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Ali Baddou reçoit Françoise Gaill, biologiste et océanographe spécialiste des écosystèmes marins profonds et de l'adaptation aux milieux extrêmes, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (23 Février 2024)
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Transcription
00:00 15 minutes de plus et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir l'une de nos grandes scientifiques.
00:06 Elle est océanographe, biologiste, directrice de recherche émérite au CNRS, spécialiste des abysses et des fonds marins.
00:14 On l'appelle la Voix des Océans. Bonjour Françoise Gayle.
00:18 Bonjour.
00:18 Et bienvenue. Comme chaque vendredi, Françoise Gayle, on va démarrer avec une expérience de pensée
00:23 pour aller avec vous au plus profond des océans, pour essayer de comprendre ce qui se cache,
00:28 ce qui se dérobe à nos regards comme s'il s'agissait d'une planète étrangère.
00:33 Cette expérience de pensée, on va démarrer en imaginant qu'on a des yeux d'enfant,
00:39 les yeux en train de regarder à travers un microscope, on observe une goutte d'eau. Qu'est-ce qu'on voit ?
00:46 Quand on regarde la goutte d'eau, d'abord on voit un univers de particules qui n'arrête pas de vibrer, de bouger.
00:58 Et quand on augmente le grandissement, tout d'un coup, on aperçoit des formes qui sont extrêmement diverses.
01:08 Certaines sont segmentées, d'autres sont ramassées, certaines sont sphériques avec des cils.
01:18 Et cette diversité, il y a une chose qui est particulièrement intéressante,
01:23 c'est qu'à aucun moment, ces différents éléments n'entrent en collision.
01:30 Compte tenu du mouvement brownien, c'est déjà en soi, c'est déjà extraordinaire.
01:34 - C'est un véritable choc, cette expérience que vous avez faite quand vous étiez jeune,
01:39 et c'est assez paradoxal de partir d'une goutte d'eau pour devenir océanographe.
01:43 - Oui, mais c'est quelque chose qui tout d'un coup montre combien la nature est belle.
01:50 Et ce côté esthétique de cet ensemble de formes, puisque pour un biologiste,
01:55 la forme déjà est quelque chose d'assez complexe à appréhender,
01:59 entre ce qui est l'histoire, la génétique et puis l'environnement.
02:03 C'est cet ensemble génétique, histoire et environnement qui fait cette forme aussi.
02:08 - Histoire, même quand on parle de l'eau, même quand on parle de l'océan.
02:12 - Oui, parce que la vie a évolué dans l'océan, elle est née dans l'océan au cours de millions d'années.
02:19 - Qu'est-ce que la scientifique que vous êtes voit aujourd'hui quand elle regarde une goutte d'eau,
02:23 avec tout le recul que vous avez, toutes les recherches que vous avez menées sur les fonds marins ?
02:28 - C'est toujours pour moi un plaisir de regarder ça.
02:31 - C'est une joie ? - C'est une joie, oui. Oui, oui, tout à fait.
02:34 - Deuxième expérience de pensée, il y a des scientifiques qui ont modélisé,
02:39 alors c'est assez étonnant, le périple, l'odyssée d'une goutte d'eau marquée.
02:44 Alors on la largue au large du Timor-Oriental, c'est au nord de l'Australie.
02:49 La goutte d'eau, elle fait le tour de la Terre en près de ?
02:52 - 1000. - 1000 ans ?
02:54 - Oui, 1000 ans. - Il faut 1000 ans pour que cette goutte d'eau fasse le tour de la Terre.
02:58 Elle parcourt 3 millions de kilomètres dans tous les bassins océaniques du globe,
03:03 à travers les courants. C'est une expérience qui peut sembler abstraite ou absurde.
03:08 Et pourtant, aujourd'hui, cette goutte d'eau, elle mettrait 10 fois plus de temps à faire le tour du globe.
03:13 Pourquoi ?
03:15 - Le changement climatique. - À cause du réchauffement climatique ?
03:19 - C'est quelque chose qu'on infère actuellement en fonction des résultats.
03:24 Le changement climatique a une incidence sur la température.
03:28 Cette température a une incidence sur la circulation thermohaline, ce qu'on appelle.
03:33 Cette circulation dont vous parlez, qui ralentit un certain nombre de choses
03:37 et qui va entraîner à des couches d'eau, disons,
03:43 d'agir comme des tampons qui vont petit à petit ralentir la vitesse.
03:50 C'est quelque chose qu'on n'a pas encore complètement modélisé, mais qu'on suppose et qui est en train d'être étudié.
03:56 - Et il faut l'étudier pour comprendre le réchauffement climatique.
03:59 Les fonds marins, dans nos esprits, c'est le vertige des abysses, c'est la fosse des Mariannes,
04:05 c'est des espaces inconnus et frayants. C'est quelque chose d'inquiétant.
04:11 Et pourtant, on ne peut pas comprendre le fonctionnement de la vie sur Terre sans étudier les fonds marins
04:16 et les fonds les plus éloignés, les plus profonds.
