• il y a 9 mois

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00:00 * Extrait *
00:07 Deux ans de guerre déjà et ils s'appellent Vitalia, Alisa ou encore Alésia.
00:12 Ils sont restés en Ukraine quand la guerre a éclaté.
00:15 Parfois ils ont hésité mais tous se sont engagés.
00:18 Et s'ils ne se sentaient pas tous capables, tous l'ont fait.
00:21 Voici un mystère que Romain Huet a essayé de percer en se rendant sur le terrain de la guerre.
00:26 Pourquoi s'engage-t-on ?
00:28 Dans son dernier essai paru aux éditions des presses universitaires de France intitulé "La guerre en tête sur le front de la Syrie à l'Ukraine",
00:36 il nous partage son expérience, celle des combattants et nous propose des pistes de réponse.
00:41 Bonjour Romain Huet.
00:42 Bonjour.
00:43 Vous êtes maître de conférence en sciences de la communication à l'université Rennes 2 et ainsi commence votre ouvrage.
00:49 Lorsque la guerre éclate en Ukraine à la suite de l'invasion russe en février 2022, il ne me faut que quelques jours pour décider de partir.
00:57 Alors qu'est-ce qui vous a décidé au fond à partir ?
01:00 D'abord parce que j'avais une première préoccupation, un premier travail que j'avais commencé en Syrie où je m'étais posé à peu près la même question,
01:07 c'est comment un individu ordinaire, c'est-à-dire quelqu'un qui n'est pas préparé à la guerre,
01:11 à un moment donné accepte de prendre des armes, accepte de tuer, de mourir pour des raisons politiques.
01:16 Et en Ukraine, effectivement, j'ai à la fois été saisi, je pense que comme beaucoup d'entre nous,
01:21 j'ai été saisi par l'histoire qui était en train de se passer devant nous.
01:24 Et puis j'avais aussi un lien avec l'Ukraine puisqu'en 2014, j'étais allé sur la place Maïdan pendant la révolution.
01:30 Donc j'avais quand même déjà cette histoire qui a fait que j'avais envie de voir comment ça se passait en Ukraine.
01:36 Et puis il y a quand même quelque chose qui était très, très fascinant, c'est la mobilisation populaire des Ukrainiens.
01:41 C'est-à-dire, on peut se rappeler les premiers jours, dans la défense territoriale, c'est-à-dire qu'ils accueillent les gens qui voulaient être volontaires.
01:47 Ils étaient complètement débordés parce que tout le monde venait pour proposer leur service, même prendre des armes même s'ils ne savaient pas le faire, etc.
01:53 Donc il y avait quelque chose qui était en train de se passer qui m'intriguait.
01:56 Alors on va écouter justement quelques voix qui nous rappellent l'effervescence autour de cette mobilisation populaire.
02:01 C'est une grande tragédie pour n'importe quel père d'envoyer son fils à la guerre et potentiellement de le voir se faire tuer pendant des combats.
02:09 D'autant plus qu'avec ma femme, c'est notre fils unique. Mais si notre pays nous le demande, nous irons tous les deux sans aucune hésitation.
02:16 Et puis cela fait plusieurs jours qu'on tourne dans notre appartement comme des lions en cage.
02:21 On ne trouve pas la paix parce que l'on comprend que s'engager c'est notre devoir et que notre pays a besoin de nous.
02:28 Le président russe est comme un ours, un énorme ours. Il nous regarde de haut et il pense qu'il peut nous intimider.
02:35 Mais ce n'est qu'une bête, une bête du nord. Et nous on est là pour le vaincre.
02:43 Chacun essaie d'être utile à son pays. Chacun essaie de faire le maximum.
02:50 Certains partent à la gare pour récupérer des réfugiés et les mettre à l'abri.
02:55 Tout à l'heure, avec mes amis bénévoles, on était en train de coudre des tenues de camouflage.
03:01 Et là je vais aller faire une formation de premier secours.
03:07 Je voulais juste ajouter que nous ne sommes pas ravis d'entendre que des Russes sont morts.
03:12 Eux aussi ce sont des humains. Mais seulement on n'arrive pas à comprendre comment on peut encore se battre comme ça au XXIe siècle.
03:19 Parfois, nous aussi, Ukrainiens, nous avons des phrases dures envers les Russes.
03:24 Mais c'est à cause de cette incompréhension totale de cette agression.
03:28 Un reportage de la rédaction de France Culture qui date du 28 février 2022.
03:33 Il y a beaucoup de choses très intéressantes dans ce reportage. On va les décortiquer peu à peu avec vous Romain Huet.
03:38 Pour commencer, est-ce que cette ferveur qui est décrite, cette envie d'aller au front, de se battre pour son pays, pour l'Ukraine,
03:45 c'est quelque chose que vous avez vous-même observé sur le terrain et sur le front ?
03:48 Oui, je l'ai absolument constaté. Effectivement, le reportage est vraiment intéressant.
03:52 La première personne qui est en train de parler ne supporte pas l'idée de tourner dans son appartement
03:58 alors que l'histoire est en train de se faire à côté de lui, enfin chez lui, etc.
04:02 Et ça, c'est quelque chose que j'ai vraiment souvent repéré.
04:05 C'est une question quand même assez élémentaire.
04:07 Mais quand le monde s'impose à nous, qu'est-ce qu'on fait ?
04:10 Est-ce qu'on tourne le dos à l'histoire ou est-ce qu'on répond ?
04:13 Alors, il y a des gens qui ont fui, il y a des gens qui sont partis.
04:16 Et il y en a beaucoup qui ont commencé à fuir.
04:18 Et quand ils ont vu ce qui était en train d'arriver, ont fait demi-tour et sont revenus pour se porter volontaire,
04:24 que ce soit aux combattants ou que ce soit aussi dans le domaine humanitaire.
