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00:00 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:06 Bonjour Tanizy Coates.
00:08 Bonjour.
00:09 Vous êtes journaliste et écrivain afro-américain.
00:13 Je vais vous présenter en quelques mots.
00:15 Vous êtes né il y a un peu moins de 50 ans à West Baltimore dans le quartier de Montdomin.
00:22 Vous avez grandi dans une famille nombreuse.
00:25 Vous avez étudié le journalisme à l'université Howard et vous avez notamment débuté comme
00:32 pigiste.
00:33 Vous avez poursuivi également votre travail de journaliste dans The Atlantic.
00:38 Vous avez publié un certain nombre de livres dont ce livre dont paraît une nouvelle traduction
00:44 avec une préface inédite "Entre le monde et moi, lettres à mon fils aux éditions
00:49 autrement".
00:50 C'est un livre très important.
00:52 C'est un livre qui a obtenu le National Book Award en 2015.
00:55 Il est classé parmi les 100 meilleurs ouvrages du XXIe siècle par le quotidien anglais Le
01:04 Guardian.
01:05 Mais tout d'abord, comme nous avons déjà évoqué les États-Unis cette semaine dans
01:10 Les Matins, nous l'avons évoqué avec un possible retour de Donald Trump.
01:15 J'aimerais connaître votre point de vue sur cette perspective.
01:20 Il n'y a pas grand chose à dire.
01:27 Ça serait très mauvais.
01:31 Vous avez une personne qui a tenté de renverser le gouvernement américain.
01:43 Je ne suis pas ici comme un patriote sans faille du gouvernement américain.
01:56 Vous savez, le gouvernement a ses failles aussi.
01:58 Mais lorsqu'il y a quelqu'un qui est incapable de respecter les règles fondamentales, et
02:12 qui représente une population de gens qui ne savent pas vraiment partager et qui ne
02:23 veulent pas partager, ce qui est un élément fondamental de la démocratie, c'est très
02:29 mauvais pour l'Amérique.
02:31 Et pour ne pas être trop américano-centré, mais ça serait mauvais pour le monde.
02:41 Du point de vue de la situation des afro-américains, quel bilan, Tanizhi Coates, feriez-vous de
02:46 la présidence Biden ?
02:47 Je crois qu'il est dans des situations difficiles.
02:57 Ce qui n'est pas compris ou mal raconté, c'est à quel point la guerre à Gaza a vraiment
03:15 affecté ses relations avec les afro-américains.
03:18 Je crois qu'en Amérique, la situation en Israël et dans les territoires occupés,
03:26 et la Cisjordanie, à Gaza, on en parle beaucoup mieux aux Etats-Unis.
03:34 Et ce n'est pas aussi évident, il y avait des relations, des sentiments de sympathie
03:46 pour le peuple palestinien.
03:48 Ça ne signifie pas que les gens ne sentent pas une sympathie extraordinaire, et n'ont
03:58 pas ressenti de l'horreur avec ce massacre de plus grand nombre de juifs depuis la Shoah.
04:06 Mais nous avons une certaine expérience avec ce que ça signifie "œil pour œil",
04:15 et un œil pour dix yeux.
04:19 Beaucoup d'entre nous sont assez frustrés en regardant Biden et son soutien sans critique
04:36 de ce qui ne peut être décrit que comme un massacre qui se poursuit.
04:39 Juste pour en terminer avec la politique américaine, est-ce que vous, si Biden est face à Trump,
04:45 est-ce que vous allez voter Biden ? J'allais dire, voter à nouveau Biden, parce que j'imagine
04:50 que vous avez déjà voté pour lui, Tany Zygot.
04:53 Il n'y a pas vraiment le choix.
04:58 C'est comme si vous demandiez si vous allez vous brosser les dents le matin.
05:03 C'est ce qu'il y a à faire.
05:06 En Amérique, on a un système bipartisan.
