Ali Baddou reçoit l'historienne de l'art Cécile Debray, présidente du musée Picasso Paris et l'une de nos grandes spécialistes de l'art moderne, en particulier de deux œuvres qui ont marqué l'histoire de la peinture : "Les Nymphéas" de Claude Monet et le "Guernica" de Pablo Picasso.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (8 Mars 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:00 15 minutes de plus ce matin et j'ai l'immense plaisir de recevoir une historienne de l'art,
00:04 une passionnée, présidente du musée Picasso Paris.
00:08 Elle a veillé sur les 9 éas de Monet quand elle dirigeait le musée de l'Orangerie.
00:13 C'est l'une de nos grandes spécialistes de l'art moderne et en particulier de cette
00:18 œuvre qui a marqué l'histoire de la peinture et sur laquelle on va revenir.
00:22 Les 9 éas de Monet, il y a la Guernica de Picasso, deux manières de rapporter la création,
00:28 la peinture et la guerre.
00:30 Question d'actualité, question ancienne, peut-être éternelle.
00:35 Bonjour Cécile Debré.
00:36 Bonjour.
00:37 Comme toutes les semaines, on va démarrer avec une expérience de pensée, avec une expérience
00:41 en tout cas en immersion et vous allez nous y aider.
00:44 On est au musée de l'Orangerie à Paris, c'est dans le jardin des Tuileries, juste
00:50 au bord de la place de la Concorde.
00:52 On y entre dans ce jardin des Tuileries pour voir les 9 éas de Monet.
00:59 Imaginons qu'on arrive avec les yeux du profane, du spectateur.
01:03 Qu'est-ce qu'on voit et à quoi est-ce qu'on pense lorsqu'on entre pour voir ces œuvres ?
01:09 Vous avez bien fait de rappeler que c'est vraiment un musée qui est au centre de Paris
01:16 et qui est auprès d'une des places les plus brillantes de Paris.
01:19 Quand on rentre dans le musée de l'Orangerie, on entre dans un havre de paix, dans une sorte
01:26 de bulle silencieuse qui est totalement dédiée à la contemplation d'une œuvre unique qui
01:34 a été conçue par Monet pour être peut-être l'une des premières œuvres immersives.
01:39 Aujourd'hui, on parle beaucoup de cette sensation.
01:42 Une œuvre immersive, qu'est-ce que ça veut dire ?
01:45 On est entouré par la peinture.
01:47 Il a construit une gigantesque peinture qui forme presque le signe de l'infini.
01:53 Il y a deux pièces ovales qui sont accolées.
01:58 C'est un unique motif, une sorte de paysage aquatique dans lequel on est plongé dans
02:09 la pure couleur et dans l'étang de giverny qui est sublimé à travers cette immense
02:17 peinture.
02:18 Il y a une forme de religiosité.
02:20 Quand on entre, il y a un panneau qui demande de faire silence.
02:23 On sait que les musées sont en général des endroits silencieux.
02:26 Mais là, c'est comme si on entrait dans un lieu de méditation.
02:30 Il faut les voir, ces nymphéas.
02:32 En silence, c'est un peu comme si on entrait dans un lieu de culte.
02:35 Qu'est-ce qu'on voit ?
02:38 Effectivement, pour moi, c'est un espace qui est comme la chapelle Rodko, comme la
02:45 scène de Léonard de Vinci.
02:47 Il y a quelques œuvres comme ça qui sont presque des œuvres sacrées.
02:50 Quand Monet a imaginé cet ensemble, c'est pour lui l'aboutissement de son parcours
02:59 de peintre et l'expression d'une obsession qu'il avait qui était celle de saisir
03:09 l'acte même de la vision.
03:10 C'est-à-dire le sentiment qu'on a en regardant un motif.
03:14 Le reflet par exemple d'un arbre dans l'eau.
03:16 Ou de manière encore plus précise, comment les herbes folles qui poussent au fond de
03:24 l'étang sont vues à travers l'eau.
03:27 Il était fasciné par cette difficulté, en fait, difficulté suprême pour un peintre
03:33 que de saisir cet élément totalement mobile, totalement mouvant.
03:37 Et derrière cela, c'est finalement comment arriver pour un peintre à capter la sensation
03:45 du temps qui passe.
03:46 Un spectateur qui n'est pas initié à la démarche de Monet pourrait se dire, comme
03:51 l'avait écrit Daniel Arras, immense historien de l'art, on n'y voit rien.
