Les grands entretiens de Mazarine Mitterrand Pingeot - Rémi Brague

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Mazarine Pingeot reçoit le philosophe Rémi Brague, spécialiste de la philosophie médiévale et grecque ancienne.Selon Rémi Brague, le 19ème siècle a été marqué par la question sociale, le 20ème par la question du vrai face aux mensonges des idéologies, c'est désormais la question de l'être qui caractérise notre siècle. Le philosophe retrace dans cet entretien l'extinction progressive et dangereuse de la pensée humaniste et se désole d'une modernité à court d'arguments pour justifier que la vie humaine perdure sur Terre. Ayant congédié les figures de la nature puis du Dieu créateur, privés de toute référence ultime, nous ne réussissons plus à légitimer l'espèce humaine. Dès lors, Rémi Brague plaide pour un retour vers le Moyen-âge et ses auteurs afin de concevoir un sens plus juste de l'homme et du monde. Le philosophe préconise ainsi de privilégier la conscience des racines et des héritages à la seule glorification de l'autonomie, et nous démontre que c'est « l'appropriation habile de ce qui est reçu qui nous rend libre ». Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcript
00:00 "Wake Up" de The Prodigal Son
00:02 ...
00:20 -Rémi Bragg, vous êtes philosophe, spécialiste du Moyen Âge
00:24 et de la philosophie grecque ancienne.
00:26 Vous revendiquez votre appartenance au catholicisme
00:29 et vous soyez même une porte de sortie
00:32 à la crise globale que nous traversons.
00:34 Ces grands entretiens ont comme angle le vivant et la vie.
00:38 C'est d'ailleurs, selon vous, la question
00:40 qui définit le XXIe siècle.
00:42 Le XIXe serait marqué par la question sociale,
00:45 donc par la question du bien,
00:47 le XXe par celle du vrai, face aux mensonges des idéologies,
00:51 et le XXIe serait celui de l'être,
00:54 puisque la vie sur Terre est tout simplement menacée.
00:57 Vous êtes très critique envers la modernité.
00:59 Vous en appelez même un retour du Moyen Âge.
01:02 Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire,
01:04 un retour vers le Moyen Âge ? -Je me suis un peu amusé,
01:07 effectivement, à mettre en parallèle
01:10 les trois derniers siècles, dont celui où nous avons la chance
01:13 ou la malchance, je ne sais pas, de vivre,
01:15 des... de trois transcendantaux,
01:19 parce que les médiévaux, puisque je suis un peu médiéviste,
01:22 appelaient les transcendantaux. Ca vaut ce que ça vaut.
01:25 Mais ce que je crois être assez solide,
01:29 c'est cette question, justement, celle que vous venez de poser.
01:33 Est-ce que la modernité
01:35 nous permet
01:38 de, non pas seulement de concevoir la vie,
01:41 puisque, effectivement,
01:43 le projet d'une science du vivant
01:45 est un projet qui date du XIXe siècle,
01:49 lorsque l'on a inventé le mot "biologie"
01:52 pour décrire ce nouveau programme de recherche.
01:55 Est-ce que notre siècle
01:58 a de quoi expliquer
02:02 pourquoi il est bon
02:04 qu'il y ait de la vie ?
02:06 Et en particulier, pourquoi il est bon
02:10 que notre vie humaine perdure,
02:13 soit telle qu'elle est,
02:15 soit au prix de changements, peut-être radicaux,
02:19 mais qu'il continue à y avoir des hommes
02:21 sur la surface de la Terre ?
02:23 C'est une question qui peut sembler académique,
02:26 mais qui a été finalement posée
02:31 et résolue par la négative
02:34 assez tôt, au XIXe siècle.
02:37 Je pense en particulier à un texte du jeune Flaubert,
02:40 que je cite dans mon livre "Sur le règne de l'homme",
02:43 dans lequel il explique à quel point ce serait merveilleux,
02:47 à quel point la Terre serait belle
02:50 si elle était débarrassée
02:52 de la présence
02:54 de ce parasite
02:56 pas très joli
02:58 et surtout pas très gentil.
