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00:00 * Extrait *
00:07 L'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier a pu être comparée au 11 septembre 2001.
00:13 A nouveau, David affronte Goliath.
00:15 Mais ce nouveau rapport de force aura-t-il autant de conséquences géopolitiques que le précédent ?
00:20 Les anciens nains diplomatiques peuvent-ils devenir des géants ?
00:24 On a la sensation, en tout cas, Florian Louis, bonjour,
00:27 que le monde est en train de rebattre les cartes de la géopolitique.
00:31 Et la géopolitique, vous la connaissez bien,
00:34 puisque vous avez notamment publié de la géopolitique en Amérique aux presses universitaires de France.
00:39 Et on vous doit aussi un atlas historique du Moyen-Orient aux éditions Autrement.
00:44 Un monde qui change, mais une France qui reste la France.
00:47 Et demain, Emmanuel Macron sera en Israël.
00:51 On connaît encore peu le détail de cette visite.
00:54 Qu'est-ce qu'il est possible d'attendre d'une telle visite ?
00:58 Malheureusement, sans doute pas grand-chose.
01:00 C'est un passage un peu obligé pour lui compte tenu du fait que de nombreux dirigeants,
01:04 notamment occidentaux, se sont déjà rendus à Tel Aviv ces derniers jours.
01:07 Il avait fait le choix, qui sur le papier n'était pas mauvais, de dire "je vais attendre,
01:11 parce que si j'y vais, c'est pas simplement pour y être,
01:14 mais pour essayer de faire bouger un peu les choses".
01:16 Sauf que de toute évidence, il s'est sans doute rendu compte, on verra demain,
01:19 mais qu'on a malheureusement, ni nous, ni d'ailleurs pas grand monde d'autres,
01:23 la capacité de faire bouger les choses immédiatement.
01:25 Il ne peut pas se permettre d'attendre trop longtemps, donc ce sera surtout symbolique,
01:28 mais les symboles c'est important, avec cette difficulté qu'il va arriver après beaucoup d'autres,
01:32 et en même temps que d'autres.
01:33 Il y aura aussi, je crois, le Premier ministre néerlandais qui doit venir demain à Tel Aviv.
01:37 Et puis cette difficulté aussi, bien sûr, de comment tout cela va être reçu à l'intérieur,
01:41 à l'intérieur de la France, bien sûr, parce qu'on est vraiment dans un conflit
01:44 à tellement d'échelles qu'il est particulièrement complexe,
01:47 l'échelle locale, l'affrontement en masse Israël, l'échelle globale, les Etats-Unis,
01:52 et puis l'échelle régionale, et puis à l'intérieur de chaque pays, les opinions publiques.
01:55 - Mais il s'agit malgré tout d'une figure neuve, la visite de présidents, de dirigeants,
01:59 dans un théâtre de guerre.
02:00 On se souvient que Mitterrand était allé à Sarajevo,
02:02 mais justement on avait considéré que c'était un geste de bravoure.
02:05 Désormais c'est devenu un peu une sorte de rituel ?
02:09 - Sauf faire un de ma part, il me semble que justement au lendemain du 11 septembre,
02:11 Ajak Chirac avait été le premier, je me souviens de ces images,
02:14 survolant le Ground Zero en hélicoptère.
02:16 Donc finalement il y a presque une tradition française aussi de montrer une solidarité
02:20 vis-à-vis d'un allié touché par des attaques de ce type.
02:24 Si ce n'est que là, on ne sera pas les premiers.
02:26 Mais effectivement, ça n'a sans doute pas d'efficacité sur le règlement du conflit,
02:30 mais c'est aussi important vis-à-vis de nos alliés,
02:32 vis-à-vis simplement des populations touchées par les violences.
02:36 La grande difficulté étant ici qu'il arrive après les violences ayant touché Israël,
02:40 et en même temps que les violences qui touchent Gaza,
02:42 avec le risque d'être donc accusé de deux poids, deux mesures,
02:45 de venir soutenir certaines victimes et pas d'autres.
02:47 Et en plus, comme l'actualité du jour efface celle du lendemain,
02:50 les attaques du 7 octobre sont déjà un peu loin,
02:52 et celles qui frappent Gaza aujourd'hui sont plus proches.
02:54 Donc c'est un vrai exercice d'équilibriste auquel il va devoir se livrer.
02:58 - Faire pression pour retarder l'offensive terrestre d'Israël sur Gaza,
03:03 est-ce que ça peut être un objectif ?
03:05 C'est d'après ce qu'on a pu lire, l'une des choses sur laquelle avait insisté Joe Biden,
03:11 est-ce que c'est là, par exemple, un levier ou en tout cas un point important pour vous, Florian Louis ?
03:19 - Il ne semble pas tant que ça, parce que en quoi c'est un plus finalement de retarder ?
03:23 Si on arrive à éviter, à trouver une alternative qui serait moins dramatique peut-être,
03:27 mais si ce n'est que faire retarder, c'est-à-dire faire durer un peu plus ce siège dont les populations souffrent à Gaza,
03:31 ce n'est pas forcément en soi une avancée, ce qui serait utile, mais c'est plus facile à faire.
03:35 - Tant qu'il n'y a pas d'offensive terrestre, on peut encore espérer un règlement...
03:39 - Dans ce cas-là, effectivement, temporisé, mais temporisé en n'oubliant pas quand même qu'à Gaza,
03:43 la situation qui était déjà catastrophique avant le 7 octobre s'empire de jour en jour du fait du blocus renforcé par Israël depuis l'attaque.
03:50 Donc ce n'est pas non plus une situation à priori tenable très longtemps.
03:54 D'une certaine façon, en plus, je ne suis pas sûr qu'ils aient besoin de convaincre les Israéliens de faire durer le supplice,
03:59 puisque s'ils le font durer actuellement, c'est sans doute aussi qu'ils ont compris que c'est aussi un intérêt.
