• il y a 9 heures
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Transcription
00:0015 minutes de plus et j'ai le bonheur de recevoir un écrivain formidable pris concours
00:05en 2013 pour « Au revoir là-haut, un avenir radieux ». C'est le titre de son dernier
00:11roman et c'est l'un des livres les plus attendus de cette rentrée littéraire.
00:15Le livre arrive en librairie mardi prochain, il est publié chez Kalman Levy.
00:20Bonjour Pierre Le Maître.
00:21Bonjour.
00:22Et bienvenue.
00:23Non seulement j'ai lu, je pense, tous vos polars, mais vous avez une nouvelle manière
00:28de raconter les histoires, une manière qui s'apparente peut-être aux romans historiques.
00:34On va en parler.
00:35En ouvrant le livre, on tombe sur une citation de Victor Hugo assez étonnante pour un romancier
00:41« Le lecteur rencontrera deux ou trois circonstances invraisemblables que nous maintenons par respect
00:48pour la vérité ». Pourquoi cette mise en garde ?
00:50Parce qu'elle est un petit peu abyssale en fait.
00:53Dans cette formule, Hugo mélange, relie en même temps l'invraisemblable avec la vérité
00:59et prétend que ce qui est invraisemblable est justement ce qui est vrai.
01:02Et c'est d'une certaine manière une certaine définition de l'art romanesque.
01:05Notre métier à nous, c'est de faire croire que ce sont des vérités, des choses qui
01:09sont purement fictionnelles.
01:10Mais ça c'est quelque chose que vous retrouvez surtout en écrivant des polars ou est-ce
01:15que c'est aussi quelque chose qui fait partie intégrante de l'écriture d'un roman historique
01:21par exemple ?
01:22C'est une partie intégrante parce qu'au fond, on est toujours en train de raconter
01:25une histoire, le registre dans lequel vous la racontez n'est pas le même registre dans
01:29le roman noir, dans le roman policier ou dans le roman historique.
01:32Mais vous êtes toujours face au même problème, vous essayez de faire croire à un lecteur,
01:37lui faire vivre comme si elle était vraie une aventure qui est purement fictionnelle.
01:40En fait, nous sommes des menteurs professionnels et je trouvais que de la part de Hugo, c'était
01:44très malin de mélanger à la fois le vraisemblable et l'invraisemblable en disant tout ça c'est
01:48de la vérité mais on ne sait pas de quelle vérité il parle s'il s'agit de la vérité
01:51vraie ou de la vérité romanesque.
01:52Autant qu'il en parle dans Les Misérables et souvent on prend les textes d'Hugo de
01:56cette période-là comme la vérité de ce qui se passait à son époque, un avenir radieux.
02:01C'est donc le troisième volume d'une tétralogie, vous continuez votre travail sur l'histoire
02:07avec un grand H, ça avait commencé au lendemain de la guerre de 14, là on est pendant les
02:1230 Glorieuses en 1959.
02:15Les 30 Glorieuses, pourquoi est-ce que vous avez voulu vous installer dans cette période
02:20historique qui au fond n'a de Glorieuse que le nom ?
02:22D'abord justement parce qu'elles n'ont de Glorieuse que le nom, ce que nous savons
02:26quand même depuis peu de temps.
02:27Je veux dire, en 59, en 60, dans ces 30 Glorieuses, on vit l'instant présent et on n'a pas du
02:34tout l'idée que cette période, qui est une période assez enchantée, le capitalisme
02:38va bien, le niveau de vie des français globalement s'élève, on a l'impression que…
02:42Croissance économique ?
02:43Tout à fait, croissance économique, le chômage est quasiment inconnu, un chômeur c'est
02:49un clochard à l'époque.
02:51Quand j'étais petit, le mot était équivalent, c'était synonyme, parce qu'il faut dire
02:56qu'on a fait du chemin depuis et pas forcément dans la bonne direction.
02:58Donc tout ça pour dire, cette période-là des 30 Glorieuses, c'est une période dans
03:02laquelle il y a une espèce de, c'est l'expression à la tarte à la crème en ce moment, la
03:06parenthèse enchantée, mais c'est vrai que c'est une longue parenthèse d'une
03:09trentaine d'années qui fait qu'on a l'impression de vivre un bonheur qui va durer.
03:13Et l'intérêt d'écrire aujourd'hui sur cette période, c'est justement d'avoir
03:17un regard critique sur cette période qui était en train de tisser exactement le bordel
03:21dans lequel nous sommes aujourd'hui, à savoir par exemple le réchauffement climatique.
