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Ali Baddou reçoit Samuel Challéat, géographe de l’environnement, chercheur à l’université de Toulouse (Laboratoire Géode) et auteur de "Sauver la nuit. Comment l'obscurité disparaît, ce que sa disparition fait au vivant, et comment la reconquérir." aux éditions Premier Parallèle.

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (12 Avril 2024)
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Transcription
00:00 15 minutes de plus ce matin et j'ai le bonheur de recevoir un géographe, il est chercheur au CNRS, spécialiste de la géographie de l'environnement,
00:09 coordinateur de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne et il va nous expliquer ce que c'est.
00:15 Il est l'auteur d'un livre qui vient de paraître en poche, c'est un vrai plaidoyer pour sauver la nuit.
00:21 C'est le titre, c'est publié aux éditions Premier Parallèle. Bonjour Samuel Chahela.
00:26 Bonjour Ali.
00:27 Et bienvenue, c'est absolument passionnant de vous lire, de se demander, même si la question peut sembler naïve,
00:34 ce qu'on voit lorsqu'on regarde le ciel la nuit, qu'on a les yeux grands ouverts, mais on va démarrer comme chaque semaine avec une expérience de pensée.
00:43 Samuel Chahela, il faut s'imaginer simultanément dans deux endroits différents.
00:48 On est dans le Jura, la nuit tombe, on est à l'extérieur, on éteint toutes les lampes, les frontales et on pose son oeil derrière la lunette d'un télescope.
00:58 Au même moment, à Lyon, la ville lumière, c'est l'heure d'allumer les réverbères pour éclairer les routes, les rues, les trottoirs évidemment.
01:07 Quoi de commun entre un enfant qui regarde pour la première fois le ciel étoilé et ce qu'on appelle un allumeur de réverbères ?
01:16 Merci pour la parabole, pour cette expérience de pensée.
01:19 Quoi de commun ? Les deux ont besoin de l'obscurité pour exercer leur activité finalement.
01:23 C'est ça qui est intéressant, c'est que l'astronome va avoir besoin de l'obscurité naturelle pour accéder à la lumière naturelle émise par les astres,
01:31 ou réfléchie par les astres, s'il s'agit d'observer la Lune ou les planètes.
01:34 Et l'allumeur de réverbères va avoir besoin de l'obscurité pour déployer par la technique, finalement, la lumière artificielle,
01:42 qui va permettre d'assurer la continuité des usages sociaux des espaces nocturnes.
01:46 Donc on est là face à un conflit d'usages par rapport à une ressource, l'obscurité.
01:51 Les deux en ont des usages différents, très largement différents, et les deux ont tendance à s'éviter.
01:55 Historiquement, les deux se sont très longtemps évités.
01:57 Sauver la nuit, pourquoi ? Qu'est-ce qui la menace ?
01:59 Alors qu'est-ce qui la menace, effectivement ? Sauver la nuit, notamment de cette pollution lumineuse,
02:04 de tous les excès de lumière artificielle nocturne avec des effets culturels et sociaux.
02:10 Des effets culturels, par exemple, sur, on en a parlé, la visibilité du ciel étoilé, des astres,
02:14 le spectacle offert par une voûte céleste.
02:17 Mais sauver la nuit aussi, des effets écologiques et sanitaires de cette lumière artificielle sur l'ensemble du vivant.
02:24 Il faut bien avoir en tête que l'ensemble du vivant a co-évolué depuis les débuts de l'apparition de la vie sur Terre
02:29 avec une alternance naturelle qui est celle de l'obscurité et de la lumière naturelle.
02:33 Et l'éclairage artificiel vient percuter cette alternance naturelle.
02:36 On va en parler, mais qu'est-ce qu'un géographe a à faire avec l'obscurité ?
02:41 Qu'est-ce que la géographie qui étudie l'espace,
02:46 qu'est-ce que la géographie a de commun avec la nuit qui est plutôt une dimension temporelle ?
02:51 Alors effectivement, ça peut paraître un petit peu bizarre à première vue.
02:54 Même moi, quand j'ai commencé à travailler sur ce sujet-là, au début, je me suis dit
02:58 "Est-ce qu'en géographe, on peut véritablement travailler sur la question de la pollution lumineuse ?"
03:01 Si on se rappelle que la pollution lumineuse, elle est produite par nos systèmes techniques d'éclairage urbain notamment,
03:10 on est bien face à une pollution qui est produite par des outils, un outil de l'aménagement qui est l'éclairage public,
03:16 notamment l'éclairage privé également.