04:04 C'est-à-dire que dans l'hypothèse, qui n'est peut-être même pas sûre, où ils vont effectivement rentrer dans Gaza,
04:08 ils ont intérêt à affaiblir l'ennemi et lui faire subir un siège déjà de deux semaines.
04:12 Forcément, ça veut dire que le jour où eux vont passer à l'offensive, l'ennemi en face sera plus faible.
04:17 - L'offensive terrestre pourrait ne pas être certaine, en tout cas, elle n'est pas certaine, tant qu'elle n'a pas eu lieu, c'est évident, en Florian Louis.
04:26 Quels sont les buts de guerre d'Israël dans justement cette opération ?
04:32 - C'est toute la difficulté. Les buts de guerre, ils sont affichés. Exterminer le Hamas, l'éradiquer, mais ça paraît...
04:37 - Ça c'est un slogan, mais...
04:39 - Évidemment, parce que déjà, il va falloir... Comment on sait qui est membre du Hamas et qui ne l'est pas ?
04:42 Bien sûr, il y a des têtes d'affiches, entre guillemets, que les services israéliens connaissent,
04:45 mais il y a plein de combattants qui ne le connaissent pas et qui seront sans doute noyés dans la population civile.
04:51 À supposer qu'on l'extermine ou qu'on l'éradique, il y aura un Hamas bis qui prendra le dessus.
04:55 Donc c'est ça qui est très inquiétant et c'est là-dessus qu'on fait beaucoup de parallèles avec le 11 septembre aussi.
04:59 C'est-à-dire qu'on comprend le désir de vouloir se venger et de vouloir éradiquer la source du mal.
05:05 Le problème, c'est que ce qui a attaqué n'est pas forcément facile à identifier et donc à éradiquer.
05:10 Avec cette difficulté en plus que le 11 septembre, c'était une dizaine de kamikazes qui sont morts en plus dans leur attaque,
05:16 donc il n'y avait pas de personnes à éliminer. Elles s'étaient éliminées elles-mêmes, si ce n'est Ben Laden et quelques autres.
05:20 Là, effectivement, un grand nombre d'assaillants ont pu revenir, donc on comprend la volonté d'aller les chercher,
05:25 ne serait-ce que si on arrivait à les arrêter, ce qui n'est sans doute pas l'objectif, et de les traduire en justice.
05:29 Mais tout ça semble très compliqué et le risque, c'est celui évidemment de l'enlisement,
05:33 parce que si on part avec un objectif qui semble un peu inatteignable et surtout en fait très flou, le risque c'est que ce soit sans fin.
05:40 Avec l'avantage aussi, c'est que côté israélien, on pourra peut-être dire que la mission est accomplie un peu quand on le souhaite,
05:45 puisque de toute façon, l'objectif de la mission est assez flou.
05:49 Et le fait, là aussi, d'être sous pression, sous pression internationale, avec probablement, là aussi,
05:57 un désaveu qui monte suite au bombardement des populations civiles sur Gaza,
06:02 il y a quand même eu quelques livraisons, donc, via des camions humanitaires de vivres et de médicaments,
06:11 mais là aussi, Florian Louis, qu'est-ce qu'on peut imaginer à cet égard ?
06:15 Là, il semble effectivement se mettre en place un couloir humanitaire, notamment sous l'influence des États-Unis, de l'Égypte.
06:21 On peut penser que ce n'est pas dans l'intérêt d'Israël d'affamer totalement la population, on est dans une gare d'images.
06:26 Déjà, effectivement, les images ne sont pas très positives pour Israël, donc là, je pense qu'avec la pression des États-Unis, etc.,
06:31 on devrait arriver à mettre en place... ça ne restera qu'un pansement, ça ne va pas rendre la vie des habitants de Gaza heureuse pour autant,
06:38 mais il semble que les choses se mettent en place de ce point de vue-là pour acheminer au moins le minimum, c'est-à-dire de l'eau, des médicaments.
06:44 En revanche, pour l'essence, c'est plus compliqué, ce qui pose des problèmes.
06:47 Effectivement, l'essence peut avoir un usage militaire, mais elle a aussi beaucoup d'usage civil,
06:51 puisque l'électricité fonctionne essentiellement par des groupes électrogènes,
06:55 et elle est nécessaire ne serait-ce que pour les hôpitaux et pour les habitants en général, même s'ils sont habitués à vivre sans.
07:00 Je parlais d'un monde qui change. Alors, l'une des choses que l'on peut retenir d'ores et déjà de cette guerre, c'est le rôle de l'Iran.
07:08 Votre regard là-dessus, Florian Louis, sur la manière dont l'Iran se comporte, pourrait se comporter à l'avenir ?
07:15 On est encore un peu dans le chelou, notamment déjà dans son rôle dans l'attaque.
07:19 En tout cas, lui ne la revendique pas, sans doute parce que même s'il est impliqué, il n'a pas forcément intérêt à le faire, quoique.
07:24 En tout cas, c'est plutôt pour l'instant un succès pour lui, dans le sens où la vulnérabilité d'Israël a été étalée au grand jour,
07:32 et ça ne peut que le renforcer par contre-coup.
07:34 On est aujourd'hui un peu effectivement au bord du précipice, parce que, objectivement, l'Iran n'a pas intérêt à envenimer trop la situation,
07:42 à pousser à une guerre totale régionale à laquelle il n'aurait rien à gagner.
07:46 Mais on sait, on l'a vu avec la crise ukrainienne, qu'un pays dont on disait la Russie, qu'il n'avait pas intérêt à envahir l'Ukraine,
07:52 et que donc, sans doute, il ne le ferait pas, l'a fait.
07:54 Et surtout, on sait que l'Iran agit par des milices, des proxys, et qu'un emballement qu'il ne contrôle pas,
08:00 ses milices et ses proxys totalement, donc on n'est jamais à l'abri d'un emballement,
08:04 on n'est jamais à l'abri d'un engrenage fatal qui pourrait provoquer une conflagration régionale assez incontrôlable.