04:27 Je me souviens d'un jeune homme qui était parti avec sa famille à Lviv dans l'Ouest
04:33 parce qu'il voulait tout simplement se mettre à l'abri.
04:37 Et en fait, il était dans une forme, je ne sais pas si c'était pressive, mais il ne supportait pas ce qui était en train d'arriver.
04:43 Et donc, il a fait demi-tour direction Kiev alors que les Russes étaient autour.
04:47 Et donc, il est dans un train complètement vide.
04:49 Et finalement, c'est exactement ce qu'il veut faire.
04:51 Il veut se rendre sur place et découvrir aussi avec d'autres volontaires
04:56 comment on peut résister à une invasion.
05:00 En plus, là, sur l'Ukraine, c'est quand même quelque chose de net.
05:02 Vous avez un ennemi qui vient sur vos terres.
05:05 Le motif principal de cette envie d'aller au front, de cette ferveur, quel est-il exactement ?
05:11 C'est une idée qui dépasse chacune des personnes qui s'engagent.
05:15 C'est l'idée, au fond, qu'il faut défendre son pays, qu'il y a quelque chose de plus grand que nous-mêmes ?
05:20 Moi, je pense que ça, c'est assez net.
05:21 En tout cas, dans le cas ukrainien, si vous leur posez la question, ils n'hésitent pas.
05:24 Le reportage le montre très bien.
05:26 Je pense aussi qu'il y a des choses qui ne se racontent pas, qui ne sont pas forcément verbalisées.
05:30 Et c'est ce que j'essaie de montrer dans mon livre.
05:32 C'est de montrer aussi qu'on est dans un temps, dans une temporalité
05:35 où les uns et les autres ont l'impression de se retrouver des puissances,
05:38 ont l'impression de se retrouver dépris sur le monde.
05:40 La plupart des gens que j'ai rencontrés n'avaient pas de soucis politiques.
05:43 C'est-à-dire des gens qui s'intéressaient véritablement à la chose politique.
05:47 C'est à un moment donné, le monde les a absolument rattrapés.
05:50 Et là, du coup, ils s'intéressent effectivement aux choses politiques.
05:53 Et ils ont l'impression que ce qu'ils sont en train de faire,
05:56 les gestes qu'ils sont en train de faire, même s'ils peuvent paraître tout à fait mineurs,
05:59 ont une signification extrêmement importante.
06:01 C'est rare. Ça nous arrive assez rarement finalement de produire des gestes dans la vie quotidienne
06:05 dont on est absolument assuré que ça fait quelque chose au monde.
06:08 Et c'est propre de la guerre. Je ne cherche pas du tout à romantiser,
06:11 parce qu'il y a aussi un revers à cela.
06:13 Mais il y a ce moment où la vie gagne un peu en épaisseur, en densité.
06:18 Il y a quelque chose de... Je me reconnais dans ce que je suis en train de faire.
06:21 Mais c'est vrai qu'avec d'autres, on ne fait pas la guerre tout seul. On ne la fait jamais tout seul.
06:24 La fin du reportage de Romain Rouette est également passionnante.
06:27 Cette femme ukrainienne qui s'engage explique qu'au fond, elle n'en veut pas aux Russes.
06:31 Elle laisse leur humanité pleine et entière.
06:34 Et ça, au début de la guerre, c'est aussi quelque chose que vous avez observé.
06:37 J'insiste, on y reviendra. Au début de la guerre seulement.
06:40 Oui. J'ai été touché par ce qu'elle disait.
06:43 Une forme de sagesse très heureuse dans son rapport justement aux Russes.
06:48 Effectivement, je me souviens que mon premier voyage, ça date de avril 2022.
06:52 Donc quand même plutôt au début de la guerre.
06:55 Effectivement, les seules personnes que les Ukrainiens étaient en train de viser,
06:59 c'était Poutine et puis ceux qui se battent pour lui.
07:02 Mais il y avait un respect évident avec la société russe.
07:07 Et par ailleurs, si vous êtes dans le Donbass,
07:09 beaucoup de personnes ont des liens avec la Russie,
07:12 des membres de leur famille qui sont à l'intérieur de la Russie.
07:15 Il y a des histoires terribles où vous avez votre papa qui est en Russie
07:21 et qui vous demande ce qui se passe, mais on ne peut pas trop se parler
07:24 parce qu'il y a quand même une forme de pudeur et surtout de peur en réalité
07:28 de vraiment affronter la réalité du problème.
07:32 Et donc on a des histoires familiales qui vont devenir tragiques
07:36 parce que progressivement, les liens vont se défaire.
07:39 Et progressivement, ce que nous dit cette jeune Ukrainienne
07:42 peut se transformer, pourrait se transformer en un rapport
07:46 qui laisse beaucoup plus de place à la haine
07:49 et plus à un rapport de sagesse comme elle peut le dire.
07:52 - Comment est-ce que vous avez réussi, Romain Huet,
07:54 à vous faire une place parmi ces gens, parmi ces femmes et ces hommes
07:57 qui sont encore pour beaucoup sur le front ?
08:00 Une place à double titre, c'est-à-dire qu'on imagine bien
08:02 que les demandes ont afflué lorsque la guerre a commencé,
08:05 lorsqu'on est journaliste, lorsqu'on est chercheur,
08:07 beaucoup d'entre eux ont souhaité sans doute se rendre sur le front
08:10 et se faire une place aussi pour être parmi eux et y rester.
08:14 - Alors je ne sais pas trop, c'est difficile, mais en tout cas,
08:18 j'ai été immédiatement accueilli.
08:20 Et en réalité, comme j'avais déjà des liens de 2014,
08:23 ça m'a évidemment aidé.
08:25 Et surtout, je crois qu'il y a quelque chose où à la fois,
08:28 moi je suis complètement un poids pour eux parce que je n'aide pas.