03:00 Quelle espèce humaine ?
03:02 Tout le monde n'a pas emboîté le pas avec Flaubert,
03:06 mais on trouve des mêmes pensées
03:10 un petit peu partout.
03:11 Lawrence, enfin, pas Lawrence d'Arabie,
03:15 mais D. H. Lawrence,
03:17 qui a exactement la même idée.
03:19 Il dit que si on supprimait l'homme,
03:21 il y a de nouvelles créatures, peut-être plus belles,
03:24 plus dignes, je ne sais pas,
03:27 en tout cas meilleures que l'homme
03:29 qui pourrait surgir de la forge primitive.
03:32 Enfin, il a une image un petit peu baroque.
03:35 Eh bien, curieusement,
03:37 ce genre de pensée
03:40 n'est plus aussi excentrique,
03:44 n'est plus aussi bizarre
03:46 que ça ne l'a été.
03:48 On entend des gens dire,
03:50 "Il faudrait peut-être tout simplement
03:52 "peut-être pas procéder à un harakiri collectif,
03:56 "ce qui serait sans doute assez désagréable,
04:00 "même si certains nous en menacent,
04:02 "suivez mon regard,
04:04 "mais nous pourrions peut-être tout simplement cesser
04:07 "d'assurer la perpétuation de l'espèce humaine
04:10 "en cessant de nous reproduire.
04:12 "Ca ferait peut-être du bien aux autres animaux."
04:15 La question se pose, évidemment,
04:17 qui trouverait ça bien ?
04:19 Je ne sais pas du tout
04:21 si une espèce animale
04:23 serait capable d'apprécier
04:26 et de porter un jugement de valeur
04:28 sur la situation qui serait ainsi créée.
04:31 Mais enfin, bon, ça, c'est un autre problème, peut-être.
04:34 -C'est aussi un des discours de la deep écologie,
04:37 avec la divinité Gaïa,
04:40 qui serait effectivement...
04:42 Enfin, que vous fustigez. -Oh, je ne...
04:45 -En tout cas, que vous désignez
04:47 comme une manière, effectivement,
04:50 d'humilier l'homme.
04:52 -Oui, je ne fustige pas grand-chose,
04:56 simplement, je fais remarquer
04:58 qu'on reconnaît les idoles, si je puis dire,
05:01 à ce qu'elles exigent des sacrifices humains.
05:04 Alors, il y a déjà l'idole de la nation,
05:08 qui a pas mal de sang à son débit.
05:12 Il y a eu l'idole de la race,
05:14 même chose.
05:16 Il y a eu l'idole de la classe.
05:18 Alors, peut-être sommes-nous en train
05:21 d'ériger cette nouvelle idole
05:25 dont nous avons emprunté le nom
05:27 aux travaux d'un savant britannique
05:30 tout à fait respectable comme savant,
05:32 Lovelock, mais on a transformé cette idée
05:36 en pour en faire, justement, une sorte de...
05:39 Bah oui, de divinité.
05:40 D'ailleurs, ce n'est pas totalement innocent,
05:43 c'est l'oblige de Lovelock d'avoir repris
05:46 le nom de cette divinité grecque,
05:48 qui est la Terre un peu personnifiée.
05:50 Alors, est-ce qu'on peut vraiment
05:54 lui offrir des sacrifices ?
05:56 Quel genre de sacrifices ?
05:58 Le sien propre, ça peut peut-être aller,
06:02 mais le sacrifice de notre prochain,
06:04 là, je serais peut-être un peu plus réservé.
06:07 -Alors, comment on est passé de l'humanisme
06:10 à cet anti-humanisme, finalement ?
06:12 Vous déplorez.
06:13 -Peut-être justement à cause d'une dialectique interne
06:17 à l'humanisme lui-même.
