Il est l'un des comédiens français les plus reconnus de sa génération. Même s'il récuse le terme de «¿monstre sacré¿» qu'on lui accole, il admet ne pas pouvoir vivre sans théâtre «¿sa colonne vertébrale¿», sa raison d'être dit-il. Lui qui a été tour à tour le roi Lear, le comte de Monte-Cristo, ou encore Cyrano de Bergerac remonte aujourd'hui sur les planches dans « L'injuste¿» pour interpréter François Genoud éditeur suisse soutien actif des nazis, dans un dialogue imaginaire avec une journaliste israélienne. Quelle relation intime le pousse à monter encore sur scène¿? Quel regard porte-t-il sur la montée des extrêmes en Europe¿? Cette semaine Jacques Weber est l'invité de Rebecca Fitoussi dans Un monde, un regard. Année de Production :
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00:22Puisque notre invité pense
00:24sincèrement qu'il n'est pas un monstre
00:26sacré du théâtre français,
00:28qualifions-le de monument.
00:30Un monument du théâtre, classique
00:32de préférence, incontournable.
00:34Que vous l'ayez vu jouer
00:36cent fois ou une fois, il vous marque.
00:38Il s'impose à vous. Par sa présence,
00:40par sa voix, par son
00:42engagement dans le jeu. Quand il
00:44interprète Cyrano, il est Cyrano.
00:46Quand il joue le roi Lyre, il vit,
00:48il tremble, il transpire le
00:50roi Lyre. Bel ami,
00:52don Juan, le comte de Monte Cristo, notre invité
00:54joue passionnément, amoureusement.
00:56Il ne tient pas plus
00:58de quelques jours sans un texte, sans un rôle,
01:00sans un personnage fort à interpréter.
01:02La scène comme espace
01:04vital. Ce métier
01:06est ma clé de voûte, ma colonne
01:08vertébrale, dit-il. S'il n'est plus là,
01:10tout s'effondre. Je suis un mollusque
01:12mort. La vie, la vraie,
01:14est-elle alors plus savoureuse dans
01:16les textes que dans le réel ?
01:18Le monde, en dehors des mots, est-il
01:20si décevant ? Posons-lui toutes ses
01:22questions. Bienvenue dans Un monde, un regard.
01:24Bienvenue Jacques Weber, merci d'avoir
01:26accueilli notre invitation ici au Sénat.
01:28Ça commence très bien, vous parlez très gentiment.
01:30Acteur, auteur, metteur
01:32en scène, réalisateur, vous jouez
01:34non-stop. Au bout d'une vingtaine de jours
01:36sans un rôle, vous dites que vous ne vous sentez
01:38pas bien. Est-ce que le réel est décevant ?
01:40Vous êtes mieux sur scène que dans
01:42la vraie vie ? Je ne sais pas si
01:44le réel est...
01:46Je pense qu'en ce moment, il l'est.
01:48En tout cas, les situations que nous
01:50traversons, qu'il s'agisse
01:52du monde dans sa globalité,
01:54je crois que c'est
01:56plutôt préoccupant, mais je ne suis pas le seul
01:58à penser ça. Parce que si tout
02:00le monde pensait comme moi, tout le monde serait
02:02acteur, donc selon ce...
02:04Tout le monde n'a pas le talent.
02:06Moi, ce que je crois, tout simplement, c'est que oui,
02:08c'est physiologique chez moi. C'est-à-dire que ça a toujours été
02:10comme ça, très jeune, je m'en suis rendu
02:12compte. Vers l'âge de 6-7 ans,
02:14je montais déjà des spectacles.
02:16Et c'est plus fort
02:18que moi. Vous avez un rapport
02:20existentiel au théâtre, à la scène.
02:22Totalement. Il vaut mieux, puisque
02:24j'y passe le plus clair de mon temps.
02:26Il vaut mieux que ça soit comme ça qu'autrement.
02:28D'ailleurs, je pense réellement que
02:30les acteurs dignes de ce
02:32nom et de cette profession
02:34sont des gens totalement
02:36impliqués, passionnément
02:38dans leur âme.
02:40Je pense comme tous les grands médecins
02:42ou les grands chercheurs
02:44ou les grands professeurs ou les grands hommes de lettres.
02:46Je crois qu'il y a un moment donné
02:48où il y a une implication passionnelle
02:50obligatoire, et
02:52l'investissement
02:54passionnel, c'est un investissement
02:56organique, physique,
02:58forcément.
02:59Qu'est-ce qui se passe quand vous n'avez pas de rôle ?
03:01Est-ce que vous traversez une crise de légitimité ?
03:03C'est carrément le...
03:04C'est quoi ?
03:05C'est ce que j'ai dit.
03:07Un mollusque mort ?