03:17 Et donc, ça intéresse le géographe.
03:20 Et puis après, il y a plein d'autres dimensions, notamment les questions de rapport au milieu,
03:24 de rapport expérientiel à la nature qui intéressent également le géographe de l'environnement que je suis devenu.
03:28 Et ce qui est intéressant d'ailleurs, c'est que votre démarche, elle prend en compte le vivant.
03:32 On parle de la voie lactée, notre galaxie, celle qu'on voit comme une trace blanche, laiteuse dans le ciel.
03:38 Elle n'est plus visible pour un tiers de l'humanité.
03:42 38 millions de Français n'y ont plus accès.
03:45 Et vous lancez un appel dans ce livre "Il faut donc sauver la nuit".
03:48 Mais la sauver pour éviter d'avoir à regarder que 40 000 satellites lancés par Elon Musk dans l'espace et qui tourneraient autour de nous ?
03:57 C'est ça, pour éviter cette extinction d'expérience de nature qui est la possibilité de s'émerveiller devant une voûte céleste
04:04 et puis de n'avoir à plus regarder que ce qui est artificiel dans le ciel, ce qu'on y a projeté, ce qu'on y a lancé, à grands coups de lanceurs justement.
04:11 Effectivement, ces satellites, ces constellations de satellites, alors qui effectivement nous servent.
04:15 Il ne faut pas tout jeter.
04:17 On est pris aussi dans nos contradictions entre l'accès à certaines technologies et notamment l'Internet mondial.
04:23 Et puis la volonté aujourd'hui, fortement portée par les astronomes à nouveau, comme historiquement le problème de la pollution lumineuse,
04:29 de ne pas voir ce ciel nocturne dégradé par la lumière réfléchie par ces satellites.
04:34 Il y a des besoins spatiaux d'obscurité. Qu'est-ce que ça veut dire ?
04:38 Ça, c'est que dans l'espace, le vivant a besoin d'endroits où il peut trouver de l'obscurité.
04:43 On a tendance à souvent parler, par exemple, des oiseaux migrateurs dont la route migratoire est détournée par la lumière artificielle
04:50 parce qu'ils vont être attirés par les halos de lumière artificielle.
04:53 Mais on a un petit peu tendance à oublier que l'ensemble du vivant, même ce qu'on considère comme étant de la faune diurne,
04:59 a besoin, comme nous, de temps et de moments d'obscurité pour se reposer, tout simplement.
05:03 Donc le principe de base, c'est de dire que si on veut renaturer un milieu, il faut enlever l'éclairage artificiel.
05:09 C'est dans son nom même, il est artificiel.
05:11 Il y a un animal qu'on associe tous à la nuit, à l'obscurité, évidemment, le fantôme de la nuit, Samuel Chaléa, c'est la chauve-souris.
05:18 Vous dites que l'observer, la chauve-souris, c'est absolument fondamental pour étudier les effets écologiques de cette pollution lumineuse.
05:25 Elle n'est pas anecdotique.
05:27 Oui, c'est effectivement...
05:29 Les chiroptères, les chauves-souris sont un groupe d'espèces qui est très fortement étudié en lien avec la question de la pollution lumineuse.
05:34 Là, je pense aux travaux des collègues du CESCO, du Muséum National d'Histoire Naturelle,
05:38 Kevin Barrel et Amariton, qui travaillent beaucoup sur ce modèle d'espèces.
05:42 Pourquoi il est intéressant ?
05:43 Parce que déjà, on trouve des chauves-souris partout, en milieu urbain, en milieu non-urbain.
05:47 Et puis qu'on va pouvoir observer, notamment avec la bio-acoustique,
05:51 on va pouvoir capter leur cri d'écolocation dans les ultrasons
05:54 et observer du coup leur comportement ou les changements de comportement en réaction à la lumière artificielle.
05:59 Par exemple, les comportements de chasse, de déplacement, etc.
06:01 Alors justement, puisque vous parlez de son, on va en écouter un et vous allez nous dire ce qu'il représente et ce qu'il signifie.
06:08 *son de chasse-nouss*
06:15 Qu'est-ce qu'on entend, Samuel Chaléa ?
06:17 Alors là, on est en début de soirée, à la tombée de la nuit, il est arrivé la montée de la nuit.