06:19 Une fois que l'homme
06:22 se considère lui-même
06:25 comme ce qu'il y a de mieux,
06:27 ce qu'il y a de plus haut,
06:29 et pas seulement ce qu'il y a de plus fort
06:32 dans ce qui existe,
06:34 lorsqu'il congédie d'une part
06:36 la nature, qui, pour les Grecs,
06:39 l'avait produite,
06:41 et dont il était, finalement, le chef d'oeuvre,
06:44 mais un chef d'oeuvre qui n'était pas destiné
06:47 à se vanter, pas à se croire trop malin,
06:50 mais plutôt à considérer qu'il avait réalisé
06:52 le plus pleinement les intentions d'une force
06:55 qui ne venait pas de lui.
06:57 Une fois que l'on a congédié également
06:59 le Dieu créateur, à l'image duquel l'homme
07:02 aurait été créé, l'homme se trouve tout en haut,
07:05 si je puis dire, tout en haut de l'échelle.
07:08 Et donc, alors, ça peut être très agréable,
07:10 on a peut-être une meilleure vue
07:12 sur le reste de ce qui est lorsqu'on est placé très haut,
07:15 mais ça a pour inconvénient
07:17 qu'on ne peut plus savoir
07:20 s'il est bon
07:22 que l'on soit ce que l'on est.
07:25 Parce qu'évidemment, si on demande à une personne
07:28 l'avis qu'elle a sur elle-même,
07:30 en général, elle va plutôt être satisfaite,
07:33 sauf quelques cas pathologiques.
07:35 Mais tout le monde sait
07:36 qu'on ne juge pas une personne
07:38 sur l'opinion qu'elle a d'elle-même.
07:40 Eh bien, il semble que l'humanité,
07:43 dans son ensemble, soit un petit peu
07:45 dans cette situation.
07:47 Elle ne sait plus trop s'il est vraiment légitime.
07:50 J'ai parlé de la légitimité de l'humain
07:52 dans un de mes livres.
07:54 Elle ne sait plus trop s'il est légitime
07:56 qu'elle soit là.
07:58 Et bon, elle s'interroge de différentes façons,
08:01 des façons parfois un petit peu folles,
08:04 mais d'autres tout à fait sérieuses,
08:06 sur cette façon
08:09 d'expliquer pourquoi,
08:12 pourquoi devrions-nous dominer la nature ?
08:16 Pourquoi serions-nous le dernier mot
08:19 de ce qui est, ce qu'il y a de mieux
08:21 depuis non seulement le pain en tranche,
08:24 mais tout le reste des animaux ?
08:26 Ce sont des questions auxquelles nous avons du mal
08:29 à répondre.
08:30 -Lorsqu'on y est arrivé précédemment,
08:33 par exemple, vous citez un texte
08:35 que j'ai trouvé formidablement intéressant,
08:38 celui des Frères Sincères, donc au XIe siècle,
08:41 qui met en scène une sorte de procès
08:43 où les hommes et les animaux comparaissent
08:45 auprès du roi de Djinn.
08:47 Est-ce que vous pourriez nous en dire un mot ?
08:50 C'est très étonnant, ce texte.
08:51 -C'est tout à fait amusant.
08:53 C'est sans doute le passage le plus célèbre
08:56 de cette histoire.
08:58 C'est sans doute le passage le plus célèbre
09:00 de cette fameuse encyclopédie
09:02 dite des Frères Sincères ou des Frères de la pureté.
09:05 Alors, il y a cet épître,
09:07 puisque ça s'appelle un recueil d'épîtres,
09:09 il y en a 52 ou 53, c'est aussi un problème,
09:12 et la plus célèbre, la plus longue, sans doute.
09:15 Il y a effectivement un procès des hommes et de l'animal,
09:19 mais ce qui est intéressant, c'est qu'il se passe
09:22 devant une tierce partie.
09:23 Il y a une partie qui est la plus célèbre,
09:26 il y a une instance neutre.