08:09 C'est d'ailleurs les mots qui ont été utilisés hier par les Iraniens, de manière dissuasive, mais de manière objective aussi.
08:15 On n'est jamais à l'abri de perdre le contrôle, si tant est qu'on l'est vraiment déjà aujourd'hui.
08:18 - Bon alors, en tout cas, c'est une "bonne affaire" pour ce pays.
08:23 Vous l'avez dit, Israël apparaît affaibli, et ça, c'est l'une des principales modifications de ces derniers jours.
08:31 On a vu que ce pays, qui se targuait sur le plan du renseignement, d'être à la pointe, ne l'est pas.
08:39 C'est un bouleversement.
08:40 - Évidemment, c'est un bouleversement, ça va être une remise en cause.
08:43 Clairement, c'est quand même une attaque avec des milliers d'assaillants qui ont pu pénétrer sur le territoire,
08:48 qui pensaient, de ce qu'on peut savoir, des quelques documents qu'on a retrouvés,
08:52 qui pensaient avoir peut-être une dizaine de minutes pour commettre des exactions, faire leur radia et rentrer.
08:56 Ils se sont révélés avoir plusieurs heures, et on peut même avoir l'impression, ou la sensation,
09:00 qu'ils ont eux-mêmes été étonnés et déboussolés par la lenteur,
09:03 et à la fois par la facilité avec laquelle ils sont rentrés, et la lenteur avec laquelle Tsahal a réagi.
09:09 Donc là, ça bouleverse évidemment beaucoup l'écart.
09:11 Ça a dû forcément aussi piquer au vif l'honneur de Tsahal, ce qui n'est pas forcément effectivement un bon signe,
09:16 parce qu'il y a sans doute une volonté de se racheter, de recréer de la dissuasion,
09:21 en tapant d'autant plus fort que la dissuasion précédente a volé en éclats.
09:25 - Comprenez-vous la barbarie dont le Hamas a fait preuve lors de cette opération ?
09:31 - C'est effectivement compliqué à expliquer, parce qu'effectivement, bon là, on était sur un mode opératoire
09:36 que beaucoup ont comparé assez à juste titre à ceux de groupes comme Daesh,
09:39 auxquels le Hamas n'est pas spécialement proche.
09:42 Non, peut-être que ça vient effectivement du fait qu'ils ont été un peu déboussolés
09:46 par le fait d'avoir tout ce temps finalement pour agir,
09:49 puisqu'il semble que l'objectif premier c'était d'en s'en prendre à des soldats et de faire des otages.
09:55 Après, on le sait, beaucoup de travaux, je pense aux travaux par exemple de Stéphane Audouin-Rousseau,
09:59 qui a beaucoup travaillé sur ce que c'est qu'être en guerre,
10:01 et ce que ça fait à l'être humain d'être en guerre,
10:03 quand on est sur un champ de bataille avec une arme face à des civils ou face à des combattants,
10:06 eh bien, il ne suffit de pas grand-chose pour que la part d'inhumanité qui se loge dans tout être humain reprenne le dessus.
10:12 - Modification donc géopolitique, Israël affaiblie, l'Iran qui peut faire la guerre par procuration,
10:17 ce n'est pas une certitude mais c'est une possibilité.
10:19 Les États-Unis présents de manière directe avec deux porte-avions,
10:23 en fait il y a un groupe aéronaval avec un porte-avions et un autre porte-avions,
10:28 ça aussi c'est quelque chose qui mérite d'être souligné.
10:33 Que peuvent faire les États-Unis, Florian Louis ?
10:36 - Alors, deux choses.
10:38 Une, qu'ils ont essayé, qui pour l'instant semble, mais il faut voir en coulisse, ne pas très bien fonctionner,
10:42 c'est-à-dire jouer les médiateurs, user de leur diplomatie.
10:45 Bon malheureusement quand Joe Biden est venu, il n'a pas pu rencontrer les présidents arabes de la région
10:50 suite à la frappe qui avait touché un hôpital.
10:52 Et deuxièmement, à côté de la diplomatie, et là ça semble un peu plus efficace, jouer la dissuasion.
10:57 Effectivement en déployant des forces armées, vous avez cité les deux porte-avions en Méditerranée,
11:02 mais il y a aussi des forces navales en mer rouge qui ont intercepté notamment des drones
11:07 et des missiles lancés depuis le Yémen par les Houthis.
11:10 Donc, dissuasion militaire, dissuasion verbale, des avertissements,
11:13 et ça effectivement, ce n'est pas forcément une garantie d'efficacité 100%, mais pour le coup ça ne coûte rien
11:18 et ça peut quand même avoir une certaine efficacité, c'est assez dissuasif quand même.
11:21 - Alors c'est important de revenir sur les missiles qui ont été lancés depuis le Yémen,
11:25 parce que ça aussi c'est une forme de signature.
11:27 - Bien sûr, effectivement on sait que ces groupes Houthis au Yémen sont un des nombreux pions, entre guillemets,
11:33 de l'Iran dans la région, même si justement, ils illustrent aussi le fait que
11:38 beaucoup de ces pions ne sont sans doute pas sous contrôle direct de l'Iran.
11:41 - Ça renforce quand même un peu la thèse d'une guerre par procuration.
11:45 - D'une guerre par procuration, oui, mais est-ce qu'il y a un donneur d'ordre ?
11:47 Est-ce que l'Iran a donné l'ordre aussi bien le 7 octobre que pour ses missiles yéménites ?
11:51 Ça c'est moins sûr, enfin en tout cas on n'en a pas la preuve, donc on ne peut pas l'avancer comme ça, c'est possible.
11:56 Mais à vrai dire, ce n'est pas forcément sûr et ça peut être aussi une stratégie iranienne justement.