04:19 - Oui, parce que c'est d'abord une des possibilités, l'origine de la vie dans ces grands fonds marins,
04:24 autour des sources hydrothermales, par exemple, le long des dorsales océaniques.
04:29 Et donc, aller regarder dans ces grands fonds, vous donne aussi une idée de la diversité
04:36 des caractéristiques géomorphologiques qu'on peut retrouver à la surface,
04:42 ce qu'on appelle de l'halitosphère, ce côté minéral qui est le fond de l'océan.
04:48 - Le fond de l'océan, alors justement, ces sources hydrothermales, ce qu'on appelle les fumeurs noirs,
04:54 l'expression est curieuse, vous avez été parmi les premières, les pionniers des chercheurs
05:00 qui les ont étudiées. Qu'est-ce que c'est que ces sources hydrothermales qui sont si importantes
05:06 dans les abysses et qu'est-ce que vous avez ressenti en les étudiant ?
05:11 - D'abord, c'était une grande découverte pour nous à ce moment-là, puisque ce sont les géologues
05:16 qui ont trouvé ces sources le long de ces dorsales, qui sont le lieu de formation d'une planchée océanique.
05:22 Et en fait, le magma remonte et arrivant au niveau de l'eau, il y a une différence de température
05:30 qui fait que tout d'un coup, il y a des geysers, des petits volcans qui arrivent et qui forment
05:36 des cheminées hydrothermales autour desquelles se déploient de nouveaux types d'écosystèmes
05:43 avec des animaux extraordinaires qui sont tout à fait rares et qu'on a découvert à ce moment-là
05:48 dans les années 80. - Dans les années 80, c'est le moment d'ailleurs où vous montiez à bord de sous-marins,
05:54 que vous alliez à des profondeurs assez impressionnantes, à plus de 6000 mètres de profondeur.
06:00 Qu'est-ce qu'on voit quand on est aussi loin, aussi loin au fond de l'eau ? Est-ce qu'on arrive à comprendre
06:08 comment se constitue et comment se perpétue la vie sous-marine dans des conditions où la vie n'a pas sa place ?
06:15 - En général, les sources hydrothermales sont entre 2000 et 4000 mètres de profondeur.
06:21 Les mariannes sont beaucoup plus profondes. L'idée qu'on a, c'est que tout d'un coup, on s'aperçoit que
06:30 finalement, le vivant peut se déployer dans des zones qui sont a priori inhospitalières
06:37 et impossibles pour le vivant de pouvoir s'adapter. Ce qu'il y a d'intéressant pour les sources hydrothermales,
06:48 c'est surtout aussi que les conditions sont celles que le changement climatique pourrait entraîner sur la Terre
06:55 si nous ne faisons rien. Et ça veut dire aussi que c'est un petit peu un message d'espoir, car il est possible
07:01 pour la vie de s'adapter à des conditions inhospitalières. - C'est le moins qu'on puisse dire. Et pourtant,
07:06 vous dites que vous avez ressenti un choc quand il était question de développer un tourisme
07:10 où on emmène révisiter ces sources hydrothermales. Vous avez même parlé de trahison de l'humanité.
07:17 Le mot est extrêmement fort, ça vous fait sourire, mais pourquoi ? - Parce que j'étais jeune à ce moment-là,
07:21 et donc j'étais abasourdie. C'était vraiment le terme en question. Je ne pensais pas que ce soit possible.
07:31 Pourquoi ? Parce que nous faisions des suivis et des expériences qui nous permettaient d'essayer de comprendre
07:38 pourquoi la vie était justement possible dans ces zones-là. Et puis ça me paraissait quelque chose de sacré,
07:45 un petit peu, et de pouvoir envahir ce type d'écosystème par du tourisme, ça me paraissait inimaginable.
07:57 - Tout le monde a en tête l'idée que les forêts sont le poumon de la Terre, mais c'est encore plus le cas
08:04 avec l'océan, Françoise Gayle. C'est-à-dire que ce n'est pas évident pour nous, mais avec votre plateforme,
08:11 une ONG, Océans et Climats, vous avez bouleversé la manière dont on considérait les océans.
08:16 Avec une première grande victoire, c'est que ce mot-là d'océan apparaît dans le préambule des accords de Paris.
08:22 Pourquoi c'était un combat si difficile à mener et pourquoi est-ce que c'est historique d'avoir arraché
08:28 ou d'avoir obtenu qu'on inscrive le mot océan dans les travaux qui concernent le réchauffement climatique ?
08:35 - Pour plusieurs raisons, mais en tout cas la première des raisons, c'est que si on regarde le changement climatique,
08:41 l'élément le plus, le système le plus important, c'est l'océan. C'est l'océan qui accepte de recevoir
08:51 cet excès de chaleur dû à nos gaz à effet de serre et c'est aussi l'océan qui arrive à avoir près de 25%
09:00 de la concentration de gaz carbonique. Donc ça veut dire que c'est l'océan qui est le cœur du système climatique.