08:31 Je ne fais rien, je ne suis pas capable de porter une arme,
08:35 je ne suis pas capable, je suis vraiment un poids pour eux
08:38 et parfois ça me gênait.
08:40 Mais en même temps, ce que je sais, c'est que ma présence étrangère,
08:43 il y avait quelque chose aussi qui les rassurait un peu,
08:46 qu'il y avait une attention publique sur eux,
08:48 une attention qui vient d'ailleurs.
08:50 Et cette compagnie-là, je l'ai observée quand je revenais aussi,
08:53 le fait de revenir, de ne pas faire un seul séjour
08:56 dans un groupe ou dans une brigade, mais de revenir après.
08:59 Du coup, ils se tissent des liens qui sont quand même plus forts.
09:02 Des liens, parfois j'ose pas trop le dire,
09:05 mais en fait, si, ce sont des liens aussi d'amitié, des liens sensibles.
09:08 Et moi, pour faire de la recherche, j'ai besoin pas juste de faire
09:11 des entretiens avec des personnes, j'ai besoin de vivre avec elles.
09:14 Et donc, il y a aussi le fait d'avoir vécu des situations critiques ensemble,
09:18 de les accompagner un peu partout.
09:20 Ça, ça consolide nos rapports, ça consolide nos liens.
09:23 - Ce qui est passionnant dans votre démarche, dans votre approche,
09:26 c'est que c'est aussi une démarche par les sens,
09:29 c'est une ethnographie par l'intuition.
09:31 Je vous cite Romain Huet,
09:33 "Cette démarche de terme d'ethnographie désigne une façon d'observer le monde,
09:36 pour l'essentiel, elle consiste à le vivre, à le ressentir dans le corps,
09:40 ici, aux côtés de celles et ceux qui font la guerre,
09:43 par immersion, à l'intérieur de brigades ou de groupes de volontaires."
09:47 Cette démarche par l'intuition, pour vous, elle était nouvelle ?
09:50 Et surtout, qu'est-ce qu'elle apporte ?
09:52 - Je crois que c'est quelque chose que j'ai tout le temps fait,
09:54 un peu dans mes travaux.
09:56 Je sais que beaucoup de chercheurs décident,
09:58 formulent des questions de recherche,
10:00 se cherchent ensuite un terrain et définissent une méthodologie.
10:02 Moi, j'ai besoin d'abord de vivre le réel,
10:05 pour pouvoir en dire quelque chose.
10:07 Je ne suis pas en train de faire une loi de ma propre méthode,
10:09 mais c'est simplement ainsi que j'ai l'impression
10:13 d'avoir une relation aussi vivante avec le savoir, avec la connaissance.
10:17 Et sur un cas comme celui de la guerre,
10:19 j'ai l'impression qu'on ne peut pas être dans un rapport très froid,
10:22 très distant de pure analyse,
10:24 des justifications, de pourquoi vous êtes engagé, etc.
10:27 On a besoin de partager ce quotidien.
10:29 Et c'est un quotidien, nous, en temps de paix,
10:31 on a du mal à le saisir, je pense.
10:33 C'est un quotidien qui se caractérise par quoi ?
10:35 Par l'expérience quotidienne de l'effondrement du monde.
10:37 Quand on dit l'effondrement du monde, c'est physique,
10:39 c'est matériel, c'est des paysages qui se détruisent.
10:42 C'est des paysages, vous l'observez avec vos yeux.
10:46 Et c'est bien sûr l'effondrement du monde,
10:48 avec la perte des vies humaines.
10:50 Et la question que moi je me posais, c'est comment dans la vie quotidienne,
10:52 on s'arrange avec ce monde qui n'a plus de solidité ?
10:55 - Je reprends votre expression en vous citant, là encore une nouvelle fois,
10:58 l'effondrement du monde, la guerre.
11:00 Et donc un effondrement du monde, des repères de l'humanité.
11:04 Quand on est le témoin direct, le rapport à la vie se transforme.
11:07 On ne pense plus, on ne juge plus, on n'aime plus comme avant.
11:10 On fait l'expérience de la perte du passé.
11:13 La question est de savoir comment on y répond.
11:15 Je vois deux issues.
11:17 La perte de confiance dans le monde, d'abord,
11:19 mais aussi la restauration de soi au cœur du néant.
11:22 Qu'est-ce que c'est que cette restauration de soi que vous évoquez ?
11:25 - Cette restauration de soi, c'est le fait d'être capable de répondre
11:34 à ce qui est en train d'arriver, à l'histoire qui est en train d'arriver.
11:37 C'est dur à dire, et je n'aime pas le dire de façon aussi claire,
11:42 mais beaucoup de personnes, vous les avez citées tout à l'heure,
11:44 dont Vitalie, par exemple, j'ai bien senti qu'à un moment donné,
11:48 dans l'histoire qu'il était en train de vivre, il y avait quelque chose d'un peu jouissif.
11:51 Il y avait quelque chose dans laquelle il était en train de se retrouver,
11:53 parce que la vie qu'il avait auparavant, c'était une vie quand même assez insignifiante,
11:58 socialement, dans laquelle il peinait, en tout cas, et prouvait des formes de reconnaissance.
12:02 Soudainement, Vitalie, à Kharkiv, c'était un héros.
12:06 C'était quelqu'un qui était valeureux, qui était courageux.
12:09 - Il passait de l'homme ordinaire au statut d'héros ?
12:12 - Un peu. Oui, en tout cas, ce n'est pas qu'il se vivait en scie,
12:16 mais en tout cas, il savait très bien que sa place,
12:18 qu'il était en train d'occuper à ce moment-là en Ukraine,
12:21 bien sûr qu'il a été reconnu par tout le monde, qu'il a été nécessaire,
12:24 qu'il avait même eu une forme de véritable nécessité,
12:28 ce qu'il ne vivait pas auparavant.
