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Ali Baddou reçoit Frédéric Worms, directeur de l’École normale supérieure (ENS) et auteur de “La vie, qu’est-ce que ça change ?” aux éditions Labor et Fides.

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Transcription
00:0015 minutes de plus ce matin, et j'ai le bonheur de recevoir l'un de nos grands philosophes,
00:04il est directeur de l'école normale supérieure, et il pose cette question vertigineuse dans
00:10un essai qui vient de paraître, la vie, qu'est-ce que ça change ? Et si la vie n'existait
00:15pas, c'est absolument passionnant et c'est publié aux éditions Labore et Fides.
00:20Bonjour Frédéric Worms, et bienvenue, je disais que la vie n'existe pas, c'est justement
00:26l'une des difficultés pour appréhender ce sujet, qui nous concerne absolument tous,
00:31mais comme chaque semaine Frédéric Worms, on va démarrer avec une expérience de pensée,
00:36une expérience qu'on a tous ou presque déjà faite, on va écouter un son, on arrive pour
00:43prendre l'avion, on n'a pas encore décollé, l'hôtesse, c'est un rituel, c'est un rituel,
00:55c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel,
01:02c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel,
01:09c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel,
01:16c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel, c'est un rituel,
01:23nous vous souhaitons un excellent vol.
01:25On est encore sur le tarmac, l'hôtesse de l'air nous projette, dans la préparation,
01:30de l'accident, Frédéric Worms, et elle nous dira de mettre le masque à oxygène,
01:37éventuellement de vouloir aider notre voisin à mettre le sien, pourquoi est-ce que c'est
01:43l'évidence de la vie contre la mort ? Ce sont les mots que vous employez.
01:48Parce que vous disiez, en commençant, Ali Baddou, que la vie n'existe pas, en effet,
01:52Parfois, disons qu'on peut croire ça quand tout va bien.
01:57Quand tout va bien, là, on est en train de parler.
01:58On pense plutôt à ce qu'on va dire.
02:00On va dire des choses un peu librement, j'espère.
02:03Mais en même temps, la vie se rappelle à nous.
02:05Justement, quand il y a une situation de danger, on prend l'avion.
02:08C'est une démarche. On sait où on va, etc.
02:10Et puis, tout à coup, il y a le petit frisson de monter dans l'avion.
02:13Et il y a l'hôtesse de l'air qui nous rappelle que nous sommes des vivants.
02:16Et je pense que ce rappel vient toujours depuis, malheureusement, le négatif.
02:20En fait, mais il y a aussi des grandes joies.
02:22La mortalité, c'est-à-dire la possibilité de l'interruption de la vie.
02:25Exactement. Et ça nous rappelle notre condition.
02:27Et ça nous rappelle aussi comment nous nous organisons
02:29pour penser ce danger jusqu'au bout, dans toutes ses facettes.
02:34Parce qu'il y a ma mort individuelle,
02:35mais il y a la responsabilité de la compagnie d'aviation.
02:38Il y a le voisin dans l'avion.
02:40Donc, les humains doivent lutter contre la mort avec tous les aspects que ça implique.
02:44On va en parler justement.
02:46Mais une deuxième expérience de pensée,
02:47alors là, pour le coup, que tout le monde a faite dans les espaces publics,
02:50vous-même, moi, en arrivant à la maison de la radio,
02:53on s'est promené dans les studios d'Inter et on lève les yeux.
02:57Immanquable dans le couloir, un panneau et des flèches.
03:00Le panneau vert issu de secours.
03:02La vie, elle n'est que dans son opposition à la mort et elle est partout.
03:07Alors, la vie, à mon avis, en effet,
03:11est d'abord une activité de lutte contre ceux qui la menacent.
03:14Et ça serait chez tous les vivants,
03:15chez les bactéries comme chez les organismes évolués et chez les humains.
03:19Il se trouve que la technique de prévention de la mort prend différentes
03:24dimensions et prend des dimensions institutionnelles, politiques.
03:27Heureusement, s'il n'y avait pas de procédure,
03:30des issues de secours bien organisées, s'il y avait un incendie dans ce bâtiment
03:34immense, peut-être qu'on s'entretuerait.
03:36Alors, j'espère pas tous les deux, mais malgré tout,
03:38il faut des institutions humaines pour prendre en charge cette lutte contre la
03:42mort dans tous ses aspects, encore une fois.
