• l’année dernière
L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 27 Juillet 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr

Category

🗞
News
Transcription
00:00 France Culture, les matins d'été, Quentin Laffey.
00:05 La cathédrale de la transfiguration d'Odessa, joyo architectural, elle appartient à l'église
00:10 orthodoxe ukrainienne qui a été accusée de lien avec la Russie mais le week-end dernier
00:14 alors que les forces de l'armée russe bombardaient de nouveau la ville portuaire mythique, Odessa
00:19 qui se déplie sur le littoral de la mer Noire, cette cathédrale a été partiellement détruite.
00:24 Alors ce matin, hommage à Odessa, à ses habitants et à ses morts bien sûr, à son
00:28 patrimoine culturel aussi détruit, abîmé, menacé, le patrimoine autre victime de la
00:34 guerre, pour en discuter ce matin, je reçois deux invités, Boris Tchézerny, bonjour.
00:39 Bonjour monsieur.
00:40 Vous êtes spécialiste du monde juif russe et d'Europe centrale à l'université de
00:43 Caen et à l'institut universitaire de France et avec nous en studio, Sophie Bénèche,
00:48 bonjour.
00:49 Bonjour.
00:50 Vous êtes traductrice du russe vers le français, du français vers le russe, des œuvres complètes
00:53 d'Isaac Babel, vous êtes également éditrice.
00:57 Merci beaucoup à tous les deux d'être dans les matins d'été ce matin.
01:00 Où il faut aller pour retrouver Odessa ?
01:23 Bon, d'abord il faut aller à Odessa, premièrement.
01:28 Il faut rester dans cette ville, il faut connaître des gens, il faut pouvoir se balader, discuter,
01:35 bavarder.
01:36 C'est comme ça qu'on peut ressentir quand même l'ambiance assez particulière.
01:42 C'est un lieu magique Odessa.
01:57 Et en tout cas c'était une ville où il y avait une colonie juive très importante,
02:15 c'était une ville marchande, c'était un port, il y avait des grecs en grand nombre,
02:16 il y avait des italiens, la Turquie était proche.
02:17 C'était une ville où même les souvenirs, comme chacun sait, les souvenirs français
02:18 étaient assez nombreux à travers Richelieu, qui était un des fondateurs de la ville,
02:19 etc.
02:20 Enfin bref, c'était une ville complètement cosmopolite, donc une de ces villes éminemment
02:24 littéraires comme, je sais pas, comme l'était aussi Alexandrie ou comme Trieste, etc.
02:29 C'est un moment, je sais plus quel texte, où Babel dit "c'est notre Marseille à nous".
02:35 On a l'impression qu'il y a plus de monuments que d'habitants.
02:38 On est habité par les monuments, Odessa.
02:41 Et quand les monuments commencent à envahir, c'est comme si on voulait mumifier les êtres
02:51 humains, on voulait les garder comme ça dans notre présent.
02:55 Si les monuments écrasent un peu, ils pèsent sur le présent et le présent qui essaie
03:04 de dialoguer avec le passé, c'est difficile tout ça.
03:17 Un montage de Félicie Fogère, entrée en la matière sur cette discussion sur Odessa
03:26 et son patrimoine.
03:27 Et on entendait une citation d'Isaac Babel, c'est Odessa, notre Marseille à nous.
03:34 Qu'est-ce que voulait dire Babel, Sophie Bénèche, lorsqu'il évoquait Marseille
03:38 et lorsqu'il la comparait à Odessa ?
03:40 Je pense qu'il comparait deux villes qui se ressemblent parce que c'est deux ports,
03:44 deux ports très cosmopolites, très vivants, avec des villes méditerranéennes, avec une
03:52 sorte de gouaille, de sens de l'humour.
03:54 Et qu'il comparait Odessa à Marseille.
03:58 Il l'a fait, je pense, dans une lettre quand il est allé en France et qu'il s'est
04:03 retrouvé à Marseille.
04:04 Il a dit que Marseille, c'est exactement ce que serait Odessa s'il n'y avait pas
04:07 eu la révolution.
04:08 Boris Tchézerny, qu'est-ce que représente Odessa pour les Ukrainiens ? On a évidemment
04:14 du point de vue de la France, du point de vue de l'Europe occidentale, cette vision
04:18 très livresque d'Odessa, souvent cinématographique également.
04:22 Mais qu'est-ce que cette ville représente pour les Ukrainiens même ?
04:24 Pour les Ukrainiens comme pour l'ensemble de la population d'Odessa, Odessa est une
04:30 ville assez exceptionnelle, assez unique.
04:33 Elle est distincte de Kiev, elle est distincte de Lvov.
04:37 Elle représente le cosmopolitisme.
04:39 Mais je dirais qu'à la différence de Marseille qui a été fondée par des habitants
04:44 qui sont venus, des personnes qui sont venues, Odessa a été fondée sur une décision politique,
04:49 ce qui la distingue toutefois de son altérego.
04:52 Mais Odessa c'est véritablement… Pour les Ukrainiens, les Ukrainiens jouaient un
04:56 rôle d'ouvriers essentiellement sur le port.
05:00 Donc Odessa c'était une ville multiculturelle où se rencontraient différentes populations,
05:07 d'une intensité culturelle, économique particulière.
