• il y a 8 mois
Ali Baddou reçoit Estelle Zhong Mengual, historienne de l’art et enseignante à Sciences Po Paris et titulaire de la chaire "Habiter le paysage" aux Beaux-Arts de Paris. Auteur de “Apprendre à voir. Le point de vue des vivants” chez Actes Sud (2021).

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (22 Mars 2024)
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Transcription
00:00 15 minutes de plus et ce matin j'ai le bonheur de recevoir une historienne de l'art.
00:05 Elle est enseignante à Sciences Po Paris dans le cadre du Master Expérimentation en
00:09 Art et Politique.
00:10 Elle va nous expliquer le lien entre les deux.
00:13 Titulaire de la chaire « Habiter le paysage au Beaux-Arts de Paris », son livre « Apprendre
00:19 à voir le point de vue des vivants » aux éditions Actes Sud est génial.
00:23 Bonjour Estelle Zongmengual.
00:25 Bonjour.
00:26 Et bienvenue sur France Inter.
00:27 Comme chaque semaine, on va commencer avec une expérience de pensée.
00:31 On est face à un tableau qu'on trouve reproduit dans votre livre et qu'on peut voir à la
00:36 tête si on a la chance d'aller à Londres.
00:38 C'est un tableau extrêmement célèbre.
00:40 Un homme est nu, assis sur un rocher.
00:43 On imagine qu'il est au fond de l'eau.
00:45 Il est en train de tracer au compas des figures géométriques, un cercle, un triangle sur
00:51 un parchemin blanc.
00:52 Et il tourne le dos, cet homme, au monde vivant, à toutes les formes végétales, minérales
00:58 qui sont derrière lui, au rocher sur lequel il est assis.
01:01 Il a les yeux rivés sur ce qu'il est en train de calculer.
01:05 Cet homme, c'est l'un des scientifiques les plus importants de l'histoire, Isaac
01:09 Newton.
01:10 Il est peint par William Blake entre 1795 et 18… 18… je vais y arriver… 1805.
01:19 Que nous raconte ce tableau ? Et c'est le Zong-Mégwal ?
01:22 Ce tableau, c'est bien sûr une allégorie de la science moderne.
01:27 C'est-à-dire d'une certaine manière de connaître la nature.
01:29 Une manière dominante qu'on a eue en Occident de la connaître.
01:32 Mais moi ce qui m'intéresse dans ce tableau beaucoup, c'est que Newton nous donne à
01:37 voir que connaître la nature, ce n'est pas seulement une opération intellectuelle,
01:41 c'est aussi une attitude.
01:43 C'est une manière de se positionner par rapport à la nature.
01:46 Et en l'occurrence, ce qu'il nous donne à voir ici, c'est que ce personnage, Newton,
01:53 se place dans une position de surpont par rapport à ce parchemin qui est sous lui et
01:58 qui est même coincé sous son pied.
02:00 Donc aussi dans une position, dans une attitude de contrôle.
02:02 Et qu'il cherche, de manière assez paradoxale, à s'extraire, à se détourner du rocher
02:10 recouvert de mille formes végétales auxquelles pourtant il appartient.
02:12 Ce monde vivant auquel pourtant, le peintre nous dit, regardez comment il est encastré,
02:17 comment il est inscrit dans ce rocher.
02:19 Il fait quasiment corps avec le rocher.
02:22 Et ce qui est impressionnant dans le tableau, c'est que donc il y a des formes végétales
02:26 et lui ne regarde plus les formes sensibles qui l'entourent.
02:30 Il est absorbé par les abstractions mathématiques.
02:33 Comme si le monde, le vivant, pouvait être décrit en langage mathématique.
02:39 Et c'est ça que dénonce ce tableau.
02:41 Et c'est ce que vous essayez, vous, de faire.
02:44 En l'occurrence de réapprendre à voir.
02:48 Oui, Blake nous dit, peut-être que connaître, ce n'est pas essayer de réduire la complexité
02:55 du monde vivant en des formes qui, parce qu'elles sont mathématisables, peuvent être manipulées,
03:01 contrôlées.
03:02 Mais peut-être qu'il y a quelque chose à faire, et c'est un peu toute ma démarche
03:06 dans ce livre « Apprendre à voir », d'essayer de se retourner vers le rocher et de faire
03:10 justice à l'expérience sensible de ce monde vivant auquel on appartient.
03:15 Autrement dit, la nature n'est pas un décor, c'est pas un arrière-plan, c'est pas un
03:20 environnement comme un théâtre où nous serions les acteurs et ce serait le décor.
03:27 Mais pourquoi voir le vivant différemment ?
03:30 Aujourd'hui, il me semble qu'il y a un enjeu assez fort à essayer de faire rentrer
03:38 dans le champ de notre attention, individuelle et collective, les êtres vivants dont nous
03:44 faisons partie et qui nous entourent, puisqu'on est quand même dans une période assez critique
03:47 de remise en cause de l'habitabilité de cette Terre.