05:11 Sur la question israélo-palestinienne, puisque c'est le thème que vous avez abordé, Tany
05:16 Zygot, qu'est-ce que vous auriez attendu de Biden ?
05:21 Malheureusement, j'aurais attendu de lui ce qu'il a fait.
05:31 J'aurais préféré qu'il apprenne de ces années de notre présence au Moyen-Orient,
05:48 qui comme ce moment-ci ont commencé par l'assassinat de gens innocents au World Trade Center.
05:56 Notre rage, notre furie après cela, ça nous a lancé dans une guerre qui a duré 20 ans.
06:06 Je ne suis pas certain de ce que nous avons accompli.
06:11 Les gens auxquels nous nous étions opposés à l'époque sont aujourd'hui au pouvoir.
06:16 C'était pourquoi toutes ces assassinats et toutes ces morts ? Qu'est-ce qu'on a réussi
06:23 à faire ?
06:24 On va distinguer deux questions, Tany Zygot, la question israélienne et puis la question
06:29 juive et notamment la question des Juifs américains.
06:32 Il y a une longue histoire d'amitié entre les Juifs et les Noirs américains, une histoire
06:40 qui a débuté il y a longtemps, pendant les années 1930 par exemple, avec également
06:47 un divorce ou une sorte de rupture.
06:50 J'aimerais avoir votre point de vue là-dessus, notamment avec par exemple Nation of Islam
06:58 ou un certain nombre d'activistes noirs qui ont développé des propos antisémites.
07:06 Est-ce que c'est le cas d'une minorité ? Est-ce que vous avez le sentiment justement
07:10 de vivre un tel divorce ?
07:12 Je pense que le préjudice et le racisme, et en ce cas l'antisémitisme, vivent dans
07:23 toutes les communautés.
07:24 Il serait irresponsable de ma part si je ne débattais pas du cadre.
07:36 Je comprends par exemple qu'en Europe, les Juifs ont vécu quasiment à l'extérieur
07:46 de la définition de ce qu'est un être blanc et même à l'extérieur de la définition
07:51 de ce qu'est un être humain.
07:52 Mais en Amérique, la notion de blanchitude, la notion de race est tellement prégnante,
08:07 tellement forte, que cela efface quasiment tout le reste.
08:13 J'ai trouvé intéressant, et je ne vais pas vous le dire, mais on me pose souvent
08:23 la question sur l'antisémitisme de certaines personnes, de certains dirigeants de la communauté
08:27 noire.
08:28 Ce n'est pas pour les défendre, mais on me demande rarement sur le racisme blanc de certains
08:39 Juifs très importants.
08:40 On a eu vraiment ce cas du démantèlement de l'affirmative action, c'est-à-dire
08:50 c'est un Juif qui a dirigé ce mouvement contre l'affirmative action.
08:56 Le maire de New York qui a rendu légal de pouvoir arrêter par exemple quelqu'un comme
09:07 mon fils, sans aucune cause.
09:10 C'est un Juif qui a fait ça.
09:12 Pour être clair, ils ne le font pas parce qu'ils sont Juifs, ils le font parce qu'ils
09:18 sont blancs.
09:19 Mais vous savez, c'est véritablement un poids, un dû qui est mis sur nos épaules
09:34 de devoir nous défendre de l'antisémitisme.
09:37 Alors que par exemple Michael Bloomberg, on ne lui demande rien de ce point de vue-là.
09:40 Je pense que vous avez raison, ça a été une date extrêmement importante et une vraie
09:44 source d'incompréhension entre les Noirs et les Juifs américains.
09:49 Tanizi Coates, la fin de l'affirmative action ou la demande de démantèlement de
09:56 l'affirmative action.
09:57 Mais là aussi, la question de la blanchité des Juifs et des préjugés anti-Noirs présents
10:07 en France comme aux États-Unis, même s'ils peuvent être différents.
10:11 C'est une question qui peut apparaître parfois un peu éloignée des préoccupations
10:17 françaises.