05:11 Odessa fondée sur une décision politique, Boris Tchézerny, il faut rappeler laquelle
05:16 ? Il faut rappeler le lien fort noué entre la France et Odessa également.
05:21 Oui, alors la décision politique, elle se produit sous Catherine II.
05:26 Elle relève d'un expansionnisme qui se produit à la fois à l'ouest avec le partage
05:34 de la Pologne et l'incorporation de grands territoires dans l'Empire russe et de velléité
05:41 colonialiste et d'extension du territoire russe au sud et donc à Odessa.
05:47 Ensuite, le lien avec la France, les premiers gouverneurs, le premier gouverneur, le duc
05:53 de Richelieu qui est le neveu du duc de Richelieu français, voilà, le cardinal de Richelieu
05:58 excusez-moi, va gouverner la ville et va imprimer dès le début un climat de liberté, en tout
06:06 cas un climat plus libre que dans le reste des villes et que dans le reste de l'Empire
06:13 russe.
06:14 Et avant bien sûr d'en venir au patrimoine même de la ville d'Odessa, il faut comprendre
06:18 à quel point cette ville est singulière dans la géographie du littoral de la mer
06:24 noire, Boris Tchézerny.
06:25 Qu'est-ce qui fait de cette ville une ville particulièrement multiculturelle, multiconfessionnelle?
06:32 Alors d'abord Odessa, si on la regarde sur une carte, c'est à l'extrémité de la
06:37 plaine ukrainienne.
06:38 Précisément, pour la valeur symbolique, on aurait le mélange ou l'association du
06:44 jaune des blés de la plaine et du bleu de la mer qui rappelle le drapeau ukrainien.
06:50 Et puis ce qui fait sa multiculturalité et son caractère cosmopolite, c'est l'arrivée
07:00 de colons allemands pour cultiver la terre, c'est l'arrivée de juifs de Galicie,
07:05 attirés pour les plus grandes opportunités économiques et aussi de liberté de culte.
07:10 Ce sont des bulgares, ce sont des grecs, des albanais, ce sont des paysans russes à la
07:16 recherche de liberté et cherchant à échapper au travail de paysans et trouvant refuge à
07:28 Odessa.
07:29 Donc c'est une ville qui est grosse de liberté, qui est grosse de promesses.
07:36 Un mot tout de même Boris Tchézerny sur la communauté juive d'Odessa, communauté
07:42 importante, communauté symbole de cette ville.
07:46 Oui tout à fait Odessa est la première ville juive en Europe avant la Shoah, avant même
07:53 Varsovie.
07:54 Donc c'est une communauté très importante mais qu'il serait erroné de considérer
07:59 comme une communauté unique, harmonieuse et uniforme.
08:03 On trouve là-bas tous les penseurs de la communauté juive sont passés, ont fait des
08:10 séjours, les écrivains, mais avec leurs spécificités politiques et culturelles.
08:15 On a le père du territorialisme Dubnov, on a des sionistes, on a également les boundistes
08:21 qui sont des révolutionnaires.
08:23 Donc on a Odessa la patrie du nationalisme juif, du sionisme qui prend forme à Odessa.
08:33 Donc c'est une communauté juive particulièrement variée mais attirée par précisément les
08:39 opportunités d'expression libre.
08:41 C'est à Odessa que naît la presse juive en Yiddish, en Hébreu et en Russe.
08:46 On dit même qu'à Odessa on y parle une langue spécifique, une langue singulière,
08:50 est-ce que c'est vrai ?
08:51 Tout à fait, jusqu'à un moment, jusqu'à la Shoah on parlait ce qu'on appelait une
08:55 langue vinaigrette, le Sourjik, qui était utilisé en particulier dans le grand marché
09:02 d'Odessa, le Plevoz, le Sourjik, un mélange d'ukrainien, de russe, de yiddish et d'autres
09:08 langues comme l'albanais, qui faisait toute sa richesse et l'apétulance de ce marché,
09:15 alimenté par les cultures proches de la ville.
09:19 Alors il faut traverser la ligne de front avec vous Sophie Bénèche, qu'est-ce qu'Odessa
09:25 représente cette fois-ci du point de vue russe ?
09:27 Du point de vue russe, pour ce qui est de la littérature, Odessa a une place particulière,
09:34 surtout dans la littérature du début du XXe siècle, des années 1920, on a même parlé
09:40 d'une école littéraire d'Odessa, parce que beaucoup d'écrivains sont passés par
09:44 Odessa depuis Pouchkine a écrit sur Odessa, beaucoup d'écrivains russes ont écrit sur
09:49 Odessa, Gogol, Babel, particulièrement Babel, qui d'après Hrenbourg était le écrivain
09:58 le plus célèbre qui a participé à la création du mythe d'Odessa.
10:02 Ce mythe d'Odessa, comment est-ce qu'on peut le définir aujourd'hui ? Qu'est-ce
10:06 qui y entoure, qu'est-ce qui a créé, véhiculé, renforcé ce mythe qui entoure Odessa aujourd'hui
10:11 ?
10:12 D'abord ne serait-ce que d'un point de vue culturel, pour les russes, même à l'époque
10:17 soviétique, Odessa représente un peu, je dirais, moi je pense souvent à la Nouvelle
10:23 Orléans pour les américains, c'est-à-dire une ville où il y a une liberté et même
10:29 une sorte de libertinage, où il y a une joie de vivre, une tolérance, un sens de
10:39 l'humour, une ironie, enfin il y a vraiment quelque chose qui s'incarne particulièrement
10:45 dans les chansons.