03:44Et surtout, ne pas oublier que c'est cela qui redouble le danger.
03:48Nous sommes à la fois toujours exposés
03:50aux risques et toujours exposés à cette double peine du conflit en plus du risque.
03:54Même si on l'oublie, pourquoi écrire que la vie n'existe pas ?
03:59Ce qui existe, ce sont les vivants.
04:01Exactement, parce que c'est vrai, je soutiens qu'on oublie parfois,
04:06on cherche parfois devant le mystère de la mort, par exemple.
04:09Voilà quand un proche décède, on se dit mais à quoi bon ?
04:12À quoi ça sert ? Qu'est-ce que la vie ?
04:14Et on n'a pas tort.
04:16D'abord, c'est irrésistible.
04:17Il y a des grandes sagesses, des grandes philosophies qui pensent la vie avec une
04:20majuscule, il y a des religions, on cherche la transcendance pour échapper à
04:24ce risque de destruction totale.
04:26Je pense que c'est inévitable, mais que c'est illusoire.
04:29Illusoire, parce qu'en tout cas, ce n'est pas prioritaire.
04:32Par exemple, dans la religion, dans l'ecclésiaste,
04:34pour prendre la Bible, on dit il est mort, mais la vie continue.
04:38Oui et non, parce qu'en fait, la religion concrète, complète,
04:44elle consiste d'abord à lutter contre la mort sans se demander s'il y a une vie
04:48indépendante de la mort.
04:49Et donc, il faut d'abord lutter contre la mort.
04:51Et dans la religion, par exemple, à mon avis, dans toutes les religions,
04:54sur cette forme très particulière de mort humaine qu'est le meurtre et même le
04:57meurtre intime, ce que j'appelle la violation, le fratricide, le crime
05:01originaire à Cain et Abel.
05:04Donc, je suis plus du côté de cette sorte de lutte concrète des vivants
05:09individuels contre la mort qui sont les seuls à mourir.
05:11Parce que la vie en général ne meurt pas.
05:14La vie, c'est une idée.
05:15La vie ne meurt pas ?
05:16Non, parce que voilà, Platon le disait, la vie, c'est le contraire de la mort.
05:20Donc, comme les contraires ne sont pas compatibles, la vie est immortelle.
05:23Et alors, c'est justement une deuxième expérience de pensée que vous proposez
05:26et que vous rappelez, d'ailleurs, dans l'Antiquité, on regarde un corps mort.
05:31Il y avait un corps vivant et maintenant, c'est un corps mort.
05:34Et Platon, Aristote se posent cette question.
05:37Mais que s'est-il passé ?
05:39Et ils répondent, il y avait quelque chose dans le corps à l'instant T
05:43qui n'y est plus à l'instant T plus 1.
05:46Et ce quelque chose, c'est justement ce qu'on va appeler la vie.
05:50Et ce faisant, on pose le principe de la vie, le principe de l'âme.
05:54Comment on dit en grec ?
05:55La psyché, qui a donné psychologie, psychiatrie.
05:59Tout ce qui commence par psycho, c'est psyché, c'est l'âme, c'est l'âme,
06:02le souffle et en un sens, le principe vital.
06:05Et donc, c'est leur manière de répondre au problème et de définir la vie.
06:09C'est inévitable. Il y a un mystère.
06:10Si un corps bougeait, parlait, souriait et tout à coup ne fait plus tout ça,
06:17on se demande comment ça se passait.
06:19Et donc, beaucoup de philosophies ont cherché l'essence de la vie pour
06:22expliquer cette petite différence qui saute en un instant.
06:25Et psyché veut dire aussi le souffle en grec, parce que c'était une des manières
06:28d'attester de la mort, c'était de mettre un petit miroir devant la bouche.
06:32Et s'il n'y a plus de buée, il n'y a plus de vie.
06:34Aujourd'hui, c'est plus le critère cérébral de la mort cérébrale qui permet
06:37d'ailleurs le prélèvement des organes pour la grève.
06:40C'est donc compliqué.
06:41On lutte encore contre la mort, même avec les vivants déjà décédés.
06:44Il y a une autre démarche qui consiste, et elle est nécessaire, fondamentale,
06:47qui consiste à dire comment ça s'est passé cette mort.