12:30 Et Vitalie, c'est quelqu'un qui a voulu porter des armes,
12:33 mais il n'en avait pas d'expérience.
12:35 C'est quelqu'un qui prenait sa voiture tous les jours
12:38 pour aller dans les quartiers bombardés,
12:40 pour venir apporter quelques colis alimentaires à des gens
12:42 qui refusaient de quitter leur immeuble,
12:44 alors qu'il ne restait plus que la moitié de l'immeuble.
12:46 C'est quelqu'un qui courait des dangers extrêmement importants
12:52 et qui le faisait sans calculer.
12:54 Ensuite, il a pris des armes et est mort à Barkhout l'année dernière.
12:57 Mais je trouve que c'est une histoire assez commune,
13:01 ce que j'ai pu rencontrer.
13:03 - Est-ce que vous avez fait vous-même, Romain Huet,
13:05 une forme d'engagement ?
13:07 Est-ce que vous-même, vous avez parfois ressenti
13:09 ce sentiment de jouissance-là que vous décrivez,
13:12 cette attirance au fond pour la guerre ?
13:14 - C'est difficile, mais j'ai l'impression que plutôt non.
13:18 La chose qui m'a beaucoup marqué,
13:21 et qui fait que quand je vais sur un terrain,
13:23 que ce soit la Syrie ou l'Ukraine,
13:25 il y a quelque chose qui m'attire beaucoup,
13:27 c'est le fait que nos sens, en tant qu'observateurs,
13:29 sont complètement captivés.
13:31 Là aussi, ça contraste peut-être avec une vie ordinaire
13:33 dans laquelle on est peut-être un peu moins aux aguets
13:35 sur les gens qui nous entourent ou sur les situations
13:37 que l'on est en train de vivre.
13:39 - La guerre en tête sur le front de la Syrie à l'Ukraine par Romain Huet.
13:41 On va poursuivre cette discussion à 8h20 avec une poétesse ukrainienne.
13:45 En attendant, il est 7h56.
13:47 Suite de notre conversation sur les deux ans de la guerre en Ukraine
13:58 avec Romain Huet, maître de conférence en sciences de la communication
14:01 à l'université Rennes II, il signe un ouvrage
14:05 aux presses universitaires de France,
14:07 un ouvrage intitulé "La guerre en tête sur le front de la Syrie"
14:10 à l'Ukraine.
14:12 Il est rejoint par Ella Yevtushenko. Bonjour.
14:14 - Bonjour.
14:16 - Vous êtes poétesse ukrainienne, autrice de "Au cœur de la maison",
14:18 coéditrice de l'anthologie ukrainienne,
14:20 24 poèmes, 24 poètes pour un pays.
14:24 Première question, vous qui nous parlez de Kiev,
14:26 vous qui êtes ukrainienne,
14:28 on a évoqué avec Romain Huet dans la première partie de cette émission
14:31 la ferveur populaire qui avait traversé le pays
14:35 au moment de la mobilisation, il y a deux ans.
14:37 Comment est-ce que vous l'avez vécue, cette mobilisation ?
14:40 Et autour de vous, est-ce que vous l'avez observée
14:42 avec la même intensité ?
14:44 - Oui, bien sûr, tout à fait.
14:46 Je dirais même, quand je me souviens de ces premiers jours,
14:51 je me souviens qu'il y avait beaucoup d'émotions positives,
14:55 aussi que les émotions négatives, je veux dire.
14:59 Il y avait bien sûr cette horreur, ce choc,
15:02 mais en même temps, il y avait même une sorte d'euphorie
15:05 que l'Ukraine a tenue, qu'on n'ait pas tombé
15:11 sous les pieds de l'armée russe.
15:14 Et du coup, le pays entier a senti cette solidarité,
15:20 cette unité, et c'était aussi une émotion très importante, je crois,
15:25 qui persiste en quelque sorte.
15:28 - Comment est-ce que vous expliquez, vous, Elia Yevtutchenko,
15:30 que tant d'Ukrainiens, tant d'Ukrainiennes
15:32 se soient mobilisés dans cette guerre ?
15:35 Est-ce que c'était au fond pour défendre une idée plus grande,
15:38 défendre leur pays, ou c'était tout autre chose ?
15:42 - Je crois que les gens ont des motivations très différentes.
15:46 Bien sûr, pour certains, c'est plutôt la défense de leur pays,
15:51 de leur terre, de leur territoire,
15:54 parce que pour beaucoup de gens, je crois que c'est naturel
15:59 de défendre ce qui est leur.
16:02 En même temps, bien sûr, s'y mêle l'idée de la liberté,
16:09 qui est très importante pour les Ukrainiens,
16:12 c'est-à-dire que quand la Russie vient pour nous conquérir,
16:19 c'est pour nous priver de notre liberté.
16:22 Et bien évidemment, choisir les valeurs démocratiques,
16:27 les valeurs européennes, ça fait partie de notre liberté
16:31 qu'on veut défendre à tout prix.
16:33 - Romain Huet, est-ce que cette ferveur des premiers jours
16:36 que vous décrivez, est-ce qu'elle dure dans le temps,
16:39 au fil des mois, au fil des années maintenant de guerre ?
16:42 - Ce que l'on peut attendre, ce qu'on peut imaginer,
16:46 c'est effectivement des phénomènes d'usure,
16:49 ou en tout cas, il y a une nouvelle quotidienneté qui s'est mise en place,
16:52 et cet enthousiasme de départ, quand il n'y a pas d'horizon
16:56 absolument certain, d'horizon victorieux par exemple,
16:59 ça peut provoquer des effets de fatigue,
17:02 même ces solidarités que l'on a au début de la guerre,
17:06 elles peuvent être traversées par des retours de replis un peu plus égoïstes.
