que tout n'est pas
29:47déjà là, et par conséquent, on ne doit pas seulement dire que le temps serait source de
29:56création, mais que le temps est création lui-même. D'où ce texte décisif de Bergson,
30:06le temps est ce qui empêche, dit-il, que tout soit donné d'un coup. Il retarde, ou plutôt il
30:21est retardement, il doit donc être élaboration, ne serait-il pas alors véhicule de création et
30:31de choix ? L'existence du temps ne prouverait-elle pas qu'il y a de l'indétermination dans les choses,
30:43le temps ne serait-il pas cette indétermination même ? Ce texte tout à fait fondamental nous
30:54dit en d'autres termes que s'il y a de la création, s'il y a de l'imprévisibilité,
31:03s'il y a de la nouveauté, c'est parce que tout n'est pas déjà constitué,
31:11tout n'est pas déjà déterminé. Si tout était déterminé, le futur ne serait pas un futur,
31:24mais un passé antérieur. Si tout était déterminé, on pourrait toujours prévoir,
31:34et ceux qui ne parviendraient pas à prévoir seraient simplement ceux qui manqueraient de
31:40la puissance de l'entendement ou de la puissance du calcul nécessaire ou qui
31:48ignoreraient certaines données de ce qui doit advenir. Mais si en réalité il y a du temps,
31:58et si le temps n'est pas simplement un contenant ou une forme, mais s'il est une détermination de
32:07l'être, s'il est l'être sous la forme de l'indétermination, alors c'est que tout n'est
32:15pas fait dans le temps, que le temps nous dit que les choses restent à faire, et que les choses
32:24restantes à faire, elles doivent être faites seulement à l'instant où elles peuvent être
32:29faites, et par conséquent qu'elles doivent être déterminées de façon inédite et nouvelle dans
32:38l'ordre de se devenir. Un bon exemple, et en fait c'est bien plus qu'un exemple d'ailleurs,
32:47c'est un modèle que Bergson emploie, c'est le cas de la création artistique. À la fin de la
32:59conférence « Le possible et le réel », Bergson dit ceci, il dit « Le monde n'est-il pas une œuvre
33:12d'art incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Le monde n'est-il pas une
33:24œuvre d'art incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? » Qu'est-ce qu'il nous
33:30dit ici ? Il nous dit que l'œuvre d'art, en tant qu'elle est création, est un modèle de compréhension
33:42de l'être dans son ensemble. En fait, l'artiste n'est pas quelqu'un qui développe une exception
33:52et qui produirait dans son coin une capacité de création spécifique. En fait, la création est dans
34:07la nature. L'évolution créatrice est la règle et ce que fait l'artiste, c'est seulement de nous
34:23amener à tourner notre attention vers cette imprévisible nouveauté, vers cette puissance
34:33d'imprévision et d'indétermination du temps. L'artiste, finalement, n'est rien d'autre que
34:43celui qui nous oblige à reprouver l'efficace du temps par-delà la construction toujours
34:54réductrice, toujours fabricatrice et finalement toujours simplificatrice de l'intelligence.
