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Ali Baddou reçoit Pierre Judet de la Combe, helléniste, directeur d’études émérite à l’EHESS et directeur de recherche émérite au CNRS, pour l’adaptation en livre de son émission « Quand les dieux rôdaient sur la terre » sur France Inter chez Albin Michel.

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (18 Octobre 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Transcription
00:0015 minutes de plus ce vendredi et j'ai le bonheur de recevoir un héléniste, traducteur,
00:14directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales, chercheur au
00:19CNRS, traducteur d'un océan de poésie, l'Iliade d'Homère, vous le connaissez,
00:25auditeur, on lui doit une émission culte sur inter, tous les samedis à 11h, quand
00:30les dieux rôdaient sur la terre, un podcast devenu un livre qui vient de paraître aux
00:35éditions Albin Michel, France Inter, belles lettres, un voyage à travers la mythologie
00:41grecque à la rencontre des dieux, des héros, d'un temps où les deux cohabitaient avec
00:47les hommes, c'est absolument passionnant, Pierre-Judé Delacombe, bonjour, et bienvenue,
00:52merci de nous faire l'amitié, de nous accompagner dans cet univers que vous connaissez mieux
00:57que quiconque, on va démarrer comme tous les vendredis, avec une expérience de pensée,
01:01Pierre-Judé Delacombe, fermons les yeux, imaginons-nous dans la peau d'Achille, Achille
01:08le plus grand des héros grecs, pour reprendre vos mots, on est sur un bateau, on va bientôt
01:15accoster à trois, sur le pont il y a les myrmidons, les soldats d'Achille qui sont
01:21prêts à mener une guerre, la guerre de trois, qui va changer le cours de l'histoire, qu'est-ce
01:26qu'il se passe dans la tête d'Achille à ce moment-là ?
01:28Je ne crois pas que je puisse vous répondre parce que ce n'est vraiment pas ma tête
01:32à moi, mais on peut quand même imaginer, on a des témoins, des gens qui ont raconté
01:36ça, ce qu'il veut c'est, c'est un gamin, il n'a pas de barbe encore, ce qu'il veut
01:41c'est la guerre, il veut la gloire, donc par ailleurs faire des radias, parce que c'était
01:46de la piraterie tout ça, donc prendre beaucoup d'or, de bronze, des femmes, mais la gloire,
01:51et après donc, c'est banal, c'est la routine de la guerre, et juste après, quelques années
01:56après, son grand grand ami Patroc l'est mort, et ça c'était l'être humain qu'il
02:01aimait le plus, et donc on peut dire, ça c'est une rage absolue, on n'est plus du
02:05tout dans une guerre pour une cause juste etc, c'est vraiment venger son ami, là ça
02:10devient la catastrophe mondiale quasiment, et ce qui se passe dans sa tête, ce qui est
02:14extraordinaire, ça c'est dur pour nous à comprendre, il y a un changement, il va
02:18sortir de cet état, en voyant le père de celui qui l'a tué, le vieux Priam, quand
02:23il doit lui rendre le corps d'Hector, les deux ont vécu la même souffrance, et là
02:27on arrête, on arrête la cruauté.
02:30On va en parler, pourquoi est-ce qu'Achille, ce héros, surpassait et écrasait tous les
02:35autres, je vous cite, dans ce monde, peuplé de dieux, peuplé d'hommes, peuplé de héros,
02:42il était trop fort, trop divin, trop glorieux, trop en tout, vous avez traduit l'Iliade,
02:48le poème d'Homère qui lui est d'une certaine manière consacré, qui raconte la guerre
02:53de Troyes, pourquoi est-ce que l'histoire d'Achille, elle nous fascine tant ? Elle
02:56est encore adaptée au cinéma, régulièrement, comme si c'était une histoire qu'on ne
03:00se lassait pas de re-regarder.
03:03Oui, c'est même étonnant, parce qu'en fait Achille, c'est une brute, il n'arrête
03:07pas de massacrer, donc à la fin de l'Iliade, il n'a plus aucune pitié, donc quand il
03:11fait ses combats incroyables, il faut qu'il y ait tout un fleuve contre lui, tout ça,
03:16mais lui, il n'arrête pas de tuer, donc ça, c'est des choses qu'on voit trop maintenant.
03:19C'est une machine à tuer, impitoyable, cruelle, je vous cite.
03:23Absolument, mais là où il est fascinant, c'est qu'il passe par les états d'émotion,
03:29d'affect, de souffrance et de plaisir aussi, les plus grands que puisse connaître l'humanité,
03:34plus que nous.
03:35Plus que nous ? Plus que nous, parce que c'est le fils d'une déesse, il aurait dû être
03:41le fils de Zeus, mais Zeus avait un oracle disant que si tu couches avec cette déesse-là,
03:45ton fils sera plus fort que toi.