12:01 Ils ont créé des groupes, ils ont créé des monstres finalement.
12:04 Ces monstres sont lâchés dans la nature et ils ne tiennent pas forcément les ficelles
12:08 et ça pourrait même un jour, qui sait, se retourner contre eux.
12:10 - Je continue mon tour de la région, l'Égypte qui est sous pression américaine.
12:16 Pays très dépendant des États-Unis, à quoi joue l'Égypte ?
12:19 - L'Égypte, c'est surtout en fait son dirigeant qui joue à conserver son poste en calmant la rue qui est évidemment agacée.
12:26 En même temps, évidemment, l'Égypte est d'autant plus impactée, donc 1) elle est en paix avec Israël,
12:31 mais 2) elle est la première destination possible pour un éventuel refuge des Gazaouis
12:36 et ça c'est la chose que veulent à tout prix éviter les dirigeants égyptiens.
12:40 Donc là, il y a clairement un discours public assez ferme qui vise à apaiser l'opinion publique égyptienne
12:46 et malgré tout, des tentatives de médiation et de modération,
12:50 notamment par l'installation de ces couloirs d'aide humanitaire en coopération avec les États-Unis.
12:55 C'est forcément l'un des pions, historiquement en tout cas, l'un des acteurs qui joue les médiateurs.
13:01 Donc on peut espérer qu'elle continue à jouer ce rôle avec les moyens qui sont les siens.
13:05 - Merci Florian Louis, on se retrouve dans une vingtaine de minutes.
13:08 Vous êtes historien des relations internationales,
13:10 on vous doit notamment l'Atlas historique du Moyen-Orient aux éditions Autrement.
13:14 Vous serez rejoint par Sylvie Kaufmann qui est éditorialiste au Monde.
13:17 On lui doit notamment Les Aveuglés comme en Berlin et Paris.
13:20 On laissait La Voix Libre à la Russie aux éditions Stock.
13:23 Oui, parce que je vous demanderais par exemple s'il y a toujours une guerre en Ukraine
13:27 parce qu'on n'en entend plus parler et là aussi c'est une question qui mérite d'être posée.
13:32 7h56 sur France Culture.
13:35 6h39, les matins de France Culture.
13:41 Guillaume Erner.
13:42 Cela fait désormais plus de deux semaines que nous avons les yeux rivés sur le Moyen-Orient,
13:47 sur un monde dont les cartes sont très largement rebattues.
13:51 Nous sommes en compagnie de l'historien des relations internationales Florian Louis.
13:56 On vous doit notamment un Atlas historique du Moyen-Orient et nous accueillons Sylvie Kaufmann.
14:01 Bonjour, vous êtes éditorialiste au journal Le Monde, spécialiste des questions internationales
14:06 et vous venez de publier Les Aveuglés, comment Berlin et Paris ont laissé La Voix Libre à la Russie.
14:10 C'est aux éditions Stock.
14:12 Sylvie Kaufmann, vous qui suivez l'actualité, est-ce qu'il y a encore une guerre en Ukraine ?
14:16 Bonjour, malheureusement oui.
14:19 Et j'ai envie de dire plus que jamais parce que pendant que nous avons, comme vous venez de le dire,
14:23 les yeux rivés sur Gaza et Israël, l'offensive russe a repris.
14:30 Dans l'est de l'Ukraine, il y a de nouvelles opérations sur la ville d'Avdiivka, dans l'est.
14:38 Cette nuit, la Russie dit y avoir détourné des missiles ukrainiens qui visaient la Crimée.
14:44 Et puis par ailleurs en Russie, la répression continue.
14:49 Une journaliste russo-américaine a été arrêtée.
14:53 Donc ça continue et on regarde ailleurs, c'est vrai.
14:57 On regarde ailleurs et le fait que ce conflit soit pour partie invisibilisé,
15:02 c'est un malheur pour les Ukrainiens et probablement une opportunité pour Moscou ?
15:07 C'est une aubaine, oui, pour Moscou.
15:09 Et Vladimir Poutine essaye d'en tirer le meilleur profit.
15:14 Le meilleur profit, c'est quoi ?
15:16 Alors le meilleur profit, c'est d'une part ce qui se passe,
15:20 c'est-à-dire que l'attention du monde soit détournée.
15:24 Et donc que le mouvement de sympathie qui a eu lieu en Occident,
15:30 essentiellement vis-à-vis de l'Ukraine, soit atténué.
15:36 Et puis l'autre profit, c'est qu'il espère renforcer sa posture diplomatique
15:42 auprès de ce qu'on appelle le Sud global, les pays non-occidentaux, disons, pour simplifier.
15:49 Et il s'est passé quelque chose d'assez intéressant,
15:54 c'est que la Russie avait beaucoup cultivé ces dernières années, ces liens avec Israël.
15:59 Et là, Vladimir Poutine est vraiment en train de changer de posture.
16:05 Il a soutenu la cause palestinienne et le Hamas sans aucune réserve.
16:12 Il a mis plus d'une semaine, je crois, pour appeler Benjamin Netanyahou.
16:20 Et voilà, cette posture diplomatique pro-israélienne est complètement en train de bouger.
16:28 Oui, parce qu'en fait, la cause israélienne est devenue un marqueur occidental.
16:31 Voilà, c'est pour renforcer le camp anti-occidental.
16:35 On l'a vu, alors il y a eu, pendant que le président Biden était à Tel Aviv,
16:40 il y avait ce sommet à Pékin, qui était destiné à marquer le dixième anniversaire des routes de la soie,
16:48 la grande entreprise de Xi Jinping, du président chinois.
16:52 Et Vladimir Poutine a été reçu, il y était, vous savez qu'il voyage de moins en moins maintenant,
16:58 parce qu'il est recherché par la Cour pénale internationale.