03:50 Et force est de constater que la manière dont on s'est rapporté au monde vivant,
03:56 notamment dans les arts, a partie liée avec cette crise qu'on vit aujourd'hui, puisque
04:03 ce qu'on constate notamment dans la peinture de paysages occidentaux, c'est que la nature
04:09 est considérée comme secondaire, elle est minorisée, c'est un décor, elle n'est
04:15 pas active, elle n'est pas particulièrement mise en avant, montrée comme riche d'histoires
04:22 propres de personnages aussi complexes que les personnages humains.
04:26 Et donc forcément cela a eu une influence sur la manière dont dans la vie quotidienne,
04:31 le fait qu'on ait que des objets culturels qui secondarisent le monde vivant par rapport
04:36 aux humains, ça joue bien sûr dans l'importance qu'on accorde à ce monde quand on fait
04:42 notre vie en dehors des œuvres.
04:44 Vous dites que nous vivons une crise de notre sensibilité aux vivants et vous prenez un
04:48 exemple.
04:49 Si on se demande ce qu'évoque pour nous un train, on est capable de lister un certain
04:52 nombre d'expériences.
04:53 Aidez-moi, un train c'est le velours des fauteuils du transsibérien, les wagons des
05:00 trains de marchandises, le chemin de fer miniature avec lequel on a pu jouer, une embrassade
05:05 sur un quai de gare.
05:06 Mais si on fait la même chose avec un chevreuil, qu'est-ce qui se passe ?
05:09 Je fais l'hypothèse que tout d'un coup il y a beaucoup moins d'images, de souvenirs,
05:16 d'expériences vécues, de représentations qui vous viennent à l'esprit.
05:19 Alors que le chevreuil vit avec nous en Europe, avec les humains, depuis 40 000 ans, c'est
05:25 pas du tout.
05:26 C'est très commun aujourd'hui et pourtant si on compare l'intensité, la variété,
05:33 le nombre d'images intérieures qui nous viennent entre le train et le chevreuil, on
05:40 constate une certaine pauvreté par rapport au chevreuil.
05:42 C'est ça la crise de la sensibilité, ça veut dire que le chevreuil et le monde vivant
05:48 a fortiori n'a pas autant emménagé en nous que d'autres entités du monde.
05:55 C'est très important, c'est ça que j'essaie de travailler avec mon livre, c'est comment
06:01 donner plus de place en nous, dans ce qu'on valorise, dans ce qui existe très fort dans
06:07 notre univers affectif et mental.
06:08 Et rendre le vivant inévitable.
06:12 Exactement.
06:13 Rendre le vivant inévitable, il y a une importance cruciale qu'ont joué des femmes de l'époque
06:19 victoriennes et elles peuvent nous aider à apprendre ou à réapprendre à voir.
06:24 Expliquez-nous pourquoi ces femmes-là et qu'est-ce qu'elles ont permis de penser
06:29 dans votre démarche d'historienne de l'art ?
06:31 J'ai découvert cette tradition qui est assez peu connue de femmes naturalistes au
06:35 19ème qui ont cette démarche très particulière de s'intéresser au monde vivant autour de
06:44 chez elles, de manière quotidienne, c'est-à-dire de consacrer vraiment du temps dans leur vie,
06:49 c'est ça leur choix, à observer et aussi à transmettre ce qu'elles voient puisqu'elles
06:53 écrivent des livres.
06:55 Et tout ça dans un contexte extrêmement restreint, difficile pour les femmes de diverses
07:01 aliénations.
07:02 Et le monde vivant est pour elles comme justement un endroit où elles peuvent pour un temps
07:09 réappartenir au monde, pouvoir s'y réinscrire pleinement, avoir des puissances de déploiement
07:18 de leur existence qu'elles n'ont pas ailleurs.
07:20 Et ce qui est très beau c'est qu'elles nous rappellent dans ces livres, il y a un
07:23 style très particulier d'écriture, et ce qu'elles nous rappellent c'est que connaître
07:26 le monde vivant ce n'est pas intéressant simplement pour connaître plus de choses,
07:30 ce n'est pas seulement pour remédier à l'ignorance, c'est justement pour pouvoir
07:37 se réinscrire dans le monde.
07:38 C'est-à-dire parce que ce qu'elles nous racontent c'est des expériences d'élargissement
07:42 dans un contexte justement d'aliénation sociale auquel elles font face en tant que
07:47 femmes, à quel point connaître le monde vivant pour elles participe à un élargissement
07:51 de leur surface d'existence, un enrichissement de la vie.
07:55 Et c'est ça un point qui est très important pour moi, c'est qu'apprendre à voir le
08:00 vivant c'est pour mieux vivre, ce n'est pas pour accumuler d'autres savoirs.
08:09 Oui, l'essentiel c'est de construire un autre rapport au monde vivant et ces femmes
08:14 dont vous parlez c'est vrai qu'elles parlent du langage des fleurs par exemple, il y a
08:20 de très nombreux ouvrages qu'on appelle des floriographies qui sont des manières
08:27 de repenser notre rapport au vivant.
08:29 Écoutez cette chanson.
08:31 Il nous faut écouter, l'oiseau fond des bois, le murmure de l'été, le sang qui
08:39 monte en soi, la berceuse des mers, la prière des enfants, le bruit de la terre qui s'endort
08:47 doucement.