10:18 C'est important peut-être de rappeler à quel point la question de la blanchité est
10:24 centrale dans la manière de voir aux États-Unis et pourquoi les Juifs peuvent être considérés
10:32 à la fois comme non-blancs ou comme super blancs aux États-Unis.
10:35 Puisque c'est ça aussi l'un des problèmes entre les deux communautés.
10:38 Ce dont je me souviens toujours, c'est du racisme.
10:51 Ça change toujours.
10:52 Et ça change selon ce que le pouvoir nécessite.
10:58 C'est vrai, je ne veux absolument pas nier le fait que, d'un point de vue noir, les
11:13 militants juifs en Amérique ont vraiment tenté de boxer au-dessus de leur catégorie.
11:24 On les remercie pour cela.
11:28 Mais cette discussion doit introduire plus de complexité.
11:35 Plus de complexité.
11:38 Aujourd'hui, est-ce que ça veut dire que le divorce est irréparable ou alors c'est
11:43 tout simplement une question d'individus et il ne faut pas désespérer de la capacité
11:48 des individus qui ont été stigmatisés ou qui le sont toujours de mener des luttes
11:53 communes par exemple dans l'anti-racisme t'as nisi Côte ?
11:57 Je pense que les alliances morales, durables, défensibles doivent être basées sur des
12:12 principes.
12:13 Vous savez, la partie de l'Amérique noire avec laquelle je m'identifie, c'est la tradition
12:28 humaniste par-dessus tout.
12:29 Nous n'avons pas toujours été humanistes en tant que Noirs.
12:34 Je ne peux pas dire que tout noir a été ainsi.
12:37 Mais moi, je m'identifie à ça.
12:40 Et je pense que pour parler d'alliances entre deux communautés, c'est un peu large
12:50 comme question, un peu vaste.
12:52 Mais il y a des dirigeants juifs, des militants juifs qui sont engagés dans une lutte pour
13:02 voir toute vie humaine en tant que vie humaine, et bien vous trouverez un certain nombre d'alliances
13:10 liées dans la communauté noire américaine.
13:12 Tanisi Coates, « Entre le monde et moi, lettres à mon fils » aux éditions Autrement,
13:16 on se retrouve dans une vingtaine de minutes.
13:18 Vous étiez traduit ici par Maître Zlotowski.
13:21 6h39, les matins de France Culture, Guillaume Erner.
13:28 Notre invité, c'est Tanisi Coates, une grande voix afro-américaine.
13:33 Votre livre « Entre le monde et moi, lettres à mon fils » est publié aux éditions
13:39 Autrement.
13:40 C'est un livre qui est considéré comme étant un livre extrêmement important sur
13:45 l'histoire contemporaine du racisme aux États-Unis.
13:49 Il y a de nombreux passages extrêmement poignants dans cet ouvrage, notamment celui-ci que j'aimerais
13:55 vous demander de commenter, Tanisi Coates.
13:57 Vous racontez un jour où vous étiez au parc avec vos grands-parents.
14:02 Vous aviez six ans, vous avez disparu quelques instants, comme le font parfois les enfants.
14:10 Et lorsqu'il vous a retrouvé, votre père vous a infligé une correction et il vous
14:17 a dit « si ce n'est pas moi qui te bats, ce sera la police ». Quel effet cela fait-il
14:23 à un enfant de six ans lorsqu'il entend une telle phrase ?
14:26 C'est une bonne question.
14:33 Quel est l'effet ?
14:39 Je pense qu'on adopte une attitude extrêmement défensive par rapport au monde qui vous entoure.
14:54 Il y a une sorte d'armure que les Afro-Américains portent.
15:01 C'est physique, on peut quasiment le voir.
15:05 La façon dont on interagit avec les autres ou avec le monde, et souvent, ça apparaît
15:18 ou on le décrit ou c'est dépeint comme une colère.
15:22 Et ce que j'ai tenté de faire dans ce livre, « Entre le monde et moi », c'est de
15:30 décrire cette peur et ce que je dis dans le livre, c'est d'établir une histoire,
15:39 histoire de la peur.