17:01 Mais à Pékin, il est reçu, c'est la troisième fois qu'il voit Xi Jinping depuis le début de la guerre.
17:08 Et là, il a eu droit à des honneurs tout à fait particuliers.
17:12 La Chine est également sur cette position-là vis-à-vis de ce conflit.
17:16 La Chine n'a pas non plus condamné le Hamas pour les événements, pour les massacres du 7 octobre.
17:20 Donc, elle a, elle aussi, utilisé cet événement comme un marqueur.
17:25 Absolument, absolument.
17:27 Florian Louis, lors des guerres précédentes en Israël, je veux parler de la guerre du Six-Jours et de la guerre du Kippour,
17:34 en 1967 et en 1973, l'URSS était présente de manière, j'allais dire, directe pendant la guerre des Six-Jours.
17:43 C'est trop dire, mais en tout cas, l'armement était un armement soviétique et il y avait une présence évidente.
17:51 Est-ce que 50 ans après la guerre du Kippour, on a là aussi affaire à une Russie qui se recompose dans un monde bipolaire ?
18:02 Est-ce qu'on a affaire au contraire à un monde multipolaire ?
18:05 Un monde effectivement qui est entre l'apolarité ou l'unipolarité américaine, mais qui n'assume plus vraiment ce rôle.
18:11 Donc, ça deviendrait une apolarité.
18:12 La multipolarité, on est dans ce qu'à la revue le grand continent, nous appelons l'inter-règne.
18:16 C'est-à-dire, on voit bien qu'un monde ancien se termine, mais on a du mal à voir encore émerger ce que sera le monde nouveau.
18:22 Ce qui est sûr, effectivement, c'est que ce qui se passe aujourd'hui au Proche-Orient,
18:25 pour paraphraser le titre du livre de Sylvie Kaufman, nous aveugle sur ce qui continue à se passer en Ukraine.
18:30 J'étais frappé en l'écoutant de ce qu'elle nous disait sur le fait que la maison ukrainienne continue de brûler et nous regardons ailleurs.
18:36 Mais je me disais, ces mots, il y a trois semaines, on aurait pu dire la même chose de la maison palestinienne
18:40 qui continue à brûler et nous regardions ailleurs en nous disant "bon, c'est passé" et puis ça nous explose à la figure.
18:45 Et le risque, effectivement, c'est que l'Ukraine nous ré-explose à la figure tôt ou tard.
18:49 Bien sûr, il y a d'autres conflits d'ailleurs qui existent à bas bruit alors qu'il y a des gens qui meurent.
18:57 On aurait pu évoquer le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan qui est là aussi un autre conflit, Florian Louis.
19:06 Mais il y a des questions morales et humanitaires qui se posent gravement en Palestine.
19:11 Il y a des questions géopolitiques qui là se poseraient peut-être plus, en tout cas pour l'Europe, du côté de l'Ukraine et de la Russie. Qu'en pensez-vous ?
19:19 Bien sûr, pour l'Europe, il est clair que la guerre en Ukraine se passe sur son front, sur son flanc oriental.
19:25 Donc elle est directement concernée, ce qui explique qu'elle se soit assez massivement mobilisée et sans doute plus qu'on ne pouvait l'imaginer auparavant.
19:31 Ça a été pour le coup un accélérateur à la fois de forme de réunification occidentale, de renaissance de l'OTAN et d'accélération dans la transition géopolitique qu'essaie de mener l'Union européenne.
19:44 Le conflit israélo-palestinien, malgré tout, il est aussi très proche et on le voit bien, il a des répercussions très importantes dans l'Union européenne également.
19:50 Donc ce sont deux conflits qui touchent évidemment directement de manière différente l'Union européenne.
19:55 Sylvie Koffman, lorsque l'on prend justement le rôle de l'Europe là-dedans, d'abord dans le conflit ukrainien, est-ce qu'il y a eu, comme vous le dites, une forme de cécité ?
20:07 Est-ce que cette naïveté européenne s'estompe au fil des mois avec l'expérience de ce qu'est véritablement la Russie ou bien a-t-on encore affaire à une forme de candeur européenne ?
20:19 Non, sur la Russie je crois qu'on a vraiment bien ouvert les yeux maintenant depuis l'agression russe de l'Ukraine.
20:27 Le réveil a été très brutal, on l'a vu surtout pour la France et pour l'Allemagne mais pour d'autres pays aussi.
20:35 Et maintenant, je suis d'accord avec Florian Louis, ce phénomène d'aveuglement est assez commun finalement sur la cause palestinienne, pas seulement les pays européens et occidentaux ont été frappés de ces cités.
20:49 Je dirais que les régimes arabes aussi ont pensé qu'on pouvait contourner la cause palestinienne et normaliser les relations avec Israël en balayant tout ça sous le tapis.
20:59 Donc chaque fois le réveil est extrêmement brutal parce que...
21:05 Peut-être les Israéliens aussi le pensaient-ils ?
21:09 Oui bien sûr, ça les arrangeait, bien sûr, bien sûr.
21:12 Ça les arrangeait et quand vous parlez d'aveugler, puisque c'est le titre de votre livre "Les aveuglés" aux éditions Stock, je crois que le gouvernement israélien pourrait également être qualifié de tel ?
21:26 Absolument, absolument. Le Grand Continent a remis à l'ordre du jour ce texte de Pierre Hasner qu'il avait écrit pour le 11 septembre et c'est vrai qu'on assiste aussi à nouveau à "La revanche des passions".
21:38 C'était le titre du livre qui était le recueil de ces articles.
21:42 Pierre Hasner était un géopolitologue, un professeur à Sciences Po qui effectivement suivait attentivement les relations internationales.
21:52 Avec beaucoup de lucidité. Mais l'aveuglement, ce qui est intéressant aussi, c'est que l'aveuglement des pays européens sur la Russie, c'est qu'il a été très long.