10:46 Tout russe connaît des chansons d'Odessa qui ont un langage particulier, un peu des
10:53 chansons très populaires.
10:55 Donc déjà, du point de vue, pour tout russe, je pense Odessa représente quelque chose
11:02 de particulier.
11:03 On va vous faire entendre l'une de ces chansons qui anime et traverse la ville d'Odessa.
11:09 *musique*
11:16 Un duo de Léonie de Koutchiossov, né en 1895 à Odessa, avec sa fille,
11:46 Edith Boris Tchézerny, on l'a dit en introduction de cette émission, le week-end dernier, c'est
11:51 la cathédrale de la transfiguration d'Odessa qui a été bombardée par l'armée russe.
11:57 Est-ce que vous pourriez peut-être nous décrire cette cathédrale, ce qu'elle était, ce
12:01 qu'elle est devenue et le symbole aussi qu'elle représente bien au-delà de la
12:06 ville d'Odessa ?
12:07 Alors, pour parler franchement, j'aurais du mal à vous parler spécifiquement de cette
12:11 cathédrale, mais pour parler de l'architecture d'Odessa, c'est une architecture où chaque
12:18 peuple a inscrit sa présence.
12:22 Vous parliez de Marseille, on a eu les tuiles de Marseille qui ont couvert les toits des
12:28 premières maisons d'Odessa, qui avaient un style italien, méditerranéen, des maisons
12:33 grecques.
12:34 On a eu également des maisons qui ont ensuite, avec la richesse qui est venue avec la vente
12:39 du grain, qui ont pris des formes néoclassiques, puis ensuite néo-baroques à nouveau.
12:45 C'est ce mélange.
12:47 Et puis également la synagogue brotski avec son aspect vénitien, pratiquement, je dirais,
12:56 rappelle le palais des Doges.
12:58 Donc c'est ce mélange-là qui fait la richesse de l'architecture d'Odessa et dans laquelle
13:05 s'insérait cette cathédrale qui a été détruite.
13:12 La cathédrale de la transfiguration.
13:15 La transfiguration, oui.
13:17 Alors je suis, je vous l'avoue, moins connaisseur des cathédrales que des synagogues.
13:24 Mais ce que je voulais vous dire, c'est que pour les Russes, et Sophie Bénèche l'a
13:29 tout à fait dit, il y a une pétulance de la littérature russe, mais je crois qu'un
13:34 des aspects de la littérature d'Odessa, c'est de faire rentrer le soleil dans la
13:39 littérature russe, le soleil et le sexe aussi, avec Babel.
13:42 Et c'est le premier niveau, au niveau littéraire.
13:45 Et au niveau politique, c'est le rêve d'installer une nouvelle Russie dans ce prévôt actuellement
13:51 Poutine, en reprenant un terme qui a été utilisé au tout début du 19ème siècle.
13:57 Sophie Bénèche, vous êtes d'accord avec cette analyse ? Au fond, la force d'Odessa
14:02 c'est de faire rentrer le soleil dans la littérature russe, le sexe également ?
14:05 Oui, tout à fait.
14:08 D'ailleurs, Babel a écrit lui-même un texte où il dit qu'à Odessa que pourrait
14:15 naître un mot-passant russe, c'est-à-dire quelqu'un qui va introduire le soleil dans
14:21 la littérature russe, qui est connu pour sa pesanteur, sa tristesse, ses grandes plaines
14:28 plates et grises, et justement Odessa fait rentrer.
14:31 Mais pas seulement dans la littérature russe, lui aussi, on trouve dans Babel des pages
14:35 sur la différence entre les Juifs d'Odessa et les Juifs qui se trouvent en Galicie, plus
14:40 les Juifs de la... qui sont plus... enfin, chquénazes, qui sont vus du côté de la
14:45 Pologne et plus haut, où il dit que c'est vraiment deux sortes de Juifs complètement
14:50 différents et qui n'ont pas du tout la même manière de prendre la vie.
14:55 Et que tous les Juifs d'ailleurs qui arrivent de Pologne et qui viennent s'installer à
14:59 Odessa, petit à petit, se transforment en Juifs plus gais, plus riant, plus drôles,
15:06 plus truculents.
15:08 - Nous avons... nous sommes même mutuellement proposés, Sophie Bénèche, que vous donniez
15:13 une lecture d'un extrait d'Isaac Babel.
15:16 Vous avez apporté un petit peu de courbe, un fragment...
15:17 - Malheureusement, très petit, parce qu'on m'a dit que je ne pouvais pas en lire beaucoup,
15:20 alors donc je n'en ai pas beaucoup, mais j'ai un petit...
15:23 - Nous vous laissons la parole.
15:24 - Alors en fait, Isaac Babel a écrit... il est surtout connu pour ses grands textes
15:29 qui s'appellent "Les récits d'Odessa".
15:30 Et je reviens à tout à l'heure, vous avez passé un extrait de chanson interprétée
15:35 par Rousseff, qui a lui-même pendant des années donné des récitals à travers la
15:40 Russie où il chantait des chansons d'Odessa et où il lisait, surtout où il lisait les
15:46 récits d'Odessa de Babel.