15:40 Et je crois que c'est ça l'effet.
15:43 Vous avez posé la question, ça vous rend peureux ? Et ce que vous apprenez en allant
15:54 dans la vie, c'est qu'il y a des bonnes raisons d'avoir peur.
15:58 Ce livre a été écrit pour votre fils et vous souhaitiez notamment lui expliquer le
16:07 meurtre de l'un de vos amis, Prince Jones.
16:11 Pourquoi Prince Jones est-il mort ? Dans quelles circonstances ? Qu'est-ce qu'il
16:15 s'agissait d'expliquer à votre fils, Tanizhi Coates ?
16:20 Ce que je devrais dire tout d'abord, c'est que même si c'est une lettre à mon fils,
16:32 c'est principalement une lettre au lecteur.
16:36 C'est un truc littéraire.
16:38 Quand on écrit, on tente de créer la plus grande intimité possible.
16:49 Quelqu'un qui ne soit pas au courant de cette expérience puisse s'en approcher.
16:57 C'est une invitation pour le lecteur de s'asseoir véritablement dans le siège de mon fils.
17:05 Et de ce point de vue, ce que j'ai tenté d'explorer, c'est comment quelqu'un qui
17:12 aurait pu avoir toutes les vertus, toutes les qualités, pour que ce que les gens pensent
17:27 est nécessaire pour les Afro-Américains pour aller de l'avant, pourrait être assassiné
17:36 par les gens dont le boulot était en fait de le protéger.
17:41 C'est une question très profonde que vous avez posée.
17:45 Elle va véritablement au cœur du combat noir aux États-Unis.
17:51 Ce livre s'adresse évidemment à tous, mais il pose une question qui est singulière.
17:57 Tanezy Coates, comment habiter un corps noir aux États-Unis aujourd'hui ?
18:01 Je ne suis pas sûr que le bouquin réponde finalement à la question.
18:11 Peut-être qu'il n'y a pas de réponse.
18:14 Mais ce que j'ai vraiment, vraiment tenté de communiquer...
18:19 C'est marrant parce que j'ai écrit ce livre immédiatement après que j'ai terminé
18:26 un article en faveur des réparations aux États-Unis.
18:31 Et la plus grande partie de cet article parlait de nombres, c'était un article très empirique.
18:39 "Entre le monde et moi" était censé être un objet littéraire.
18:47 Comment on pouvait ressentir le fait de vivre dans ce corps-là ?
18:53 Et à un certain point, la joie qu'on en avait aussi.
18:59 Oui, parce que la première fois que j'ai entendu parler de vous, c'était pour cet
19:04 article qui est paru en 2014 dans The Atlantic, "The Case for Reparation", que mon camarade
19:11 Maître Zlotowski va traduire.
19:14 "The Case for Reparation".
19:16 Le dossier réparation.
19:18 Lorsque vous avez publié cet article qui a fait grand bruit aux États-Unis, Tanizhi
19:25 Coates vous expliquait qu'il fallait une réparation pour les victimes de l'esclavage.
19:30 Et pas simplement pour l'esclavage.
19:37 Les Afro-Américains ont été dans le continent nord-américain, dans ce qu'est devenu les
19:51 États-Unis depuis 1690, ça fait 400 ans.
19:56 Et pendant 250 ans, nous étions en esclavage.
20:02 Et pour un siècle ensuite, on nous a placés en dehors de la société, on était des citoyens
20:12 de deuxième classe.
20:13 C'est juste pour dire que nous avons obéi aux contrats sociaux, nous payons nos impôts,
20:22 mais on ne reçoit pas les avantages égaux.
20:26 On était vraiment les cibles du pillage, on était en dehors de la loi.
20:34 Je mets l'accent sur ce point, pas simplement que nous étions des esclaves, parce que l'esclavage
20:41 au départ c'est vraiment du pillage, c'est du vol.
