Ali Baddou reçoit Michel Pastoureau, historien et directeur d'études à l’École pratique des hautes études, pour son livre "Rose, histoire d'une couleur" aux éditions du Seuil.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (4 Octobre 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:0015 minutes de plus et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir un formidable historien.
00:15Il a écrit des livres nombreux consacrés aux animaux et notamment aux couleurs.
00:20Après le blanc, après le noir, après le rouge, après le jaune, après le vert et
00:25je les donne dans le désordre, il publie « Rose, l'histoire d'une demi-couleur ».
00:32Une demi-couleur, il va nous expliquer pourquoi discrète, ambiguë, admirée et mal aimée
00:38par la culture européenne.
00:40Le livre est un très beau livre qui poursuit cette collection aux éditions du Seuil.
00:45Bonjour Michel Pastoureau.
00:46Bonjour.
00:47Et bienvenue.
00:48Vous avez travaillé sur les couleurs les plus fortes et maintenant vous travaillez
00:52sur une demi-couleur.
00:54Définition rapidement avant de nous engager dans l'expérience de pensée traditionnelle.
00:59Oui, l'expression « couleur du deuxième groupe » conviendrait mieux parce que ce
01:04serait moins connoté.
01:05On dit généralement demi-couleur parce qu'elles sont obtenues par mélange de deux couleurs
01:10principales.
01:11Aujourd'hui, on mélange du blanc et du rouge et ça fait du rose.
01:15Mais il n'en a pas toujours été comme ça.
01:16Non, et c'est une longue histoire justement qu'on va reprendre avec vous.
01:19Comme tous les vendredis, on va démarrer avec une expérience de pensée Michel Pastoureau.
01:24Imaginons qu'on est au XVème siècle dans un atelier de teinture et on veut faire du
01:30rose.
01:31On veut le fabriquer.
01:32A l'époque, le mot n'existe pas.
01:34On parle d'incarnat.
01:35Comment est-ce qu'on obtient du rose ? Est-ce que vous pouvez nous lire un extrait ? C'est
01:39l'extrait d'un recueil de recettes destinées aux teinturiers, aux enlumineurs, aux peintres
01:44qui doivent fabriquer des couleurs.
01:46Alors là, c'est une teinture, début XVème siècle.
01:49Prends une bonne portion de brésil et plonge-la dans une certaine quantité d'eau additionnée
01:56d'un peu de craie.
01:57Ajoute du tartre, autant qu'il convient, et si tu le peux, de l'urindane, mais modérément.
02:04Si tu n'as pas d'urindane, celle d'un homme ivre conviendra.
02:08Ensuite, fais chauffer le tout assez longuement et place ton drap dans le bouillon.
02:14Tu obtiendras une belle teinture incarnate.
02:17Incarnate, c'est donc le rose.
02:20Pourquoi est-ce que c'est si difficile ? Pourquoi est-ce qu'on a autant tardé à pouvoir, ne
02:26serait-ce que nommer cette couleur, le rose Michel Pastoureau ?
02:29Oui, c'est une couleur qui est difficile à cerner dans les textes parce qu'elle n'a
02:34pas de nom, de nom stable.
02:36Il y a beaucoup de mots en latin et dans les langues vernaculaires, mais il n'y a pas un
02:40terme de base.
02:41Vers la fin du Moyen-Âge, le latin incarnatus, l'italien incarnado, le français incarnat
02:48soulignent le rapport entre le rose et la chair, mais ça qualifie surtout les roses
02:53foncées.
02:54Pour les roses claires, on a du mal à trouver un mot.
02:56On admire pourtant cette couleur qu'on voit dans la nature, on commence même à la fabriquer
03:02en peinture et en teinture, mais il va falloir encore quelques siècles avant qu'on lui trouve
03:07un nom stable et définitif.