35:03L'artiste nous aide à redonner au temps des attributs positifs. Il est à l'écoute du temps
35:16dans ce qu'il a de profondément créateur. D'où la formule de Bergson pour conclure sur
35:27cette première partie. Création continue d'imprévisibles nouveautés. Cette création
35:36n'est pas exceptionnelle. Elle n'est pas une exception dans un univers de déterminations
35:45et de lois. Elle n'est pas non plus une exception dans l'ordre de l'activité des hommes. Elle est,
35:54au contraire, une création continue, je dirais presque une création continuée. Elle est en
36:02réalité la source même de l'ensemble de la nature en tant qu'elle est un mouvement,
36:08en tant qu'elle est un élan d'imprévisibilité, un élan de nouveauté qui nous permet de comprendre
36:18que ce n'est que parce que nous avons livré notre intuition à l'intelligence, que ce n'est que
36:27parce que nous avons cessé de faire de la philosophie, dira Bergson, pour nous livrer
36:34simplement à l'intelligence rétrograde de la science, que nous sommes devenus incapables
36:40de saisir ce qu'il y a de créateur dans l'être. Voilà ce que l'on pouvait dire
36:48dans une première séquence de cette analyse. Merci beaucoup cher Philippe. Je me tourne
37:02vers Antoine Châtelet pour savoir s'il souhaite intervenir éventuellement avec
37:08une question ou rapporter une question à partir de notre chaîne Twitch. Merci,
37:15bonjour. Rien à ce Twitch. En revanche, j'ai une question. Est-ce que les Stoïciens n'ont pas,
37:23d'une certaine manière, répondu quelques siècles avant, tellement qu'on puisse dire,
37:30et je pense qu'en particulier à Marc Aurel, à cette idée de destin et de fatalité dans
37:35lequel l'homme est pris comme cause principale, au sens où le destin, la fatalité, ce que l'on
37:42croit comme étant déjà du prévisible, est-ce que le fait que l'homme embrasse comme cause
37:50principale cet imprévisible-là et décide par lui-même, effectivement, d'être libre et de
37:56construire sa liberté, est-ce que ce n'est pas là une manière de reprendre à son compte la
38:03fatalité et le destin et de ce qu'il y a d'imprévisible ? Je ne sais pas si je me fais
38:09bien comprendre, mais l'homme est pris dans le tissu de la fatalité et que seule son action
38:14libre peut déterminer et épouser cette fatalité-là. Est-ce qu'on ne serait pas là dans
38:20l'imprévisible et dans un temps qui se donne dans l'action de l'homme comme étant à chaque fois
38:27de la nouveauté prévue ? Est-ce que les stoïciens n'ont pas pensé à ce problème-là déjà ?
38:33Alors il faut absolument dire pour te répondre qu'en tout cas dans l'analyse de Bergson,
38:42la métaphysique antique dans son ensemble est stoïcienne, y compris finalement la
38:51métaphysique stoïcienne est d'abord essentiellement une métaphysique cosmologique. La métaphysique
39:00antique s'est rendue incapable selon lui de donner droit à la création au sens fort du terme car
39:11attention la création, je le répète, n'est rien d'autre qu'une émergence sans cause et par
39:22conséquent dire création, le terme de création supposerait qu'il soit possible d'échapper à la
39:34surdétermination métaphysique des causes premières, des dieux, du monde et en général de
39:44l'harmonie qu'elle implique. D'ailleurs le concept de création n'apparaît pas tel quel dans la
39:53métaphysique antique dans les textes et comme tu le sais c'est une c'est l'émergence à partir
40:01on va dire de la fin de l'antiquité du texte biblique qui pour le coup va introduire ce
40:09concept mais ce concept bouleverse assez radicalement toute théorie intérieure de la
40:19nature et il faut t'expliquer aussi que, pour te répondre, que la métaphysique stoïcienne comme
40:31toutes les métaphysiques antiques conserve quelque chose d'une sorte de parménidisme
40:40latent qui consiste à dire que le nouveau, le différent, l'exception, le changement sont en
40:52fait des déclinaisons plus ou moins inférieures, plus ou moins apparentes de l'unité de l'être
41:03et que par conséquent s'il y a de l'imprévisibilité c'est uniquement au motif de
41:13notre méconnaissance de l'unité du monde, au motif de notre méconnaissance de l'unité de la nature ou
41:19de la connaissance des causes premières. Donc si le stoïcien doit, si le sage stoïcien doit jouer
41:36son rôle c'est que sa liberté consiste non pas à créer quelque chose, à se donner dans l'ordre
41:48de l'imprévisible, à donner droit de l'imprévisible, le sage stoïcien au contraire est libre dans la
41:55mesure où il va s'attacher à ce que sa pensée se soumette à l'ordre du monde. Sa pensée doit se
42:07soumettre à l'ordre du monde, il doit accepter l'imprévisibilité de son état non