09:28 Alors, ce sont les djinns,
09:30 qui, dans la cosmologie islamique,
09:33 sont un petit peu intermédiaires
09:36 entre l'homme, l'animal, l'ange,
09:38 enfin, ce sont des êtres un petit peu ambigus.
09:41 Alors, qui sont nos djinns, si je puis dire ?
09:44 Devant quel tribunal
09:46 pouvons-nous dire
09:48 que l'homme est plutôt mieux ou plutôt moins bien ?
09:51 Le seul tribunal dont nous disposions,
09:54 c'est justement le tribunal humain,
09:56 parce que si le monde serait plus beau sans l'homme,
10:00 quel peintre, quel photographe,
10:04 en tout cas, quel spectateur,
10:06 pourrait juger de cette beauté recouvrée
10:09 ou même accrue ?
10:11 -La mort de Dieu aurait entraîné la mort de l'homme ?
10:14 -Oh, je ne suis pas le premier à avoir cette idée.
10:17 Je crois que je cite plusieurs textes
10:21 de la fin du 19e siècle.
10:24 Il y en a un de Léon Bloy,
10:26 il devait y avoir quelque chose de Berdiaïef,
10:28 le philosophe russe, là, qui est un peu plus tardif.
10:32 Il y avait peut-être bien un troisième Larron,
10:35 dans l'histoire, mais je ne me souviens plus trop.
10:38 Oui, c'est une idée qui n'a évidemment pas attendu
10:41 Michel Foucault pour parler de la mort de l'homme.
10:45 Le problème étant que Foucault
10:47 parlait de la disparition du concept d'homme.
10:52 Il ne pensait pas du tout à l'extinction de l'espèce humaine,
10:56 alors qu'il y a des gens qui semblent prendre
10:59 cette formule vraiment au pied de la lettre.
11:02 -Justement, vous parlez de Foucault,
11:04 j'aimerais vous faire regarder un petit extrait
11:07 d'une émission qui a eu lieu au Louvre.
11:09 -A partir d'un certain moment,
11:11 qu'on peut situer entre la fin du 16e siècle
11:15 et le début du 19e,
11:16 il s'est passé un phénomène important,
11:19 c'est que l'homme a cessé d'être immédiatement dominé
11:22 par les grandes menaces de la mort,
11:24 c'est-à-dire par les menaces des épidémies,
11:26 des famines, les formidables ravages
11:29 de la mortalité infantile,
11:31 et que l'homme a en quelque sorte disposé les sociétés humaines.
11:34 Je parle uniquement de l'Occident,
11:36 mais c'est là où les choses se sont nouées.
11:38 Les sociétés occidentales
11:40 ont commencé à disposer d'une espèce de marge de survie,
11:45 à partir duquel l'homme est devenu relativement disponible
11:48 par rapport à ces urgences fondamentales
11:51 ou à ces grandes menaces de la mort
11:53 qui avaient traversé son histoire jusque-là.
11:55 Et alors c'est à partir de ce moment-là
11:56 qu'il a fallu en quelque sorte à la fois utiliser
12:00 et mettre en question, essayer de problématiser,
12:04 l'homme en tant qu'il pouvait être disponible.
12:07 D'où la question, qu'est-ce qu'on va en faire,
12:10 comment appliquer cet individu
12:12 à la croissance des forces productives,
12:15 comment les discipliner,
12:16 comment construire des grands corps politiques, etc.
12:19 Et je crois qu'on a eu là toute une technologie de l'homme
12:22 qui s'est développée à partir de ce moment-là,
12:24 qui est la question de l'homme.
12:26 Est-ce que cette question sera...
12:28 Durera autant que l'humanité ?
12:30 Peut-être pas. -Peut-être pas.
12:33 -Alors c'était en 1976.
12:35 Est-ce que vous auriez des commentaires à faire ?