03:09Vous parlez le latin parfaitement, vous êtes bilingue et c'est assez fascinant de voir
03:13que dans la Rome antique, il y a la chose, on voit du rose sur les briques de tuiles,
03:18sur des mosaïques, mais il n'y a pas de mot pour le désigner, il n'y a pas d'adjectif
03:23« rose », on va en parler dans un instant, mais où est-ce qu'on le classe le rose ?
03:27C'est comme si pendant très longtemps c'était une couleur dont on ne savait pas quoi faire.
03:31Le rose par exemple n'a pas sa place dans l'arc-en-ciel au Moyen-Âge.
03:35Oui, dans les systèmes de la couleur, tels l'arc-en-ciel ou l'héraldique qui apparaît
03:40au XIIe siècle, il n'y a pas de place pour le rose.
03:43L'héraldique, les blasons par exemple, pas de rose ?
03:45Pas de rose, non, c'est un système où les nuances ne comptent pas, pendant longtemps
03:51on ne sait pas où classer le rose, on ne sait pas le nommer, on n'en fait pas grand-chose
03:57dans la vie quotidienne jusqu'à la fin du Moyen-Âge, et quand on veut le comparer
04:02à une autre couleur, c'est plutôt dans la gamme des jaunes qu'on le place plutôt
04:05que dans celle des rouges, on l'appelle pâle-couleur, pâlé-douce en latin, donc les choses changent
04:12seulement quand on importe massivement d'Asie, d'Inde, un colorant qu'on connaissait déjà
04:18mais qu'on utilise de manière nouvelle, le bois de Brésil, un bois territorial, voilà,
04:24et c'est ce bois qui va d'ailleurs donner son nom au pays, parce qu'on va trouver dans
04:29le nord de l'Amérique du Sud des bois exotiques encore plus performants du point de vue territorial
04:34que les bois asiatiques.
04:35Il y a quelque chose de fascinant à lire ce livre, c'est une deuxième expérience
04:40de pensée, Michel Pastoure, on va faire un bond dans le temps, il faut s'imaginer dans
04:45la chambre du roi Louis XV, dans le château du petit Trianon à Versailles, où le président
04:51de la République aujourd'hui passe du temps libre, une couleur a envahi les décors, les
04:58étoiles, même le roi en porte, comme Madame de Pompadour, c'est l'apogée du rose, il
05:04faut attendre 1740-1760 pour qu'en français, le mot rose devienne enfin un adjectif et
05:12dans les années 1770, le rose semble tout envahir, expliquez-nous ça !
05:17Oui, c'est l'époque où la chimie des colorants fait des progrès et ce que nous
05:23appelons les classes moyennes, pour la première fois en Europe occidentale, a droit à des
05:27couleurs vives et saturées, alors par réaction, la très haute société se met au demi-ton,
05:34aux demi-couleurs, aux teintes pastelles, c'est la vogue du bleu ciel, c'est la vogue
05:39des verres pâles, c'est la vogue des tons feuilles mortes et le rose est rangé dans
05:44le lot, Madame de Pompadour elle-même avait un goût immodéré pour l'association rose
05:49plus bleu ciel, elle convainc le roi de décorer certaines parties de Versailles de cette
05:55façon-là, le rose est à la mode au milieu du 18ème siècle.
05:59Il est à la mode et alors en pleine période romantique, le rose va commencer à exprimer
06:04quelque chose de nouveau, les élans du cœur et ça, c'est quelque chose qui trouve son
06:09apogée avec la publication d'un livre de Goethe et qui exprime les souffrances d'un
06:13jeune homme, Werther, fou amoureux d'une fille, Charlotte, pourquoi est-ce que le rose devient
06:19associé à l'amour à ce moment-là ? Oui, le roman de Goethe, « Les souffrances
06:23du jeune Werther » qui paraît en 1774, c'est un des plus grands succès de librairie
06:28de tous les temps.
06:29C'est un best-seller invraisemblable, fin du 18ème.