08:48 Il nous faut regarder, chanter Barbara, la chanson est absolument sublime parce qu'apprendre
08:52 à voir ce n'est pas simplement connaître mais c'est connaître d'une façon qui
08:55 relie ce sentir lié à la nature.
08:58 C'est la raison pour laquelle vous êtes historienne de l'art mais vous êtes aussi
09:01 dans une démarche de réappropriation de la question écologique ?
09:06 Oui, la question, je pense que c'est une question qui occupe beaucoup de gens actuellement.
09:12 C'est comment entrer en relation avec ce monde vivant dont on a le sentiment croissant
09:16 qui est important parce qu'on est en train de le perdre et comment on fait ? Et souvent
09:21 il y a quand même cette question du lieu de vie.
09:24 Je suis en ville mais je ne fréquente pas le vivant au quotidien.
09:27 Donc ce que j'essaye de faire, moi-même j'ai vécu ces problèmes là, ce que j'essaye
09:32 de faire c'est de trouver des chemins pour faire connaissance malgré les difficultés
09:39 et ce que je propose en tant qu'historienne de l'art c'est d'observer le vivant dans
09:44 les œuvres pour apprendre à se familiariser avec leur corps, avec leur vie et pour mieux
09:53 aller voir dehors.
09:54 Regardez par exemple un tableau et en l'occurrence un rapace qui pourrait être un symbole de
10:01 l'aigle américain mais vous dites qu'il faut regarder le rapace pour ce qu'il est
10:07 en lui-même et non pas uniquement pour ce qu'il désigne ou ce à quoi il pourrait
10:12 servir c'est-à-dire de symbole.
10:14 Pourquoi ? En quelque sorte c'est une démarche difficile et inédite.
10:19 En histoire de l'art on constate qu'il y a un peu une sorte de doute sur l'intérêt
10:24 de représenter des animaux si jamais ils ne parlent pas de nous, si jamais ils ne sont
10:29 pas des symboles, si elles n'ont pas de signification humaine.
10:31 Pourquoi c'est intéressant de regarder, de représenter et a fortiori de s'intéresser
10:35 à un rapace s'il n'est pas le symbole par exemple de la puissance des Etats-Unis
10:38 comme dans ce tableau.
10:39 Et donc dans ce tableau qui s'appelle "Un orage dans les Walking Mountains" de Albert
10:44 Bierstadt, ce peintre nous donne à voir simplement un moment de vie de ce vautour
10:52 qui est en train d'être dans son milieu de vie propre, à savoir une ascendance thermique
10:58 et ce qui est très beau, c'est que j'ai une anecdote assez jolie à raconter, c'est
11:03 que j'ai un ami qui n'a absolument aucune connaissance de la nature des vautours mais
11:09 qui a lu mon livre et donc cette analyse de tableau.
11:11 Et une fois on était ensemble dans le vercore, dans les gorges de la Léoncelle, tout d'un
11:16 coup il lève la tête et me dit "Oh ! Un vautour !"
11:19 Et c'était pour moi assez extraordinaire parce que ça veut dire que d'une certaine
11:26 manière oui, l'art peut nous apprendre à voir, c'est parce qu'il a vu la manière
11:31 très particulière que l'artiste avait de mettre en valeur cette forme de vie qu'est
11:35 le vautour que tout d'un coup alors qu'il n'en avait jamais vu, il l'a reconnu du
11:39 premier coup d'œil.
11:40 - Rapidement, qu'est-ce que ça veut dire "voir l'invisible" ?
11:43 - Le monde vivant est un monde très complexe parce qu'il y a beaucoup des choses les
11:50 plus intéressantes dans le monde vivant qui ne se voient pas à l'œil nu, qui sont
11:54 des choses très imperceptibles comme des comportements, des habitudes, des relations
11:59 écologiques qui tissent en milieu.
12:02 Et donc voir l'invisible c'est déjà faire confiance au fait qu'il y en est, qu'il
12:06 y a des choses qui nous échappent, qu'on ne voit pas.
12:09 Et aussi arriver à se trouver des alliés, ça peut être des scientifiques, des artistes,
12:17 des paysans qui eux l'ont vu avant nous, cet invisible, et peuvent nous accompagner
12:24 sur ce chemin pour faire davantage justice à ce monde vivant auquel on appartient.
12:29 - Et faire droit aussi à l'imagination, apprendre à voir les créatures qui peuplent
12:34 les bois comme des elfes ou des personnages imaginaires.
12:40 La morale de l'histoire, d'un mot, vous étudiez la science de l'art, vous étudiez
12:44 l'art de la science, développez vos sens en particulier, apprenez à voir.
12:48 C'est une phrase de Léonard de Vinci en exergue de votre livre et ça indique bien
12:53 la démarche que vous nous invitez à faire, apprendre à voir le point de vue du vivant.
12:58 Merci infiniment Estelle Zonmégual, c'est publié ce livre chez Actes Sud dans l'excellente
13:04 collection Monde Sauvage.
13:06 Je vous souhaite une excellente journée, merci d'avoir été l'invité de 15 minutes

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