20:46 Mais le vol ne s'est pas terminé avec la fin de l'esclavage.
20:51 Et beaucoup, beaucoup de Noirs-Américains vivants aujourd'hui ont grandi sous le système
20:57 de Jim Crow, de la ségrégation, du lynchage, de la violence d'État.
21:08 Nombre d'entre nous ont grandi à cet ombre-là et sont encore vivants aujourd'hui.
21:16 Et alors comment se prolonge justement ce que vous décrivez, Tanizhi Coates, comme
21:21 un racisme structurel ? Par l'ignorance justement de ces faits, par l'absence de réparation ?
21:29 L'ignorance, ça le fait passer pour quelque chose de beaucoup plus passif.
21:41 En Amérique, et peut-être aussi dans tous les systèmes qui tentent à se maintenir
21:48 au pouvoir, l'oubli était intentionnel.
21:53 Il y a eu un effort d'oublier, un effort pour laisser ces faits en dehors de l'histoire.
22:02 Heureusement, il y a toujours eu des historiens Noirs-Américains, des Américains Blancs,
22:12 des gens de conscience, des journalistes de toutes couleurs qui étaient conscients et
22:19 consciencieux et qui ont laissé des traces de tout cela.
22:23 Et dans le cas des réparations, mon travail c'était de remettre tout cela ensemble.
22:29 Mais c'était là, ça m'attendait.
22:32 Sinon, d'autres personnes auraient pu faire ce travail.
22:35 Autre passage particulièrement poignant de votre livre « Entre le monde et moi », lettre
22:41 à mon fils aux éditions Autrement.
22:43 Vous écrivez, Tanizhi Coates, « Je suis noir, j'ai été spolié et j'ai perdu mon
22:48 corps, mais peut-être étais-je moi aussi capable de pillage, peut-être étais-je prêt
22:54 à prendre le corps d'autrui pour m'affirmer au sein d'un groupe, peut-être l'avais-je
22:59 déjà fait, la haine forge l'identité ». Qu'est-ce que ça veut dire pour vous,
23:05 presque dans votre chair, la haine forge l'identité ?
23:08 On pense généralement que l'identité naît de vertus positives de qui nous sommes.
23:26 Mais tout aussi souvent, l'identité se forme à partir de ce que nous ne sommes pas.
23:35 Donc en Amérique, l'identité de la blanchitude est inséparable des définitions raciales,
23:48 le mythe de la négritude, par exemple.
23:52 Et une des choses que je voulais faire passer dans ce livre, je ne pense pas que ce soit
23:59 simplement une question de race.
24:01 C'est beaucoup plus une question de pouvoir.
24:06 Quand je pense à la façon dont moi, jeune garçon, dans mon quartier, comment on définissait
24:16 ce que cela voulait dire d'être un jeune homme, je pense à la façon dont on se définissait
24:25 négativement par rapport à des jeunes femmes blanches, c'était ce que nous n'étions
24:31 pas.
24:32 Et nous, comme hétérosexuels, comment on se définissait contre des gens, par exemple,
24:37 qui l'ont définissé comme gay, ce que nous n'étions pas.
24:40 Mais est-ce que, justement, aujourd'hui, il n'y a pas aussi des Noirs importants,
24:48 des Noirs puissants ? Vous, par exemple, vous êtes une voix respectée, Tanizhi Coates,
24:54 est-ce que vous dites que votre voix porte ?
24:56 Je ne sais pas à quel point ma voix serait respectée.
25:06 Il y a des États dans le pays où je suis né où il est littéralement illégal d'enseigner
25:20 ce qui est écrit dans mon livre.
25:22 Il y a des bibliothèques où mes livres sont retirés des rayons.
25:28 Je ne suis pas seul, je ne veux pas dire que c'est parce que c'est moi, mais il y a toute
25:34 une catégorie d'écrivains qui ne sont pas des mâles blancs et qui ne représentent pas
25:43 ce point de vue.