22:01 Il s'est fait sur 20 ans. Poutine est au pouvoir depuis 2000. Il est arrivé au pouvoir le 31 décembre 1999. Il a été confirmé par une élection en mars 2000.
22:12 Donc ça fait 23 ans qu'il est là et on a quand même observé toute son évolution. On a vu tous ces signes avant-coureurs qu'on a préféré ignorer.
22:21 Et ça c'est extrêmement frappant. Quand on regarde vraiment de près ce que j'ai fait pour ce livre, on voit à quel point on aurait pu tenir compte de tous ces signes avant-coureurs, de tous ces avertissements.
22:32 On aurait pu écouter les voix qui ne nous plaisaient pas comme celles des pays d'Europe centrale et orientale et qui nous disaient "attention" mais on leur répondait "mais non, vous êtes des psychopathes, vous êtes russophobes, etc."
22:44 On ne voulait pas voir. On ne voulait pas voir la menace.
22:47 Justement, si on continue à filer la métaphore de Florian Louis des aveuglés au somnambule, parce qu'on voit bien qu'il y a des mécanismes qui se mettent en place aujourd'hui.
22:57 C'est toujours compliqué pour les hommes de savoir l'histoire qu'ils font. Mais enfin, lorsqu'on reprend les somnambules, c'est un livre de Christopher Clarke sur la guerre de 14-18
23:07 qui montre comment un enchaînement qui n'était pas délibéré a abouti à cette tragédie mondiale.
23:14 Lorsqu'on voit aujourd'hui les pièces du puzzle qu'on a décrites, à la fois la stratégie de la Russie, la présence américaine,
23:22 le fait que l'Iran ait un intérêt à cette guerre et qu'il n'y ait pas de stabilisateur dans la région autre que l'Iran, à quoi tout cela pourrait-il aboutir ?
23:32 Est-ce qu'on peut imaginer et redouter un emballement ?
23:35 Le scénario du pire n'est jamais malheureusement à exclure. On n'en est quand même pas là.
23:41 Ce qui est inquiétant, c'est effectivement cette question des passions et surtout dans cette région, il y a des haines, il y a des rancœurs très anciennes.
23:48 Très vite, la raison peut être dépassée par la passion et on peut assister à des actions qui sont irrationnelles.
23:55 Pourquoi irrationnelles ?
23:57 Par exemple, comme on le disait, l'Iran n'a pas intérêt à se lancer dans une guerre avec Israël, ne serait-ce que parce qu'Israël a l'arme nucléaire.
24:03 Théoriquement, l'Iran devrait être dissuadé. Mais on ne sait pas ce qui peut se passer par le biais de ses proxys, d'U.S.Bolla, etc.
24:10 Tout est toujours possible. Il faut se méfier quand même de deux choses.
24:15 De croire que l'histoire se répète et surtout à l'identique. Ce n'est pas parce que la thèse de Christopher Clarke a été très discutable, même si elle est très intéressante.
24:23 La Première Guerre mondiale a des causes très complexes, très longues, qui sont totalement incomparables avec ceux à quoi on assiste au Proche-Orient,
24:29 qui a des racines très anciennes et très différentes, qui existaient déjà à l'époque de la Première Guerre mondiale.
24:34 Il faut se méfier aussi dans ces comparaisons de la téléologie. A la fin, on peut reconstituer l'histoire.
24:40 On a eu beaucoup d'avertissements, par exemple sur la Russie.
24:44 C'est sûr, rétrospectivement, ça peut paraître naïf, mais il y avait une volonté de tendre la main.
24:49 Ce n'est pas condamnable. C'est condamnable à la fin, une fois que ça a échoué.
24:53 Mais essayer de reconstruire un nouvel ordre post-Guerre froide, c'était malgré tout quelque chose de...
24:59 Le problème, c'est que c'était sans doute paréciproque, ou que ça n'a pas duré.
25:02 - Surtout qu'il y avait quand même des tenants, je vais vous demander quelques définitions, Florian Louis,
25:06 il y avait quand même des tenants de la réale politique.
25:09 L'idée que finalement, la morale était une chose, que les intérêts des nations en étaient une autre,
25:13 et que donc, même si Vladimir Poutine n'était pas un démocrate, on ne l'a jamais pris quand même pour un démocrate,
25:19 eh bien il fallait avoir langue avec lui.
25:23 - Oui, il y a l'idée qu'effectivement, c'est notre voisin, on ne choisit pas ses voisins, c'est la géographie qui nous les impose.
25:28 Et comme avec nos voisins de palier, on doit cohabiter avec eux, même s'ils sont turbulents, même s'ils posent problème,
25:32 alors quand il y a trop de problèmes, ça peut finir en conflit et on peut appeler la police municipale,
25:36 sauf qu'elle n'est pas forcément très efficace, un peu comme l'ONU.
25:39 Mais effectivement, il a fallu essayer de reconstruire quelque chose dans une ambiance que,
25:45 on connaît, les années 90, c'est la fin de l'histoire, c'est l'idée que, enfin, on a tourné la page,
25:51 non seulement des divisions, mais y compris des divisions idéologiques, que le monde va converger.
25:55 Il y a cette idée aussi, les États-Unis ont fait la même chose, vous pourriez sans doute écrire un livre sur les aveuglés États-Unis-Chine,
26:00 c'est-à-dire tendre la main, commercer avec la Chine, en se disant, si on libéralise économiquement, ça libéralisera politiquement.
26:06 C'est le même paré qui a été fait pour la Russie. Alors effectivement, à ce jour, ça a échoué, on verra,
26:11 parce que tous ces régimes sont des dictatures, une dictature, ça peut aussi tomber très vite,
26:14 parce qu'il n'y a qu'un seul homme, un seul parti qui tient le pays, un soulèvement peut vite rebattre l'écarte.
26:19 Mais voilà, effectivement, aujourd'hui, téléologiquement, on peut y voir effectivement des erreurs,
26:26 ça valait sans doute, malgré tout, le coup d'être tenté.