03:08Un mollusque mort, c'est-à-dire le zombie,
03:10la limace,
03:12le phoque échoué
03:14sur le sable.
03:15Mais pourquoi ?
03:16C'est emmerdant, parce que
03:18j'ai plus ma raison d'être.
03:20Déjà que j'ai d'énormes problèmes
03:22à croire que...
03:24C'est pour ça que
03:26je ne conteste pas.
03:28Je ne vais pas faire le faux modeste.
03:30Je suis très touché quand les gens disent...
03:32Je pense que c'est très...
03:34Comment dirais-je ?
03:36Un petit peu excessif, mais quand on dit
03:38monstre sacré, monument,
03:40disons que c'est vrai que ma longévité est importante,
03:42que j'ai eu la chance,
03:44de jouer beaucoup du grand classique.
03:46C'est très vrai, de grands, grands rôles.
03:48Et que non seulement j'ai eu cette chance,
03:50mais je les ai joués sur la longueur.
03:52Ils ont eu le temps
03:54d'être présents dans la tête des gens.
03:56Parce que je pensais aux gens de la comédie française,
03:58ils jouent énormément de grands rôles.
04:00Seulement, ils les jouent sur des périodes limitées.
04:02C'est une des raisons pour lesquelles j'ai refusé la comédie française.
04:04Mais voilà.
04:06Vous faites partie de ces artistes
04:08qui veulent mourir sur scène ?
04:10Je crois que ça ne veut pas dire grand-chose
04:12pour une simple raison, je n'ai pas très envie de mourir.
04:14Je préfère faire semblant.
04:16Mais allez jusqu'au bout, jusqu'au maximum.
04:18Oui, c'est ce qui se passe.
04:20Excusez-moi, mais c'est ce qui se passe
04:22à ce moment.
04:24J'ai 75 ans, donc je suis plus vers la fin
04:26que vers le début.
04:28J'espère qu'elle sera
04:30la plus lointaine possible.
04:32Par contre, j'aimerais bien
04:34avoir le feeling
04:36pour m'arrêter à temps.
04:38J'ai eu de l'admiration
04:40parce que c'est un immense acteur
04:42et j'ai vu parfois
04:44qu'ils avaient fait le coup de trop.
04:46C'est toujours extrêmement triste.
04:48Je pense que je peux le dire.
04:50J'ai toujours une admiration
04:52sans borne pour eux, mais je pense à
04:54Michel Bouquet, Michel Piccoli,
04:56où j'ai vu qu'ils avaient 90 ans.
04:58C'est vrai que ça ne m'allait plus complètement.
05:00Il n'y a que moi qui le voyais
05:02parce que malgré tout, c'est ça qui est merveilleux,
05:04c'est que malgré tout, ces gens,
05:06ils émanaient quelque chose
05:08de formidable.
05:10Il y a quelque chose d'ambigu dans votre rapport à la scène.
05:12Vous dites que quand vous montez sur scène,
05:14vous êtes extrêmement heureux.
05:16Quand vous en sortez, vous êtes déçu,
05:18rarement satisfait par vous-même.
05:20Je ne suis pas du tout satisfait.
05:22C'est d'ailleurs
05:24une des dualités qui m'encombre.
05:26Je crois qu'on est un peu tous comme ça.
05:28En tout cas, moi,
05:30j'estime qu'on peut...
05:32Vous savez, Rubinstein,
05:34l'immense pianiste que vous connaissez,
05:36il disait quelque chose comme ça comme conseil.
05:38Il avait dû, je ne sais pas s'il avait raison, dire
05:40que l'important n'est pas d'essayer d'être mieux.
05:42L'important est d'être bien.
05:44Et je devrais m'en souvenir.
05:46Or, moi, il y a toujours...
05:48Je me dis que c'est imparfait.
05:50Et tant que je sens une critique
05:52ou un truc qui plane,
05:54même s'il y a 100 000 avis formidables,
05:56il y a une critique...
05:58Vous savez, mon rapport avec les critiques,
06:00parfois, il a été un petit peu envenimé, disons,
06:02parce que j'ai parfois un peu le sang chaud.
06:04Mais ce qu'il sache, c'est que je peux toujours les comprendre.
06:06Je me dis, si eux
06:08ont été ou unanimement
06:10ou séparément
06:12très durs vis-à-vis de moi,
06:14peu m'importe la méchanceté nécessaire
06:16parfois pour apparaître
06:18de façon un peu snob dans les milieux parisiens,
06:20peu m'importe, il y a quelque chose de vrai
06:22dans ce qu'ils disent.
06:24Je n'ai pas réussi à les convaincre
06:26et ça m'attriste beaucoup.
