L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 23 Mai 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 23 Mai 2023)
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00:00 Hier, les députés ont commencé à débattre de la nouvelle loi de programmation militaire
00:04 pour 2024-2030 à l'Assemblée nationale.
00:08 413 milliards d'euros de dépenses militaires prévues par le texte.
00:11 Une somme inédite depuis la fin de la guerre froide, en partie due au conflit en Ukraine
00:17 qui a mis en alerte une large partie de notre État-major.
00:20 L'objectif est clair, la France est censée être en mesure de faire face à de nouveaux
00:24 conflits dits de haute intensité et de redevenir un leader militaire global.
00:31 Mais en a-t-elle vraiment la capacité, peut-être même en a-t-elle véritablement le souhait
00:36 pour tenter de décrypter tout cela ? Parce que ces sommes semblent à la fois virtuelles
00:42 et finalement compliquées à vérifier.
00:45 Nous sommes en compagnie de Michel Goya.
00:47 Bonjour.
00:48 Bonjour.
00:49 Michel Goya, vous êtes un ancien colonel des troupes de marine, vous êtes historien
00:52 stratégiste, on peut consulter vos analyses sur votre blog La Voix de l'Épée.
00:58 Vous avez notamment publié La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours aux éditions
01:04 Talendiers, réédité dans la collection Textos.
01:08 Michel Goya, cette loi de programmation militaire, que vous inspire-t-elle ? Il y a ce chiffre
01:14 qui peut donner le tournis, 413 milliards d'euros.
01:17 Est-ce qu'il faut se laisser impressionner par ce chiffre ?
01:20 Oui, c'est un chiffre en soi qui est impressionnant.
01:23 Mais si on prend simplement la partie achat d'équipements ou investissement industriel,
01:29 c'est pour ça qu'on fait des lois de programmation.
01:30 En réalité, c'est pour planifier sur plusieurs années les achats d'équipements.
01:35 Si on se concentre uniquement sur cet aspect, ça correspond un peu au programme Apollo
01:42 de l'unissage, donc quelque chose d'assez colossal.
01:44 À mon avis, c'est un peu une loi Gulliver.
01:48 C'est à la fois trop gros pour certains aspects et trop petit pour d'autres.
01:53 Trop gros parce que c'est une loi qui est sur 7 ans.
01:57 C'est ça qui en donne l'ampleur.
01:59 C'est la première fois.
02:00 À la moyenne, c'est 4 ans et 4 mois pour les lois de programmation.
02:03 Donc il faut diviser ce chiffre par 7.
02:05 Tout en plus qu'une grande partie, en gros, ça se divise en deux.
02:09 Il y a sur les 4 ans du quinquennat Macron, un horizon à peu près visible et maîtrisable
02:15 qui correspond à peu près à un peu plus de 200 milliards d'euros.
02:18 Et puis, il y a un effort qui est fait sur au-delà, 3 ans, qui est également 200 milliards
02:22 d'euros.
02:23 Et là, par contre, je pense qu'on est quand même très largement un peu dans l'inconnu.
02:26 Il faut quand même rappeler que la vraie loi de finance, c'est la loi qui est votée
02:31 tous les ans.
02:32 Là, ça, ça donne de la valeur.
02:35 Une loi de programmation, en réalité, c'est un plan.
02:37 Et donc, ce que je veux dire, c'est que ça reste quand même très hypothétique sur
02:42 la fin.
02:43 Et en même temps, ce n'est pas forcément énorme, voire suffisant, parce qu'il faut
02:48 remonter en arrière.
02:49 On va sûrement parler de l'Ukraine, mais en réalité, c'est beaucoup plus ce qui s'est
02:53 passé il y a quelques dizaines d'années qui influence cette loi.
02:56 Justement, l'Ukraine est-elle responsable ? La guerre en Ukraine est-elle responsable
03:03 de cette loi de programmation militaire ? Est-ce que vous envoyez la trace ou finalement assez
03:06 peu ?
03:07 Oui, oui, bien sûr.
03:08 Vous regardez le projet de loi.
03:10 Le mot « Ukraine » est inscrit 13 fois.
03:14 Donc, ça reflète toujours un peu l'actualité.
03:18 Tous ces projets, vous noterez par exemple que le mot « terrorisme » n'apparaît
03:24 absolument plus dans ces débats.
03:27 Donc, l'Ukraine apparaît incontestablement, mais son effet est en réalité un peu à
03:33 la marge.
03:34 C'est-à-dire qu'on est toujours, et je reviens à ce que je disais tout à l'heure,
03:39 on est toujours beaucoup plus en réparation des dégâts qui ont été faits à l'outil
03:43 militaire.
03:44 Toute la période 1990-2015, où là, on a réduit considérablement les ressources,
03:50 les moyens, et notre armée, dans ses capacités, s'est quand même très largement effondrée.
03:55 Et depuis cette époque, on répare, on réinvestit.
04:01 Donc, une grande partie de cette loi, c'est simplement des programmes qui sont déjà
04:04 prévus depuis longtemps de rééquipement.
04:07 Beaucoup plus que les conséquences de la guerre en Ukraine, qui existent, mais ça
04:14 reste malgré tout assez périphérique.
04:15 Alors, elles existent.
04:17 On vient d'en parler dans la revue de presse internationale de cette guerre en Ukraine.
04:20 Michel Goyin, ces enseignements, finalement, quels sont-ils ? Parce qu'on nous expliquait
04:25 qu'il fallait se préparer à une guerre du futur, que le futur, c'était déjà
04:31 aujourd'hui.
04:32 Et on se retrouve avec une guerre de tranchée à Bakhmout, qui doit vous rappeler des souvenirs
04:38 de la grande guerre.
04:39 Michel Goyin, là aussi, à quelle guerre a-t-on affaire en Ukraine ?
04:44 D'abord, il faut bien comprendre qu'il y a deux aspects.
04:48 Il y a deux formes d'affrontements modernes.
04:51 Enfin, modernes, ce n'est pas non plus complètement nouveau.
04:53 Il y a la situation de confrontation et la guerre.
04:57 La guerre, c'est un affrontement violent politique qui utilise tous les moyens.