15:48 Et Babel a écrit également des essais sur Odessa dans des journaux.
15:54 Et à un moment, il parle d'Odessa et il décrit la vie à Odessa, enfin il décrit tout ce
15:59 qui existe à Odessa.
16:01 Et juste un tout petit extrait.
16:03 "À Odessa, il y a des soirs de printemps voluptueux et langoureux, des senteurs épicés
16:10 d'acacia et une lune remplie d'une lumière égale et irrésistible au-dessus d'une mer
16:16 obscure."
16:17 "À Odessa, il y a un port et dans ce port, il y a des bateaux à vapeur qui viennent
16:22 de Newcastle, de Cardiff, de Marseille et de Port Said, des nègres, des anglais, des
16:26 français et des américains."
16:27 "Odessa a connu une époque florissante, elle connaît une époque d'étiolement,
16:32 un étiolement poétique un peu insouciant et très désemparé."
16:36 "Finalement, dira le lecteur, Odessa est une ville comme les autres, vous êtes tout
16:40 simplement d'une partialité excessive."
16:42 "Oui, c'est vrai.
16:44 En effet, je suis partiale et peut-être délibérément, mais parole d'honneur,
16:49 cette ville a quelque chose et ce quelque chose, un homme authentique le perçoit.
16:54 Il dira que oui, la vie est triste, la vie est monotone, tout cela est juste, mais elle
16:59 est quand même et malgré tout, follement, follement intéressante."
17:03 Quel est l'Odessa qu'Isaac Babel décrit ? Est-ce que vous pouvez peut-être resituer
17:10 ce passage, cet extrait qui donne envie de rencontrer Odessa ?
17:14 Alors cet extrait a été écrit après la révolution, puisqu'il dit qu'Odessa
17:18 connaît une période d'étiolement, c'est-à-dire qu'effectivement, avec la révolution,
17:23 la guerre civile, la vie commerciale d'Odessa en tout cas, et la vie intellectuelle aussi,
17:31 a connu un déclin.
17:32 Mais en fait, Babel parle de l'Odessa du début du XXe siècle, la fin du XIXe, du
17:39 début du XXe siècle, celle dans laquelle il a grandi, puisqu'il est né à Odessa
17:44 et ensuite il a grandi, il est parti, il est revenu à l'âge de 10 ans, et il a passé
17:47 toute son enfance et son adolescence, ses études à Odessa.
17:51 Il a écrit d'ailleurs des récits dans son recueil "Histoire de mon pigeonnier"
17:56 où il parle de son enfance à Odessa, où il raconte comment il va sur le port se baigner
18:01 avec les petits galopins d'Odessa, comment il revend des billets de théâtre dans les
18:07 rues, et surtout, il est surtout connu pour son recueil "Les récits d'Odessa".
18:13 Il est parfois appelé "Les contes d'Odessa".
18:15 Il disait à Isaac Babel "Je suis un écrivain russe, si je ne vivais pas dans le peuple
18:20 russe, je cesserais d'être un écrivain, je serais comme un poisson hors de l'eau".
18:24 Est-ce qu'au fond, il y a un paradoxe aujourd'hui à rendre hommage à Odessa en citant Isaac
18:32 Babel, ou au fond même, vous pensez que ça dépasse largement ce cadre et ce contexte ?
18:36 Je pense que ça dépasse ce cadre.
18:41 Isaac Babel était un écrivain juif, il parlait jiddish, il n'a jamais renié ses origines
18:49 juives, au contraire, mais il écrivait en russe et le russe était la langue dans laquelle
18:53 il créait.
18:56 Et en plus, dans "Les récits d'Odessa", il a extrêmement bien rendu cette langue
19:03 particulière d'Odessa, parce qu'on parlait tout à l'heure du langage particulier,
19:06 Boris Cherny disait que c'est un mélange de russe-matiné d'ukrainien, de jiddish,
19:16 avec des mots français, des tournures très particulières.
19:18 La langue d'Odessa est réputée en Russie pour être extrêmement pittoresque, extrêmement
19:25 savoureuse et avec un côté très drôle aussi, qui est très difficile à rendre en traduction,
19:31 parce qu'il joue sur un accent, une intonation, il y a une intonation un peu jiddish, il y
19:39 a aussi une façon d'introduire des mots étrangers, jiddish, ukrainien, et puis des
19:47 erreurs, il fait des fautes, il met le mauvais préfixe, il conjugue mal les verbes, ce
19:57 qui donne quelque chose d'extrêmement drôle en russe.
19:59 Merci beaucoup à tous les deux, Boris Cherny, Sophie Bennech, on va poursuivre cette discussion
20:04 à 8h20, on va s'interroger sur le patrimoine en temps de guerre à Odessa et au-delà.
20:10 Merci d'être à l'écoute de France Culture, il est 7h58.
20:13 7h-9h, les matins d'été, Quentin Laffey.
20:18 Suite de notre discussion sur le patrimoine, le patrimoine culturel face à la guerre,
20:24 parce que le week-end dernier, la cathédrale de la Transfiguration d'Odessa a été bombardée,
20:30 en partie détruite par les forces militaires russes.
20:33 Et pour poursuivre cette discussion, Vincent Negri, bonjour.