03:56 On n'y voit rien parce que quand on essaye de voir les 9A, c'est un impressionniste
04:00 Monet, donc on ne les voit pas si bien que ça, c'est flou.
04:03 On n'y voit rien mais ce rien, c'est plus que du rien.
04:07 Oui, c'est une œuvre limite, c'est une œuvre qui est finalement au bord de l'abstraction.
04:13 D'ailleurs, ça a été une peinture qui a totalement été vue par les grands maîtres
04:20 de l'abstraction, les grands peintres américains de l'après-guerre comme une œuvre fondatrice
04:27 pour cette vie.
04:28 Mais je dirais, ce qui est intéressant, c'est que cette idée du rien, c'est finalement
04:32 ce qui a saisi les premiers contemplateurs des 9A au moment où ils l'achèvent et
04:38 où ils cèdent.
04:39 Mais en fait, il a fallu qu'ils meurent pour laisser partir ces 9A de son atelier.
04:44 Donc très tard, en 1927, sont installés les 9A à l'orangerie et là, c'est l'incompréhension.
04:53 En fait, le monde sortait de la première guerre mondiale.
04:59 Alors justement, il y a le spectateur lambda et il y a l'historienne de l'art qui va
05:03 nous rappeler que cette œuvre-là, cette œuvre qui peint quelque chose d'assez banal au
05:09 fond des 9A, dans une mare ou un étang, elle arrive à un moment très particulier.
05:15 C'est juste après la première guerre mondiale ?
05:17 Absolument.
05:18 Monet se met véritablement à l'ouvrage pendant la première guerre mondiale, au moment
05:25 où lui-même perd son fils et au moment où le monde entier vit une tragédie.
05:32 Les paysages auxquels est attaché Monet sont déchiquetés par les bombardements.
05:40 Les corps sont déchiquetés également dans les tranchées.
05:42 Les maisons deviennent des ruines.
05:45 Cette sorte d'apocalypse, même visuelle pour un peintre, est vécue par l'ensemble
05:56 du monde.
05:57 Quand Monet, enfermé dans son atelier, parachève finalement cette œuvre de peinture, elle
06:04 est vécue en 1927 au sortir de la guerre comme une œuvre troublante, presque angoissante
06:13 justement par le fait qu'elle ne représente quasiment rien.
06:16 Elle ne représente quasiment rien.
06:17 Il est très proche de Clémenceau, Claude Monet.
06:20 Pourquoi lui offre-t-il ou veut-il offrir ces tableaux à la France ?
06:24 Parce que Monet, c'est le dernier maître de l'impressionnisme.
06:30 C'est sans doute le peintre le plus célèbre de son temps.
06:33 Monet, qui était presque frustré de ne pas participer à l'effort de guerre, qui
06:41 était à l'époque vécu comme un engagement civique, va faire ce geste d'offrir à
06:47 la France cet ensemble de tableaux.
06:50 Et qu'est-ce qu'il veut produire comme effet ?
06:52 Parce que cet effet-là, il est intimement lié à l'histoire de la Première Guerre
06:58 mondiale.
06:59 Qu'est-ce que Monet veut produire comme effet avec ces peintures ?
07:02 Pour Monet, cette immersion dans la peinture devait avoir un effet réconfortant, une sorte
07:10 d'acte de contemplation qui pouvait évoquer la Renaissance.
07:15 C'est ce que Bachelard dit très bien de cette peinture en disant "c'est la fleur,
07:18 le nymphéa, c'est la fleur qui renaît chaque matin".
07:21 Et donc ça devait être une œuvre de paix qui venait recoudre les cicatrices d'une
07:28 France qui a été meurtrie par la guerre.
07:30 C'est extraordinaire qu'un tableau puisse avoir cette puissance-là, ou qu'un peintre
07:34 puisse imaginer que son art ait cette puissance-là.
07:37 Bachelard, le philosophe, vous le citiez à l'instant, il disait des nymphéas que
07:41 c'était comme une aspiration à un nouveau départ et en tout, après le terrible effondrement
07:46 du monde, au sortir de la guerre.
07:48 Et ils accomplissent aussi un rêve de jeunesse.
07:51 C'est extrêmement fort.
07:53 Clémenceau écrit à Monet "je vous aime parce que vous êtes vous et que vous m'avez
07:57 appris à comprendre la lumière, vous m'avez ainsi augmenté".
08:00 C'est peut-être ça le pouvoir de la peinture.