03:46Tétis.
03:47Tétis.
03:48Alors donc, Marie, cette déesse a un mortel, qui était déjà très glorieux, et Achille
03:52est encore plus glorieux.
03:53C'est l'excès, c'est donc une force inouïe aidée par les dieux, mais ça, ce n'est pas
03:58de la triche, c'est simplement que les dieux trouvent que ça vaut le coup d'aider cet
04:01homme-là.
04:02Et donc c'est nous et pas nous, c'est nous multipliés par cent, si on peut dire, et
04:07donc quand on lit l'histoire d'Achille, parfois on est horrifié tellement il est méchant,
04:11et on est attendri par ses éclats de passion, par son deuil énorme, et il comprend que
04:18toute la vengeance, tout ça, ça ne sert à rien en réalité.
04:22Et il y a ce moment magnifique où il voit le père de sa victime, Priam, et là il partage
04:27la douleur.
04:28À quoi sert un héros, Pierre ?
04:30Alors un héros, c'est justement, donc c'est encore une fois nous et pas nous, on dit les
04:36demi-dieux.
04:37Les héros, c'est nous et pas nous, parce qu'ils ont faim, ils ont soif, ils font des
04:44conquêtes amoureuses, un peu violentes en général, Achille est amoureux de la captive
04:49Briséis.
04:50Mais donc c'est nos sentiments, mais avec des conséquences multipliées, parce qu'ils
04:55participent de l'histoire mondiale, l'histoire du monde telle que Zeus a pu la décider,
05:00et donc ce sont surtout des vies finies, ce sont des destins, alors que nous on n'est
05:05pas sûrs du tout que les dieux nous aient donné un destin.
05:07Donc on est dans l'indétermination, l'incertitude, et là on a des vies achevées qui peuvent
05:14passer par les excès les plus grands, c'est complètement désordonné, irrationnel, mais
05:19c'est les dieux l'ont voulu, donc c'est la vie en tant qu'elle peut être représentée.
05:23Alors justement, une deuxième expérience de pensée, et là pour le coup on va écouter
05:27un son, un son qui va vous faire penser à un dieu.
05:36La foudre, la foudre Pierre-Judé Delacombe, c'est la foudre de Zeus, c'est lui qui pourra
05:43alléger la terre du poids des hommes à décider de la guerre de Troie, mais est-ce qu'on peut
05:48se mettre dans la peau du dieu des dieux ? Et qu'est-ce que les grecs voyaient quand ils
05:52voyaient un éclair ?
05:53Alors, quand ils voyaient un éclair, ils voyaient un feu qui tombe sur un point très
05:59précis, donc c'est comme un laser qui détruit telle ou telle ville, telle ou telle personne,
06:04mais pas à côté.
06:05Et donc c'est toujours visé, c'est Zeus qui vise le coupable ou la ville qu'il veut détruire.
06:10Alors, pourquoi il fait ça ? On ne sait vraiment jamais.
06:14On ne sait jamais ? Il n'y a pas de sens dans les décisions, dans les gestes, dans les
06:20actes des dieux ?
06:21Alors, à un niveau sommaire, à un niveau de la sagesse, on peut dire oui, tel homme
06:24a commis tel excès criminel, donc c'est normal qu'il soit puni.
06:27Mais là, par exemple, quand on prend l'Iliade d'Homère, pourquoi Troie doit-elle être détruite ?
06:34Alors, c'est une question.
06:35Et là, les auteurs, les poètes, c'est pour ça qu'il y a une très grande liberté dans
06:38ce monde-là, se posaient la question.
06:40Parce que Troie, c'est la ville que Zeus préférait.
06:43C'est une ville très riche qui n'arrêtait pas de lui offrir des cuisseaux de bœuf,
06:48etc.
06:49Des hégatombes.
06:50Donc, Zeus était très content.
06:51L'homme qu'il préférait au monde, c'était Hector.
06:53Or, Troie est condamnée.
06:55Et Hector est tué par Achille dans un acte de furie, si on peut dire.
07:02Alors, pourquoi Zeus veut-il la fin de Troie ?
07:05Homer ne le dit jamais.
07:06Et donc, il y a des philosophes ou des sages qui vont dire oui, c'est parce que Troie,
07:12ils sont coupables parce qu'ils sont allés voler la belle Hélène.
07:15Et puis, en prenant les trésors de Ménialas, il n'y a rien sans profit.
07:19Et donc, Homer ne dit pas ça.
07:22Homer dit, mais c'est quoi une guerre qui se prétend juste, quand on va chercher Hélène ?
07:26Il y a tout au niveau moral, théologique, c'est juste, mais c'est abominable.