06:28Et c'est pour ça que,
06:30très honnêtement, du fond du cœur,
06:32comme disait Michel Bouquet,
06:34il y a des jours où, naturellement,
06:36mon rêve essentiel, c'est d'être
06:38le premier acteur de ma génération.
06:40Mais ça n'est pas le vrai rêve.
06:42Le rêve, c'est de jouer bien.
06:44Et c'est vrai que...
06:46Moi, de temps en temps, il m'arrive
06:48que j'aimerais bien être l'immense acteur,
06:50mais ce n'est pas ça du tout,
06:52dans le fond.
06:54En tout cas, votre scène du moment, c'est celle du théâtre de la Renaissance.
06:56Encore un personnage
06:58fort dans l'injuste,
07:00écrite par Alexandre Amiel,
07:02il y a Albert Dugos, Jean-Philippe Daguerre et Alexis Kebas,
07:04mise en scène Julien Cibre.
07:06Et là, vous êtes François Genoux.
07:08Je ne suis pas sûre qu'il y ait beaucoup de nos téléspectateurs
07:10qui sachent précisément qui est François Genoux.
07:12Ce qui est d'ailleurs assez surprenant,
07:14parce qu'il s'agit de... Moi-même, je ne le connaissais pas.
07:16Il s'agit de taper sur Wikipédia
07:18François Genoux, OUD.
07:20Et là,
07:22apparaît un monstre absolu,
07:24puisqu'il est interviewé en pleine liberté.
07:26Et il dit les choses les plus horribles
07:28sur un ton
07:30extraordinairement dégagé,
07:32les gants un peu serrés, comme ça...
07:34Je précise qui il est.
07:36C'est un pro-nazi
07:38pur et dur, suisse-lausannois,
07:40et qui, très vite,
07:42a trouvé la faille
07:44dont il parle,
07:46sur les droits d'auteur,
07:48et ses premiers gestes
07:50ont été d'éditer Mein Kampf.
07:52Et il fait fortune grâce à ça.
07:54Et il fait fortune avec ça.
07:56Et après, on le retrouve derrière
07:58les attentats de Munich,
08:00et puis derrière les grands mouvements
08:02des pays arabes, les libérations
08:04de certains pays arabes.
08:06Comment avez-vous appréhendé ce rôle ?
08:08Pour moi, c'est, entre guillemets,
08:10un rôle comme un autre,
08:12et chaque rôle est très différent
08:14les uns des autres.
08:16Le Roi-lire n'est pas un salopard.
08:18Je ne crois pas du tout.
08:20C'est un autre débat.
08:22Dans Shakespeare, vous avez d'immenses salopards.
08:24Et simplement,
08:26le passé met cette espèce
08:28d'intervalle et de distance
08:30un peu nécessaire pour adopter,
08:32accepter la représentation.
08:34Alors là, ce qui fait un peu peur,
08:36c'est que le personnage est extrêmement récent.
08:38Il est effrayant et il dit des choses
08:40qui, en plus, sur l'actualité,
08:42l'actualité de pas d'hier, mais d'aujourd'hui,
08:44peuvent énormément faire écho.
08:46Mais en même temps,
08:48c'est le fait même du théâtre.
08:50Le théâtre, comme on le sait,
08:52est le lieu du cathartique par excellence.
08:54Il tente un miroir,
08:56il ne tend pas à répondre
08:58à des questions.
09:00Sinon, ça, c'est très, très dangereux,
09:02d'essayer de répondre à des questions.
09:04Il l'interroge, ce qui est complètement différent.
09:06Et moi, c'est dans ce sens que j'ai accepté
09:08ce texte qui était extrêmement habile,
09:10qui plus est,
09:12parce que ça peut être un peu ennuyeux,
09:14au bout d'un moment, un débat idéologique
09:16entre un nazi et une israélienne,
09:18mais là, c'est vraiment
09:20la construction,
09:22la structure dramaturgique, c'est vraiment un thriller.
09:24Et donc, on est embarqué par un suspense incroyable,
09:26qui fait qu'on peut entendre
09:28en même temps,
09:30avec un rapport ludique et le rapport théâtral,
09:32un débat extrêmement important.
09:34– Parce que dans cette pièce, François Genoux répond
09:36à une journaliste israélienne,
09:38jouée par Elodie Navarre,
09:40un antisémite face
09:42à une juive israélienne.
09:44Qu'est-ce que ça dit pour vous
09:46de l'époque ? Qu'est-ce que cette pièce
09:48dit aux téléspectateurs ? Est-ce qu'il y a d'ailleurs un message ?
09:50– Elle interroge sur deux plans.
09:52Je crois que les spectateurs
09:54peuvent se mettre à la place de la journaliste
09:56israélienne et se dire
09:58comment ça fonctionne et comment s'est construit le mal.