06:50Ça, c'est la science, la médecine.
06:52C'est l'organe qui a dysfonctionné.
06:54Mais je crois vraiment que ces démarches qui sont profondes, qui sont inévitables,
06:58nous entraînent sur une piste qui peut aboutir à oublier son origine.
07:03L'origine, c'est que ce vivant là,
07:05il a lutté contre sa propre disparition.
07:07Moi, tout ce que je sais de manière évidente...
07:09La vie, c'est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort.
07:12Voilà, c'est ce que disait le grand médecin français Xavier Bichat en 1802.
07:16Ceci fait qu'il avait deux ans.
07:17C'était Hugo, mais c'était...
07:18La phrase extraordinaire.
07:19Extraordinaire, c'est-à-dire le médecin,
07:20il s'intéresse d'abord à cette résistance du vivant à sa propre disparition.
07:25Et encore une fois, au fait que si on cherche la vie en général,
07:29on va tomber sur un principe, beaucoup de vitalisme métaphysique l'ont fait.
07:32La vie ne disparaît jamais, la vie continue.
07:35La vie continue, mais les vivants, eux,
07:37ils connaissent le risque de la non-continuation.
07:40Il y a les philosophes, il y a Platon, il y a Aristote.
07:42Il y en a d'autres que vous citez.
07:44Et puis, il y a aussi la pop culture.
07:46Et il y a en 1982, un certain Balavoine qui chantait ça.
07:51Et pourtant, il veut vivre, ou survivre,
07:55sans poème, sans blesser tout ce qu'il aime.
08:00Être heureux...
08:02Qu'est-ce qu'elle raconte, cette chanson ?
08:03Frédéric Worms, Balavoine, il faut...
08:06Et pourtant, il faut vivre, il faut vivre.
08:08Quelle est la différence entre vivre et survivre ?
08:11Alors, pour moi, il y a deux sens à survivre.
08:14J'avais fait d'ailleurs, avant ce livre aussi, un livre qui s'appelait Revivre,
08:18qui avait deux sens aussi, d'après moi.
08:20Donc, survivre, c'est évidemment ne pas mourir.
08:22Donc, ça nous montre bien, comme disait aussi Jacques Derrida,
08:25dans une phrase fameuse que vivre, c'est toujours survivre, c'est ne pas mourir.
08:30Donc, c'est toujours aussi temporel,
08:32ce qui va être très important pour les problèmes politiques, d'ailleurs.
08:35Mais survivre, il y a aussi le fait que vivre ne se ramène jamais seulement
08:40au minimum, normalement, sauf dans l'urgence.
08:43Si vous êtes affamé, si vous mourrez de faim,
08:45alors n'importe quelle nourriture va vous convenir.
08:47Vous citez l'immense résistante Germaine Tillon, d'ailleurs,
08:50qui est en allée sur l'Algérie,
08:52une analyse fascinante de façons de se nourrir,
08:55une façon quantitative pour ne pas mourir.
08:57Et dès qu'on n'est plus dans l'urgence mortelle,
09:01alors ce n'est pas neutre la vie.
09:03Soit c'est le danger mortel, soit c'est le plaisir.
09:05Et c'est donc survivre en un sens positif.
09:07C'est super vivre en quelque sorte avec quelque chose de plus.
09:10Pourquoi? Parce que la vie est relationnelle.
09:13Donc, soit le monde m'apporte du danger, soit il m'apporte du plaisir.
09:16Et à ce moment là, manger, ça n'est plus seulement se nourrir
09:18quantitativement, comme dit Germaine Tillon en pensant à sa propre
09:21déportation et à la misère en Algérie.
09:23Mais dès qu'on va minimalement bien, alors le goût des aliments revient.
09:27On mange ceci plutôt que cela.
09:28On boit ceci plutôt que cela.
09:30On aime celle ci plutôt que celle là.
09:32On est dans le plaisir singulier et même la possibilité de la joie, d'après moi.
09:37Donc, du coup, nous devons survivre en deux sens.
09:41Ne pas mourir, mais aussi faire l'expérience de manière plus intense.
09:45Vous parlez d'ailleurs du nourrisson.
09:46Le petit homme ou la petite femme qui naît, elle est définie par sa capacité à se nourrir.