06:31Et comme nos feuilletons télévisés aujourd'hui, le roman lance des modes vestimentaires puisque
06:36Goethe décrit l'habit de Werther qui est bleu avec des culottes jaunes et la robe de
06:41Charlotte qui est blanche avec des rubans roses et pendant deux ou trois générations,
06:46tous les jeunes gens d'Europe à la mode vont s'habiller ainsi et notamment le rose
06:51va devenir très fréquent dans le vêtement féminin et l'association entre rose et
06:57femme ou jeune fille va perdurer alors qu'auparavant c'est d'une couleur qui n'est pas genrée
07:03comme on dit.
07:04Elle n'est pas genrée et vous le racontez très bien, ce sont des chapitres qu'on dévore.
07:09On va écouter un extrait d'un film qui a été là aussi un très très grand succès
07:15et pour le coup, partout dans le monde, c'est le film Barbie, vous parlez du rose Barbie,
07:20un shocking pink, un rose éclatant qui a contaminé toutes les autres couleurs.
07:27« Hey Barbie, je peux venir chez toi ce soir ? Bien sûr, j'ai rien prévu de particulier,
07:37juste une énorme fête avec toutes les Barbies, une chorégraphie et une chanson qui va avec,
07:40t'as qu'à passer.
07:41Trop cool.
07:42You can't find me under the lights, diamonds under my eyes.
07:47» Qu'est-ce qu'il raconte le rose Barbie Michel Pastoureau ? Barbie, elle a été commercialisée
07:52en 1959 par l'entreprise Mattel, mais pourquoi est-ce qu'elle a inondé cette couleur ? Elle
07:59a commencé à inonder le monde et à signifier quelque chose pour le coup de très genré.
08:04« Oui, au départ c'est assez kitsch, l'idée de ne pas faire comme d'habitude et d'emblématiser
08:11une poupée nouvelle par une couleur nouvelle en quelque sorte, puis ça a pris de l'ampleur.
08:16Le rose assez doux du départ s'est violacé au fil du temps.
08:20J'avoue que j'ai vu le film et que je ne l'ai pas tellement apprécié, mais mes filles
08:23m'ont dit que je n'avais rien compris, que le film se moquait de lui-même.
08:27Pour moi, il y avait trop de roses à l'écran, mon œil avait du mal à regarder.
08:32En plus, j'ai constaté que ce film, je ne sais pas si quelqu'un l'a remarqué,
08:37est totalement dépourvu de couleur verte.
08:40Je ne sais pas pourquoi, le vert qui est censé reposer l'œil, qui est ma couleur préférée,
08:45est absent du film.
08:46Mais les couleurs genrées, c'est un code tardif, c'est un code limité.
08:49Habiller les petites filles de rose, par exemple, c'est quelque chose qui concerne d'abord
08:54les classes favorisées et puis qui se répand.
08:57Mais pendant longtemps, c'est resté incertain, à la fin 19e, début 20e, on peut voir des
09:03garçonnets qui sont entièrement habillés en rose.
09:05Bien sûr, et pour que ce code s'impose, il faut qu'apparaissent deux choses.
09:11D'une part, les couleurs gratin qui résistent au lavage répété et de l'autre, la machine
09:16à laver.
09:17L'invention de la machine à laver, c'est extraordinaire, c'est grâce à elle, notamment,
09:20que s'est imposé le rose dans notre culture et dans nos yeux, tout simplement.
09:25La machine à laver, c'est extraordinaire, comme invention technique, ça a changé complètement
09:29la vie des femmes, pas seulement en Europe et aux Etats-Unis, mais partout dans le monde.
09:34Donc, c'est une date extrêmement importante, l'invention, puis la diffusion surtout de
09:38la machine à laver à partir des années 1930.
09:41Avant, les bébés, ils sont tous habillés en blanc, bien sûr, on fait bouillir le
09:46linge.
09:47Donc, le côté genré des petites filles, des petits garçons par la couleur, bleu ciel
09:52pour les filles, bleu ciel pour les garçons et rose pour les filles, c'est vraiment récent.
09:57Il ne faut pas exagérer l'importance de ce phénomène qui, dans la longue histoire
10:01du rose, ne représente pas grand-chose.