05:00 C'est la violence à grande échelle.
05:01 Et puis, il y a le niveau en dessous.
05:03 Avoir la guerre ouverte, on peut être dans une situation de confrontation, c'est-à-dire
05:07 qu'on s'oppose par tous les moyens possibles dans ce qu'on appelle les espaces communs,
05:11 dans le cyber, dans l'information, dans l'économie.
05:13 On peut faire des démonstrations de force, etc.
05:15 Là, nous sommes actuellement en confrontation avec la Russie.
05:19 Et ça fait en réalité depuis plusieurs années.
05:22 Mais là, ça a pris un tour aigu et nous pouvons nous retrouver en confrontation avec
05:25 d'autres puissances parce que nous sommes rentrés dans une nouvelle ère stratégique.
05:29 Tous les 20 ans, à peu près, les règles du jeu international changent.
05:34 Et puis là, il faut réadapter un peu notre modèle.
05:36 Donc, il y a cet aspect.
05:37 On est dans une ère de compétition, de confrontation à nouveau entre puissances, ce qui avait
05:43 un peu disparu pendant quelques temps.
05:45 Et donc, il faut s'adapter déjà à ce contexte, d'où les investissements dans
05:50 les champs cyber, dans l'espace, etc.
05:53 Et puis, il y a la préparation éventuellement à une guerre dite de haute intensité, c'est-à-dire
05:59 être capable de mener des combats de grand volume, à grande échelle et très violents.
06:05 Et ça, c'est quelque chose.
06:07 Alors, on a, l'armée française a combattu, mais être capable de combattre une armée
06:13 à grande échelle, une armée étatique à grande échelle et à grand volume, ça, on
06:19 ne sait plus faire, tout simplement.
06:20 Donc, on réapprend un certain nombre de choses.
06:22 On réapprend tant en volume, mais aussi en organisation.
06:24 C'est-à-dire que le mot qui est le plus souvent prononcé dans le projet de loi, c'est
06:28 cohérence.
06:29 C'est-à-dire qu'on s'aperçoit, c'est le côté révélateur de la guerre en Ukraine.
06:35 C'est qu'on se dit, oula, mais en fait, par exemple, on n'a plus d'artillerie, très
06:40 peu, on a très peu de défense contre le ciel, défense antiaérienne.
06:46 On a très peu de moyens d'hygiène, des choses comme ça.
06:49 On a réduit tout ça.
06:50 On le savait, mais il faut toujours le révélateur pour, et le stress, pour pouvoir résoudre
06:56 les problèmes.
06:57 Mais alors, vous observez quoi sur cette guerre en Ukraine ? Qui sont donc aujourd'hui les
07:02 éléments déterminants ? Est-ce que c'est l'infanterie ? Est-ce que c'est au contraire
07:06 l'artillerie ?
07:07 On voit que les Russes continuent donc de lancer des attaques via l'artillerie sur le
07:14 sol ukrainien.
07:15 Mais finalement, qu'est-ce qui vous apparaît aujourd'hui comme étant décisif et important
07:19 dans cette guerre ?
07:20 Alors, ce qui est remarquable dans cette guerre, c'est que c'est un conflit, par exemple,
07:25 on va dire globalement très classique, où on voit très peu d'avions, par exemple.
07:32 On en parle, mais par rapport à d'autres conflits précédents où on voyait des images
07:38 en permanence de frappes aériennes, etc.
07:40 Bon, là, c'est...
07:41 Pourquoi ?
07:42 Parce que le ciel est très dangereux pour les avions.
07:44 Donc, il y a tellement de missiles, tellement de défenses antiaériennes que c'est très
07:48 compliqué pour les uns comme les autres d'agir avec des engins pilotés, en tout cas, hélicoptères,
07:54 avions.
07:55 Mais c'est quelque chose qu'on avait déjà vu dans la guerre du Haut-Karabat en 2020,
07:58 même dans la guerre en Ukraine 2014-2015.
08:00 Donc, ça, on le voit beaucoup de missiles, on le voit beaucoup de drones, mais les événements
08:06 sont plus compliqués.
08:07 Mais à quoi ça sert encore un avion dès lors qu'on a des missiles, des missiles qui
08:11 sont guidés de manière précise ou qui pourraient l'être, et des drones, Michel Goyard ?
08:16 Oui, mais on peut se poser la question, d'autant plus que ce sont des investissements extrêmement
08:22 coûteux.
08:23 Mais en même temps, le ciel, c'est quand même quelque chose de fondamental dans la
08:28 guerre, la maîtrise du ciel.
08:29 Mais ça pose des questions.
08:32 Comment fait-on ? Les guerres que l'on a menées en coalition pendant toute la période
08:37 1990 à 2011, la France avait participé à cinq guerres quand même contre des États
08:43 ou des proto-États.
08:44 Elles se menaient globalement plutôt par des coalitions aériennes.
08:48 Enfin, on faisait une campagne de frappe aérienne, essentiellement à 80% menée par les Américains,
08:54 au passage.
08:55 Et parce qu'on avait l'impunité dans le ciel, on pouvait faire à peu près ce que
09:00 l'on voulait.
09:01 Donc, c'était très pratique.
09:02 Maintenant, ce n'est plus le cas.
09:03 Donc, ça pose d'autres questions.
09:05 A l'époque, on disait que surtout, ce dont on ne voulait pas, c'était des bottes sur
09:11 le sol.
09:12 C'est pour ça qu'on utilisait l'aviation.
09:14 Aujourd'hui, on a en tout cas les Ukrainiens et les Russes sur le terrain, bien sûr.
09:22 Mais il n'y a de toute façon pas d'idée, pas d'objectif de mettre des bottes étrangères
09:28 sur le sol ukrainien.
09:30 Michel Goya, justement, lorsqu'on dit par exemple que les États-Unis acceptent de livrer
09:35 des F-16 aux Ukrainiens, pourquoi faut-il des F-16 ? Pourquoi faut-il des avions dans
09:40 ce contexte-là ?
09:41 En réalité, il faut un peu de tout.
09:44 Tout est bon pour combattre des avions F-16.