08:04 On va maintenant quitter le jardin des Tuileries, on va aller à Madrid pour parler d'un autre
08:12 peintre que vous connaissez parfaitement bien, d'une œuvre qui est peut-être la
08:16 peinture la plus célèbre au monde.
08:18 Peinture qui célèbre une date ou qui dénonce l'effondrement d'un monde, c'est Guernica.
08:26 Avec Picasso, vous êtes la présidente du musée Picasso Paris.
08:31 Guernica, c'est un tout autre rapport à la guerre.
08:34 Expliquez-nous ce qu'on y voit lorsqu'on arrive à Madrid devant ce tableau gigantesque.
08:40 Oui, autre géant, autre mode d'immersion si on pourrait dire.
08:45 Puisqu'il s'agit d'un tableau monumental qui a été peint par Picasso pour réagir
08:53 face au premier signe avant-coureur du second conflit mondial.
08:58 Il y a quand même un parallélisme tout à fait surprenant.
09:01 C'est évidemment face au bombardement de ce petit village basque de Guernica en 1937
09:10 par la flotte Condor qui est en fait les armées fascistes italiennes et allemandes au service
09:18 de Franco.
09:19 Oui, la Magnazie qui vient au secours de Franco pendant la guerre.
09:23 Donc 1937 c'est vraiment le premier signe du conflit mondial qui se profile.
09:32 Qu'est-ce qui fait, Cécile Debré, que ce tableau-là est sans doute le tableau qui
09:37 représente pour tout le monde les ravages de la guerre ?
09:41 Alors que c'est un tableau où il y a des formes parfois incompréhensibles qui en noir
09:45 et blanc qui comportent une fleur.
09:47 Mais c'est un tableau qui hurle.
09:48 Alors là c'est vraiment le signe de la puissance de la peinture.
09:52 Comme Monet a été un des géants de la peinture, Picasso est le géant de l'art moderne.
09:58 Et quand il fait pour la première fois un tableau d'histoire, un tableau engagé, c'est
10:04 Picasso qui peint.
10:05 Et la puissance de sa peinture vient au service d'un des actes politiques ou en tout cas
10:15 d'un message en soutien d'un peuple martyr qui va être extrêmement fort, extrêmement
10:23 puissant à travers un langage qui était effectivement un langage allégorique mais
10:28 qui est tout le monde de Picasso.
10:30 Le taureau, le cheval, ses femmes hurlantes, cette manière de reciter toute l'histoire
10:37 de la peinture.
10:38 Parce qu'on peut retrouver du poussin, on peut retrouver du Velázquez, on peut retrouver
10:42 du Goya.
10:43 Donc il y a toute la peinture humaniste qui est embarquée par Picasso au service évidemment
10:49 d'un message qui est celui de l'humanisme.
10:53 Et c'est très frappant de voir comme aujourd'hui dans le monde de conflits que l'on vit,
10:59 comment ce tableau qui a à l'époque de la seconde guerre mondiale fait le tour du
11:04 monde et notamment aux Etats-Unis mais également en Europe pour soutenir le peuple républicain
11:09 espagnol, comment aujourd'hui encore cette image est portée par l'ensemble des militants
11:18 de la paix.
11:19 Une dernière question Cécile Debré, depuis le début de la guerre en Ukraine, ces deux
11:22 tableaux, on les voit, ils sont repris comme symboles pour soutenir les Ukrainiens.
11:29 Qu'est-ce qui fait qu'ils résonnent encore aussi fort en nous aujourd'hui ? J'indique
11:33 d'ailleurs que le musée Picasso a commandé un tableau pour l'Ukraine à un peintre Jean-Pierre
11:38 Renaud, une réinterprétation de Guernica mais ces deux tableaux, qu'est-ce qui fait
11:42 leur force contre la guerre ?
11:45 Alors moi je crois que la force, et là c'est l'historienne d'art qui parle, je crois
11:49 que c'est d'abord parce que ce sont d'excellents peintres, ce sont de grands créateurs et
11:57 ce qui porte finalement le message c'est vraiment la qualité de la peinture, la force
12:04 de leur écriture et effectivement ce format monumental mais qui est fait avec les moyens
12:13 d'une recherche profonde et intime qui a été menée durant toute leur vie par l'un
12:19 et l'autre.
12:20 Merci infiniment Cécile Debré d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus.
12:23 La morale de l'histoire, c'est peut-être à Monet qu'on va la laisser, je dois peut-être
12:27 aux fleurs d'avoir été peintre et on va méditer sur cette phrase.