10:00C'est quand même très étonnant,
10:02pardon,
10:04d'entendre
10:06le mal aussi effroyable
10:08qui peut
10:10être en même temps extrêmement intelligent,
10:12clair,
10:14précis, et qui,
10:16parfois, sur certains problèmes,
10:18met le doigt sur des problèmes
10:20et sur des équivoques et sur des paradoxes.
10:22La vérité
10:24n'est faite que d'équivoques et paradoxes aussi.
10:26– Vous le sentez dans le public ?
10:28– Ah oui, ça, de toute façon, très fort.
10:30Ça, j'en suis sûr.
10:32Ils ont beau parfois même sourire, rire
10:34et halter au suspense,
10:36c'est certain que ça leur
10:38rentre dans le ventre. Quand quelqu'un
10:40dit avec une audace démesurée
10:42enfin, qu'est-ce que c'est que ces histoires
10:44de concentration ? C'est quoi ces deux dents à quatre dents
10:46et trois montres ?
10:48Vous n'allez pas m'emmerder
10:50avec vos élucubrations ?
10:52C'est vrai que ça ne peut que
10:54vous foutre un coup de poing dans la figure
10:56et vous rappeler
10:58le questionnement que ça peut poser.
11:00– Notre monde est en train de mourir
11:02parce qu'il y a une infraternité
11:04qui se met en place et qui s'accélère.
11:06Ce sont vos mots.
11:08Qu'est-ce que c'est, cette infraternité ?
11:10– Vous savez, l'autre jour, on devait me poser la question
11:12parce qu'elle va être le prochain débat
11:14ici et ailleurs,
11:16qu'est-ce qu'être français ?
11:18Et j'avais préparé une réponse
11:20et ce n'était pas la préparer,
11:22c'était parce qu'elle m'est venue,
11:24ça serait de respecter, de faire respecter
11:26ce qui est sur tous les frontons républicains,
11:28c'est liberté, égalité,
11:30fraternité.
11:32Lorsqu'en ce moment,
11:34vraiment, par toute la tendance
11:36de cet espèce de
11:38noircissement de l'Europe
11:40et de l'indépendance propre du terme,
11:42il y a de quoi se poser des questions
11:44quand on respecte, oui, de la fraternité,
11:46oui, de l'égalité et oui, donc,
11:48forcément, de la liberté.
11:50Un homme dans la misère
11:52et un homme mal regardé n'est pas un homme libre,
11:54voilà, de façon évidente.
11:56Et la deuxième chose, c'est que je voulais rappeler
11:58cette phrase de Flaubert
12:00qui déplace un peu le débat, c'est plus littéraire
12:02comme réponse, mais
12:04c'est que Flaubert, à un moment,
12:06dans le grand dévergondage de sa correspondance,
12:08dit
12:10la patrie, c'est l'univers,
12:12c'est la terre
12:14et il conclut par
12:16c'est la pensée
12:18elle-même. Et ça,
12:20je trouve que c'est une des choses les plus fortes
12:22et les raccourcis les plus extraordinaires que j'ai lues
12:24dans ma vie.
12:26Il y a une autre expression que vous avez employée qui m'intéresse beaucoup,
12:28c'est la société du commentaire.
12:30Vous dites qu'on n'en finit pas d'entendre
12:32du commentaire. Et d'ailleurs,
12:34vous vous remettez en question vous-même parce que vous aussi,
12:36vous êtes arrivé de commenter.
12:38Le monde est devenu un grand comptoir de café,
12:40c'est ça, l'histoire ?
12:42Oui, et c'est extrêmement grave parce que le commentaire,
12:44il peut être beau lorsqu'il s'agit d'analyses
12:46qui prennent le temps. Et comme disait l'autre,
12:48c'est parce que nous sommes en retard qu'il faut prendre
12:50notre temps. Lorsqu'il y a
12:52non pas commentaire,
12:54mais polémique,
12:56contradiction,
12:58exposée d'excès de contradiction,
13:00là, c'est formidable. Mais vous savez, c'est pas moi
13:02qui ai été le premier étonné de ça.
13:04Jean Dumas, dans le fameux conte de Monte-Cristo,
13:06dit, méfions-nous du commentaire
13:08qui crée l'événement.
13:10Et c'est tellement juste.
13:12Et à l'heure actuelle, de faits divers,
13:14parfois, qui sont au regard
13:16d'un ensemble totalement
13:18à minima, deviennent
13:20des choses absolument énormes,
13:22dont tout le monde se sert pour réveiller
13:24tel ou tel type d'opinion.
13:26Et ça, c'est le commentaire qui fait ça.
13:28Et les commentaires sont de plus en plus dangereux. Pourquoi ?
13:30Parce qu'ils sont pulsionnels.