25:44 Et je ne me sens pas très respecté.
25:48 Vous avez vécu en France quelques mois, Tanizhi Coates.
25:52 Pourriez-vous faire justement une comparaison entre la condition des Noirs, des personnes
26:00 racisées en France aux États-Unis ?
26:03 J'aurais bien aimé avoir un Français noir ici avec moi.
26:20 Je ne veux pas éviter ou contourner mes responsabilités pour vous parler de ça, non, mais je sens
26:32 qu'il y a des gens ici, des Noirs, qui vivent ici et qui pourraient mieux répondre à votre
26:44 question que moi-même.
26:45 L'Amérique se projette toujours à l'extérieur sur le monde entier.
26:53 Et donc, souvent mes interactions avec les Français noirs ici, ils en savent plus de
27:01 moi que moi je n'en sais d'eux.
27:04 Et j'en apprends toujours.
27:07 Ce que je dirais quand même, c'est que ce qui est vraiment très très semblable, en
27:14 fait, c'est qu'aux États-Unis, et à un certain secteur des États-Unis, et à un
27:20 certain secteur de la France, disons, est au milieu d'une crise d'identité.
27:26 Le monde change.
27:30 Et c'est très clair que ces deux pays ne seront pas ce qu'ils ont été par le passé.
27:38 Et ce que moi je fais en m'identifiant dans mon livre à d'autres personnes, ou ce que
27:48 l'on appelle ici le "wokisme", je crois que c'est en fait la même chose.
27:53 Ce sont des gens qui n'arrivent pas à se mesurer au fait que leur pouvoir n'est pas
27:59 aussi assuré.
28:00 Leur pouvoir, leur vision de la société ou leur pouvoir n'est plus aussi assuré.
28:06 Jean-Les-Marie, et dans vos contacts avec des Français blancs quand vous êtes en France,
28:14 avez-vous le même accueil que lorsque vous êtes aux États-Unis ?
28:17 Non, probablement pas le même.
28:26 C'est difficile de répondre.
28:31 A l'évident, j'ai une relation qui est différente avec les Blancs américains.
28:39 Je les connais mieux, les Blancs américains.
28:42 La relation ne commence pas avec le livre ou avec mon écriture.
28:47 Et donc je pense qu'il y a plus de familiarité.
28:52 Il y a ici une curiosité.
28:58 Je dirais que mon interaction, mes interactions avec les Blancs en France et les Américains
29:07 blancs, dans une certaine mesure, est contrainte.
29:11 Parce que ce sont des gens qui sont des lecteurs de mon oeuvre.
29:17 Ils ne représentent pas la majorité des gens, de la population de laquelle ils proviennent.
29:24 L'un des obstacles pour vous à l'égalité raciale aux États-Unis, c'est une stratégie
29:31 que vous appelez une stratégie de diversion dans votre livre, "Entre le monde et moi",
29:35 aux éditions ou autrement.
29:37 Et cette stratégie, elle consiste, selon vous, Tanizy Coates, à faire porter aux Noirs
29:42 la responsabilité de leur assujettissement, de leur détresse.
29:47 Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi cela consiste, selon vous ?
29:52 Très peu de gens acceptent d'être les méchants de l'histoire.
30:03 C'est assez difficile déjà d'accepter que l'on a commis quelque chose à l'encontre
30:19 de quelqu'un.
30:20 En tant qu'individu, les gens individuellement luttent avec cela sans cesse.
30:28 Mais d'accepter que vous faites partie d'une communauté entière, même, avant même que
30:39 vous ne soyez nés, de vos ancêtres, que le crime est ancestral et que vous en faites
30:47 partie de ce crime, même si vous n'avez pas choisi d'en être, c'est très difficile
30:52 d'accepter ça.
30:54 Et une façon de le surmonter, c'est de trouver des raisons pour remettre, faire porter la
31:02 faute sur la victime.