09:47 L'avantage, c'est qu'un avion, c'est globalement une plateforme de tir qui permet d'utiliser
09:54 des missiles qui peuvent frapper à grande distance.
09:56 Et le F-16 apporte, à ce point de vue, s'il peut voler, s'il peut aller dans le ciel.
10:04 Donc, je dis, c'est très dangereux.
10:05 Ce n'est pas évident.
10:06 Il y aura des missiles un peu partout.
10:08 Il peut apporter une capacité de frappe à distance.
10:13 Mais on peut le faire maintenant par d'autres moyens.
10:16 C'était des drones.
10:17 Alors, les drones ne sont pas aussi puissants.
10:20 Ils n'ont pas les capacités de frappe aussi puissantes.
10:22 Mais ils font beaucoup de missions que font les avions pilotés classiques.
10:27 Il y a des capacités de frappe au sol.
10:30 On parle beaucoup des I-Mars.
10:32 Maintenant, le public a appris un certain nombre de choses sur…
10:36 Il faut rappeler ce que sont ces armes.
10:39 Les I-Mars, ce sont des lances roquettes multiples, qui peuvent tirer des projectiles très précisément
10:47 à 80 kilomètres, voire plus avec certaines munitions.
10:51 Donc, toute cette capacité de frappe, de tir à profondeur, loin, à l'intérieur,
10:58 tout ça, c'est extrêmement important.
10:59 Il faut évidemment disposer de ce genre de choses.
11:04 Mais globalement, on est un peu tiraillé entre deux choses.
11:12 Il y a ceux qui disent, dans les débats sur cette loi de programmation,
11:16 il y a ceux qui disent qu'il faut reconstituer nos forces terrestres, qui ont été mises à mal.
11:24 L'armée de terre, elle a été divisée par trois dans son volume.
11:27 En France, elle a été divisée par trois depuis 1990.
11:30 Et en notre capacité de déploiement, on est capable de déployer 15 000 soldats.
11:35 C'est justement ça qui est étonnant, Michel Goya.
11:38 Vous dites, l'armée de terre, elle a été divisée de manière significative.
11:43 On déploie peu de soldats, on a peu de chars, puisque lorsqu'on en livre une poignée à l'Ukraine,
11:49 on dit qu'on est en train de se départir d'une partie importante de nos forces.
11:56 - Donc on voit que la guerre en Ukraine, c'est l'infanterie, ce sont des combats de chars,
12:01 et qu'on a affaire à des déferlantes d'hommes qui sont souvent utilisés comme de la chair à canon.
12:07 Donc, est-on en phase avec ce qui se passe en Ukraine ?
12:10 - Non, clairement non. Bien sûr, on n'est pas capable de mener des combats comme ceux qui se mènent en Ukraine.
12:18 Mais derrière tout ça, je parlais de cohérence tout à l'heure,
12:20 il y a les hommes, il y a aussi tout ce qui va avec, la logistique.
12:24 Il faut des obus, par exemple, il faut des obus d'artillerie.
12:27 Et on voit que c'est complètement dépouillé.
12:31 Tout ça, par mesure d'économie, il ne faut pas chercher beaucoup de plans.
12:35 Par mesure d'économie, on a réduit considérablement nos forces et on a réduit nos capacités.
12:40 Tous nos avions ne peuvent pas...
12:42 Un avion Rafale, il a besoin de sous-systèmes, des radars, des choses comme ça, pour pouvoir fonctionner.
12:46 Mais on n'est même pas capable d'équiper tous nos avions de combat,
12:50 tous nos navires, nos frégates, etc. avec tous les sous-systèmes dont on a besoin.
12:54 Parce qu'on a fait des économies de tous les côtés.
12:57 Et dans les armées, on parlait parfois du "big crunch" à cette époque.
13:01 C'est-à-dire qu'on se réduisait tellement que...
13:04 Je disais tout à l'heure, en 1995, quand on a professionnalisé complètement les armées,
13:11 on essayait de s'adapter au nouveau contexte du moment.
13:13 On disait qu'on doit être capable de déployer 60 000 soldats en 2015.
13:17 Parce qu'on avait été un petit peu humiliés par la guerre du Golfe en 1990,
13:23 où on n'avait pu déployer que 16 000 soldats.
13:25 Et on s'est dit "Ouh là, c'est trop peu, les Américains ont déployé 500 000,
13:29 si on veut compter, il faut être beaucoup plus fort que ça".
13:33 Donc on dit 60 000.
13:34 Et puis en 2008, force d'économie, on a dit "Bon, finalement, ce sera 30 000".
13:38 Et puis en 2013, ce sera finalement 15 000.
13:41 Et on est toujours là.
13:42 Et quand on regarde dans la haute programmation, quand on regarde les contrats,
13:45 2030, on est toujours dans ce système, parce qu'on n'est pas capable d'équiper.
13:49 Il y a eu un effondrement en termes d'équipement.
13:51 C'est aussi simple que ça.
13:53 Les équipements, ça coûte tellement cher, des équipements modernes,
13:56 que ça coûte entre une génération, ça coûte entre deux et quatre fois le prix de la génération précédente.
14:00 Donc renouveler les équipements, il faut un effort financier que l'on n'a pas fait
14:04 et que maintenant, on essaie quand même un peu de reprendre.
14:08 - Michel Goya, ce qui se passe à Bakhmout, c'est donc des affrontements au sol de l'infanterie
14:14 avec des armes peu sophistiquées, beaucoup de morts,
14:18 des situations qui rappellent ce qui s'est passé lors de la Seconde Guerre mondiale
14:23 et peut-être même de la Première Guerre mondiale.
14:26 Quel est le sens, quelle est la stratégie suivie par les Russes dans ce contexte ?
14:31 - Écoutez, c'est de la guerre industrielle moderne qui peut se faire...
14:40 On avait un peu oublié, ça fait longtemps qu'on n'avait pas vu des affrontements entre armées,
14:44 entre armées étatiques à cette échelle.
14:46 C'est quelque chose qui revient depuis quelques années,
14:49 mais il y a eu une parenthèse pendant pratiquement 20 ans, 30 ans, où on ne voyait plus ça.