09:53Vous parliez de politique et c'est vrai que c'est une dimension qu'on n'a pas
09:57forcément en tête lorsqu'on pense à la vie.
09:59On pense surtout à la vie de manière individuelle, aux différents vivants.
10:04Et vous dites qu'il faut s'imaginer, allez, on est à Madrid, en face des
10:10tableaux les plus connouyeux au monde, qui est signé Goya.
10:13On voit deux hommes qui sont empêtrés dans des sables mouvants, qui pourtant
10:18continuent de se battre à coups de gourdins comme des boxeurs.
10:22C'est à dire qu'au moment même où ils risquent leur vie, ils continuent de se
10:27faire la guerre. Et vous explorez ce paradoxe ?
10:30Oui, c'est ce tableau célèbre que Michel Serres a beaucoup commenté, où il y a un
10:34danger commun évident.
10:35Et aujourd'hui, ça devrait être le danger mortel commun qui nous obsède.
10:39Par exemple, le danger climatique, ici, c'est des sables mouvants.
10:42Et pourtant, les humains continuent à s'entretuer et on le voit bien aujourd'hui
10:45où il y a des guerres sur le fond de la catastrophe.
10:48C'est parce que les humains ont plusieurs dangers mortels.
10:51Et même le nourrisson, par exemple, bien sûr, il a besoin d'être nourri.
10:55Mais il a aussi besoin que quelqu'un vienne le nourrir.
10:57Il dépend d'autrui. Et malheureusement, même dans cette relation primaire, il y a
11:00des possibilités de haine et de conflits.
11:02Il peut être abandonné, il peut être haï, il peut être détruit.
11:06Non pas son corps, mais sa vie psychique.
11:08Et donc, les humains ont à régler aussi leurs conflits intimes, ce que j'appelle
11:11des violations possibles.
11:12Et il ne faut pas s'étonner de la guerre.
11:14Ceux qui s'étonnent de la guerre aujourd'hui ne peuvent pas lutter contre elle.
11:18Ils disent il faut sauver la planète.
11:19Cessez de vous battre. C'est un peu ce que disait parfois Serres lui-même.
11:23Mais aujourd'hui, je pense qu'il faut au contraire commencer par lutter contre les
11:27sources internes aux humains de mort.
11:29La mort, l'ennemi mortel est à l'intérieur des humains, y compris en chacun de nous.
11:33La pulsion de mort existe, la destruction.
11:36Et donc, il faut absolument prendre la guerre au sérieux.
11:39C'est pour ça que je passe dans mon livre d'un extrême à l'autre.
11:41De la mort naturelle, disons, à la mort violente par la guerre.
11:44Et il faut partir du politique pour répondre aux besoins.
11:47Et aux mains d'autrui, puisque c'est cette violation, ce risque qui est très
11:50spécifique aux êtres vivants humains, qui est à l'origine de la morale et de la
11:54politique, c'est absolument passionnant.
11:57La morale de l'histoire, Frédéric Worms,
11:59c'est toujours comme ça qu'on termine le 15 minutes de plus.
12:01Est-ce que la vie, comme le disait un philosophe que vous citez, Georges
12:04Canguilhem, qui est génial et qui a beaucoup réfléchi sur le vivant.
12:09Est-ce que la vie gagne sur la mort comme on gagnerait un jeu?
12:13Oui, parce que Canguilhem est justement assez réaliste.
12:16Il est médecin, philosophe, philosophe par la médecine.
12:19Et donc, la vie doit toujours lutter contre le négatif.
12:22Mais on gagne sur la mort, c'est-à-dire peut-être qu'elle gagnera à la fin.
12:26Il y a aussi l'entropie.
12:27On dépense de l'énergie, on mourra.
12:29Mais entre les deux, on doit gagner
12:30collectivement par des institutions politiques.
12:32Seule la discussion entre les humains pour définir des priorités, lutter contre
12:37des dangers nous évitent, nous permet de gagner sur la mort et de
12:40transmettre une vie meilleure à ceux qui vont suivre.
12:42Et c'est une réflexion passionnante sur la démocratie également.
12:46Merci infiniment Frédéric Worms d'avoir été à l'invité.
12:4915 minutes de plus, la vie, qu'est-ce que ça change ?
12:52Selon Frédéric Worms, c'est donc publié chez Labor et Fides.
12:56Je vous souhaite une excellente journée.

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