12:38 -C'est toujours excitant d'entendre Foucault, d'une part,
12:42 d'entendre un historien des idées,
12:45 puisqu'il l'était quand même aussi un peu et même beaucoup,
12:48 s'exprimer en prenant,
12:53 comment dire, autant de recul,
12:55 en remontant, il l'a dit, jusqu'au XVIe siècle.
12:58 Pour lui, il y a cette grande période du XVIe au XIXe.
13:01 Bon, je ne sais pas trop
13:03 s'il pourrait peut-être introduire là-dedans des césures.
13:08 Il le faisait lui-même,
13:10 "Les mots et les choses", c'est ça.
13:13 Alors moi, je dirais que...
13:16 J'introduirais peut-être une césure de plus.
13:19 C'est la réformation,
13:23 ce qu'on appelle la réforme protestante.
13:26 Les protestants préfèrent parler, je crois, de réformation.
13:29 La réformation a entraîné quand même,
13:32 avec cette idée moins claire chez Luther que chez Calvin,
13:38 d'une corruption radicale de l'homme.
13:40 Et donc, d'un salut
13:44 qui ne peut venir que d'ailleurs.
13:47 Alors, dans le cas de Calvin, bien entendu,
13:49 c'était la foi à l'abandon sans réserve
13:53 de l'être de la personne
13:56 entre les mains de Dieu, les mains du Créateur.
14:00 Et puis, c'est devenu assez vite
14:03 l'idée suivant laquelle
14:06 la nature,
14:09 la nature, pas seulement la nature humaine,
14:12 mais la nature en elle-même,
14:15 était à tout le moins moralement neutre
14:19 et peut-être même
14:22 pas tout à fait si gentille
14:25 qu'on pourrait le penser.
14:27 Et donc, il fallait la prendre en main.
14:29 Il fallait la contrôler.
14:32 Et nous rêvons de ce contrôle de la nature
14:36 depuis, en gros, le début du XVIIe siècle,
14:40 avec Bacon. -Bacon.
14:43 -Notre Descartes que tout le monde cite
14:45 n'a fait que le citer.
14:47 On sait qu'il connaissait Bacon.
14:49 La fameuse phrase sur l'homme qui devrait devenir
14:52 comme maître et possesseur de la nature
14:54 est assez isolée dans son oeuvre.
14:56 Mais bon, en tout cas,
14:58 on est là aussi assez vite passé
15:02 d'un projet,
15:05 c'est ce que j'appelle le projet moderne,
15:07 que je distingue de la modernité.
15:09 La modernité, comme époque historique,
15:12 m'a apporté, comme toutes les époques historiques,
15:15 du bien et du mal. L'homme moderne
15:17 est aussi bête et méchant que le précédent ou le suivant.
15:20 Ce qui n'est pas peu dire, d'ailleurs.
15:22 Mais on a pu passer assez vite, finalement,
15:25 de l'idée d'un contrôle de la nature
15:28 qui serait exercé par l'homme
15:30 à la réalité d'un contrôle
15:33 de certains hommes par certains autres
15:37 au moyen de la connaissance de la nature.
15:40 Parce qu'on dit, bon, "contrôler la nature",
15:43 d'accord, mais ça veut surtout dire,
15:45 concrètement, que certains hommes
15:49 qui disposent, justement, du pouvoir
15:52 de contrôler certaines des forces de la nature
15:56 s'empressent de contrôler certains autres hommes.
16:00 Donc, moi, c'est ça que je trouve
16:02 un peu problématique
16:05 dans la modernité, c'est que,
16:07 comme, justement, on ne peut plus dire
16:11 qu'il est bon qu'il existe des hommes,
16:15 on est très tenté de dire que ça va être à certains hommes
16:19 de déterminer s'il est bon que certains autres existent ou non.
16:23 Ce zoologue britannique
16:26 qui s'appelait Bernal,
16:28 qui se pose la question
16:30 que l'on se pose maintenant
16:32 à propos du rêve transhumaniste.
16:35 Qu'est-ce qui va se passer
16:37 lorsqu'il y aura des hommes améliorés, "enhanced",
16:41 et puis, ceux qui seront restés au bord de la route ?