07:32Et on perd quelque chose d'extraordinairement précieux qui était cette ville de Troie,
07:36ville amoureuse, ville de la richesse, du luxe.
07:38Et donc, Zeus a décidé ça.
07:42Mais ce qui est frappant, c'est quand Hector va mourir, Zeus fait semblant d'hésiter.
07:47Il dit, je le tue ou je ne le tue pas, Hector ?
07:49Alors, les déesses qui sont contre Hector protestent en disant, tu n'as pas le droit.
07:52Là, c'est le niveau du raisonnement, de l'idéologie, si on peut dire.
07:55Et Zeus ne sait pas.
07:57Il prend une balance.
07:59Et dans la balance, il met les deux âmes d'Hector et d'Achille.
08:02Et c'est l'âme d'Hector qui penche vers la terre, c'est-à-dire vers la mort.
08:06En fait, c'est lui qui l'avait décidé, mais il est confronté à sa propre décision
08:10qu'il avait prise dans le passé et ça le fait pleurer.
08:12Juste rapidement, il y a deux chapitres que je trouve très émoustillants,
08:19stimulants, je trouve mes mots.
08:21Vous dites que Zeus est un patron, dans un autre chapitre que c'est un conquérant.
08:25Vous avez souvent, d'ailleurs, des images pour parler de ses divinités ou de ses héros.
08:31Pourquoi ces deux qualificatifs-là, Zeus patron ?
08:34Zeus est patron, mais il n'est pas vraiment jupitérien, si on peut dire.
08:37C'est-à-dire qu'en tant que patron, il a compris une chose,
08:40c'est qu'il ne pouvait pas rassembler tout le pouvoir.
08:43Il faut partager.
08:44Et d'ailleurs, c'est vrai qu'il impose une loi et le mot grec pour dire la loi, c'est partage.
08:49Nomos, c'est le partage.
08:50Et donc, Zeus comprend qu'il doit diviser les puissances.
08:54Et que les dieux soient en équilibre.
08:56Et lui, il veille au fait qu'il n'y a pas de déséquilibre.
08:59Mais c'est Zeus qui fait l'histoire ?
09:06Alors, c'est Zeus qui fait l'histoire, parce que c'est son esprit qui décide qu'il va se passer ceci ou cela,
09:11que telle forme d'humanité va disparaître, Troie va disparaître, Thèbes, par exemple, va disparaître.
09:16Mais simplement, là où le mythe est extraordinairement fort,
09:20c'est qu'il réfléchit sur le fait que nous, les mortels, nous sommes confrontés aux dieux.
09:25Les dieux, c'est le réel.
09:26C'est ce qui fait qu'arrive ce qu'il doit arriver.
09:28Les dieux, c'est le réel ?
09:29Oui, les dieux.
09:30C'est très paradoxal, ce que vous dites.
09:32Peut-être, mais c'est fantastique, les dieux, parce que c'est des effets d'imagination.
09:36Puis là, les Grecs étaient tellement, tellement féconds dans cette imagination.
09:40Mais un dieu, c'est ce qui fait que ceci doit arriver.
09:42Telle tempête, telle catastrophe, tel bonheur.
09:45Et donc, ou bien il y a des règles.
09:47Il y a aussi des dieux qui sont là pour qu'il n'y ait pas de règles.
09:49Pour qu'arrive l'imprévisible.
09:52Donc, c'est la réalité qu'on vit tous les jours.
09:55Quand elle est décisive, la maladie, la mort, ce sont les dieux qui la font.
09:59Est-ce que les Grecs croyaient en leur dieu ?
10:02Pierre-Judé Delacombe, c'est une question que posait un grand historien héléniste,
10:06Jean-Pierre Vernon, et il y a une réponse à cette question ?
10:09Alors, je crois que oui.
10:10C'est-à-dire, ils ne croyaient pas aux détails des histoires.
10:13Ça, c'est libre.
10:14Et donc, les poètes ne sont pas d'accord entre eux.
10:16Mais ils croient qu'il faut penser le temps, l'existence humaine,
10:20en fonction de ce qui l'achève.
10:21De ce qui est décisif.
10:23Et ça, ce sont les dieux.
10:24Donc, on croit qu'il y a toujours une puissance divine derrière.
10:27Donc, c'est une réalité.
10:28Mais après, comment on parle de cette réalité ?
10:31Ils savent que c'est trop distant.
10:33On ne sait pas bien comment les dieux aimaient eux-mêmes s'appeler.
10:35Donc, on brode des histoires et on se contredit d'une ville à l'autre,
10:39d'un poète à l'autre, d'une époque à l'autre.
10:41Mais c'est toujours pour dire quelque chose de vrai.