14:54 Ce genre de guerre industrielle, c'est soit, généralement, c'est très rapide parce que c'est très violent
14:59 et généralement, un adversaire s'impose, une armée s'impose sur l'autre assez rapidement,
15:04 c'est une question de quelques jours, quelques semaines.
15:06 Et puis, si ça ne marche pas, s'il n'y a pas d'imposition, ça se transforme souvent en guerre très longue,
15:11 en guerre de position, de tranchée.
15:13 Pour faire face à la puissance de feu, il n'y a pas trente solutions,
15:16 comme en 1914, il faut s'enterrer.
15:20 On s'enterre, on se protège, on se fortifie, on va dans les villes,
15:23 il y a une densité urbaine qui est beaucoup plus importante qu'à l'époque
15:26 et qui permet de s'accrocher au terrain, on le voit bien.
15:30 Et donc, cette guerre de mouvement, de certaine façon, rapide,
15:33 se transforme mécaniquement en guerre de position, beaucoup plus lente.
15:38 Et là, on est parti, généralement, pour des années.
15:40 Alors, on a oublié ce phénomène, mais on est en plein dedans en Ukraine.
15:45 Des années avec deux armées.
15:48 Alors, là aussi, c'est très étonnant, puisqu'on avait l'impression qu'il y avait une disproportion de force
15:52 et il s'avère que les Ukrainiens et les Russes semblent être de force comparable.
15:58 Oui, pratiquement. De toute façon, oui, vous voyez, le front, maintenant, c'est statique.
16:03 C'est-à-dire qu'il y a un équilibre des forces, mais ça revient un peu en arrière.
16:10 C'est-à-dire qu'il y a parfois un peu une contradiction,
16:13 des arbitrages à faire dans le modèle d'armée, un modèle d'armée complet, moderne.
16:18 Il doit, comme la Russie le voulait, donc, il faut investir dans la force nucléaire.
16:24 Ça coûte très cher. Il faut investir dans une aviation puissante, il faut investir dans l'espace, etc.
16:29 Et puis, on ne peut pas tout se payer, quoi. Pour le dire simplement, le problème, il est là, en fait.
16:34 Et les Ukrainiens, eux, au moins, avaient beaucoup moins de moyens,
16:38 mais ils se sont concentrés sur un champ unique. Ils n'ont pas de force nucléaire,
16:41 ils n'ont pas de flotte de haute mer, etc. Ils ne sont pas dans l'espace,
16:47 mais ça a permis, ils ont se concentré sur les moyens,
16:50 qui au bout du compte ont fait que sur ce terrain, les choses sont plutôt équilibrées.
16:55 - Michel Goya, ancien colonel des troupes de marines, historien.
16:59 On vous doit notamment la guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours,
17:03 republiée dans la collection Textos. On se retrouve dans une vingtaine de minutes.
17:07 Vous serez rejoint par Bénédicte Chéron, qui est maîtresse de conférence en histoire contemporaine
17:13 à l'Institut catholique de Paris. On évoquera notamment la question nucléaire
17:18 et la manière dont la France peut s'inscrire aujourd'hui dans le temps.
17:22 Huit heures sur France Culture.
17:24 Dans un contexte de bouleversement géopolitique, militaire, mais aussi socio,
17:33 quel rôle est dévolu désormais à l'armée en France entre mission de secours, de défense, de vigilance ?
17:39 Comment est-elle amenée à évoluer dans le monde du 21e siècle ?
17:44 Pour en parler, nous sommes en compagnie de Michel Goya, ancien colonel des troupes de marines.
17:48 On vous doit le blog « La Voix de l'épée » et l'ouvrage « La guerre mondiale de la France » de 1961 à nos jours,
17:54 republié dans la collection Textos. Nous accueillons Bénédicte Chéron. Bonjour.
17:58 - Bonjour.
17:59 - Vous êtes maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l'Institut catholique de Paris.
18:03 On vous doit notamment le soldat méconnu « La Place de l'armée » dans notre société, aux éditions Armand Collin.
18:08 On a justement l'impression, Bénédicte Chéron, que l'armée en France a une multitude de rôles, un peu moins faire la guerre.
18:18 D'ailleurs, on ne s'en plaint pas, même si les menaces sont là.
18:21 De plus en plus, un rôle, par exemple, social. On a beaucoup parlé du SNU, de la manière dont certains sont nostalgiques d'un service militaire qui est inclué.
18:32 Qu'en pensez-vous ?
18:33 - C'est vrai qu'on est dans un moment un peu étrange, en fait, où les armées ont retrouvé aux yeux des Français une fonction combattante qu'elles avaient un peu perdue.
18:40 Parce qu'il faut se rendre compte qu'à partir de la fin de la guerre d'Algérie, et même à partir du moment où les opérations extérieures que Michel Goya a racontées se déclenchent,
18:49 en particulier à la fin des années 70, on médiatisait pas beaucoup ces opérations extérieures.
18:55 Les armées ne communiquaient pas beaucoup sur ces opérations extérieures, les autorités politiques non plus.
18:59 Et surtout, n'en assumaient pas la potentialité combattante et guerrière.
19:02 Et c'est vrai que ça, ça a changé. Et donc, depuis l'Afghanistan, depuis la période 2008-2012, les Français savent mieux, et on a des indicateurs qui le montrent,
19:10 que les militaires qui s'engagent sous l'uniforme le font pour faire la guerre.
19:13 Ça a l'air d'être une évidence, mais ça ne l'a pas été tant que ça pendant quelques décennies.
19:16 Mais dans le même temps, on est dans un moment, en fait, où les autorités politiques manifestent une sorte de désarroi face à un certain nombre de crises,
19:24 qui deviennent permanentes, comme on le sait, intérieures, crises sociales, crises environnementales, crises sanitaires, on l'a vu, crises sécuritaires,
19:33 et sollicitent beaucoup les armées aussi dans des fonctions qui ne sont pas des fonctions militaires.
19:37 Et donc, il y a une image un peu éclatée de la figure militaire, à la fois reconnue comme très fiable dans des fonctions combattantes,
19:43 dans les opérations extérieures, mais aussi comme recours à toute situation.