06:24 Et on entend tout un cortège d'orthoptères, déjà, les stridulations de différentes espèces d'orthoptères.
06:30 Et puis si on écoute un petit peu bien par la suite, on entendra la femelle de la chouette-ulotte,
06:36 dont le cri va retentir aussi à intervalles réguliers.
06:40 Donc là, on est effectivement dans un paysage sonore typique de printemps, début d'été,
06:46 avec la chaleur de la journée qui commence à tomber, les orthoptères qui commencent à striduler,
06:52 et tout ce cortège sonore, tout ce paysage sonore nocturne qui est en train de s'installer dans le territoire.
06:57 Ça veut dire qu'on peut faire des atlas et des cartes des paysages nocturnes qui sont différents de celles des paysages durnes ?
07:06 Voilà, déjà le paysage visuel est différent.
07:09 On a une espèce de cécité, on est dans le noir, on voit le ciel étoilé, les plans sont écrasés les uns sur les autres.
07:17 Mais il y a d'autres dimensions au paysage qui s'activent très fortement durant les moments nocturnes.
07:24 La dimension sonore des paysages, et puis on oublie souvent la dimension olfactive aussi.
07:29 L'arrivée de l'humidité, la tombée de l'humidité pendant la nuit, après que le sol est chauffé toute la journée,
07:35 renvoie des odeurs qui sont très spécifiques aux nocturnes.
07:40 Donc ça, on travaille avec un collègue paysagiste, Charles Ronzani,
07:42 qui travaille beaucoup sur ces différentes dimensions sensorielles des paysages nocturnes.
07:47 Il y a une question qui va vous paraître naïve, mais que vous posez en tant que chercheur,
07:52 que géographe, et qu'on doit se poser si on veut penser la nuit.
07:57 À quoi ça sert la lumière ? À éclairer la ville automobile ?
08:02 Écrivez-vous dans le livre, l'éclairage que nous voyons aujourd'hui dans nos villes, dans nos villages,
08:07 est un héritier de schémas de pensée, d'action, de ce que l'urbanisme nomme l'ère, l'époque fonctionnaliste.
08:14 - Exactement. - Explication de texte ?
08:16 - On a hérité l'installation massive d'éclairage public de la période fonctionnaliste de l'urbanisme.
08:24 C'est une période durant laquelle on divisait l'espace suivant des fonctions qu'on lui attribuait.
08:31 Une zone résidentielle, un espace de circulation.
08:33 - À chaque espace, sa fonction ? - Voilà, à chaque espace, sa fonction.
08:36 - Et à chaque fonction, son espace ? - Son espace et sa façon de l'éclairer durant la nuit.
08:41 On est aujourd'hui, par rapport à la question de la préservation de l'obscurité,
08:45 en train de prendre un peu le même chemin parfois, de se faire piéger par cette approche,
08:49 par le zonage fonctionnaliste, en disant qu'aujourd'hui, on doit créer des réservoirs d'obscurité,
08:54 des corridors d'obscurité, en train de zoner aussi fonctionnellement le vivant.
08:58 Ça pose question. Voilà, c'est un petit retour de bâton qui pose question.
09:01 - Retour de bâton, parce qu'on éclaire aussi pour rassurer et pour surveiller les deux vaux ensemble ?
09:07 - Voilà, effectivement, ça c'est la question du lien entre lumière artificielle et sécurité,
09:13 a été un fil rouge de toute l'histoire de l'éclairage artificiel, de l'éclairage public d'une façon générale.
09:18 La lampe veille, donc elle surveille, on disait.
09:20 - C'est passionnant d'étudier la nuit, parce qu'au fond, ça implique de s'interroger sur la lumière.
09:25 Écoutez, le philosophe Michael Fessel, il présentait, il y a quelques années, son livre "La nuit, vivre sans témoin".
09:32 Et il parle de l'ouvrage "Les nuits de Paris" de Rétif de la Bretonne.
09:36 C'est un texte de 1788 et il est question du hibou.
09:39 - Le hibou, c'est cet animal qui paye son agilité nocturne d'un total avaglement diurne.
09:47 Et il m'a semblé que la nuit était aussi intéressante d'un point de vue philosophique
09:50 par le fait qu'on y expérimente des choses ou qu'on y apprend à voir les choses autrement.
09:54 Et par contre coup, aussi, à ne plus simplement accepter les partages du jour, les hiérarchies du jour, les règles du jour,
10:00 comme si elles étaient évidentes.