17:11 Il faut aussi penser à soi, il faut aussi parvenir à reconstruire
17:16 sa vie, son existence.
17:18 Donc je pense que c'est des épreuves que les Ukrainiens
17:21 sont en train d'affronter.
17:23 Alors moi, je ne peux pas trop m'avancer sur ce sujet-là,
17:26 dans mon prochain voyage, c'est effectivement quelque chose
17:28 sur lequel je vais être attentif, mais c'est vrai que la durée,
17:31 plus la guerre dure, plus évidemment, elle creuse nos subjectivités,
17:34 elle les ravage.
17:35 - Je vous cite Romain Huet, il vient à un moment où,
17:37 comme on le peut, on tente de domestiquer ce qui est en train d'arriver.
17:41 Cette domestication est une rigidification du rapport au réel,
17:44 qui passe par l'adhésion à des idéologies,
17:47 par le resserrement autour de sociabilités étroites,
17:50 et l'expérience d'un monde fermé sur lui-même.
17:52 Ce temps d'eux de la guerre que vous décrivez,
17:54 ce temps d'eux que les combattants traversent après la ferveur,
17:58 c'est une rigidification, une domestication,
18:01 et surtout un resserrement social.
18:04 Racontez-nous pourquoi.
18:05 - Alors c'est surtout en Syrie que j'avais pu observer ça,
18:08 c'est-à-dire que, par exemple, pendant ce qu'ils appelaient une révolution,
18:11 les motifs révolutionnaires étaient très forts,
18:13 et quand ces motifs révolutionnaires s'épuisent parce que la guerre traîne,
18:16 c'est là où le registre religieux va trouver toute son importance.
18:20 Et ce que j'essaie de dire, c'est que,
18:22 tout à l'heure on parlait de faire l'expérience quotidienne de l'effondrement du monde,
18:26 ça produit en soi, subjectivement en tout cas,
18:30 une très grande difficulté à s'arranger avec un chaos quotidien.
18:33 Comment je fais systématiquement pour être privé de la plupart de mes repères ordinaires ?
18:38 Et il y a cette idée qu'on pourrait, dans un certain nombre de cas,
18:41 se chercher des centres, se cramponner peut-être,
18:44 soit à des grands textes, soit à des grandes idées un peu générales,
18:48 qui nous permettent de remettre de l'ordre là où il n'y a plus d'ordre.
18:51 Et donc se rechercher absolument des centres.
18:54 En Syrie, comme vous l'avez décrit, comme vous l'avez raconté dans ce livre,
18:57 c'est essentiellement la religion, très souvent la religion.
18:59 En Ukraine, qu'est-ce qui fait office justement de liens ou de nouvelles prises ?
19:04 Alors, je ne l'ai pas repéré encore en Ukraine,
19:07 je pense que pour l'instant ce n'est pas tout à fait la situation,
19:11 mais évidemment ça pourrait passer par le sentiment nationaliste, par exemple,
19:16 de l'exacerber, ça pourrait passer par une forme de...
19:20 comment dire... une société qui n'arrive plus véritablement à se penser,
19:24 et tout l'enjeu. Et c'est là où je trouve que c'est très intéressant
19:27 ce qui se passe en Ukraine, c'est que les artistes ukrainiens sont très engagés,
19:30 et ça participe à un moment qui pour moi est un moment d'ouverture,
19:34 où l'art ukrainien aide à la fois à penser ce qui est en train d'arriver,
19:39 à penser la guerre, et en même temps aussi aide à redécouvrir l'histoire ukrainienne,
19:44 ce qu'elle a de particulier, et pourquoi elle doit être protégée,
19:47 pourquoi elle doit être défendue.
19:49 - Eliev Tuchenko, vous êtes d'accord avec ce qui vient d'être dit,
19:52 l'art en temps de guerre, l'art ukrainien, en ce moment a cette double fonction,
19:56 au fond, comprendre la guerre, saisir l'événement et ce qui se passe,
20:00 et dans le même temps revisiter l'histoire ukrainienne ?
20:03 - Oui, bien sûr, je suis surtout d'accord, puisque je suis poétesse,
20:08 parce qu'à mon avis la poésie sert à réfléchir sur les événements,
20:14 sur la guerre qui se passe à ce moment-là, à ce moment précis,
20:19 de capturer ce moment.
20:22 Par contre, je crois qu'il y aura beaucoup d'œuvres d'art
20:29 qui réfléchiront sur la guerre pendant les temps à venir.
20:34 En même temps, comme traductrice qui a commencé à traduire la poésie ukrainienne
20:40 dès le début de l'invasion, vers le français, vers l'anglais aussi,
20:45 qui est venu présenter la poésie ukrainienne en France,
20:49 je sais que l'art sert à cette ouverture dont vous parlez,
20:54 l'art sert à nous faire découvrir en Europe.
20:59 Je dirais que l'art et la culture ukrainienne s'est servi un peu de cette guerre
21:05 qui peut peut-être sembler horrible,
21:11 mais c'est vrai qu'on s'est servi de cette guerre pour nous faire entendre, enfin.
21:16 - Et là, Yevtutchenko, on rencontre dans le livre de Romain Huet
21:20 notamment une artiste, Martha, qui a ces mots, elle dit
21:24 "comme artiste, on doit être patriote, protéger nos traditions,
21:28 sinon nous serons effacés en tant que peuple".
21:31 Est-ce que vous partagez cet avis et peut-être même cette vision,
21:35 cette fonction de l'art et de l'artiste en Ukraine en temps de guerre ?
21:39 - C'est tout à fait vrai. Quand on voit que l'armée russe détruit la culture ukrainienne,
21:44 physiquement détruit les musées, les théâtres,
21:50 et aussi vole notre culture,
21:55 s'approprie nos peintres, nos compositeurs, etc.