20:37 Bonjour.
20:38 Vous êtes chercheur à l'Institut de Sciences Sociales du Politique, au CNRS, auteur du
20:43 Patrimoine culturel, cible des conflits armés de la guerre civile espagnole aux guerres
20:48 du XXIe siècle.
20:49 C'est paru aux éditions Brûlant en 2014.
20:51 Avec vous également à distance, Héla Yevtutchenko.
20:55 Bonjour.
20:56 Bonjour.
20:57 Vous êtes autrice de Auteur de la maison aux éditions Bruno Doucet.
20:59 Je suis très très heureux que vous ayez accepté cet entretien.
21:03 Je vous avais reçu dans les matins du samedi, il y a quelques semaines.
21:06 Merci beaucoup d'être avec nous.
21:08 Et Sophie Bénèche qui est toujours présente dans ce studio.
21:11 Je rappelle qu'elle est traductrice des œuvres complètes d'Isaac Babel, éditrice.
21:15 Elle se joindra à nous pour cette discussion.
21:18 Pour commencer, Vincent Negri, s'attaquer à Odessa, au-delà des infrastructures populaires,
21:23 viser le cœur de la ville, son patrimoine, sa cathédrale.
21:27 Qu'est-ce que visait l'armée russe ?
21:29 Visait l'armée russe, c'est manifestement l'identité même de l'Ukraine qu'il visait.
21:35 C'est un processus qui se répète de conflit en conflit et qui n'est pas sans rappeler
21:43 le bombardement de Dubrovnik en 1991 par les troupes serbes.
21:47 Le cercle Erhor Dubrovnik était comme Odessa, inscrit au patrimoine mondial de l'humanité.
21:52 Et qu'est-ce que cela représente Odessa pour les Ukrainiens, Vincent Negri ?
21:58 Et puis, on a entendu les réactions aussi de l'armée russe, du gouvernement russe
22:02 qui n'y avoir été à l'origine de ces bombardements, plus exactement qui n'y avoir
22:07 volontairement visé cette cathédrale.
22:10 Est-ce qu'on peut les croire ? Est-ce que c'est même crédible ?
22:12 Évidemment, dans ce genre de situation, c'est toujours une guerre de communication également qui se joue.
22:20 Et le fait que le commandement russe insiste sur le caractère involontaire, en quelque sorte, de la frappe,
22:26 renvoie directement aux conditions dans lesquelles ce genre d'attaque peut être qualifié de crime de guerre.
22:32 Puisque la question de l'intentionnalité est un critère, est une des conditions clés
22:39 pour pouvoir incriminer les auteurs de telles destructions.
22:43 Et au-delà, bien évidemment, il s'agit de toucher au cœur même l'identité d'un peuple.
22:49 Donc, et c'est encore une fois ce qu'on observe dans tous les conflits.
22:54 Le conflit, la guerre, consiste à vouloir dominer, soumettre à une population.
23:00 Et qu'est-ce qui permet mieux de la soumettre que de porter atteinte à ce à quoi elle tient le plus ?
23:06 Et là, Yevtushenko, qu'est-ce que représente Odessa pour les Ukrainiens, pour vous aussi, pour votre génération ?
23:14 Je précise que vous avez entre 20 et 30 ans aujourd'hui.
23:18 Le symbole d'Odessa, c'est quelque chose qui résonne dans votre génération ?
23:23 C'est une des plus grandes villes, une des plus belles villes, je dirais, en Ukraine,
23:30 qui est vraiment pleine d'histoires et des arts.
23:35 Odessa notamment est un grand enjeu de la propagande russe,
23:40 parce qu'Odessa, c'est une ville où existaient auparavant des villages, des petites villes, des Cossacks aussi.
23:52 Mais après, quand le Grand Port a été bâti, après ça, la Russie dit toujours que c'était nous qui,
24:02 justement, ont fondé Odessa.
24:06 Par contre, ce n'est pas vrai, les historiens l'ont déjà prouvé,
24:10 mais ça donne en quelque sorte un prétexte pour les Russes pour dire que
24:18 ça c'est notre ville et c'est notre patrimoine et pas le vôtre.
24:23 Par contre, on voit bien qu'avec leurs missiles, ils détruisent ce patrimoine.
24:28 Est-ce qu'ils considèrent que c'est leur patrimoine ? Là, je ne suis pas du tout sûre.
24:35 Et là, Yves Tchouchenko, vous avez vous aussi le sentiment que c'est le cœur de l'identité ukrainienne
24:41 qui est attaquée par l'armée russe lorsque cette cathédrale est bombardée
24:45 et lorsqu'au-delà, le patrimoine d'Odessa, le patrimoine ukrainien est détruit ?
24:51 Je n'ai aucun doute sur cette question,
24:54 parce qu'Odessa n'est qu'un exemple de la destruction massive du patrimoine ukrainien.
25:02 Et là, on ne parle pas que de l'architecture,
25:06 et là, on ne parle pas que de cette guerre qui est en cours,
25:09 mais on parle de plusieurs siècles de la domination russe sur notre territoire,
25:14 de la colonisation du territoire de l'Ukraine par la Russie,
25:18 ce qui implique bien évidemment la guerre contre la culture ukrainienne,
25:26 puisque quand une colonie a sa propre culture,
25:31 qui est riche, qui est active, qui est vraiment dans le contexte européen,
25:38 ce n'est pas très commode pour un colonisateur.