13:32Et ce qu'il y a de plus en plus dangereux,
13:34c'est quoi ? C'est que tous ces monstres
13:36qui nous font peur et qu'on les commente,
13:38et Dieu sait si on les commente,
13:40qu'il s'agisse de tous ceux
13:42que l'on connaît. Eh bien,
13:44ce qui est terrible... On réagit.
13:46Or,
13:48ce qu'il faut dire, c'est que ces monstres
13:50sont enfantés par quoi ?
13:52Par la démocratie.
13:54Et la démocratie, c'est l'expression du vote du peuple,
13:56de l'opinion du peuple.
13:58Et lorsque le peuple vote, maintenant,
14:00ça n'est pas une opinion qu'il balance.
14:02C'est une réaction.
14:04C'est une pulsion. C'est émotionnel.
14:06C'est un mot par-ci, un mot par-là, et hop,
14:08je vote contre, je vote pour.
14:10Et on dit, je t'aime, je t'aime pas.
14:12Eh bien, justement,
14:14c'est ça qui aussi me bouleverse beaucoup.
14:16J'en suis, oui, oui, à me dire,
14:18que peut-on faire par rapport
14:20à cette réelle, profonde
14:22régression démocratique
14:24de l'heure ?
14:26Est-ce que commenter, c'est pas aussi tout simplement exister ?
14:28Parce qu'encore une fois, c'est ce que je viens de vous dire,
14:30c'est que ça dépend.
14:32Si on est au café du commerce, quoique, parfois,
14:34au café du commerce, se disent des choses très vraies.
14:36Enfin, moi, il m'arrive de les fréquenter,
14:38j'adore les bistrots, j'entends des choses,
14:40mais d'une telle horreur,
14:42d'une telle méconnaissance du monde,
14:44qu'à quoi être effrayé ?
14:46Exister,
14:48je pense que c'est d'abord bien regarder,
14:50bien écouter.
14:52C'est déjà une grande chose.
14:54Et puis, je pense qu'exister,
14:56c'est d'abord être dans le silence.
14:58Essayons d'être dans le silence,
15:00comme disait Beckett, c'est déjà pas mal.
15:02C'est ce qu'on fait.
15:04Et comme disait Beckett, les mots, méfions-nous-en,
15:06sont des trous dans le silence.
15:08Et vous aussi, vous avez commenté, ça vous est arrivé,
15:10je pense à vos commentaires sur le monde politique,
15:12par exemple, avec lequel vous n'êtes pas tendre.
15:14J'ai déjà fait le crétin.
15:16J'ai une citation, lors des débats
15:18sur la réforme des retraites, notamment,
15:20vous avez dit ceci,
15:22je ne supporte plus les mensonges que j'entends
15:24pendant une longueur de journée
15:26perpétuée par nos politiques et nos gouvernements.
15:28C'est une honte absolue, c'est dégueulasse,
15:30c'est horrible.
15:32Il y a vraiment des sujets qui vous font sortir de vos gonds.
15:34La réforme des retraites en faisait partie,
15:36il y en a d'autres ?
15:38Franchement, il y a des fois
15:40où je m'exprime
15:42sur la voie publique,
15:44un peu comme je pourrais
15:46m'expliquer au bistrot.
15:48Et vous regrettez après ou pas ?
15:50Oui et non.
15:52Non, parce que ça sert
15:54plutôt
15:56les gens que je peux accuser
15:58de dégueulasserie qu'autre chose.
16:00C'est contre-productif.
16:02Et puis tout sujet abordé
16:04avec emportement et sensibilité
16:06est dangereux. Il faut vraiment raison garder.
16:08Et dès qu'on aborde des sujets
16:10et qu'on critique des gens,
16:12on doit le faire, non pas avec pondération,
16:14ça ne veut pas dire grand-chose,
16:16mais avec netteté.
16:18Voilà, c'est ça. Et c'est d'ailleurs
16:20un fait que je ne m'aime pas du tout,
16:22c'est que je sais que je ne suis pas un type
16:24net, précis. Pour moi,
16:26l'intelligence, c'est être précis.
16:28Je crois que...
16:30Je crois que j'ai plutôt le QI
16:32en dessous de la grenouille, pour beaucoup de choses.
16:34Je ne crois pas en vous disant ça,
16:36j'ai déjà de la lucidité sur moi-même,
16:38ce qui est déjà pas mal.
16:40J'ai un document à vous proposer, Jacques Weber.
16:42C'est une archive qui nous a été transmise par nos partenaires,
16:44les archives nationales. Je vais la décrire,
16:46je vais la décrire pour les gens qui nous écoutent.
16:48C'est l'analogie du plan du théâtre
16:50et des premières loges de la comédie française.
16:52C'est un document qui date de 1771.
16:54L'époque située
16:56entre la rue de la comédie française
16:58et la rue des Mauvais Garçons.