09:07 Et sans ce cœur-là, le changement climatique ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. On ne pourrait pas vivre
09:14 sur la surface de la Terre. Et ce qui était intéressant pour la COP21, c'était justement de promouvoir ce système
09:22 pour engendrer une meilleure connaissance de l'océan qui est le dernier espace naturel sur la Terre
09:28 et que nous ne connaissons à peine. Et donc en ce sens-là, ça a été un grand moment et nous l'avons fait
09:36 pas seulement la plate-forme océan-climat, mais aussi avec l'ensemble des petits états insulaires qui porcèlent...
09:42 - En première ligne ? - Absolument. - Évidemment. Françoise Gayel, écoutez ces sons.
09:46 * Extrait de « La Chaleur de la Terre » de François Gayel *
10:06 Alors, qu'est-ce qu'on vient d'entendre ? On a une scène qui a été enregistrée. Ces sons-là, ce sont des sons de rorquales,
10:13 d'orques, de cachalots et de baleines à bosse. Et c'est extrêmement rare de les entendre réunies.
10:23 Elles sont dans un fjord ou près d'un fjord en Norvège. Ces sons-là, qu'est-ce qu'ils racontent ?
10:30 - D'abord, moi je suis extrêmement étonnée qu'on les entende en même temps. Parce qu'en fait, quand il y en a deux encore,
10:38 mais quand il y en a plus de deux, ça veut dire qu'il se passe quelque chose d'inhabituel.
10:45 Et par contre, ce que ça rend compte, c'est qu'il doit y avoir quelque chose qui entraîne cette coexistence de ces sons
10:54 de mammifères marins dans un même endroit. Je suis très, très étonnée par ça.
10:58 - Ça, c'est une illustration du mystère des abysses. On est en novembre dernier, en Arctique, dans un fjord norvégien.
11:05 Le bio-acousticien des océans, Hervé Glottin, a enregistré les fonds marins. Ce son, justement,
11:11 et c'est la première fois qu'on l'écoute, ces mammifères ne devraient pas se retrouver ensemble.
11:17 C'est assez particulier de parler de l'océan parce qu'on a du mal à comprendre pourquoi un océan qui meurt,
11:25 c'est l'humanité elle-même qui est confrontée au danger de sa disparition ?
11:31 - Oui. Vous savez, l'océan qui meurt, c'est quand même des millions d'années, donc il n'est pas encore en train de mourir.
11:38 Je pense qu'il faut anticiper le fait qu'il soit en train de changer et que ça puisse entraîner sa mort.
11:44 Mais la temporalité de l'océan, c'est le siècle par rapport à notre temporalité et à nous qui est l'année.
11:51 Par contre, si nous n'avons pas l'océan, non seulement il y a cette histoire de température et on grillerait à la surface de la Terre,
12:01 mais il y a aussi tout le reste. C'est-à-dire que l'océan est en train de brasser l'ensemble des éléments dont nous avons besoin.
12:07 C'est-à-dire tous les éléments, la nourriture, l'atmosphère, la qualité de l'atmosphère, la santé de l'océan conditionnent aussi la vie sur Terre.
12:17 Encore deux petites questions. Quand on plonge au fond des abysses et qu'on découvre que la Norvège est devenue l'un des premiers pays au monde
12:26 à autoriser ce qu'on appelle la prospection minière, c'est-à-dire la recherche de métaux rares, qu'est-ce que vous vous dites ?
12:33 Je trouve ça incroyable.
12:34 Exploiter les richesses minières du fond des océans, ça vous choque ?
12:39 Oui, ça me choque actuellement parce que nous ne savons que très peu de choses sur les fonds océaniques.
12:47 Et donc ça, c'est une première chose. Il est hors de question pour moi et pour nous, la communauté scientifique,
12:53 de pouvoir exploiter quelque chose qu'on ne connaît pas.
12:56 L'action, quelle que soit cette action dans l'océan, devrait s'appuyer sur la connaissance scientifique.
13:04 Et celle-ci n'est pas à la disposition actuellement du privé pour ce genre de choses.
13:11 Donc nous sommes réservés sur ce genre de choses.
13:15 Néanmoins, c'est dans la zone économique exclusive, donc les États ont le droit de faire ce qu'ils veulent dans leur zone en principe.
13:21 Sauf que les Nations Unies ont pris position...
13:26 Contre ?
13:27 Pas contre, mais en tout cas d'une façon réservée. Et c'est une discussion qui a lieu en ce moment à l'AIFM.
13:35 Et qui fait un grand débat.
13:38 Et on comprend pourquoi vous êtes surnommée la Voix de l'Océan.
13:42 C'était passionnant de vous écouter. Merci infiniment Françoise Gaël d'être venue sur France Inter, participer à ces 15 minutes de plus.
13:48 L'Océan a découvert, c'est un livre que vous aviez co-dirigé et qui est disponible chez CNRS Éditions.
13:54 Je vous souhaite une excellente journée.

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