19:47 Et c'est vrai qu'au moment où on débat d'une LPM, c'est toujours un peu compliqué...
19:50 Une LPM, une loi de programmation militaire.
19:52 Une loi de programmation militaire, pardon, c'est toujours un peu compliqué, cette image éclatée,
19:55 parce que ça ne contribue pas à venir éclairer aux yeux des Français un débat stratégique qui a déjà pas mal de difficultés à se tenir sur une place publique un peu large.
20:04 Michel Goya, depuis 1961, elle a servi à quoi, l'armée française ?
20:08 Quels ont été les constantes, justement, de nos différents engagements ?
20:12 Alors, elle a servi essentiellement à défendre le territoire, même à le défendre potentiellement.
20:19 Le fondement de notre modèle de défense depuis 1961, c'est quand même la dissuasion,
20:27 dissuasion par la force nucléaire, par une force importante.
20:31 À l'époque, la menace, c'était la menace principale, c'était la menace de l'Union soviétique,
20:35 et la menace même d'une guerre nucléaire.
20:37 Donc, le fondement, c'est ça.
20:39 Et puis, un peu secondairement, c'était une capacité à intervenir au loin,
20:45 parce que, d'abord, la France est une puissance mondiale, même géographiquement,
20:50 on est présent dans tous les continents, les territoires français qui sont sur tous les continents.
20:55 La France se veut un rôle également dans le monde, c'est membre permanent du Conseil de sécurité,
21:01 et on se doit, ou en tout cas, on se croit la nécessité de participer à toutes les affaires du monde.
21:07 Donc, ça pose beaucoup d'obligations, et une armée qui doit être capable de faire face à tous ces problèmes,
21:17 ce qui, évidemment, peut poser quelques difficultés au regard des ressources réelles dont dispose la France pour son armée.
21:27 Mais alors, aujourd'hui, il est question, dans cette loi de programmation militaire,
21:32 de renforcer la dissuasion nucléaire, de la moderniser. Qu'est-ce que ça signifie ?
21:37 Et à quel but cela correspond, Michel Bouillard ?
21:40 C'est un peu mécanique, c'est-à-dire que notre outil, notre force de frappe, notre force nucléaire,
21:47 qui contribue à la dissuasion en associe dissuasion et nucléaire, il n'y a pas que ça, la dissuasion, c'est quelque chose de global,
21:54 mais si, à moins de renoncer à l'arme nucléaire, on est obligé de la maintenir en état, voire même de la moderniser.
22:02 Concrètement, ça signifie, pour les années à venir, mettre en place une nouvelle génération de sous-marins nucléaires lanceurs d'engin.
22:11 Voilà, donc c'est quand même le cœur de notre force de frappe nucléaire, ces sous-marins.
22:16 Mais un sous-marin nucléaire lanceur d'engin, ça coûte entre 2 et 4 milliards d'euros, pièce.
22:20 Et donc une grande partie de l'augmentation des ressources qu'on évoquait dans la loi de programmation,
22:27 va être absorbée par simplement la modernisation de cette force nucléaire.
22:33 Mais il n'y a pas d'autre choix.
22:35 Si on veut avoir une force qui soit crédible, c'est-à-dire qui soit capable de faire mal et de riposter à n'importe quelle attaque elle-même nucléaire,
22:44 il n'y a pas d'autre solution. Mais c'est un coup.
22:46 C'est-à-dire, on revient à ce qu'on a dit tout à l'heure, toutes ces obligations, en réalité, ont un coût, et un coût qui augmente forcément mécaniquement.
22:54 Bénédicte Schirmo ?
22:55 La difficulté sur la dissuasion nucléaire, c'est de faire comprendre précisément ce que recouvre ce coût.
23:00 Alors Michel vient de le faire, mais de faire comprendre que c'est des investissements qui s'engagent à très long terme.
23:07 Et une des difficultés aussi, c'est d'expliquer que la dissuasion nucléaire n'exonère pas des autres défenses.
23:14 Parce qu'on voit qu'à partir des années 1960 s'installe vraiment quelque chose de compliqué pour les autorités politiques et les chefs militaires,
23:21 c'est-à-dire de faire comprendre que ce n'est pas parce qu'on a la dissuasion nucléaire qu'on n'a pas besoin des autres types de forces et des autres types de dissuasion.
23:28 Et c'est quelque chose qui, évidemment...
23:30 Alors ça c'est peut-être justement l'autre enseignement de la guerre en Ukraine.
23:34 Alors oui, c'est qu'en fait, on ne peut pas répliquer que par l'arme nucléaire.
23:37 Enfin, sinon on entre dans l'apocalypse en très peu de temps. Donc il est important d'avoir toutes les gammes de ripostes possibles.
23:44 Mais on voit que ces gammes de ripostes, elles sont assez peu présentées, assez peu expliquées.
23:48 Parce qu'on est aussi dans un moment, et c'est fréquent sur le débat stratégique, mais où les différents scénarios en fait ne sont pas clairement expliqués.
23:56 Et on voit que ça a été une des difficultés de la revue nationale stratégique qu'avait commandée le président de la République l'été dernier,
24:03 qui a été en fait faite au pas de course, où il fallait pouvoir présenter des scénarios et expliquer pourquoi on allait engager des investissements de défense.
24:11 Mais finalement, elle a été faite au pas de course, précisément, cette revue stratégique.
24:15 Et l'explicitation des scénarios qui permet à une société de comprendre et de poser des choix politiques.
24:21 Parce qu'en fait, on voit qu'il y a un consensus sur le fait d'augmenter les budgets militaires.
24:25 En revanche, il n'y a pas forcément de consensus sur la manière d'utiliser ces budgets militaires.
24:29 Et ça va probablement être l'objet des débats qui viennent.
24:31 Et en fait, dans une démocratie, il est relativement sain quand même qu'il y ait un débat sur l'usage qu'on fait de ces subsides.
24:37 Et pour l'instant, c'est vrai que ce débat est un peu éteint, timide.
24:41 Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
24:43 Bah c'est vrai que en fait...
24:45 Vous voudriez en fait poser quelle question, Bénédicte Chéron ?
24:48 On pourrait expliquer clairement, effectivement, quels sont les scénarios en fait, auxquels on se prépare.