17:00Vous étiez où avec votre grand-mère
17:02quand, à 11 ans, elle vous emmène
17:04voir la Var ?
17:06Oui, oui, oui, j'étais...
17:08Je me souviens de toute ma vie,
17:10c'était la grande sortie,
17:12et je me souviens,
17:14la Var, ce qui m'a marqué,
17:16c'est la fin de la pièce que j'ai jouée après,
17:18d'ailleurs qui est une pièce absolument géniale,
17:20c'est la fin de la pièce,
17:22parce qu'il y avait un monsieur qui était
17:24avec des chapeaux et des rubans,
17:26c'était le fameux Deus Ex Machina,
17:28c'était le seigneur en scène,
17:30et il entrait par le fond du décor
17:32et il avait pour phrase
17:34« Hey, ce seigneur Arpagon,
17:36qu'avez-vous ? Je vous vois
17:38tout ému. »
17:40C'était un vieil acteur qui jouait un peu comme ça,
17:42et pour moi, c'était le théâtre,
17:44c'était absurde.
17:46C'est vraiment un acte fondateur.
17:48Et là, je suis sorti du théâtre,
17:50je me souviens de toute ma vie,
17:52et dans la chambre avec mon frère,
17:54j'ai dit à mon frère « Je fais du théâtre, c'est fait, c'est fini. »
17:56Et alors pourquoi, des années plus tard, avoir refusé d'entrer à la Comédie-Française ?
17:58Deux raisons, dont chaque est suffisante seule,
18:00comme disait Cyrano.
18:02La première raison, c'est que j'étais déjà
18:04un peu mal dégrossi
18:06et je sortais de 68.
18:08Je ne le regrette pas, d'ailleurs, du tout.
18:10Mais j'étais, disons, marxiste-léniniste
18:12pur et dur, et pour nous,
18:14la Comédie-Française, c'était la droite
18:16et le TNP, c'était la gauche.
18:18Donc, naturellement,
18:20cadre de bourgeois et tout,
18:22c'était d'autant plus contradictoire
18:24et un peu saut, c'est que
18:26là où j'ai pris passion pour le théâtre,
18:28c'est en voyant les gens du français,
18:30comme Robert Hirsch, comme Jacques Charon,
18:32comme tout ça. Ça, c'était la première raison.
18:34La deuxième raison, c'est l'alternance.
18:36Ce que je vous disais tout à l'heure, c'est qu'eux
18:38jouent de temps en temps tel rôle,
18:40vous jouez Hamlet un jour et le lendemain du Marivaux.
18:42Donc ça, c'est des choses que je n'aime pas du tout.
18:44En ce moment, ce que j'aime beaucoup,
18:46et vraiment,
18:48c'est le progrès très lent
18:50qu'insuffle le nombre
18:52de représentations successives sur un rôle.
18:54C'est ça qui me touche beaucoup.
18:56Et c'est ça, c'est surtout cette raison
18:58qui a fait que la seconde fois,
19:00on me l'a proposé par le très grand,
19:02que je salue, Éric Ruff,
19:04qui est un très grand administrateur du français,
19:06qui va bientôt arrêter son contrat.
19:08C'est pour ça que j'ai refusé, je vous l'ai dit.
19:12Il y a une autre raison pour laquelle vous êtes devenu comédien.
19:14Je vous ai entendu dire que c'était aussi l'émotion
19:16de votre mère à la mort de Gérard Philippe.
19:18L'avoir vu pleurer à la mort d'un acteur,
19:20ça a été aussi un moment...
19:22Ce qui me touche encore énormément,
19:24c'est quand je parle de Gérard Philippe aux gens,
19:26ça ne leur dit plus rien.
19:28C'est effrayant.
19:30Alors que pour nous, c'était l'ange.
19:32C'était vraiment un ange au-dessus du théâtre et du monde.
19:34En plus, c'était un homme
19:36extrêmement engagé sur le plan politique,
19:38sur le plan citoyen.
19:40Et puis, cette bombe,
19:42ça a été terrible, il était tout jeune.
19:44On a fait un flash d'information.
19:46« Mesdames, Messieurs, Gérard Philippe n'est plus. »
19:48Et là,
19:50je vois ma maman qui s'effondre en larmes.
19:52C'était la première fois que je voyais ma maman s'effondrer en larmes.
19:54Ça compte beaucoup dans la vie d'un jeune homme.
19:56Et d'un homme, tout court, d'ailleurs.
19:58Et le lendemain,
20:00c'est ça qui est encore plus fou,
20:02le lendemain, à l'école,
20:04donc énormément de mes camarades
20:06avaient eu leur maman qui s'était écroulée en larmes.
20:08Ça, ça m'a frappé à fond.
20:12Comment ce choix a-t-il été vécu par vos parents ?