16:45 Et alors, Bernal écrit, avec un "understatement",
16:49 avec une litote, vraiment, qui mériterait un prix,
16:53 s'il y avait un jury britannique de l'"understatement",
16:57 il s'est dit qu'il faudrait sans doute
16:59 que les hommes mieux évolués
17:02 réduisent le nombre des autres.
17:04 "Réduisent le nombre des autres."
17:06 Alors, là, j'avoue que...
17:08 Je n'ai pas ri, mais c'était un rire très, très jaune,
17:13 parce que...
17:14 Les gens ont essayé.
17:16 -On réinscrit, en fait,
17:18 des hiérarchies à l'intérieur de l'humanité.
17:21 Comment on pourrait le qualifier d'anti...
17:24 Oui, un anti-humanisme...
17:26 Il y a une contradiction, Rémi Braque,
17:28 dans cette modernité qui portait le projet
17:30 d'un homme délié de tout.
17:32 C'est ce que vous lui reprochez,
17:34 le fait qu'il soit délié de toute assise,
17:37 de tout fondement, qu'il soit jugé parti,
17:39 qu'il soit...
17:40 comme maître et possesseur de la nature.
17:43 Aujourd'hui, comment on pourrait exprimer,
17:45 justement, d'un point de vue assez concret,
17:48 le résultat, finalement, de cette espèce de...
17:51 Oui, d'autonomie, d'indépendance,
17:55 autoproclamée de l'humanité ?
17:57 -Le résultat, c'est que...
17:59 Vous avez prononcé le mot "autonomie".
18:02 Je crois que vous avez mis vraiment le doigt
18:04 là où ça fait mal.
18:06 Dans le projet d'autonomie,
18:08 rien ne nous dit
18:11 que cette autonomie va consister
18:14 à, par exemple, s'améliorer,
18:17 ou, au contraire, à se détruire.
18:20 Ca, c'est un paradoxe que...
18:22 C'est un petit peu afrojojo, j'avoue.
18:25 C'est ma forme particulière d'humour,
18:29 qui est un petit peu noire, parfois.
18:31 Je fais remarquer que,
18:33 si l'on cherche de l'autodétermination,
18:36 le suicide est absolument idéal.
18:40 Parce que si vous essayez de vous améliorer,
18:45 même un petit peu physiquement,
18:47 vous voulez perdre du poids,
18:49 il va falloir que vous cessiez de manger
18:51 et de faire de la pâsserie,
18:53 de la gymnastique,
18:54 à en suer sanguéo, etc.
18:57 Bon. Puis, dès que vous allez relâcher
18:59 votre garde, les kilos vont revenir.
19:02 Si vous essayez de vous améliorer moralement,
19:05 c'est encore plus difficile.
19:06 Vous allez constater que vos défauts,
19:09 vos travers, vos fautes,
19:11 vont revenir au galop
19:14 après chaque effort.
19:16 En revanche,
19:17 si vous voulez vous supprimer,
19:20 vous pouvez le faire
19:21 au moyen de produits que vous pouvez acheter
19:24 pour une somme modique
19:26 dans toutes les bonnes pharmacies.
19:28 Vous pouvez surtout
19:30 obtenir une transformation
19:33 radicale,
19:34 rapide
19:36 et irréversible.
19:38 Donc, du point de vue...
19:39 Si l'on s'amusait
19:42 à chercher l'idéal
19:44 de l'autodétermination,
19:46 abstraction faite de tout jugement
19:49 sur le caractère déplaisant
19:51 ou, au contraire, agréable de la chose,
19:53 le suicide gagnerait
19:55 haut la main.
19:57 Alors, bon...
19:58 -Est-ce qu'il y a une tentation
20:00 du suicide, de l'autodétermination,
20:02 au sens métaphorique du terme ?
20:04 -Oui, bien sûr. -Il est lié à sa perte.
