15 minutes avec Elisabeth Azoulay pour aborder la quête de la beauté qui obsède l’espèce humaine, dans la réédition de 100 000 ans de beauté chez Gallimard.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (15 Novembre 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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Art et designTranscription
00:0015 minutes de plus ce matin et j'ai le bonheur de recevoir une anthropologue, elle raconte
00:05l'histoire de la beauté depuis des années et elle raconte depuis la préhistoire jusqu'à
00:11nos temps modernes, 100.000 ans de beauté, c'est un ouvrage somptueux qu'elle a dirigé
00:17et dont le dernier tome vient de paraître chez Galima, un tome consacré à la beauté
00:21du futur, à quoi ressemblera le beau demain, c'est un livre où il y a des illustrations,
00:28des photos d'art, des textes inédits de science-fiction mais aussi des réflexions
00:33de philosophes, c'est absolument passionnant pour comprendre peut-être ce que voudra dire
00:40être beau dans un monde peuplé de 10 milliards d'êtres humains et traversé de part en
00:45part par l'intelligence artificielle.
00:47Bonjour Elisabeth Azoulay.
00:48Bonjour Ali.
00:49Et bienvenue, comme chaque semaine on va commencer avec une expérience de pensée
00:54et d'ailleurs tout nous y invite dans ce livre qui paraît chez Galimar.
00:59On est en 2050, on se réveille, on s'habille, on sort de chez soi et puis dans la rue on
01:05nous tend un prospectus et c'est un prospectus qui fait la promotion d'un institut de beauté,
01:11sauf que l'institut de beauté en 2050 c'est un institut de beauté génétique, il s'appelle
01:18l'art clone et on y propose par exemple un étirement du cou pour un port de tête haltier,
01:24une propagation du buste pour affiner sa silhouette, il y a une photo d'art qui est
01:28reproduite dans votre livre, c'est à ça que ressemblera la beauté ?
01:32Je ne sais pas très bien en fait, ce qu'on sait c'est qu'on sait les questions qui
01:37vont se poser et en fait une grande partie du consensus dans la réflexion se fait sur
01:41les questions, pas sur les réponses.
01:43On est tous d'accord pour dire que la démographie galopante, la mondialisation, l'intelligence
01:49artificielle, le progrès de la technologie qui s'applique aussi au corps d'une manière
01:55importante etc, l'effondrement des frontières du genre, le fait de vouloir valoriser l'âge
02:02puisqu'on est une population vieillissante, tout ça fait qu'on est sûr que ça va avoir
02:07des répercussions sur la beauté mais on n'est pas obligé de répondre tous de la
02:11même manière et puis dans l'humanité il y a toujours une forme de caprice, de mystère
02:17dans la réponse.
02:18Mais ce qui est très important c'est de savoir que les questions nous guident.
02:20Et les questions, est-ce qu'elles se renouvellent ? Nous serons en 2050 à l'âge de l'homo
02:26estheticus 3.0, je vous cite, rapide définition pour que tout le monde sache de quoi on parle.
02:32L'homo estheticus, il existe pratiquement depuis qu'on a la même taille de cerveau
02:38que nous, c'est-à-dire on va dire au moins 300 000 ans.
02:41Et en tout cas c'est un homme ou une femme dont le corps est une matière première, une
02:47matière, notre corps pour raconter une histoire, on refuse de voir nos corps comme une fatalité,
02:54on déclare qu'on veut se le réapproprier, alors ça passe et ça c'est très contemporain
02:59et ça existe depuis la nuit des temps, par un piercing, un tatouage, plus récemment
03:04de la chirurgie esthétique, donc c'est demain une histoire qui va se prolonger, celle de
03:10la beauté.
03:11Bien sûr, bien sûr.
03:12En fait ce qu'il faut savoir c'est que la technologie suit le désir humain, c'est-à-dire
03:17que pour avoir un long cou, puisque vous faisiez référence à ça, pour déformer une boîte
03:22crânienne par exemple, on n'a pas attendu la technologie, ça existe depuis l'antiquité,
03:27on sait faire, tout le monde connaît, les femmes girafes ou les Olmecs qui déformaient
03:32leur crâne pour leur donner la forme d'un pain de maïs et donc c'était le dieu le
03:37plus important du panthéon Olmec, tout ça, l'humanité le fait avec ses moyens quels
03:42qu'ils soient.
03:43Mais ce qu'on sait c'est qu'à partir du moment où les moyens vont devenir dingues,
03:47de plus en plus, d'abord invisibles, imperceptibles, indolores, tous les recours à la technologie
03:54vont se multiplier pour façonner notre corps et nous ce qui nous définit aujourd'hui
03:59dans un monde de laïcité, dans un monde où l'individu est roi, c'est notre corps.
04:04Le visage de la beauté en 2050, en 2100, donc il sera façonné par ces nouvelles technologies,
04:10c'est largement ce qu'explore ce livre, l'intelligence artificielle, les progrès
04:14de la médecine, en quoi est-ce qu'ils vont profondément bouleverser notre rapport à
04:19la beauté ? Décrivez-nous 2045, comme une hydre, nous sommes désormais capables de
04:26régénérer complètement nos tissus endommagés et même nos organes, notre peau elle possède
04:31une résistance de tardigrade, ce petit animal qui a survécu à cinq extinctions des espèces.