42:18pas comme étant une source positive d'un savoir mais comme étant tout simplement une
42:25docte d'ignorance si je peux me permettre. Il y a là quelque chose que Bergson en tout cas voit
42:34comme ce qu'il appelle lui, puisqu'il fait toute une analyse de la métaphysique antique comme étant
42:43quelque chose qui rend tout à fait impossible la pensée de l'évolution créatrice, il dit voilà
42:49en fait la pensée antique a pensé la création en général, la création du monde sur le mode de la
42:59fabrication et penser sur le mode de la fabrication c'est supposer qu'un dieu ou des dieux ont pris
43:08des éléments déjà existants et les ont configurés pour produire le monde tel qu'il est et qu'en
43:14somme tout ce qui devait être là était en réalité déjà là. Oui mais est-ce que c'est pas ce que
43:21fait le temps ? Est-ce que le temps n'est pas à la fois épraxiste et poésiste ? Est-ce que
43:28d'une certaine manière est-ce que Bergson ne déplace pas le problème dans la fabrication
43:36du destin et de la fatalité et ne le déporte pas dans le concept du temps qui lui-même,
43:42portant lui-même effectivement, est passé, est présent et à venir et que de ce fait là c'est
43:50le temps intime de la conscience qui est à la fois épraxiste et poésiste. Le temps alors d'abord au
43:58début de l'œuvre de Bergson oui la durée dans son imprévisible nouveauté constitue essentiellement
44:07la marque de notre conscience intime et du rapport que nous avons avec notre intimité. En ce sens
44:15notre intimité est elle-même créatrice. Mais à mesure et en particulier dans l'évolution créatrice
44:22il s'agit bien pour Bergson de dépasser le subjectivisme initial de sa posture pour montrer
44:29que l'évolution créatrice, que la création est une réalité, en réalité tout à fait de l'être
44:35lui-même. Et c'est pourquoi dans l'évolution créatrice il va s'attacher à montrer que la
44:43création est dans la nature, que la création est dans l'immanence de l'être et que ce n'est que
44:50parce que l'on n'a pas voulu voir dans le temps un attribut efficace et positif que l'on s'est
44:57rendu incapable de le saisir. Mais pour répondre à ta question je dirais pour être précis qu'attention
45:04il y a une grande différence entre une théorie du temps qui fait du temps par exemple
45:12le lieu de la réalisation du mouvement qui fait donc du temps une simple condition, un simple
45:27nombre par exemple du mouvement ou une simple image mobile de l'éternité immobile etc. et qui laisse
45:36entendre par conséquent que le temps ne serait qu'une condition de possibilité de l'être se
45:45faisant et le temps tel que Bergson le pense, à savoir le temps est la marque, le temps est la
45:54manifestation de ce fait qu'il y a de l'indétermination dans l'être. C'est à dire que ce
46:03n'est pas une théorie du temps c'est une ontologie d'un nouveau genre qui consiste à dire que l'être
46:13n'a pas encore, l'être n'a jamais complètement fini de se réaliser et que si nous avons à attendre
46:24si nous avons à attendre, y compris que le sucre fonde, si nous avons à attendre ce n'est pas
46:32seulement parce qu'il y a de la succession, c'est parce qu'il y a de l'indétermination. Le temps n'est
46:43pas seulement la structure d'une succession, le temps est la structure d'une indétermination et
46:50c'est ça je pense le véritable déplacement bergsonien. J'ai parfaitement compris, c'est
46:57parfaitement clair, là où les stoïciens envisagent une espèce de cosmologie peut-être
47:03que peut-être que Bergson effectivement est dans une cosmotemporalité indéterminée, c'est à dire
47:10que c'est le temps qui détermine le cosmos et le cosmos n'a ni cause principale ni secondaire
47:18qu'il est à lui-même sa propre cause, sans cause. Le temps est la marque du fait que l'être n'est
47:32pas encore donné en sa totalité. Ni même en puissance. Mais ça on va le voir dans l'heure
47:42d'après lui-même en puissance. Merci beaucoup donc Antoine Shepley pour sa contribution à ce
47:52débat, à cette réflexion. Merci également à Philippe Touché. Nous arrivons au terme de la
47:57première partie de notre programme consacré à Bergson, la notion de création du possible. Ce
48:05programme sera à votre disposition en différé sous la forme de vidéos et de podcasts que vous
48:12pouvez consulter sur plusieurs plateformes, mais il faut attendre peut-être une petite
48:18semaine pour nous revoir de nouveau en ligne. Je vous propose de faire une petite pause de
48:252-3 minutes et nous reprendrons la suite de ce programme aussitôt après.
48:35– Sous-titrage ST' 501

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