20:06 -Bah, écoutez,
20:08 les gens qui disent qu'il serait bon
20:12 pour la planète que l'espèce humaine disparaisse...
20:15 -C'en est une...
20:17 -C'est un petit peu...
20:18 Ca serait certainement un suicide soft.
20:20 Ca ne serait pas du tout
20:23 des monstruosités
20:25 telles que nous en avons connues
20:27 et que nous sommes en train d'en connaître
20:30 dans certains coins de la Terre,
20:32 y compris de l'Europe.
20:34 Bon, ça pourrait être
20:36 beaucoup plus tranquille,
20:38 beaucoup plus pépère.
20:40 -Donc, au fond, vous en appelez
20:42 à un rappel ou un retour
20:45 à une forme d'endettement ?
20:47 On n'est pas totalement autodéterminé ?
20:50 On est lié à des racines,
20:54 à des cultures,
20:55 à des endettements sociaux ?
20:58 -Oui, mais écoutez...
20:59 -Et même, y compris, je rajouterais au Moyen Âge,
21:02 puisque la modernité, c'est immensible,
21:04 en faisant oublier ses racines.
21:06 -Oui, nos racines sont beaucoup plus profondes.
21:09 D'une certaine manière, elles commencent au Big Bang,
21:12 puisque les savants nous expliquent
21:14 que les symptômes dont sont faits nos corps
21:16 sont très anciens,
21:17 ont été fabriqués, si je puis dire,
21:20 produits ou apparus, j'en sais rien.
21:22 C'est un autre problème, très, très tôt,
21:24 dans l'histoire de l'univers.
21:26 Et puis, de toute façon,
21:28 nous dépendons aussi
21:30 de ce petit étang tiède
21:34 dont rêvait Darwin,
21:36 où la vie serait apparue.
21:38 Il sait pas pourquoi,
21:40 personne ne sait trop pourquoi,
21:41 mais bon...
21:43 Nous sommes quand même tous,
21:45 je vais dire un gros mot, des héritiers.
21:47 Nous sommes les héritiers des dinosaures,
21:50 surtout les héritiers des premiers mammifères,
21:52 bien entendu.
21:54 Nous avons tous...
21:55 Alors, parler de dette,
21:57 de toute façon, on peut pas la rendre.
22:00 Donc...
22:01 C'est une dette qui nous...
22:04 Les écrase.
22:05 Et donc, nous ne sommes de toute façon pas solvables.
22:09 Mais enfin, il serait peut-être bon de se souvenir
22:12 de ce que nous avons fait,
22:14 de ce que nous avons fait,
22:16 de ce que nous avons fait,
22:17 de ce que nous avons fait,
22:19 de ce que nous avons fait,
22:21 de ce que nous avons fait,
22:22 de ce que nous avons fait,
22:24 de ce que nous avons fait,
22:26 de ce que nous avons fait,
22:27 de ce que nous avons fait,
22:29 de ce que nous avons fait,
22:30 de ce que nous avons fait,
22:32 de ce que nous avons fait,
22:34 de ce que nous avons fait,
22:35 de ce que nous avons fait,
22:37 de ce que nous avons fait,
22:38 de ce que nous avons fait,
22:40 de ce que nous avons fait,
22:42 de ce que nous avons fait,
22:43 de ce que nous avons fait,
22:45 de ce que nous avons fait,
22:47 de ce que nous avons fait,
22:48 de ce que nous avons fait,
22:50 de ce que nous avons fait,
22:52 de ce que nous avons fait,
22:53 de ce que nous avons fait,
22:55 de ce que nous avons fait,
22:57 de ce que nous avons fait,
22:58 de ce que nous avons fait,
23:00 de ce que nous avons fait,
23:02 de ce que nous avons fait,
23:03 de ce que nous avons fait,
23:05 de ce que nous avons fait,
23:07 de ce que nous avons fait,
23:09 de ce que nous avons fait,
23:10 de ce que nous avons fait,
23:12 de ce que nous avons fait,