03:25Avec l'énergie nucléaire par exemple qui se développe, avec des produits phytosanitaires,
03:30l'agriculture ultra-intensive qui asphyxie les abeilles, les abeilles de cette jeune
03:37héroïne qui est présente dans ce livre, on croit au doux commerce qui pourrait garantir
03:44la paix entre les nations, notamment entre la Tchécoslovaquie communiste et la France,
03:49mais toujours il y a, là je parlais de la jeune Colette, un personnage, un personnage
03:54autour duquel tout s'imbrique, on ne va pas spoiler comme on dit le roman, mais pourquoi
03:59choisir des personnages de petites filles, on les retrouve souvent dans vos livres ? Et
04:03en général il faut s'en méfier Pierre Lemaitre !
04:05Oui, oui, alors je vais vous dire, un écrivain c'est quelqu'un qui a 3-4 trucs à dire
04:10et qui essaye livre après livre de les dire à peu près correctement.
04:13Alors moi, quand je regarde, j'ai publié je crois 16 ou 17 livres depuis le début
04:17de ma carrière, que j'ai commencé assez tard, donc j'ai des excuses, et bien quand
04:22je regarde, au fond viennent affleurer un certain nombre de thèmes et je pense que
04:27l'enfance cabossée, l'enfance malheureuse, l'enfance blessée, l'enfance violentée
04:32fait partie de mes thèmes quasiment depuis le début, j'avais ça déjà dès mon premier
04:36livre qui s'appelait « Travail soigné » puisque j'avais un personnage, Camille
04:39qui était un enfant blessé par sa mère, donc en fait, j'ai l'impression que parmi
04:43les thématiques qui sont les miennes, je dirais mes obsessions pour faire court, et
04:47bien il y a certainement l'enfance cabossée, d'où l'arrivée de la petite Colette dans
04:51des conditions dramatiques au début du livre.
04:53Et elle est beaucoup plus sympathique qu'Alex par exemple, qui était le personnage central
04:57d'un de vos romans policiers, le lecteur est souvent complice, là en l'occurrence
05:03c'est plutôt du côté du roman d'espionnage qu'il faut regarder pour vous comprendre
05:08Pierre Lemaitre, avec un modèle en tête, c'est pas James Bond l'espion dans ce
05:13livre-là, il est plutôt du côté de Slow Horses, il est plutôt du côté de Le Carré.
05:19Oui, tout à fait, alors précisons quand même, il ne s'agit pas d'un roman d'espionnage,
05:22c'est avant tout un roman d'action, mais où vous avez totalement raison, Ali Baddou,
05:27c'est qu'il y a une ligne d'espionnage qui est ramenée, je dirais, à sa substance,
05:31vous savez, dans les romans de John le Carré, moi je me perdais, j'adorais ça, j'étais
05:34le premier à acheter à la librairie quand sortait le John le Carré, mais de temps en
05:38temps, j'étais tellement perdu dans des intrigues extraordinairement complexes que
05:41je continuais de lire en me disant, je finirais forcément par comprendre ce qui arrivait
05:44toujours.
05:45Moi j'ai voulu éviter cet écueil, j'ai fait une histoire d'espionnage qui est extrêmement
05:49simple parce que l'enjeu n'est pas tellement de raconter une histoire d'espion, mais de
05:52raconter l'histoire d'un fils Pelletier qui se retrouve à Prague en 59, chargé d'une
05:57mission quasiment impossible et on ne sait pas comment il va s'en sortir, donc j'ai
06:01plutôt voulu jouer avec les codes du roman d'espionnage qu'écrire un roman d'espionnage
06:04proprement dit.
06:05La famille Pelletier, il y a donc l'un des fils, François, il y a les frères, il y
06:12a donc une trame ou un arrière-fond géopolitique, celui de la guerre froide, c'est ce qu'évoquent
06:20les services de renseignement, vous dites que ça représente quasiment l'inconscient
06:24d'une société, qu'est-ce que ça veut dire ça ? Parce qu'on croise la CIA, on croise
06:27le KGB, les services tchèques également, l'inconscient d'une société.
06:33Oui, parce que, alors ça c'est une expression que j'emprunte à John le Carré qui disait
06:36que les services de renseignement étaient l'inconscient des sociétés occidentales,
06:39je me suis beaucoup interrogé sur ça et je suis assez d'accord avec cette idée.
06:42Au fond, le monde du renseignement c'est un monde souterrain, rien ne dépasse, on
06:47ne doit rien savoir, c'est presque la définition de l'inconscient, c'est ce qui est souterrain
06:50en nous.
06:51Sauf que, exactement comme notre inconscient qui de temps en temps fait irruption dans
06:55le réel, les lapsus, les actes manqués, etc., ou nos comportements même, de la même
07:00façon, de temps en temps, vous voyez arriver des histoires d'espionnage qui vont nous
07:04inquiéter terriblement parce qu'on sait que c'est le signe de quelque chose qu'on
07:07ne sait pas de quoi.