20:14Parce que je crois que votre père était polytechnicien,
20:16directeur de labo. Le fait de vouloir devenir comédien,
20:18comment ça a été pris ?
20:20Au début, c'était un petit peu perçu comme
20:24le mouton noir.
20:26Mon père, d'ailleurs, il y a eu des difficultés au début,
20:28puisque c'était un homme
20:30qui était capable de dire
20:32que les imbéciles n'ont pas la parole à table
20:34lorsqu'on s'exprimait,
20:36donc c'était parfois un peu difficile.
20:38En parlant de vous ?
20:40Oui, voilà.
20:42Mais c'est ça qui m'a touché
20:44et en même temps qui m'a énervé,
20:46c'est que lorsque ça s'est mis à marcher
20:48très, très vite,
20:50plutôt très bien pour moi,
20:52puisque j'ai eu toutes les écoles, tous les prix, etc.,
20:56là, d'un seul coup, tout a changé d'un coup.
20:58J'ai été
21:00merveilleux et important.
21:02Alors, naturellement, ça me touchait,
21:04parce qu'il y avait reconnaissance, mais de l'autre,
21:06je me souvenais que...
21:08C'est une petite contradiction, mais ça n'a rien de malheureux.
21:10Ce rapport avec votre père,
21:12vous en avez déjà parlé,
21:14il était assez dur, effectivement.
21:16On peut même parler de maltraitance, on appellerait ça de la maltraitance
21:18aujourd'hui. Est-ce que c'est aussi cette faille
21:20qui vous a donné cette sensibilité au rôle,
21:22peut-être ?
21:24Tout agit. Moi, je pense que tout agit.
21:26Tout agit à tout moment.
21:28Et à chaque seconde,
21:30nous sommes physiquement,
21:32sur le plan physique-chimie,
21:34on est traversé, on est poreux.
21:36On n'est pas une masse
21:38fermée et compacte.
21:40Donc, on est traversé
21:42et par les neutrinos,
21:44les neutrons, je ne sais pas quoi,
21:46et puis, on est traversé par tous les événements.
21:48Et tout nous constitue.
21:50La preuve en est,
21:52c'est qu'une représentation sur une autre
21:54n'est jamais la même.
21:56C'est pour ça, d'ailleurs, qu'on y retourne tous les soirs.
21:58Parce que la journée n'est jamais la même.
22:00La température n'est pas la même.
22:02Et tout travaille
22:04à vous changer la représentation.
22:06Ça veut bien dire que vous avez été traversé.
22:08Donc, oui, il se passe des choses.
22:10À l'allure de celui que vous êtes aujourd'hui,
22:12quel conseil donneriez-vous au petit garçon que vous étiez ?
22:14Qu'est-ce que vous lui diriez, avant qu'il ne se lance ?
22:16De n'en suivre aucun.
22:18De ne suivre aucun conseil.
22:20Pour une simple et unique raison,
22:22celle qui vous indiquera toujours
22:24le meilleur chemin, c'est la passion, tout simplement.
22:26Je crois que c'est vraiment ce que je peux dire.
22:28Si vous avez
22:30la tripe,
22:32elle vous indique les bons chemins.
22:34Je suis sûr de ça.
22:38J'ai des photos à vous proposer,
22:40Jacques Weber. Ça fait partie des rituels
22:42de cette émission.
22:44La première photo que je voudrais vous montrer, c'est celle-ci.
22:46C'est Virginie et Fira, qui est au cœur
22:48d'une polémique, parce qu'elle a été choisie
22:50pour interpréter Gisèle Halimi,
22:52grande avocate féministe.
22:54Or, la loi, je vais vous le dire,
22:56certains militants parlent de whitewashing.
22:58C'est-à-dire qu'on invisibiliserait
23:00l'identité juive tunisienne
23:02de Gisèle Halimi en choisissant
23:04pour l'interpréter une femme
23:06blanche bourgeoise. Voilà ce que disent
23:08certains militants. Est-ce que ça veut dire
23:10qu'il faut être pour interpréter ?
23:12Non, pas du tout. Je pense d'abord
23:14que c'est un faux débat et j'en veux pour preuve
23:16un des plus grands chefs-d'oeuvre
23:18de ce qu'on peut appeler des biopiques,
23:20enfin, en tout cas, dans ce qui raconte la vie
23:22de quelqu'un de célèbre.
23:24Pour moi, c'est Van Gogh de Montespiella.
23:26Si vous me trouvez un point de ressemblance
23:28entre Jacques Dutronc,
23:30qui est un des plus grands acteurs
23:32qui a pu exister, qui représentait
23:34une époque qui était géniale,
23:36mais absolument géniale,
23:38dans Van Gogh,
23:40vous me ferez signe.