25:42 Du coup, les Russes ont toujours fait de sorte que la culture ukrainienne n'existe plus,
25:48 ça allait par les interdictions des publications en langue ukrainienne au XIXe siècle.
25:56 Après, dans les années 30, à l'époque soviétique,
26:01 les grandes purges qui ont détruit la plupart de la génération des créateurs des années 20,
26:08 ce n'est pas que pour vous citer quelques exemples.
26:14 Bien sûr, tout ça était pour dire que les Ukrainiens n'ont pas de culture qui serait au niveau de la culture russe,
26:28 du coup les Ukrainiens n'existent pas et ils ne sont que des Russes, mais un peu différents.
26:36 Vincent Negri, il faut rappeler que la destruction du patrimoine est peut-être considérée comme un crime de guerre,
26:45 passible d'être jugé par la Cour pénale internationale.
26:48 Cette notion de crime de guerre, on la comprend bien pour la chair,
26:51 est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi cela concerne aussi la pierre, si je puis dire ?
26:56 Cette notion de crime de guerre s'installe progressivement depuis le début du XXe siècle,
27:04 c'est-à-dire qu'à la charnière des XIXe et XXe siècles,
27:07 sont adoptées deux conventions majeures à la haie, qui protègent bien évidemment les populations civiles,
27:14 qui prévoient un statut pour les premiers réfugiés, qui codifient, il s'est peut-être apparu étrange,
27:21 ce qu'on appelle le droit de la guerre, c'est-à-dire ce qu'on peut faire et ne pas faire en cas d'agression armée.
27:27 Et puis dans ce corpus émerge une préoccupation qui est celle de protéger le patrimoine des peuples,
27:34 voilà en fait, c'est-à-dire que protéger à la fois les populations, bien évidemment,
27:40 ordonner aux militaires des conduites, des modes de conduite,
27:44 mais également protéger à la fois les villes, les villages,
27:49 et puis apparaît dans cette liste les monuments historiques, les œuvres d'art,
27:54 donc on est sur un vocabulaire bien évidemment du début du XXe,
27:58 et aujourd'hui dans le statut de la Cour pénale internationale,
28:01 il est question de la protection du patrimoine culturel,
28:03 mais pas pris isolément, pas en lui-même, parce que, encore une fois,
28:07 il est le reflet, il est le marqueur d'une identité, notamment des populations qui souffrent dans le conflit.
28:14 Et pour bien mesurer à quel point le bombardement de la cathédrale, de la transfiguration d'Odessa,
28:20 marque le monde, et en particulier le monde occidental,
28:23 le New York Times consacre sa une à cet événement triste,
28:29 on observe en une du New York Times d'aujourd'hui une photographie de cette cathédrale bousculée, abîmée,
28:36 et un prêtre qui la traverse avec le regard apitoyé.
28:40 Une deuxième question sur cette notion de crime de guerre, Vincent Negri,
28:45 le ministre de la Culture ukrainien, lui, a qualifié ce qu'il se passait en ce moment en Ukraine de génocide culturel.
28:52 Est-ce que ce terme-là vous paraît approprié ?
28:55 – Ce terme-là reflète bien évidemment l'émotion et reflète la douleur ressentie, bien évidemment.
29:05 Donc après, sur le terrain du droit, c'est plus compliqué.
29:07 C'est-à-dire que quand on emploie le terme de génocide,
29:11 ça signe, finalement, enfin ça marque une volonté d'effacement.
29:15 Quand on... ce terme-là renvoie à cette notion-là, l'effacement.
29:19 Bon, en l'occurrence, la notion de génocide associé au qualificatif culturel n'existe pas dans le droit.
29:27 Pour autant, ça ne veut pas dire que l'intention poursuivie par les belligérants,
29:34 en l'occurrence, enfin par l'agresseur russe, en l'occurrence,
29:38 ne soit pas d'effacer littéralement la culture ukrainienne.
29:41 C'est-à-dire que je crois qu'il faut effectivement distinguer à la fois ce qu'on observe,
29:47 la réalité des faits, une réalité sociologique également,
29:50 et puis la manière dont le droit, finalement, va déqualifier.
29:52 Et donc là, il y a peut-être effectivement un écart entre la qualification juridique,
29:56 puisqu'on ne peut pas aller jusqu'à... Cette notion n'existe pas dans le droit,
30:00 et puis, finalement, ce qu'on observe sur le terrain,
30:04 qui est manifestement la volonté d'élibérer, d'effacer l'identité ukrainienne.
30:10 – Et là, Yves Touchenko, cette notion, vous, de génocide culturel,
30:13 elle vous paraît appropriée, raisonnée avec la réalité ukrainienne aujourd'hui ?
30:19 – Oui, pour moi, bien sûr, c'est aussi émotionnellement,
30:22 mais ça raisonne parce qu'on a parlé de la destruction du patrimoine.
30:29 Il faut aussi ajouter que certains objets ne sont pas détruits, mais sont volés.
30:35 Si on parle notamment des territoires occupés,
30:37 par exemple, quand la ville de Kherson a été libérée,
30:40 on a vu que le musée ethnographique a été...