04:38Expliquez-nous ça sur le biomimétisme.
04:41Bien sûr, le biomimétisme c'est quoi ? C'est de regarder finalement tous les exploits incroyables
04:47que réalisent, qui sont dans la nature, par exemple les crocodiles qui ne vont jamais
04:52chez le dentiste parce que leur dents repoussent, effectivement le fait de régénérer sa peau,
05:00ce qui est très important, ses cheveux, etc.
05:02En fait on voit dans la nature des tas d'espèces qui ont trouvé le moyen des réponses très
05:09importantes pour se conserver, préserver leur apparence, etc. et leur capacité.
05:14Le biomimétisme c'est de regarder tout ça et de se demander si on peut le transposer
05:19à l'humain.
05:20Et est-ce que c'est possible ? Oui, mais c'est déjà fait.
05:22Il y a des marques de cosmétiques qui l'utilisent et il y a évidemment cette génération,
05:29le monde du silicium, on parle de Silicium Valley pour parler du monde de la tech en
05:36Californie.
05:37Quoi de commun entre la beauté et ce composant-là, le silicium, dont on a besoin pour faire
05:42fonctionner nos écrans, nos téléphones portables, nos ordinateurs ?
05:45Le silicium c'est encore une autre histoire, c'est l'idée que nous, notre beauté,
05:50on va la comparer à la beauté des machines, à la beauté du cyborg, à la beauté du
05:55robot, etc.
05:56Donc ces êtres de silicium.
05:58Et pour nous, pour reprendre un peu ce que dit un philosophe qui s'appelle Peter Sloterdijk
06:05dans le livre.
06:06Et que vous citez, immense philosophe allemand, il dit que nous risquons d'être déclassés
06:10par les robots.
06:11La beauté de nos corps physiques, elle ne nous pourra pas rivaliser avec la beauté
06:17de corps robotiques, virtuels, qui seront forcément plus parfaits que nous ?
06:23Mais ce qu'explique aussi Peter Sloterdijk, c'est qu'en fait, toute l'histoire humaine,
06:26c'est une histoire de vexation.
06:27En fait, on a été vexé de ne plus être au centre du monde, que la Terre ne soit plus
06:33le centre du monde, avec les différentes découvertes.
06:36Et puis là, avec la machine, c'est une nouvelle vexation qui s'annonce.
06:40Et la question qu'il pose c'est, finalement, comment s'y prendre pour que l'avantage
06:46de coexister avec des robots et des cyborgs soit supérieur à cette vexation qu'on risque
06:51d'avoir ?
06:52C'est intéressant, je trouve, comme question.
06:53C'est intéressant.
06:54C'est quasiment de la science-fiction, même si chez lui, c'est une réflexion philosophique.
06:59Il y a donc un chapitre de ce livre qui est consacré à la vieillesse et c'est l'un
07:03des grands enjeux, justement, de la question de la beauté dans le futur.
07:08À quoi ressemblera la beauté dans un monde qui cherchera à complètement faire disparaître
07:13les signes de vieillesse ?
07:14C'est un monde possible.
07:16En fait, c'est un grand thème de la science-fiction.
07:18Il y a plein de romans de science-fiction où on voit que la longévité a continué
07:22à croître.
07:23La barrière n'est plus 100 ans, mais 400 ans, par exemple.
07:26Et puis, on s'aperçoit qu'à 400 ans, on ressemble à quelqu'un de 30 ans.
07:30Dans tous ces romans de science-fiction, c'est vraiment un grand rêve humain.
07:33Mais ce qui est drôle…
07:35C'est un grand rêve humain, mais c'est aussi le constat, par exemple, de la finitude
07:40humaine ou de la fragilité des choses.
07:42Vous citez Goethe, « Vieillir, c'est se retirer graduellement de l'apparence ».
07:47Oui, pour reprendre aussi Bette Davis, elle disait « Finalement, vieillir, ce n'est
07:50pas pour les chochottes ».
07:51C'est un peu une autre façon de le dire.
07:54C'est un sujet très complexe.
07:56Effectivement, c'est une question beaucoup plus importante qu'on en plaisante.
08:01Mais en réalité, c'est toute la question du rapport entre les générations.
08:05C'est-à-dire, qu'est-ce qui se passe dans un monde où l'apparence physique ne
08:10dit pas qui on est par rapport à ses propres enfants, sa famille, etc.
08:13Derrière la question du vieillissement, il y a plein de questions.
08:16Il y a la question de la longueur de la vie et puis il y a la question de l'apparence.
08:21Donc, qu'est-ce qui se passe dans un monde où on va cohabiter à une dizaine de générations
08:26qui se suivent ?
08:27Je poursuis bien sûr la science-fiction.
08:29Et un monde où on gommera toutes les traces.
08:31Est-ce que c'est un monde désirable ?
08:33C'est cette question qui est posée.