07:08Donc en fait, ça agit exactement comme l'inconscient.
07:10Et ça, on le sent dans le livre.
07:12J'espère, j'espère.
07:13Mais le lecteur est souvent complice, vous le prenez à témoin de ce qui va arriver
07:18au personnage, au lieu de le tromper, au lieu de le manipuler ?
07:22Oui, alors en fait, j'essaye d'établir une connivence un peu particulière avec le
07:27lecteur, puisque à la fois je le mets de mon côté quand je raconte, c'est-à-dire
07:30je lui adresse des clins d'œil, voilà, de temps en temps, je lui parle, je lui dis
07:33« vous vous souvenez sans doute, c'est ce que faisait Dumas, moi j'adorais ça
07:36quand j'étais gamin, et même encore aujourd'hui ». Et puis, en même temps, je suis obligé
07:40de jouer avec son plaisir.
07:41Si je dois lui créer du plaisir, c'est parce que je réussis à le manipuler.
07:45Au fond, qu'est-ce que c'est que la littérature, surtout la littérature populaire ? C'est
07:50le plaisir d'être manipulé pour une bonne cause, vous voyez ? Au lieu d'être désagréablement
07:54surpris par une manipulation et d'en être déçu, c'est d'être joyeux et content
07:59de cette fait-avoir, finalement.
08:00Moi, quand je lis un bon roman et que j'en tombe à la fin sur une surprise que je n'attendais
08:04pas, je me dis « ah, bravo, bravo l'artiste ». Donc voilà, j'aime bien l'idée que
08:09de temps en temps, un lecteur et une lectrice, c'est-à-dire ça de mes livres.
08:12Oui, la lectrice et le lecteur, je vous cite, s'en sont déjà rendus compte, c'est l'un
08:16des exemples.
08:17Jean était souvent soulevé, inextrémiste par une idée, un détail, vous entamez quelque
08:22chose comme un dialogue avec votre lecteur et c'est là, pour le coup, très différent
08:27de la tradition d'Humas, du pur roman feuilleton qui vous embarque et qui vous fait tourner
08:33les pages après les pages.
08:35Oui, alors Brecht, le grand auteur dramatique, Brecht, parlait de ça en disant « c'est
08:42quand même bien que le spectateur, le lecteur, ne s'immerge pas intégralement au point
08:47d'oublier qu'il est en train de regarder une pièce ou de lire un livre ». Et moi,
08:50je crois assez à ça.
08:52Oui, je pense que c'est bien que le lecteur, en tournant les pages, soit dupe de l'histoire
08:58et du plaisir à l'histoire, mais n'oublie jamais qu'il est en train de lire une histoire.
09:02En fait, c'est une espèce d'épreuve de lucidité.
09:04La littérature, quand elle est bien faite, elle pourrait faire perdre un peu de lucidité.
09:08On lit le livre, on est immergé dedans et au bout d'un moment, on croirait tout ce
09:11qu'il nous dit.
09:12Et moi, je pense à l'esprit critique, je pense que le lecteur doit rester critique
09:15par rapport à ce qu'il lit, y compris quand il y prend du plaisir.
09:18Et donc, je m'adresse à lui comme pour le secouer en lui prenant l'épaule en disant
09:22« n'oublie pas que tu es en train de lire une histoire ».
09:24Ne l'oublie pas.
09:25Mais vous avez une définition quasiment modeste du métier de romancier.
09:32On n'est pas dans la mythologie de l'artiste ou du créateur qui a son génie et qui raconte
09:41des histoires.
09:42C'est comme s'il n'y avait pas de roman, pas de livre qui pouvait changer la société,
09:46changer le monde.
09:47Il y a des livres qui ont changé la société, il y en a eu, mais pas des romans.
09:49La Bible ou le Capital de Marx sont des livres qui ont, d'une certaine manière, changé
09:54le monde, comme l'Archipel du Goulag de Solzhenitsyn dans les années 70.
09:58Mais par contre, du point de vue des romans, ce n'est pas comme ça que la littérature
10:01agit.
10:02Ce n'est pas parce qu'un roman va changer la vie, c'est parce que l'ensemble de la
10:07littérature, c'est-à-dire la somme des choses que vous avez à lire, va forger votre
10:10vision du présent.
10:11Au fond, la littérature est une espèce de machine à décrypter le réel, mais chaque
10:15roman ne fait qu'en décrypter une petite partie.