26:29 - Alors, il y a deux choses, Sylvie Kaufmann, dans cet aveuglement vis-à-vis de la Russie.
26:34 Bon, d'abord, la question de la réelle politique, c'est-à-dire cette façon, comme le dit Florian Louis, ça méritait d'être tenté,
26:41 c'était intéressant pour l'Allemagne, puisque le modèle économique allemand reposait sur des relations étroites avec la Russie.
26:48 - Oui, alors, vous disiez Vladimir Poutine n'était pas un démocrate, on le savait bien,
26:54 et je crois que, oui, a priori, on n'a pas pensé que c'était un démocrate, c'était un officier du KGB,
26:59 et on voyait d'où il venait, donc ce n'était pas quelque chose d'évident chez lui,
27:04 mais on a pensé qu'il pouvait le devenir, c'était ça aussi l'erreur,
27:08 on a pensé que, alors les Allemands appelaient ça le changement par le rapprochement,
27:13 après c'était le changement par le commerce, il y avait cette idée qu'en resserrant les liens avec la Russie,
27:22 avec Poutine, en commerçant, en multipliant les relations, on pouvait transformer la Russie,
27:30 je ne dirais pas en une social-démocratie scandinave, mais en tout cas,
27:34 ouvrir les choses au point que ça serait, on pourrait envisager une coopération étroite et être tous dans le même monde.
27:41 Pourquoi pas, on pouvait effectivement dans l'immédiat post-guerre froide avoir cette illusion,
27:48 mais en même temps les faits étaient là assez rapidement, et c'est là je pense qu'était l'aveuglement,
27:54 il y a la vague d'optimisme et d'euphorie après la chute du mur de Berlin, très bien,
27:59 il y a ensuite la période de chaos, les années 90 avec Boris Yeltsin, qui ouvre le pays aux libertés publiques,
28:07 mais c'est un chaos économique et social total, et après l'ordre revient avec Vladimir Poutine,
28:15 et c'est là qu'il aurait fallu observer de très près, voir que non, il n'était pas en train d'emprunter la voie démocratique
28:23 qu'on avait très envie de le voir suivre, et c'est là qu'on a ignoré ces signaux,
28:29 à la fois par naïveté, par avidité, par vénalité, par intérêt économique, et ça c'était beaucoup la question de l'Allemagne.
28:40 Il faut voir effectivement, parce que l'Allemagne, mais pas que l'Allemagne d'ailleurs,
28:44 un certain nombre de dirigeants ont été proches directement ou indirectement d'intérêts russes,
28:51 donc on pense bien entendu au chancelier Schröder, on pense également peut-être à François Fillon, Nicolas Sarkozy.
28:59 Voilà, absolument, il y a plusieurs, Dominique Strauss-Kahn était au conseil d'administration du fonds souverain russe,
29:04 il y a eu plusieurs personnalités qui ont travaillé dans des sociétés russes, enfin qui ont siégé au conseil d'administration.
29:11 Est-ce que ça peut aider l'aveuglement ?
29:12 Oui bien sûr, bien sûr, le cas de Schröder est particulier, est vraiment particulier,
29:18 parce qu'il était chancelier et il a pris, d'abord il a rejoué un rôle essentiel dans la construction et la conclusion du contrat avec Gazprom
29:27 de ce gazoduc Nord Stream, qui donc amenait le gaz russe en Allemagne et à travers l'Allemagne en Europe,
29:35 mais c'était essentiellement une affaire germano-russe, donc tant qu'il était au pouvoir, il a mené cette affaire,
29:42 et il a pris la présidence du conseil d'administration de cette filiale de Gazprom Nord Stream, 17 jours après avoir quitté la chancellerie,
29:51 avec la bénédiction d'Angela Merkel qui avait pris sa succession à la chancellerie.
29:55 Pourquoi ?
29:56 Et c'est la grande question, je trouve que c'est vraiment une question fascinante,
29:59 parce qu'Angela Merkel, contrairement à Gerhard Schröder, elle connaissait le régime communiste,
30:06 elle a vécu en RDA jusqu'à l'âge de 35 ans, donc elle connaissa parfaitement de l'intérieur,
30:12 elle détestait Poutine qui s'est très mal comporté avec elle dès le début, d'une manière très macho, très autoritaire,
30:19 elle voyait parfaitement quel genre d'individu c'était, elle n'avait aucune sympathie pour lui,
30:23 contrairement à Schröder qui avait un vrai lien d'amitié.
30:26 Je pense qu'elle a mis au premier rang de ses priorités la prospérité de son pays,
30:31 elle subissait aussi une... - La prospérité de son pays n'est pas celle de Schröder ?
30:37 - Pardon ?
30:38 - Vous dites qu'elle mettait au premier plan la prospérité de son pays,
30:42 mais là il s'agit de Gerhard Schröder et on peut considérer qu'il est un peu compliqué,
30:47 j'utilise un euphémisme, qu'un ancien dirigeant entre dans une société russe quelques jours après avoir quitté ses fonctions.
30:56 - Absolument, alors elle était en coalition avec le gouvernement que dirigeait Angela Merkel,
31:01 elle était en coalition avec le SPD.
31:04 - Donc elle n'avait peut-être pas le choix ?
31:06 - Elle avait le choix, elle était chancelière, vous avez le choix.
31:09 Bien sûr, ce système de coalition allemand est très intéressant,
31:13 parce qu'on voit aussi à quel point ça empêche les alternatives d'émerger,
31:17 ça c'est une autre question que je trouve assez passionnante.
31:21 Mais en l'occurrence, elle aurait pu faire pression, elle aurait pu essayer d'orienter,
31:26 elle a été au pouvoir pendant 16 ans,
31:28 et pendant ces 16 ans, la part de dépendance de l'Allemagne au gaz russe est passée de 35% à 55%,
31:35 donc elle a vraiment livré les clés de l'approvisionnement énergétique de son pays à la Russie,
31:41 dont elle connaissait tous les défauts.