10:02 - Qu'est-ce que vous pensez de cette idée du philosophe Michael Fessel
10:05 que justement les règles de la nuit sont différentes de celles du jour ?
10:08 - Effectivement, la nuit est un moment de dénormalisation, de changement dans les hiérarchies,
10:14 dans la façon dont la société est normalisée, notamment dans les interactions entre les personnes.
10:19 C'est l'utilisation des espaces publics en ville par les fêtards.
10:24 Voilà, par exemple, qu'on ne veut pas voir la journée.
10:26 La journée, on veut voir les gens qui bossent, qui vont au travail, etc., qui se déplacent.
10:30 Et puis la nuit, on autorise l'usage de l'espace public jusqu'à une certaine heure.
10:34 - Oui, parce que la nuit, c'est aussi la liberté, c'est la fête, mais c'est aussi l'angoisse.
10:37 Il y a les deux simultanément.
10:38 - On est pris dans un rapport très ambigu avec la nuit et l'obscurité.
10:43 C'est effectivement un moment de liberté, c'est un moment de ressourcement,
10:46 c'est un moment de questionnement durant lequel on va pouvoir avoir tout un travail d'introspection.
10:53 Souvent, les gens aiment réfléchir la nuit, ceux qui fument une cigarette aiment fumer la nuit au balcon,
10:59 se questionner comme ça.
11:00 Mais on a aussi une certaine angoisse à l'idée d'être confronté aux nocturnes, à son épaisseur
11:06 et à ce qui nous empêche de faire ou de voir.
11:09 - Rendez-nous le ciel que vous nous avez volé.
11:11 Il y a des exemples que vous allez explorer, notamment des villes aux Etats-Unis,
11:16 des structurations par différentes compagnies, par différentes entreprises.
11:21 Rendez-nous le ciel que vous nous avez volé.
11:23 Qu'est-ce que ça veut dire ?
11:25 - Ça, c'est le cri d'alarme et d'alerte des astronomes professionnels et amateurs
11:29 dans les années 1950, 1960, 1970.
11:33 Véritablement, les uns professionnels, les autres amateurs,
11:36 donc qui pratiquent leur hobby de regarder le ciel étoilé,
11:41 s'alarment à un moment donné de ne plus voir les étoiles, de perdre les étoiles.
11:45 Et c'est eux qui vont construire le problème lumière, perdre les étoiles,
11:48 perdre l'accès visuel aux étoiles.
11:49 Alors effectivement, les étoiles continuent à exister dans le ciel.
11:52 On ne les dégrade pas directement, mais on dégrade leur accès,
11:55 l'accès qu'on peut y avoir visuellement avec les télescopes,
11:57 avec les télescopes professionnels et amateurs.
12:00 - Et vous invitez, c'est la fin de cet entretien,
12:03 mais vous invitez à penser l'obscurité comme un bien commun.
12:06 C'est aussi quelque chose qui implique de changer notre manière de réfléchir.
12:11 Si on devait dire la morale de cette histoire, Samuel Chaléas,
12:15 on a tort d'avoir peur du noir ?
12:16 - Je pense qu'on a tort d'avoir peur du noir.
12:18 Il ne faut pas s'empêcher d'avoir peur du noir.
12:20 La peur du noir, elle est aussi formatrice.
12:22 Elle participe de l'individuation entre les personnes,
12:25 qui fait que vous êtes différent de moi,
12:27 je suis différent d'une autre personne dans mon rapport au nocturne.
12:30 Mais effectivement, penser l'obscurité comme un commun territorial
12:33 est intéressant aussi pour changer, modifier la gouvernance,
12:37 les jeux d'acteurs qu'il y a autour des enjeux d'éclairer
12:40 la ville de l'éclairage artificiel.
12:42 - Et c'est absolument passionnant de l'aborder justement
12:44 par la question spatiale, par la question de l'environnement,
12:48 la question écologique, éventuellement sanitaire.
12:51 Il y a cette question, nous laissera-t-on un ciel à observer que vous posez ?
12:55 Merci infiniment Samuel Chaléas d'apparaître l'invité de 15 minutes de plus.
12:59 Sauvez la nuit, comment l'obscurité disparaît
13:01 et ce que sa disparition fait aux vivants, comment la reconquérir ?
13:05 C'est donc publié chez Premier Parallèle en Poche.

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