22:00 et surtout que l'armée russe, que la Russie tue nos artistes,
22:06 parce qu'il y a déjà beaucoup d'écrivains, d'artistes, d'autres créateurs
22:12 qui ont été tués dans cette guerre.
22:16 Donc, bien sûr, quand on voit cette situation, on se mobilise
22:21 et on voit l'importance de la culture qui est visée.
22:30 - Romain Huet, une réaction sur ces artistes patriotes,
22:34 est-ce que vous les avez observés nombreux ?
22:37 Est-ce qu'ils tiennent régulièrement le même discours ?
22:39 - Oui, j'ai retrouvé une régularité dans le discours,
22:42 mais là où j'ai un peu envie d'insister, c'est comment on se protège de l'horreur ?
22:46 Comment on se protège de la rigidification, du raidissement ?
22:51 C'est justement, je pense, vraiment avec l'art, parce que l'art nous permet de...
22:56 Albert Camus disait une chose assez jolie, il disait
22:59 "La beauté ne fait pas les révolutions, mais un jour, elles ont besoin d'elle."
23:03 Et j'ai l'impression que c'est ça aussi dont la société, dans une situation de guerre,
23:07 elle a besoin d'artistes qui continuent à la penser, qui continuent à la réfléchir
23:11 et qui continuent aussi à dépasser la situation.
23:13 En Syrie, par exemple, il y a beaucoup de poètes au début,
23:16 il y a beaucoup d'artistes qui accompagnent ce qui est en train d'arriver.
23:19 Mais au bout d'un moment, un jour, ils ne sont plus là parce que soit ils ont été tués,
23:22 soit parce qu'ils ont dû s'exiler, etc.
23:25 Donc à ce moment-là, qu'est-ce qui arrive ?
23:27 À ce moment-là, effectivement, l'horreur est possible.
23:29 À ce moment-là, la haine peut surgir.
23:31 À ce moment-là, on va pouvoir peut-être se cramponner justement
23:34 sur des visions du monde un peu étroites.
23:36 Et c'est là où je pense qu'il y a quelque chose à défendre, à protéger.
23:40 J'ai l'impression que les artistes ukrainiens que j'ai rencontrés
23:43 sont tout à fait conscients à la fois d'un peuple qui est menacé de disparition,
23:46 ça c'est concret, et en même temps d'un peuple qui doit se penser,
23:49 faire reconnaître sa singularité, faire reconnaître son histoire.
23:53 On a évoqué, Romain Huet, dans la première partie de notre entretien,
23:56 le respect initial, le respect des premiers jours
24:00 que les Ukrainiens éprouvaient pour les Russes et pour les soldats russes.
24:04 Comment est-ce que ce sentiment s'est transformé peu à peu dans le temps ?
24:07 Est-ce qu'il y a eu un moment, un événement en particulier
24:10 ou c'est un long glissement au fil des semaines et des mois ?
24:13 Il y a quand même des situations de massacre à Butcha,
24:16 il y a Marie-Au-Paul, il y a toute une série de situations.
24:20 Le tournant, vous le dites quand même, c'est Butcha.
24:23 J'ai l'impression que c'est quelque chose qui a énormément,
24:26 on peut le comprendre, qui a énormément marqué.
24:29 Il y a aussi peut-être une question qu'on se posait beaucoup au début.
24:32 Je ne sais pas si les Ukrainiens se la posaient de la même façon
24:36 que moi je pouvais me la poser ou que nous on pouvait se la poser en France.
24:39 C'était quelle serait la réaction russe de la société civile ?
24:42 Comment elle va réagir à ce qui est en train d'arriver ?
24:45 Il y a eu aussi peut-être le sentiment qu'elle ne répondait pas,
24:50 elle ne se mobilisait pas.
24:52 Et donc progressivement on glisse dans,
24:55 et ça c'est vrai que je l'ai un peu constaté dans le discours,
24:58 c'est à la fois évidemment Poutine,
25:00 mais maintenant on va peut-être un peu plus généraliser,
25:03 on va avoir un rapport en tout cas plus étendu à l'ennemi.
25:07 C'est évidemment quelque chose qui...
25:09 Moi qui n'ai pas eu l'impression que c'était non plus aussi net que cela,
25:12 mais c'est quelque chose qui pourrait arriver.
25:14 Mais ce que vous observez Romain Huet, va même au-delà,
25:17 vous observez peu à peu une déshumanisation de l'ennemi,
25:20 des termes, des discours qui sont déployés
25:23 et qui déshumanise la personne qu'on a en face de soi.
25:26 Ce n'était pas le cas au début pourtant.
25:28 Oui, j'ai l'impression que ce n'était absolument pas le cas.
25:30 Au bout d'un certain temps, quand on s'habitue à...
25:33 C'est quand même une guerre de très grande intensité,
25:35 quand on s'habitue à cette espèce de violence
25:37 qu'elle devient quotidienne,
25:39 il y a quelque chose, votre ennemi, vous êtes obligé de lui enlever
25:41 une part de son humanité sinon vous n'arrivez pas vraiment...
25:43 Il y a quelque chose, un processus qu'on repère assez régulièrement,
25:46 c'est comment cet ennemi-là, on le rend un peu abstrait,
25:49 ou en tout cas on lui enlève véritablement sa part d'humanité
25:53 pour être capable de...
25:55 Et là effectivement, je m'apercevais par exemple
25:58 dans la façon de désigner les Russes,
26:01 de leur donner des noms qui les sortent
26:05 de la catégorie de l'humanité,
26:07 les appeler les pédophiles, les appeler...
26:09 Je ne sais pas quoi, tout une série de qualifications
26:12 qui tendent à devenir un petit peu normales.