10:18Au fond, le roman ne change pas la vie, c'est les romans, c'est-à-dire la littérature,
10:22par le bain dans lequel vous êtes, qui vous donne, au bout d'un moment, un certain nombre
10:25d'outils pour comprendre le réel.
10:27C'est à ça qu'elle sert.
10:28Elle ne prétend pas être révolutionnaire au sens où, du jour au lendemain, en terminant
10:31la dernière page d'un livre, vous auriez changé votre vie ou compris d'un seul coup
10:34tout ce que vous n'aviez pas compris jusqu'à présent, mais parce qu'au fond, livre après
10:39livre, vous forgez une certaine conception du monde, vous la critiquez, vous l'amendez,
10:44vous la faites évoluer.
10:45C'est à ça que sert la littérature.
10:46Et pourtant, dans le livre, il y a un mot qui revient souvent, c'est le mot de « mémoire
10:50». La mémoire qui hante l'un des personnages qui a connu la guerre de 14, qui vit cette
10:57culpabilité qu'ont souvent les survivants, la mémoire, les non-dits qui se transmettent
11:01entre les parents et les enfants.
11:04Je vous cite « Moi, ce qui m'a abîmé, pensez-le oui, ce n'est pas la vie, c'est
11:08la guerre, la première, vu que maintenant, il fallait leur mettre des numéros.
11:13Mais attention, interdiction d'en parler de la guerre, très mal vu.
11:17Les non-dits, c'est quelque chose avec lequel vous jouez parce qu'il y a un énorme
11:23travail de recherche historique dans vos livres.
11:25Oui, alors en fait, la mémoire, c'est ce qui sert à comprendre d'une certaine
11:31manière.
11:32C'est parce que je me souviens de quelque chose que je peux l'analyser.
11:34Sans mémoire, on est dans l'instant présent, il n'y a même plus de temps puisqu'il
11:38n'y a pas d'avenir et il n'y a pas de passé.
11:40Dans le cas de Louis et de la citation que vous faites, c'est d'autant plus dramatique.
11:45Cette génération a vécu une guerre innommable.
11:48C'est l'horreur absolue.
11:51C'est comme Gaza aujourd'hui.
11:53C'est l'horreur absolue.
11:54Et en fait, dans les années d'après-guerre, on veut surtout oublier ce qui s'est passé.
12:00Et ceux qui en ont été victimes sont, d'une certaine manière, condamnés au mutisme.
12:04Petite anecdote, une lectrice vient me voir quand je publie Au revoir là-haut en librairie
12:10et elle me dit « Oh, vous savez, monsieur, je m'ai fait beaucoup penser à mon grand-père ».
12:14C'est toute une femme un petit peu âgée.
12:15Elle me dit « Vous savez, quand on était petit, on n'arrêtait pas de dire « Mais
12:18papy, arrête de nous emmerder avec ta guerre, arrête ». Et vous voyez, quand je lis votre
12:22livre, je me dis « Oh, on n'a pas été gentil avec lui ». Vous ne pouvez pas savoir
12:25ce que ça a pu m'émouvoir et comme je me suis senti utile à quelque chose.
12:28NICOLAS ROCHEFORT On se sent utile comme romancier.
12:31Les années à venir, aller demander des comptes à ceux qui avaient vécu sans compter
12:35et sans crainte du lendemain, c'est comme si l'histoire revenait toujours demander
12:43des comptes à ce qui s'était passé.
12:44Quand est-ce que vous allez arriver au présent, Pierre Lemaitre ?
12:47PIERRE LEMAITRE Écoutez, mon espérance de vie, comme
12:51toute à chacun, se réduit un petit peu plus chaque année.
12:53Donc je ne peux pas vraiment répondre.
12:54J'adorerais pouvoir répondre à votre question.
12:56NICOLAS ROCHEFORT Mais on le fait de plus en plus longtemps.
12:57PIERRE LEMAITRE Oui, c'est vrai, vous avez raison.
12:59Écoutez, pour l'instant, je termine cette trilogie sur les 30 glorieuses.
13:04Ensuite, il y aura une trilogie sur les années suivantes, c'est-à-dire 75 à 89.
13:09Et voilà, si, comme on dit, Dieu me prête vie, quoique je n'y crois pas beaucoup, je
13:13crois beaucoup en la vie, mais beaucoup moins en Dieu, je continuerai et dans ce cas-là,
13:17j'arriverai jusqu'à nous et je pourrais parler de France Inter dans mon prochain livre.
13:20NICOLAS ROCHEFORT Enfin, et on vous souhaite en tout cas un
13:22avenir radieux.
13:23C'est un roman formidable qui paraît donc chez Calman Levy et qui sera disponible dès
13:30mardi en librairie.
13:31Merci Pierre Lemaître d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus.

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