31:43 Donc je pense que la seule explication valable peut-être la livrera-t-elle un jour dans ses mémoires,
31:49 il faut l'espérer, pour l'instant elle recule devant l'explication,
31:53 les Allemands ont envie qu'elle leur explique, mais elle bloque.
31:57 Et je pense que les gens qui la connaissent disent qu'elle est en pleine réflexion,
32:00 qu'elle essaye de trouver le moyen d'expliquer ça à ses concitoyens,
32:04 parce qu'il y a une vraie demande de leur part.
32:07 Mais honnêtement, le lobby de l'industrie allemande,
32:11 et l'industrie allemande, vous savez l'industrie chimique, était très puissante,
32:14 était très énergivore, avait vraiment besoin de ce gaz russe pas cher,
32:19 c'était essentiel pour la politique économique de l'Allemagne,
32:23 et je pense que c'était ça la grande motivation de Merkel,
32:28 ça et la stabilité, parce que l'Allemagne a toujours eu besoin de stabilité.
32:33 Alors dans un monde aussi instable, Florian Louis, est-ce qu'une paix est envisageable ?
32:39 Est-ce que la diplomatie pourrait jouer un rôle dans le conflit au Proche-Orient,
32:45 sachant que le conflit en Ukraine semble s'installer ?
32:50 On voit mal ce qui aujourd'hui pourrait réussir à faire revenir la paix sur cette zone.
32:58 Le problème c'est qu'est-ce qu'on appelle la paix ?
33:00 Y a-t-il eu un jour sur Terre la paix, au sens où il n'y ait aucun conflit entre les hommes nulle part ?
33:04 Le plus probable, malheureusement, c'est un retour à l'aveuglement,
33:09 c'est-à-dire que ces deux conflits, tôt ou tard, on remettra le couvercle dessus,
33:13 et puis on cicatrisera plus ou moins bien, et puis ça ressortira.
33:17 C'est ce qui se passe notamment au Proche-Orient depuis 70 ans.
33:20 La paix ça peut exister quand même.
33:21 Après la guerre du Kipour, par exemple, il y a eu une paix entre Israël et l'Égypte.
33:26 Oui, mais qui n'a pas duré fort longtemps, qui surtout n'a pas réglé le conflit.
33:32 Elle n'a pas réglé la question palestinienne.
33:35 Oui, il y a eu une paix israélo-arabe, mais pas une paix israélo-palestinienne.
33:38 Et même quand il y a eu une paix israélo-palestinienne à Oslo,
33:41 on a eu une guerre palestino-palestinienne entre le Hamas et l'OLP.
33:45 Donc c'est un peu une histoire sans fin.
33:47 Bien sûr, il peut y avoir des paix locales, mais en tout cas à l'échelle globale,
33:50 il y aura toujours des conflits qui perdureront.
33:53 Là j'étais plus modeste dans mes questions.
33:54 Je parlais d'une paix locale, donc une résolution.
33:58 Bien sûr, c'est possible, mais malheureusement on ne la voit pas vraiment venir.
34:02 Mais qui sait, dans l'histoire, on a vu parfois des paix survenir,
34:06 après la guerre du Kipour par exemple, assez rapidement, après un conflit très poussé.
34:11 Le problème, dans le cas du Proche-Orient, c'est ce que je disais,
34:14 c'est que chaque fois qu'il y a eu des paix,
34:15 elles sont en général sabotées dans les deux camps par ceux qui n'en veulent pas.
34:18 Le problème, c'est d'avoir un leadership israélien et palestinien
34:21 qui soit capable, une fois qu'il a, ce qui n'est pas simple, négocier et signer une paix,
34:24 de la faire accepter dans son propre camp.
34:26 C'est ça qui semble extrêmement compliqué.
34:28 - Sylvie Kaufmann ?
34:29 - Oui, ce qui est intéressant aussi dans cette recherche de paix qui viendra,
34:34 il faut l'espérer, c'est indispensable,
34:36 c'est qui va être l'artisan, qui va être le facilitateur.
34:39 Et c'est là aussi qu'on va voir comment sont vraiment rebattues les cartes du monde.
34:44 Pour l'instant, on ne voit que les Etats-Unis qui essayent de jouer ce rôle,
34:49 avec beaucoup de difficultés.
34:51 Est-ce que les Européens vont s'y mettre ?
34:53 Quelles nouvelles puissances moyennes, puisqu'on a beaucoup parlé de l'émergence des puissances moyennes,
34:58 vont essayer de jouer un rôle ?
35:00 Est-ce que la Turquie va jouer un rôle ?
35:02 On voit aussi que la Chine, qui essaie depuis plusieurs années de jouer un rôle international,
35:10 là, hésite beaucoup et on voit que dans cette affaire israélo-palestinienne,
35:16 il y a beaucoup de coups à prendre.
35:18 Parce que c'est la Chine, par exemple, qui a facilité la reprise des relations diplomatiques entre l'Iran et l'Arabie Saoudite.
35:24 Et ça, c'était quelque chose de très nouveau dans le jeu diplomatique de la part de la Chine, de prendre cette initiative.
35:29 Mais là, on voit bien, avec ce sommet à Pékin,
35:33 et les déclarations chinoises sur cette crise israélo-palestinienne,
35:40 à quel point ils sont gênés et qu'ils n'ont pas non plus la martingale, pas plus que les autres.
35:45 Donc, eux aussi ne pourraient pas constituer une solution.
35:49 Merci à tous les deux.
35:51 Florian Louis de la Géopolitique en Amérique, c'est votre livre publié aux presses universitaires de France.
35:57 Et Sylvie Kaufmann, Les Aveuglés, comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie aux éditions Stock.

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