24:53 Est-ce que c'est, on dit la guerre de haute intensité, mais la guerre de haute intensité c'est quoi ?
24:57 On voit bien qu'il y a un an, tout le monde s'est dit "et si la France était envahie ?"
25:00 Alors très vite, on a répondu "oui, mais la France ne va pas être envahie parce qu'on a la dissuasion nucléaire".
25:04 Mais donc, si la France ne va pas être envahie,
25:06 pourquoi est-ce qu'on considère qu'il faut une armée de terre un peu plus importante qu'elle n'est actuellement ?
25:11 Alors en fait, finalement, la LPM ne va pas la rendre forcément beaucoup plus conséquente qu'elle n'est actuellement en masse humaine.
25:16 Mais il faut expliquer quels sont les usages de ces armées,
25:19 et quels sont ces scénarios de haute intensité auxquels les Français n'ont pas forcément accès.
25:24 Et alors sur le volet confrontation, Michel Goya, il est prévu beaucoup plus de renseignements et d'espions.
25:31 Là aussi, ça veut dire quoi ? Dans quel but ?
25:33 Alors juste un petit mot, il faut quand même rappeler qu'on parle beaucoup d'investissement,
25:38 on parle à grands coups de milliards, comme disait Michel Houliard,
25:40 à partir d'une certaine somme, tout le monde écoute.
25:42 Mais oui, ce sont, et c'est une particularité du budget des armées,
25:47 c'est qu'il y a énormément d'investissements industriels.
25:51 Les autres ministères n'ont pas ça.
25:54 Et ces investissements industriels, très lourds, en fait, ont des retombées économiques très importantes,
26:00 techniques, économiques, et même budgétaires, au retour.
26:02 Ce qui allège quand même très largement le coût de ces affaires.
26:07 Et parfois même, même si ce n'est pas le but, il s'avère que ce sont des choses qui sont peut-être économiquement plutôt rentables,
26:12 y compris pour le budget de l'État.
26:14 Pour revenir ensuite à votre question, oui, on investit dans le renseignement,
26:19 parce que, on est, mais ce n'est pas nouveau, en réalité, ça fait 30 ans au moins qu'on considère qu'il faut investir plus en renseignement pour,
26:28 comment dire, pour être autonome, c'est-à-dire pour ne pas dépendre du renseignement des Américains.
26:33 C'est-à-dire simplement pour avoir une capacité de décision stratégique.
26:38 Si vous voulez prendre des décisions stratégiques, il faut être, il faut avoir des sources de renseignement.
26:43 En Irak, en 2003, les Américains disent, voilà, il y a un programme nucléaire clandestin irakien.
26:52 Nous, on a, la France a des systèmes de renseignement qui permettent de dire, ben non, on n'est pas sûr du tout.
26:58 Et ça permet de prendre des décisions.
27:00 Donc c'est très important.
27:01 C'est très important également dans ce contexte que vous évoquez, celui de la confrontation,
27:04 où on est dans des formes d'affrontements qui ne sont peut-être pas violents,
27:09 mais qui sont, ou qui sont peu violents, mais qui sont réels.
27:13 Et dans ce cas-là, il faut savoir, savoir ce qui se passe et savoir qui nous attaque,
27:20 savoir comment et puis être capable de riposter.
27:23 - Mais dit Chiron.
27:24 - Oui, on voit que ce débat-là sur la loi de programmation militaire, il est quand même placé sous le signe,
27:29 et c'est en fait ce que signifient un peu les mots de haute intensité aussi,
27:33 d'un retour du rapport de force comme étant un élément du débat politique.
27:38 Qui était un élément qui était un peu sorti du champ lors des lois de programmation militaire précédentes.
27:43 C'était revenu après les attentats de 2015 un petit peu.
27:46 Mais il faut aussi avoir conscience qu'il y a des couches successives du débat public.
27:50 Et on n'est pas dans un état totalement nouveau en effet.
27:53 Alors c'est vrai qu'il y a toujours des, comment dire, je vais être un peu méchante,
27:57 mais des gadgets communicationnels dans un projet de loi de cette ampleur.
28:02 - Non, non, on voit ce que vous voulez dire, mais là vous visez quoi ?
28:04 - C'est vrai qu'on va beaucoup plus insister dans la parole publique sur le cyber et le renseignement,
28:09 parce que ça vient toucher aussi à des représentations que la société a.
28:13 - Mais pourquoi ? Parce que vous pensez que c'est du vent ?
28:15 - Non, c'est pas du vent du tout.
28:16 - Parce que par exemple la direction générale de la sécurité annonce 1000 salariés de recrutés.
28:22 Est-ce que ça paraît... ?
28:23 - Non, c'est pas du tout du vent. Et c'est vraiment une nécessité.
28:26 Mais ça n'est pas des choses qui sont absolument nouvelles.
28:28 Et la question du cyber prend de l'ampleur, mais elle était déjà là auparavant.
28:32 - Le fait que 1000 c'est à la fois insuffisant, ça n'est pas grand chose,
28:35 eu égard à la fois, j'imagine, au départ en retraite à la taille de l'armée.
28:40 L'armée c'est 200 000 personnes en France. Ce chiffre pourrait vous paraître modeste.
28:46 - Il est à proportion d'une armée qui essaye de tout faire et de continuer de tout faire.
28:52 - Voilà, vous le dites de manière plus diplomatique, mais par exemple,
28:57 dans le journal La Croix, il était question d'une expression qui était moins diplomatique que la vôtre.
29:03 Il était question d'une armée taille bonsaï.
29:06 - Oui, c'est ce modèle d'armée qui existe depuis les années 1960,
29:11 mais qu'on a continué de faire vivre après la professionnalisation,
29:14 après la suspension du service national en 1997,
29:18 où on a continué de tout faire avec un peu moins de moyens, surtout, y compris un peu moins de moyens humains.
29:25 Parce que c'est aussi une chose dont on parle peu dans cette loi de programmation militaire.
29:28 Vous en parlez sur les recrutements des mille effectifs dans le cyber,
29:32 mais les investissements matériels, industriels sont très visibles,
29:37 plus faciles à raconter aussi, parce qu'on peut montrer des images de chars, d'avions, de porte-avions.