08:35Et est-ce que c'est un monde désirable ?
08:37Ce n'est pas sûr.
08:38D'ailleurs, on voit qu'à mesure que la technologie le permet de plus en plus, ce
08:42n'est pas parfait, les liftings, ça se voit encore un peu.
08:45Mais disons que parfois, on peut s'approcher d'une forme de perfection.
08:49Eh bien, on s'aperçoit que les gens remettent en cause la technologie.
08:54Par exemple, ils se disent mais finalement, il faut quand même que je dise qui je suis.
08:58On ne peut pas traverser la vie avec des gens qui ne portent zéro trace de leur carte d'identité
09:04sur eux.
09:05Parce que la beauté, c'est ça aussi.
09:06C'est de dire qui on est.
09:08La beauté, c'est ça aussi.
09:09Alors, il y a des situations extrêmement concrètes.
09:12L'une des contributrices de cet ouvrage essaie d'imaginer à quoi ressemblerait un
09:17concours de beauté à l'avenir.
09:20Ce serait très très loin d'un concours de Miss France.
09:25Vous répondez à cette question avec une image, des silhouettes toutes identiques à
09:31la peau diaphane avec des bottes de cuir.
09:34Pourquoi ?
09:35Parce que dans la question de l'uniformité, c'est un spectre qui existe dans la beauté.
09:42A partir du moment où on est tous soumis aux mêmes influences culturelles, à partir
09:45du moment où les cyborgs et les robots nous montrent la voie de la perfection qui quelque
09:51part est une uniformité, on se demande si c'est ça l'avenir humain ou si ça va être
09:56au contraire quelque chose de beaucoup plus baroque où on va accentuer nos différences.
10:00Vous nous projetez dans l'avenir et c'est passionnant de faire cette expérience-là,
10:05d'essayer d'imaginer demain mais c'est dans l'avenir aussi qu'on retrouve l'un des tableaux
10:12qui est ancien aujourd'hui, le tableau le plus connu au monde, c'est la Joconde de Léonard
10:18de Vinci.
10:19Vous vous demandez à quoi ressemblera Mona Lisa dans 50 ans ? La question est très étrange.
10:24Il y a un photographe Jean-Pierre Kazem qui a imaginé une Mona Lisa live et elle est
10:29reproduite dans ce livre.
10:30Est-ce que vous pouvez nous la décrire ?
10:32Oui bien sûr, c'est une Mona Lisa, il la présente debout avec une sorte de douche
10:38de lumière sur elle et c'est une Mona Lisa, on la reconnaît très bien, mais en même
10:43temps...
10:44Immédiatement !
10:45On la reconnaît tout de suite, mais en même temps, c'est un personnage vivant qui l'a
10:48photographiée, en même temps on voit plein de traces de modernité sur cette Mona Lisa.
10:52Elle a les seins nus, la posture, la coiffure, ce qui est drôle avec Mona Lisa c'est qu'au
10:59fond, elle accompagne depuis tellement longtemps nos modèles de beauté qu'elle a été transformée
11:05par toutes sortes de gens.
11:06Elle a été complètement relookée, on n'a qu'à se promener sur la toile et on le voit.
11:11Et même 50 ans après la mort de Léonard de Vinci, alors que c'était un tableau archi
11:16connu dans les collections royales, il y a une main anonyme qui est venue lui effacer
11:20les sourcils.
11:21Donc la Mona Lisa qu'on connaît n'est pas celle qui a été peinte par Léonard de Vinci.
11:26C'est une sorte de baromètre des canons de beauté et il y a quelqu'un qui s'est
11:30autorisé à faire ça.
11:31Justement, la morale de l'histoire, c'est comme ça qu'on clôt ce 15 minutes de plus
11:35comme chaque semaine.
11:36Il y a une phrase qui revient plusieurs fois dans ce livre, c'est une phrase que l'on
11:42doit justement à celui qui a peint Mona Lisa, « Scrut la nature, c'est là qu'est ton
11:47futur ». Léonard de Vinci, qu'est-ce qu'il voulait dire à travers cette phrase-là ?
11:52C'est une phrase très intéressante parce qu'en fait, elle n'oppose pas la nature
11:57et la technologie.
11:58C'est-à-dire que c'est d'envisager la nature, non pas dans une sorte de dualité,
12:03un combat entre technologie et nature, mais c'est de dire qu'au fond, un des progrès
12:09possibles de la technologie, c'est de regarder ce qui se passe en nature, c'est ce qu'on
12:14disait tout à l'heure avec le biomimétisme, et d'essayer de se donner des moyens technologiques
12:19pour y arriver.
12:20Et c'est une grande voie, Léonard de Vinci justement a beaucoup pratiqué ça.
12:24Merci infiniment, en tout cas, c'était passionnant Elisabeth Azoulay, je recommande
12:29chaleureusement ses « 100 000 ans de beauté », donc il y a plusieurs tomes qui remontent
12:34jusqu'à l'origine de Sapiens, et donc ce dernier tome consacré à la beauté du
12:40futur s'est publié chez Gallimard, merci infiniment.