23:14 de ce que nous avons fait,
23:15 de ce que nous avons fait,
23:17 de ce que nous avons fait,
23:19 de ce que nous avons fait,
23:20 de ce que nous avons fait,
23:22 de ce que nous avons fait,
23:24 de ce que nous avons fait,
23:26 de ce que nous avons fait,
23:27 de ce que nous avons fait,
23:29 de ce que nous avons fait,
23:31 de ce que nous avons fait,
23:33 de ce que nous avons fait,
23:34 de ce que nous avons fait,
23:36 de ce que nous avons fait,
23:38 de ce que nous avons fait,
23:40 de ce que nous avons fait,
23:41 de ce que nous avons fait,
23:43 de ce que nous avons fait,
23:45 de ce que nous avons fait,
23:47 de ce que nous avons fait,
23:49 de ce que nous avons fait,
23:51 de ce que nous avons fait,
23:52 de ce que nous avons fait,
23:54 de ce que nous avons fait,
23:56 de ce que nous avons fait,
23:58 de ce que nous avons fait,
24:00 de ce que nous avons fait,
24:02 de ce que nous avons fait,
24:03 de ce que nous avons fait,
24:05 de ce que nous avons fait,
24:07 de ce que nous avons fait,
24:09 de ce que nous avons fait,
24:11 de ce que nous avons fait,
24:13 de ce que nous avons fait,
24:14 de ce que nous avons fait,
24:16 de ce que nous avons fait,
24:18 de ce que nous avons fait,
24:20 de ce que nous avons fait,
24:22 de ce que nous avons fait,
24:24 de ce que nous avons fait,
24:26 de ce que nous avons fait,
24:27 de ce que nous avons fait,
24:29 de ce que nous avons fait,
24:31 de ce que nous avons fait,
24:33 de ce que nous avons fait,
24:35 de ce que nous avons fait,
24:37 de ce que nous avons fait,
24:39 de ce que nous avons fait,
24:40 de faire, je ne sais pas, de danser,
24:43 de faire de la gymnastique,
24:45 de faire des acrobaties,
24:47 et puis tout simplement de marcher
24:49 pour aller poster une lettre.
24:51 Bon.
24:52 Tout cela montre que la liberté
24:54 n'est pas du tout le contraire
24:56 du fait d'avoir reçu, au contraire.
24:59 C'est plutôt l'appropriation,
25:01 l'appropriation habile
25:02 de ce qui est reçu
25:04 qui nous rend libres.
25:06 -Si vous deviez dire
25:07 en une phrase la grande question philosophique
25:10 d'aujourd'hui, comment la formuleriez-vous ?
25:13 -En termes techniques, je dirais
25:15 la convertibilité des transcendantaux.
25:17 Bon. -Et en traduction ?
25:19 -En traduction, bah, ce qui est,
25:21 est-il bon ?
25:22 C'est tout bête.
25:24 Est-ce que l'être et le bien
25:28 coïncident ?
25:29 Evidemment, c'est une question philosophique
25:33 parce que, en fait,
25:35 c'est une question philosophique
25:37 parce qu'elle est paradoxale.
25:39 Beaucoup de questions philosophiques
25:41 sont paradoxales. On a envie de dire
25:43 "Regardez, ça va pas bien,
25:46 "il y a du mal partout", etc.
25:48 Oui, mais si on n'a pas,
25:51 quelque part, comme dirait nos amis psys,
25:54 la conviction de cette identité profonde
25:58 et en dépit des apparences,
26:00 on n'aura peut-être même pas
26:03 l'envie de venir à bout
26:06 de ce que l'on peut éliminer
26:10 du mal qui nous menace
26:13 d'un peu partout.
26:14 -Merci beaucoup, Rémi Bragg.
26:16 -Je vous en prie.
26:18 C'est moi qui vous remercie,
26:20 comme on dit.
26:21 Et comme je pense, en l'occurrence.
26:23 -Hé !
26:25 ...

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