29:42 La question des investissements humains compte, la question de cette matière humaine, elle compte.
29:46 Il y a aussi des difficultés de recrutement, des difficultés de fidélisation.
29:50 Et on voit que cette loi de programmation militaire laisse aussi un peu de côté toutes ces questions-là qui pèsent.
29:54 Mais alors justement, Michel Goya, en deçà de quelle taille on fait plus de la com' que du militaire ?
30:03 À partir de quelle taille ? Eh bien, on n'a pas la masse suffisante pour peser sur le champ de bataille.
30:10 C'est... Comment dire ? On est sous-effectifs, il faut le dire très clairement.
30:21 Alors, est-ce qu'on est sous-effectifs, que nos matériels militaires sont, certains d'entre eux en tout cas, désuets, anciens, vieillis ?
30:29 Donc c'est quand même un tableau assez sombre ?
30:32 Oui, oui, c'est-à-dire que notre armée a implosé. C'est-à-dire qu'à partir du moment où on a un modèle d'armée où on doit être capable de tout faire,
30:39 on va dire comme ça, avec un paramètre majeur qui est celui du problème des équipements industriels, je vous ai dit tout à l'heure.
30:46 Un programme industriel, c'est deux... Le coût est multiplié par deux ou quatre par rapport à la génération précédente.
30:54 Donc il y a des coûts qui augmentent mécaniquement.
30:56 Et si vous ne faites pas un effort qui soit... Qui est à la mesure de ça, un effort mesuré en pourcentage du produit intérieur but,
31:02 qui soit important, forcément, mécaniquement, vous vous effondrez. C'est exactement ce qui s'est passé.
31:07 Et juste un mot, alors on parle beaucoup de cette autre programmation qui, à terme, en 2030, est censée arriver à un budget annuel de 68 milliards d'euros.
31:17 Mais si on faisait le même effort qu'en années 80, on serait déjà aujourd'hui à 172 milliards d'euros.
31:23 C'est-à-dire qu'à l'époque, on faisait cet effort et on ne l'a plus fait. Et notre modèle s'est effondré à partir du moment où on n'a plus fait cet effort.
31:30 Mais alors, juste une question là-dessus, Michel Goyard, parce que vous dites "il faut qu'on soit préparé à tout faire".
31:37 Mais en réalité, la Belgique ne nous menace pas. Il y a un certain nombre de choses qu'on n'a pas besoin de faire,
31:43 parce que ces scénarios, en tout cas aujourd'hui, sont improbables.
31:46 On voit qu'on a à nouveau la menace russe. Celle-ci, elle existe incontestablement. Malgré tout, nous appartenons à l'OTAN.
31:54 Il y a des projets d'armée européenne. Est-ce véritablement judicieux de vouloir tout faire ?
31:59 Alors là, c'est là qu'on revient à ce qu'on disait tout à l'heure sur la nécessité quand même de savoir ce que l'on veut faire et de le faire partager.
32:06 Ou de ce qu'on devra faire, parce que souvent, dans la guerre, on ne choisit pas.
32:09 Oui, oui, ce qu'on devra faire. Bien sûr, il faut faire face à la surprise, au changement de contexte internationaux, des événements qui peuvent survenir.
32:17 Juste un exemple. Le 1990, 14 juillet, je prépare pour le défilé. Et le chef d'état-major de l'armée de terre nous dit
32:24 "Regardez, on a un modèle d'armée qui est apte à tout. On a des forces en Allemagne, la force nucléaire pour nous protéger du pacte de Varsovie.
32:31 On a une petite force professionnelle pour aller faire des interventions extérieures."
32:34 Et puis, deux semaines plus tard, l'Irak envahit le Koweït. Et là, on nous dit "Bon, les gars, il faut faire la guerre à l'Irak."
32:39 Et on se dit "Oui, et on fait comment ? On fait comment ?"
32:43 Donc, il ne faut pas insulter l'avenir. Les choses peuvent changer très vite. Donc, il faut se préparer en tout cas à la surprise.
32:49 Or, ce n'est plus tellement le cas. Mais surtout, on est quand même un peu dans un grand flou.
32:55 Et cette loi de programmation, pour dépenser 400 milliards, il faut quand même de bonnes raisons.
33:01 Et le problème, c'est que ces bases conceptuelles, théoriques, elles sont relativement faibles, elles sont relativement floues.
33:08 - Bénédicte Chéron ?
33:09 - Oui, et elles le sont parce que, encore une fois, il faut admettre... Alors, c'est une difficulté en France,
33:15 parce qu'on a une constitution qui n'y incite pas beaucoup, mais que le débat démocratique peut permettre de dégager des scénarios et de les faire comprendre,
33:22 peut permettre de dégager des lignes de force d'une politique de défense.
33:26 La constitution de la Ve République, elle a l'avantage de permettre de la décision rapide,
33:30 ce qui, en matière de défense nationale, n'est pas un petit avantage.
33:33 Mais c'est vrai qu'elle a aussi un inconvénient, c'est de restreindre le débat à des cercles d'initiés.
33:37 En fait, on a des professionnels de la défense en France, qui sont des politiques, quelques hauts fonctionnaires,
33:42 quelques chefs militaires, certains écoutés, d'autres moins,
33:46 mais c'est un débat qui se tient dans des tout, tout petits cercles.
33:49 Alors, c'est très bien qu'on puisse en parler dans les matinales des grandes radios du service public,
33:53 mais, voilà, c'est un débat qui sort par épisode, qui sort quand il y a, effectivement, l'invasion de l'Ukraine,
33:59 qui sort quand il y a une attaque terroriste, qui sort au moment d'une loi de programmation militaire,
34:03 mais c'est vrai que c'est pas le quotidien des Français, et pour cette raison aussi,
34:07 on a un peu de mal à faire émerger un débat public consistant.
34:10 - Et bien, alors, la dernière chose, Michel Goya, vous qui avez publié un ouvrage sur les guerres mondiales de la France de 1961 à nos jours,
34:18 pour évoquer les guerres mondiales récentes de la France, ou les interventions extérieures, notamment au Mali,
34:24 disons que le bilan a été jugé mitigé, mais ce terme, entre guillemets,
34:30 est-il raisonnable de continuer à se préparer à ce type d'intervention ?