31:04 Je crois que c'est très important, peut-être que je n'aurais pas dit ça il y a dix ans,
31:08 je crois que j'y arrivais lentement en fait, le racisme est une autre forme de pouvoir.
31:16 Et donc, si vous regardez en Amérique la réaction au #MeToo, c'est une chose qui est très
31:25 semblable.
31:26 Tenter de faire porter la responsabilité sur, par exemple, "Ah, mais qu'est-ce que vous
31:33 portiez à ce moment-là ? Où étiez-vous au moment de cela ?" Vous savez quand Bill
31:41 Cosby a été accusé sur 70 cas, et quand vous parlez à vos copains mâles, chacun d'entre
31:57 eux avait une excuse pour "Pourquoi ce type a tenté de faire ci ou ça ?" "Alors, toutes
32:04 les bonnes femmes mentent ? Toutes les soixante, toutes les soixante-dix ?" Et il a fallu
32:09 que je réfléchisse.
32:10 Et ça m'a fait penser des relations entre les Noirs et leurs propres pays, où chaque
32:20 jour on se sent comme les gens vous disent que les gens que vous voyez devant vos yeux,
32:29 eh bien, ils ne sont pas là.
32:31 Vous avez écrit ce livre pour votre fils, vous dites que c'est un procédé littéraire,
32:37 je ne suis pas complètement sûr, mais c'est votre parole, Tanizhi Coates.
32:41 Justement, votre fils, aujourd'hui, comment voit-il les choses ? Est-ce qu'il a trouvé
32:47 une manière d'habiter ce corps noir, comme vous dites ?
32:50 Il a 23 ans aujourd'hui.
32:56 Il essaie de le trouver.
33:00 Il essaie de le trouver.
33:02 Il y a des choses dans le livre qui n'étaient pas tout à fait nouvelles pour lui.
33:07 Il y a des choses qu'il a vues tout au long de sa vie.
33:11 J'espère que ça l'a aidé.
33:14 Mais quand je pense à moi, à l'âge de 23 ans, je ne sais pas à quel point c'était
33:20 clair pour moi.
33:22 Est-ce qu'il a moins peur de la police que vous ?
33:29 Probablement parce que nous avons été élevés dans deux classes sociales différentes.
33:35 Justement, vous expliquez à quel point l'université d'Oward a été importante pour vous.
33:41 Peut-être quelques mots d'ailleurs sur cette université et sur la manière dont
33:47 elle a influé sur votre trajectoire, Tanizhi Coates.
33:53 Ça remonte à votre question précédente.
33:59 Être noir en Amérique depuis longtemps, c'était d'être entouré par un monde qui vous disait
34:12 que les choses que vous voyiez, que vous entendiez, les choses qui semblaient évidentes, n'étaient
34:21 pas réelles.
34:23 C'était, vous savez, que l'on vous ment sans cesse.
34:28 Et malheureusement, un des grands points forts de ce mensonge, c'est le monde de l'éducation.
34:36 Donc, être instruit et être entouré de gens qui pouvaient confirmer votre humanité,
34:50 et confirmer que ce que vous aviez devant les yeux était véritablement la réalité,
34:57 ça permet à tout, ça a permis d'explorer tellement de choses.
35:03 C'est difficile pour moi d'imaginer écrire ce livre, c'est pour moi difficile d'imaginer
35:12 d'être ici face à vous si je n'avais pas eu ce moment dans ma vie.
35:16 Et l'autre mythe que vous dénoncez, "réformer la police",
35:21 La police ne sera pas réformée tant que le pays ne sera pas réformé.
35:32 La police, ce n'est pas le problème.
35:36 La police représente un très vieux pouvoir aux Etats-Unis.
35:46 Et sans changer le pays, ce sera très difficile d'imaginer que la police puisse changer.
35:55 Tannizy Coates, "Entre le monde et moi", lettres à mon fils, c'est l'ouvrage que vous publiez aux éditions "Autrement, vous étiez",
36:03 traduit ici même par maître Zlotowski.