30:46 Bon, on a volé presque tous les objets qui avaient de la valeur,
30:51 il y avait beaucoup d'objets archéologiques, il y avait des peintures aussi.
30:57 Donc, on voit cette volonté de ne pas seulement détruire l'identité ukrainienne,
31:04 mais aussi de s'emparer du patrimoine ukrainien
31:08 pour dire que c'est aussi une partie du patrimoine russe.
31:13 Mais au-delà de tout cela,
31:15 il y a aussi l'extermination physique des créateurs, des gens de la culture,
31:23 et c'est ça, peut-être, ce qui est le plus douloureux pour nous maintenant.
31:28 On a vu plusieurs poètes, écrivains, musiciens, créateurs, encore,
31:34 partir au combat, et certains sont déjà morts au combat.
31:40 On voit aussi un exemple d'un écrivain, Volodymyr Vakulenko,
31:47 qui habitait à la région de Kharkiv et qui a été torturé à mort
31:53 après que sa ville, Izium, ait été occupée par les Russes.
31:57 On voit l'écrivaine, la jeune écrivaine Viktoria Amelina,
32:02 qui a été tuée par un obus d'artillerie à Kramatorsk il y a quelques semaines.
32:09 Et donc ça continue, et pour eux, ce n'est pas que la question du génocide en général,
32:18 mais le génocide culturel consiste à tuer les gens les plus actifs,
32:23 les gens qui portent cette identité ukrainienne
32:28 et qui sont capables de propager la culture ukrainienne en Ukraine et ailleurs.
32:35 - Sophie Bénèche, une réaction ?
32:36 - En fait, ma réaction était plus générale.
32:39 Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit l'autre intervenante.
32:43 - Eliev Tuchenko. - Eliev Tuchenko, pardon.
32:46 Et sur tout ce qu'elle a dit sur le génocide et sur le besoin de tuer l'identité ukrainienne,
32:52 je voulais juste dire que pour moi, ce qui se passe à Odessa,
32:54 c'est en fait un symbole vraiment terrible.
32:59 Parce qu'Odessa, on le disait tout à l'heure, c'est une ville très cosmopolite,
33:03 dans laquelle la culture russe avait aussi une importance ukrainienne.
33:08 Et c'était comme le symbole d'un nœud entre la culture russe et la culture ukrainienne,
33:13 entre les Russes et les Ukrainiens.
33:15 Et en détruisant ce qu'ils sont en train de détruire en ce moment,
33:19 ils essayent de détruire l'Ukraine, mais étrangement, ils se détruisent aussi eux-mêmes.
33:22 Et en fait, c'est suicidaire ce qu'il est en train de faire.
33:25 C'est à la fois criminel pour l'Ukraine et suicidaire pour la Russie.
33:32 Et je trouve que ce qu'il est en train de faire à Odessa, c'est exactement ça.
33:37 Parce qu'il n'arrête pas de répéter...
33:38 Enfin, les Russes répétaient que c'était une ville russe.
33:40 Et c'est vrai qu'elle a quelque chose de russe, mais elle est aussi ukrainienne.
33:44 Et elle symbolise en quelque sorte cette espèce de lien presque qu'il y avait entre...
33:50 - Consubstantiel. - Voilà, entre les deux.
33:52 Mais au lieu de le laisser, si l'Ukraine veut se séparer de la Russie, qu'elle se sépare.
33:55 Mais au lieu de laisser ce nœud se défaire normalement,
33:58 c'est comme s'ils détruisaient le nœud avec eux-mêmes et les autres.
34:03 - Depuis janvier 2023, le centre historique d'Odessa en Ukraine a été inscrit
34:08 à la liste du patrimoine mondial en péril de l'UNESCO en raison, je cite,
34:12 "des menaces de destruction".
34:14 Les destructions sont aujourd'hui effectives.
34:17 Vincent Negri, à quoi cela a-t-il servi, cette dénomination ?
34:22 - Il faut bien comprendre que dans le système de la Convention du patrimoine mondial
34:27 portée par l'UNESCO, il y a la liste classique,
34:30 c'est-à-dire les biens qui sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'humanité.
34:33 Et puis, quand on est face à une situation d'urgence, un risque de péril,
34:37 il est possible de faire glisser en quelque sorte un élément
34:41 vers la liste du patrimoine mondial en péril.
34:43 L'avantage, bien évidemment, c'est que ça va mobiliser des fonds,
34:47 ça va mobiliser des moyens et ça va accroître tout le dispositif de prévention des risques.
34:52 Donc il ne faut pas attendre un résultat tangible sur le terrain immédiat.
35:00 Ça permet au contraire, enfin pas au contraire, ça permet effectivement
35:05 de souligner l'urgence d'une situation et de mobiliser la communauté internationale
35:12 sur la question qui se pose à ce moment précis.
35:15 Comment s'est organisée, Vincent Negri, la protection du patrimoine ukrainien
35:21 depuis le début de la guerre ?
35:24 Ce patrimoine, il faut, et une de vos invités l'a souligné,
35:29 il y a aussi la question des collections dans les musées.
35:32 Donc il faut envisager les deux versants, à la fois le patrimoine bâti
35:36 et puis toutes les collections qui sont dans les musées.