34:34 - Oui, bien sûr, parce qu'on y rend beaucoup de mal à se concentrer sur plusieurs aspects stratégiques en même temps.
34:42 La loi de programmation, le mot "Ukraine" apparaît 23 fois dans le projet de loi, le mot "terrorisme" n'apparaît jamais.
34:49 C'est-à-dire qu'on est intellectuellement un peu passés...
34:53 - On a toujours été fascinés par la guerre d'avant en France.
34:55 - Oui, ou par la guerre que l'on voit, en tout cas, surtout. C'est ce qu'on voit.
35:01 On a parlé des attentats terroristes de 2015, on modifiait la politique de défense de Solco.
35:09 On s'est dit "Ouh là, on va arrêter de diminuer le budget et on va repartir à l'ausse",
35:13 alors que dans les faits, ce n'était pas une surprise qu'il y ait des attentats.
35:17 En France, c'était inscrit d'ailleurs dans tous les documents de défense, de stratégie,
35:20 et donc ça n'aurait pas dû changer quoi que ce soit.
35:22 Mais la chose vue est toujours beaucoup plus importante que la chose sue.
35:26 Et donc on réagit quand même un peu souvent en fonction, malgré tout, de l'actualité.
35:33 Mais cependant, la lutte contre les organisations djihadistes est toujours là.
35:38 Et donc la guerre continue de ce point de vue.
35:42 Et donc il ne faut pas l'oublier. Il faut réfléchir.
35:46 Alors d'un seul coup, on a zappé complètement ce qui se passait au Sahel.
35:51 Ces organisations djihadistes, qui ont été considérées comme extraordinairement dangereuses,
35:56 et qui ont justifié notre engagement, on n'en parle plus.
36:00 C'est quand même assez étonnant, mais elles sont quand même toujours là.
36:04 Il faudra aussi refaire un peu le bilan de ce qu'on a fait,
36:08 et voir comment on peut continuer à mener le combat, malgré tout, parce qu'ils continuent.
36:14 On voit bien ce que décrit Michel, c'est quelque chose qui est une difficulté structurelle du débat de défense.
36:20 C'est que les politiques, pour justifier des milliards qui sont effectivement très impressionnants,
36:25 vont être un peu dans le présentisme communicationnel.
36:28 C'est-à-dire prendre ce qui se voit le plus, donc en 2015, effectivement, la menace islamiste,
36:32 là maintenant, la question de l'Ukraine,
36:34 tout en utilisant des exemples très immédiats et conjoncturels.
36:40 Alors on sait, hélas, qu'il y a des choses qui durent, mais des exemples très immédiats,
36:44 pour justifier des milliards qui, en fait, nécessitent de se projeter à 20 ans ou à 30 ans.
36:48 Et en fait, c'est une difficulté permanente du débat stratégique et des dépenses de défense,
36:52 d'arriver à articuler ce besoin de justification immédiat,
36:56 surtout dans des contextes de contraintes budgétaires,
36:58 avec le temps très long qu'imposent ces questions.
37:01 - Il n'y a pas, je ne sais pas, des doctrines qui permettent de penser la guerre, la guerre d'après.
37:08 Je crois que De Gaulle en avait fait un sur le fil de l'épée,
37:13 avait fait une doctrine qui a servi,
37:15 alors je crois qu'elle n'a pas été assez utilisée dans la guerre en question,
37:19 mais ça devrait quand même exister, Bénédicte Chéron.
37:21 - L'anticipation stratégique, elle existe.
37:23 Et d'ailleurs, elle n'est pas si mal faite dans les livres blancs,
37:25 quand on prend le temps de les rédiger.
37:27 C'est-à-dire pas de faire des revues stratégiques ou pas de courses en trois mois.
37:30 Mais quand on parle des livres blancs qui ont été rédigés avec du temps, du travail et beaucoup de matière grise,
37:36 en général, on anticipe énormément de scénarios.
37:38 On a vu surgir le Covid, mais en fait, les questions de crise sanitaire étaient présentes dans les livres blancs.
37:42 Donc ce n'est pas des choses qui surprennent ceux qui travaillent.
37:45 En revanche, il faut comprendre que la défense nationale,
37:50 c'est à l'intersection entre des cultures politiques,
37:52 des cultures administratives aussi bureaucratiques qui existent.
37:55 Les armées, ce sont des militaires qui font la guerre,
37:57 mais c'est aussi une administration avec ses cultures et ses inerties.
38:01 - Un mot de conclusion, Michel Gohia ?
38:03 - Oui, non, mais il faut raisonner en termes de période stratégique.
38:08 On a un peu oublié ça, c'est qu'on peut basculer très vite d'une période à l'autre.
38:12 En réalité, on est dans cette nouvelle période depuis 7, 8 ans et on a un peu de mal à s'y adapter avec,
38:17 et d'y adapter des modèles qui, comme disait Bénédicte, en fait, ce sont des modèles d'armée qui sont lourds.
38:23 Ce sont des gros paquebots. On ne bouge pas comme ça.
38:25 Un programme industriel, il part pour 60 ans.
38:27 Savoir ce qu'on va pouvoir, comment on va utiliser un navire ou un avion de combat
38:32 qu'on va garder encore pendant 40 ans, ça relève souvent plus de la voyance qu'autre chose.
38:39 Mais pourtant, il faut faire cet exercice et être, je pense, le plus ouvert.
38:45 Ce sont les nations qui font les guerres, ce ne sont pas les armées.
38:47 - On va terminer sur cette citation-là de Michel Gohia.
38:51 Je renvoie à votre livre, Michel Gohia, "La guerre mondiale de la France" de 1961.
38:55 Nos jours, c'est aux éditions Texto et le vôtre.
38:58 Bénédicte Chéron, le soldat méconnu, la place de l'armée dans notre société, aux éditions Armand Collin.
39:04 Merci de nous avoir accompagnés. On se retrouve dans quelques secondes pour le Point sur l'actualité.