26:15 Et je pense que c'est précisément dans ces moments-là
26:18 où des affects, dont on peut en comprendre aussi le régime,
26:22 et des affects comme la haine peuvent survenir.
26:24 Et là, Yves Tchouchenko, comment vous réagissez
26:27 à ce qui vient d'être dit, à ces observations
26:29 sur la déshumanisation de l'ennemi russe ?
26:32 Est-ce que vous l'observez vous aussi également ?
26:35 Et là, Yves Tchouchenko, je ne sais pas si vous nous entendez,
26:41 si la...
26:42 Est-ce que vous m'entendez ?
26:43 Nous vous entendons, pardonnez-moi.
26:45 Allez-y, je vous en prie.
26:47 Oui, d'accord.
26:48 Alors, je crois qu'au début, la plupart d'Ukrainiens
26:51 ne voulaient pas vraiment croire que les Russes
26:54 sont tellement cruels, comment dire,
26:58 tellement privés vraiment de leur face humaine.
27:03 Parce que, vous savez, les gens veulent toujours croire au mieux.
27:09 Par contre, au fur et à mesure, nous avons vu
27:13 que ce n'était pas vraiment le cas,
27:15 que non pas seulement les soldats russes,
27:19 mais aussi la société civile russe
27:22 ne veut pas vraiment faire contact avec les Ukrainiens,
27:27 ne veulent pas vraiment arrêter cette guerre.
27:29 La plupart de sociétés russes sont parfaitement d'accord avec cette guerre.
27:35 Il y a un film documentaire qui est apparu,
27:39 qui vient de paraître en fait,
27:41 qui s'appelle "Intercepté"
27:43 et qui se compose des cadres, des ruines,
27:48 de démolitions laissées par les Russes.
27:51 Et le fond sonore, il n'y a pas de musique,
27:55 il n'y a que des conversations téléphoniques
27:58 des soldats russes avec leurs mères, femmes, amis, etc.,
28:03 qui ont été interceptés par nos services.
28:06 Du coup, quand on entend ces conversations,
28:09 ça devient vraiment...
28:12 Bon, on comprend que...
28:15 On dirait que la société civile est plus déshumanisée
28:21 et ne voit pas vraiment les Ukrainiens comme des humains.
28:26 Du coup, on a compris peut-être que
28:30 les soldats russes ont été les premiers à déshumaniser leurs ennemis,
28:34 c'est-à-dire nous les Ukrainiens.
28:36 Et du coup, on ne peut pas réagir d'une autre manière.
28:41 Vous parlez au moins trois langues,
28:43 et là, Yevtushenko, à ma connaissance,
28:45 le français, évidemment, on vous entend,
28:47 le russe et l'ukrainien.
28:48 Est-ce que vous arrivez aujourd'hui encore à parler russe
28:51 ou vous y refusez ?
28:53 En fait, je suis née dans une famille qui parle russe,
28:58 non pas parce qu'ils sont russes,
29:01 mais parce que la politique colonisatrice de la Russie
29:04 a été comme ça.
29:06 Du coup, quand j'avais 14 ans,
29:10 j'ai choisi la langue ukrainienne comme ma langue quotidienne.
29:16 Depuis, je parle l'ukrainien,
29:19 toujours avec tout le monde.
29:22 Bien sûr, j'éprouve des difficultés à parler le russe,
29:28 surtout maintenant, parce que je ne me sens pas à l'aise.
29:34 Par contre, il reste beaucoup de gens qui parlent le russe autour de moi,
29:38 et cela ne m'a jamais semblé incorrect ou impropre.
29:44 En fait, je crois que les valeurs européennes,
29:49 c'est qu'on laisse les gens parler la langue qu'ils veulent
29:53 dans la vie quotidienne, dans leur vie privée,
29:55 dans leur famille, dans leur maison.
29:58 Et après, quand on parle de la langue de télévision,
30:02 de presse, des gens publics,
30:05 là, ça devient un autre sujet.
30:08 Romain Huet, il y a au cœur de votre livre une autre notion,
30:12 l'insensibilité, c'est-à-dire le fait de ne plus être touché
30:16 par le spectacle épouvantable de la mort et des blessés,
30:19 et qui pose une question fondamentale.
30:21 Est-ce qu'on s'habitue à cela ?
30:23 Est-ce qu'on s'habitue à la guerre et à la violence qu'elle implique ?
30:26 C'est assez terrible de le dire, mais oui, on s'habitue.
30:29 C'est assez effroyable la rapidité avec laquelle
30:32 on peut arriver à banaliser ce qui est en train d'arriver.
30:34 Et par exemple, nos seuils de tolérance vis-à-vis de la violence,
30:37 du spectacle de la violence, sont sans cesse repoussés un peu plus loin.
30:41 En tout cas, j'en ai personnellement fait l'expérience,
30:44 où je me souviens de mes premières expériences, surtout en Syrie,
30:48 premières expériences de bombardement, mais j'en étais terriblement effrayé, etc.
30:52 Et puis, très rapidement, je ne les voyais presque plus,
30:55 ils me touchaient beaucoup moins.
30:59 Et je pense qu'en Ukraine, par exemple,
31:02 on l'observe aussi avec les alertes sonores,
31:05 les sirènes qui retentissent assez régulièrement.
31:08 Je pense que dans les premiers jours, on les prenait très au sérieux, ces sirènes.
31:11 Aujourd'hui, personne ne va se protéger quand ils entendent les sirènes.
31:15 On ne l'entend presque plus, c'est-à-dire,
31:17 quand je dis qu'on ne l'entend presque plus, je ne suis pas en train non plus
31:20 de dire que ça ne fait rien, mais quelque chose s'est banalisé.
31:23 Ça fait partie du quotidien. Il y a un quotidien qui s'est formé à l'intérieur de la destruction.