35:39 Donc ce qu'on observe, c'est que sur le patrimoine bâti,
35:42 ce sont des dispositifs assez classiques, c'est-à-dire qu'on cherche à protéger
35:47 les monuments par des dispositifs physiques de protection,
35:52 comme on a pu l'observer dans d'autres conflits, que ce soit des sacs de sable,
35:56 par exemple, sur la statuaire urbaine ou autre.
35:59 Donc des choses assez classiques.
36:01 Mais également, il y a un processus qui se met en place d'évacuation de collections,
36:06 c'est-à-dire de mise à l'abri des collections qui sont dans les musées,
36:09 pour justement éviter ce qu'on a observé par ailleurs,
36:13 c'est-à-dire des pillages, parce que je pense qu'il faut effectivement
36:17 qualifier juste, de manière claire, ce qui se passe.
36:20 Quand on se saisit des biens d'autrui dans un conflit, ça s'appelle un pillage,
36:25 qui est là, pour le coup, une qualification juridique
36:29 et qui renvoie à des sanctions prévues par la Cour pénale internationale.
36:34 Et donc, pour éviter ce processus-là, une des solutions, c'est de mettre à l'abri.
36:38 Alors bien évidemment, Jacques, on cherche toujours à savoir
36:41 qu'est-ce qui a été fait, mais par définition, nous ne le saurons qu'après le conflit,
36:46 puisque communiquer sur ces questions-là, ça signifie de fournir des informations à l'ennemi.
36:51 Donc tous les mécanismes de prévention ne sont pas connus,
36:56 ne sont pas révélés au grand jour,
37:01 simplement parce que ce serait fournir des informations précieuses à la partie russe.
37:05 Et ça, il n'en est pas question.
37:07 - En quelques mots aussi, si le patrimoine ukrainien se transforme aujourd'hui,
37:11 c'est parce que les Ukrainiens tentent de le dérussifier, du point de vue culturel.
37:16 À Odessa, on observe des déboulonnements de statues,
37:19 des références à la culture russe en Ukraine sont effacées,
37:22 des noms des Russes sont rebaptisés.
37:25 Vincent Negri, c'est un processus classique en temps de guerre ?
37:29 - Oui, c'est un processus assez classique.
37:31 C'est-à-dire que là aussi, on est dans la réaction immédiate.
37:35 C'est-à-dire que face à l'agresseur,
37:39 on cherche à effacer tous les signes qui nous rappellent justement cette agression.
37:45 Donc je crois qu'il y a deux temporalités.
37:49 Il y a la temporalité du conflit aujourd'hui,
37:51 et donc avec des situations d'urgence,
37:53 et éventuellement, bien évidemment, nous pouvons tout à fait considérer
37:57 que le fait de débaptiser les rues, de déboulonner les statues,
37:59 correspondent à cette urgence-là.
38:02 C'est-à-dire qu'une urgence de se donner un temps de respiration,
38:06 de ne plus avoir sous les yeux finalement ce qui nous rappelle ce quotidien de lourdes.
38:13 Et puis l'autre temporalité, ce sera après le conflit,
38:17 où on fera le bilan et les comptes.
38:19 Et dans ce cas-là, peut-être que d'autres actions prendront place.
38:24 Et là, Yevtutchenko, on l'a dit en introduction de cette discussion,
38:27 vous êtes d'abord avant tout poétesse.
38:29 On vous a proposé de lire l'un de vos textes.
38:32 La parole vous est donnée.
38:33 Nous vous écoutons sur France Culture.
38:35 Ces mots du sable.
38:40 Il y a des corps et pas de mots.
38:43 Pas de mots, pas du tout.
38:45 Rien que des corps sur la terre.
38:47 Et ces mots, à quoi bon ces mots contre leur force brutale,
38:51 contre leur haine, si fortes que même les bêtes sauvages n'en sont pas capables.
38:56 Si fortes qu'on ne sait pas à quel règne appartiennent ces créatures.
39:00 Parce qu'il n'existe pas de telle catégorie en biologie,
39:03 qu'on ne trouve pas de tel mot dans les dictionnaires,
39:06 qu'on ne trouve nulle part de tel mot.
39:08 Je suis poétesse, j'aurais dû en avoir, mais non, je n'en ai pas du tout.
39:13 Point final.
39:14 La poésie est morte.
39:15 On l'a torturée à Boucha.
39:17 On l'a jetée dans une bouche d'égout.
39:19 On l'a enveloppée dans un tapis et laissée au bord de la route
39:23 après l'avoir longuement violée, bien évidemment.
39:26 C'est pourquoi il n'y a plus de mots.
39:29 Et ces mots, à quoi bon ces mots ?
39:31 Du sable qui implie la bouche quand on tombe raide mort,
39:37 avec une balle dans la nuque.
39:40 Merci beaucoup, Héla Yevtutchenko, pour ce poème dit depuis...
39:46 Vous n'êtes pas en Ukraine, mais non dit depuis l'Ukraine,
39:48 mais portant sur la guerre en Ukraine.
39:50 Et merci beaucoup à nos trois invités,
39:53 Vincent Negri, Héla Yevtutchenko, Sophie Benesch,
39:56 pour cette discussion sur le patrimoine, la culture ukrainienne.
40:00 Merci à tous les trois.
40:00 Vous écoutez France Culture, il est 8h40.

Recommandations