10:03Parce que ça résiste au lavage, tout simplement, et ça permet de comprendre qu'une couleur
10:08peut avoir une histoire culturelle, une histoire au temps long, qu'elle s'inscrit aussi dans
10:13une histoire sociale.
10:14Le rose, il raconte énormément de choses, il raconte aussi le mauvais goût, la débauche,
10:19la pornographie.
10:21Il y a un bon et un mauvais rose.
10:23Oui, c'est propre à chaque couleur, chacune a ses bons et ses mauvais aspects, le rose
10:29n'échappe pas à la règle.
10:31Le bon rose, c'est la douceur, l'élégance, l'amour, la tendresse, le bonheur, parfois.
10:37Et puis le mauvais rose, c'est une certaine vulgarité, agressivité.
10:42C'est le rose tapageur, c'est aussi le rose de la pornographie, avec les balais roses,
10:47avec le téléphone rose, etc.
10:49C'est aussi le triangle de l'infamie.
10:52Oui, apparu chez les nazis dans les années 1930, le triangle imposé aux homosexuels.
11:01Mais vous avez l'impression qu'en Europe, les aspects négatifs ont emporté le rose,
11:07du côté obscur j'allais dire, le rose, et mal aimé, je vous cite.
11:11Pourquoi ?
11:12Non, ce sont les enquêtes d'opinion qui soulignent, on en a depuis la fin du XIXe siècle,
11:18les résultats sont toujours les mêmes d'ailleurs, de ces enquêtes d'opinion.
11:21Quelle est votre couleur préférée ?
11:23Bleue.
11:24Le bleu écrase tout, et les résultats sont les mêmes dans toute l'Europe, même dans
11:28tout le monde occidental, pas de différence entre les hommes et les femmes, peu de différence
11:34entre les classes sociales, donc le bleu écrase tout, une personne sur deux a le bleu pour
11:38couleur préférée, devant le vert, puis le rouge, le noir, le jaune et le blanc, et
11:45le trio de queues c'est toujours rose, violet, brun.
11:48Impossible de parler du rose et de sa place dans nos vies sans écouter ça.
11:53Quand il me prend dans ses bras, il me parle tout bas, je vois la vie en ronde, il me
12:07dit que dans le monde...
12:08Qu'est-ce que raconte cette chanson Michel Pastureau ?
12:10C'est le rose du bonheur, c'est une expression qui apparaît lentement, d'abord dans la langue
12:16germanique, puis dans les autres langues, dans le courant du XVIIIe siècle, avant on
12:20dit voir la vie en blanc, mais le blanc n'étant plus une couleur, à partir de la découverte
12:25du spectre par Newton à la fin du XVIIe siècle, peu à peu on choisit une autre couleur claire,
12:31c'est le rose qui s'y colle en quelque sorte, et donc l'expression s'impose au XIXe siècle,
12:36et la chanson d'Edith Piaf bien sûr le souligne pour toutes nos oreilles.
12:40Nous sommes en octobre, c'est Octobre Rose, la campagne annuelle mondiale de sensibilisation
12:46de lutte contre le cancer du sein, pourquoi associer cette cause-là avec cette couleur-là ?
12:51Parce que le rose est devenu une couleur féminine, parce que le rose est la couleur de la peau,
12:56de la chair et surtout de l'intérieur, de ce qu'il y a sous la peau, ce qu'il y a à
13:01l'intérieur.
13:02C'est fascinant de voir que le rose est associé à notre bouche, à nos chewing-gum, à notre
13:08dentifrice, aux appareils dentaires, etc.
13:11Donc dès qu'on est dans cette zone-là, on convoque le rose et c'est pareil pour les
13:16opérations qui se passent à l'intérieur du corps, sous la peau, etc.
13:20NICOLAS ROCHEFORT « Merci infiniment Michel Pastoureau d'avoir été l'invité du 15
13:23minutes de plus ce vendredi, c'est une histoire formidable que vous racontez donc aux éditions
13:30du Seuil, je vous souhaite une excellente journée.