31:27 Même si, encore une fois, cette expérience quotidienne de la violence,
31:34 elle continue par contre à ravager.
31:36 Elle continue à ravager les vies intérieures.
31:38 Je crois que c'est assez net.
31:39 En même temps qu'on ne peut plus être touché de la même manière qu'on a pu l'être au tout début.
31:47 Ça, c'est assez fascinant et effrayant aussi,
31:50 de voir cette accoutumance possible à la violence.
31:53 Vous le décrivez aussi dans ce livre, l'un des ressorts les plus fondamentaux de la guerre,
31:59 c'est peut-être le romantisme, c'est-à-dire tout le récit romantique
32:03 qui entoure la guerre, les armes, le front, les femmes et les hommes qui s'y rendent.
32:08 Il y a clairement l'argument romantique.
32:11 D'ailleurs, j'ai fait un peu écho à cet argument au début de notre discussion.
32:17 Oui, ça joue, ça a son importance.
32:20 En tout cas, pour se battre et pour accepter de mourir,
32:24 vous avez intérêt à le faire au nom d'idées qui vous portent.
32:28 On a parlé de la liberté, on a parlé aussi bien sûr de la dignité,
32:31 de défendre son territoire.
32:33 C'est rare quand de grandes idées nous agitent, nous soulèvent,
32:39 nous font véritablement vivre au quotidien.
32:41 Dans le cas de la guerre, effectivement, même si cet argument est dangereux,
32:44 cet argument romantique, en réalité, il est très présent.
32:48 On ne peut pas le contourner.
32:50 Ce serait intéressant de regarder comment les Russes arrivent à combattre au nom de quelles idées.
32:57 Évidemment, on en sait un petit peu quelque chose,
32:59 mais est-ce qu'elles sont aussi vivantes que cela pour eux ?
33:02 C'est-à-dire, quel est leur rapport moral à ce qu'ils sont en train de faire ?
33:04 J'aurais quelques doutes.
33:05 Évidemment, je ne peux pas répondre à cette question-là.
33:07 Pour les Ukrainiens, il y a quelque chose de très évident, le motif de résister.
33:13 - Et là, Yevhen Tchernkov, vous nous avez dit un peu plus tôt dans cet entretien
33:18 que les Russes volaient votre culture, vos poètes, vos auteurs.
33:22 Je vous ai proposé justement de lire un poème, un poème qui s'intitule "Testament".
33:27 Il est signé Tara Tchernkov.
33:29 Est-ce que vous pourriez peut-être d'abord nous dire qui est Tara Tchernkov,
33:33 un poète ukrainien du 19e siècle, mort en 1861 ?
33:38 - Oui, bien sûr. Tara Tchernkov, c'est un poète véritablement national ukrainien.
33:47 Il était né à Serbie, mais il a été libéré.
33:53 Il est devenu peintre, académicien et bien évidemment poète.
33:58 Et ce qui était, disons, son miracle, c'était qu'il pouvait très bien être à l'aise à Saint-Pétersbourg,
34:11 au centre de l'Empire, être un peintre, avoir tous les hommages, avoir une vie très confortable.
34:23 Par contre, il a choisi d'écrire ses poèmes en ukrainien, sur l'Ukraine, sur son peuple.
34:30 Et ça lui a coûté dix ans de l'exil du service militaire,
34:38 qui était vraiment un peu comme une prison, qu'il a brisé physiquement, mais pas moralement.
34:47 Et de nos jours, il reste très important dans le canon ukrainien.
34:53 - Alors, on vous écoute justement, et là, Yevtutchenko, pour que vous puissiez nous faire entendre ce poème intitulé "Testament" et signé Tara Tchernkov.
35:02 - Taras Tchernkov, "Zapovit".
35:06 - Quand je meurs, me cacher dans la grotte, dans la plaine de la plaine, dans l'Ukraine, mon amour,
35:13 pour que les lignes de la plaine, le Dnieper, et le Kruts, soient vus, soient sentus comme un réveil,
35:19 comme un sang-froid qui s'embrasse en Ukraine, dans le bleu de la mer,
35:23 alors je quitterai les lignes, les montagnes, tout, et je me cacherai vers le Dieu,
35:29 et je ne connais pas le Dieu. Mourez-vous et sortez, ne vous enlèvez jamais, et envahissez-moi, en vie, en sang.
35:37 Et moi, dans la famille grande, dans la famille libre, la nouvelle, n'oubliez pas de me soumettre, en un simple mot.
35:45 - De quoi parle ce poème "Testament" ?
35:50 - Son poème "Testament", c'est un véritable testament, il demande de l'intérêt en Ukraine, sur les collines de Dnieper,
36:03 pour qu'il voit un jour, enfin, le Dnieper porter le sang ennemi vers la mer.
36:12 Et son testament, c'est de "Lèvez-vous, brisez enfin, brisez vos chênes, la liberté, arrosez-la avec le sang de l'ennemi".
36:23 Voilà ce qu'il écrit, et je me souviens qu'au début de cette invasion, il y a deux ans,
36:30 j'avais vraiment des mots, des paroles, des poèmes de Shevchenko, qui tournaient dans ma tête sans cesse,
36:39 et j'étais vraiment marquée par leur pertinence.
36:44 - Merci beaucoup, et là, Yevtushchenko, je rappelle le titre d'un recueil de poèmes que vous avez fait paraître en France,
36:49 aux éditions Bruno Doussat, il s'intitule "Au cœur de la maison", et je rappelle également le livre de Romain Huet,
36:55 qui vient de paraître aux presses universitaires de France, il s'intitule "La guerre en tête sur le front, de la Syrie à l'Ukraine".
37:02 Merci à tous les deux d'être venus nous parler de l'Ukraine et des deux ans de guerre qu'elle traverse désormais.
37:07 mais il est 8h44.

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