10:43Parce que dans un monde monothéiste,
10:46quelle que soit la religion, judaïsme, christianisme, islam,
10:50on a l'idée de la révélation et de la création.
10:54Les dieux grecs, eux, ils sont nés dans des contes.
10:56Ils sont nés dans des mythes.
10:57Ils sont les enfants de poètes, d'ésiodes, d'homères.
11:01Ce sont les poètes qui sont à l'origine du Big Bang.
11:04Ce que vous dites, le Big Bang des dieux.
11:06Oui, les poètes ne sont pas d'accord entre eux.
11:08Mais ce serait par rapport au monothéisme.
11:09Dans cette religion, il n'y a pas de salut.
11:11Il n'y a pas de salut.
11:12Après la mort, il n'y a rien.
11:13On est une petite, comme une chauve-souris.
11:15C'est pas très gai au-dessus d'un marais un peu dégoûtant.
11:20Ça, ce sont les enfers.
11:22Et donc, ce qu'il faut, c'est bien remplir sa vie.
11:24Et les dieux, c'est ce qui permet de se donner des repères dans cette vie-là.
11:27Il y a une date décisive que vous rappelez.
11:30L'an 392 après Jésus-Christ.
11:34Le culte d'un des dieux les plus impressionnants, du dieu Apollon,
11:38dans le sublime temple de Delphes.
11:40Là où se pressait beaucoup de monde, le culte a été définitivement fermé
11:45par un décret de l'Empire romain.
11:46Parce qu'il n'y a pas assez de fidèles.
11:48Parce que les dieux se sont tués et qu'ils n'apportent plus de réponses.
11:51Et surtout, écrivez-vous, à cause de la concurrence d'une autre religion,
11:55le christianisme, qui a su faire place nette.
11:59C'est étonnant la fin d'une religion.
12:02Les religions aussi sont mortelles.
12:04Les religions sont mortelles et donc ça s'épuise.
12:06Comme le christianisme a porté une autre forme de croyance,
12:11et notamment la croyance dans un salut, puisqu'on attend le Messie toujours,
12:15donc on sait que l'histoire a un sens.
12:17Alors que pour les mythes, l'histoire n'a pas de sens.
12:21Les grands événements ont lieu dans le passé.
12:25C'est la guerre de Troyes, c'est le Thèbes, etc.
12:28Ça c'est le passé, c'est là où les hommes étaient le plus proche du divin.
12:31C'est l'époque où cohabitaient justement les dieux, les déesses, les demi-dieux et les hommes.
12:35Cette période est totalement révolue.
12:36Alors ça c'est fini, il n'y aura plus de demi-dieux.
12:38Aucun dieu, aucune déesse ne va coucher avec un mortel.
12:41Et donc si on le prétend, c'est faux.
12:43Vous le regrettez ?
12:45Pas du tout, du tout, du tout.
12:46Je plaisante.
12:48On termine toujours le 15 de plus avec une morale de l'histoire.
12:51La morale de l'histoire, Pierre-Judé Delacombe, c'est qu'on a besoin de mythes.
12:56Oui, on a besoin de mythes, pas pour croire que c'est la réalité, que c'est la base.
13:01On a besoin de mythes parce que le mythe, c'est l'invention par les images et par le langage, surtout.
13:05Le langage, je crois que c'est une forme de liberté parce que quand il y a un coup de tonnerre, on peut dire
13:10qu'on a peur, mais si on dit c'est Zeus,
13:13donc on dit, ah Zeus, il a toute une histoire que je connais plus ou moins, on se libère de la peur.
13:16Par le sens ?
13:18Par le sens, par les mots, par la mise en récit, par la réflexion.
13:22Et l'importance de la langue d'ailleurs, puisque vous êtes, je le rappelle, notamment traducteur.
13:27C'est par exemple, être sous l'égide de quelqu'un, ça vient d'où ?
13:31Oui, alors c'est l'égide, c'est en fait, c'est horrible l'égide, c'est une peau de chèvre sur laquelle est greffée la tête de la dordogne,
13:38de la gorgone, qui vous pétrifie et c'est l'arme qu'utilise Zeus.
13:43Parfois, il la prête à Athéna, à Apollon, mieux vaut ne pas croiser le regard de la gorgone.
13:47Mais la chèvre, c'est la nourricière de Zeus et c'est une histoire que j'invite chacun à lire dans ce livre passionnant
13:55« Quand les dieux rôdaient sur la terre ». C'est publié donc aux Belles-Lettres Inter, Albin Michel, je recommande aussi évidemment votre émission.
14:03Et la publication en poche de cette traduction de l'Iliade demeure un des textes les plus importants de l'Histoire.
14:09Merci Pierre-Judé Delacombe d'avoir été notre invité.
14:11Merci.

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