23:42Ça n'a rien à voir. Non, je trouve qu'au contraire,
23:44ça peut être très intéressant
23:46de donner à quelqu'un qui ne ressemble en rien
23:48à la personne qu'il interprète
23:50le rôle. Et Fira est une grande actrice.
23:52Elle l'a prouvé par plusieurs interprétations.
23:54Et Gisèle Halimi
23:56est l'immense personnage pour lequel
23:58j'ai le plus grand respect.
24:00Beaucoup d'admiration.
24:02Une deuxième photo, vous l'avez reconnue,
24:04vous allez le reconnaître. Il s'agit de l'abbé Pierre,
24:06visé par une série d'accusations,
24:08incluant viol sur mineurs, inceste,
24:10menaces. On parle maintenant de plusieurs
24:12dizaines de victimes, même si la présomption
24:14d'innocence reste de rigueur.
24:16Vous avez été vous-même victime de curés.
24:18Vous l'avez confié à plusieurs reprises
24:20dans des interviews.
24:22Qu'est-ce que ça vous a fait d'apprendre
24:24que cet homme a été accusé par
24:26plusieurs victimes ?
24:30C'est très compliqué.
24:32J'ai trouvé ça
24:34abominablement triste et écœurant.
24:36Abominablement triste
24:38parce qu'il y a une œuvre
24:40qui est quand même derrière, qui est absolument merveilleuse,
24:42considérable,
24:44et de voir qu'elle est souillée par l'abjection
24:46la plus totale, ça ne peut être
24:48que triste et abominable. Qu'est-ce que vous voulez
24:50que je dise d'autre ? Après, ce qui est vrai,
24:52c'est que l'Église...
24:54Moi, je l'en veux énormément, d'ailleurs,
24:56d'abord pour son manque
24:58d'appétence et de
25:00fraternité avec le monde,
25:02avec l'Église des pauvres,
25:04on en parle beaucoup, mais ce n'est pas
25:06une réalité. Et puis,
25:08par ces certaines prises de position,
25:10et puis, je l'en veux
25:12beaucoup parce que, oui, ils ont tué,
25:14ils ont fait leur justice entre eux,
25:16dans leur petit machin. Et c'est vrai
25:18que moi, par exemple...
25:20Donc, moi, je n'ai pas été victime d'un viol particulier,
25:22moi, j'ai simplement un type
25:24qui nous faisait la confession en colonie de vacances,
25:26les jambes écartées, la chaise
25:28jubel ouverte, et on avait la tête
25:30entre les jambes, voilà. Mais
25:32on ne se rendait compte de rien,
25:34parce que, pour nous, c'était le représentant
25:36du bon Dieu. C'est ça
25:38qui était terrible à notre époque.
25:40Ça, c'est fini, je pense. Mais à notre époque,
25:42on nous avait inculqué ça.
25:44Oui, c'était une société extrêmement
25:46chrétienne, où certains
25:48voudraient y retourner.
25:50Surtout pas. Moi, j'ai dit
25:52vive Dieu et à mort les religions,
25:54quelles qu'elles soient. Oui,
25:56la...
25:58l'immanence, la relation
26:00mystique avec le monde est très
26:02passionnante. Les religions sont toujours
26:04extrêmement dangereuses, je crois, vraiment.
26:06Jacques Weber, nous sommes entourés
26:08de quatre statues, qui représentent
26:10chacune une vertu. Il y a ici
26:12la sagesse, ici la prudence,
26:14ici la justice, et derrière moi
26:16l'éloquence. Est-ce qu'il y a une de ces... Tout part de la
26:18sagesse. Tout part de la sagesse. C'est la sagesse
26:20que vous choisissez ? Forcément.
26:22La sagesse, c'est la base de la philosophie.
26:24La philosophie, c'est la plus
26:26belle, le plus beau terrain de connaissance
26:28de l'existence et de la vie.
26:30Et la prudence me fait
26:32toujours peur. La prudence
26:34est toujours en contradiction
26:36parfois avec l'engagement.
26:38Et en même temps, parfois,
26:40je ferais bien d'être
26:42un peu plus prudent, comme dirait
26:44l'autre. Mais j'aime pas, parce que
26:46ça induit aussi un comportement.
26:48Non, la sagesse, c'est le
26:50fondement même de l'individu.
26:52La sagesse mène à la justice, forcément.
26:54Forcément. Alors vivez la sagesse.
26:56Ce sera votre mot. Merci. Merci infiniment
26:58Jacques Weber d'avoir été notre homme. Je vous en prie.
27:00C'était très agréable. Et merci à vous de nous avoir
27:02suivis. Comme chaque semaine, émissions à retrouver
27:04en replay sur notre plateforme publicsena.fr
27:06mais aussi en podcast.
27:08A très vite. Merci.