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Ali Baddou reçoit Angelin Preljocaj, danseur et chorégraphe de danse contemporaine pour son dernier spectacle : Requiem(s) à La Villette jusqu’au 6 juin et en tournée dans toute la France.

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (31 Mai 2024)
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Transcription
00:00 Et dans 15 minutes de plus, ce matin, j'ai le bonheur de recevoir l'un des plus grands
00:04 chorégraphes et danseurs de notre époque, figure emblématique de la danse contemporaine.
00:09 Ses créations sont présentées dans le monde entier.
00:12 New York, Milan, Paris et toujours devant des salles pleines.
00:16 Bonjour Angelin Préjelocage et bienvenue.
00:19 Bonjour, merci de m'inviter.
00:20 On va parler, on est ravi de vous recevoir de ce dernier opus de cette création, Réquiem
00:28 au pluriel, un ballet magnifique, une succession de tableaux qui, paradoxalement, célèbrent
00:34 la vie alors qu'il est question du deuil et qu'il est question de la mort.
00:38 Ça célèbre la vie en musique et en mouvement.
00:41 On passe de Mozart au Hard Rock.
00:43 Vous allez nous raconter ça et ça se joue à la grande halle de la Villette jusqu'au
00:48 6 juin et ensuite ce sera partout en France.
00:52 Angelin Préjelocage, comme tous les vendredis, on va démarrer, en général c'est avec
00:55 un philosophe ou avec un scientifique.
00:57 Mais on va démarrer avec vous par une expérience de pensée.
01:01 Il faut s'imaginer sur la plage et puis on s'enfonce lentement vers la mer, on nage
01:10 et puis on nage le plus loin possible, vers le large.
01:12 Et vous dites que créer c'est comme justement quitter la plage, quitter la terre.
01:17 Oui, c'est vrai.
01:18 Alors imaginez, moi j'ai l'impression de vivre ça quand je suis en création.
01:22 Imaginez que la plage c'est l'endroit des lieux communs, des clichés, des choses banales
01:27 sur une thématique et vous décidez d'aller plus loin, d'aller chercher des références,
01:32 des émotions, des sensations qui vont au-delà de ces clichés.
01:36 Et vous partez à la nage et vous nagez loin, loin, vous allez le plus loin possible.
01:43 Mais évidemment, le danger, c'est que vous pouvez nager en rond sans vous en rendre compte
01:47 et vous pouvez malheureusement vous retrouver au bord de la plage, croyant finalement éradiquer
01:52 toutes ces idées primaires et finalement être en plein dedans.
01:57 Et je crois que c'est le danger de la création.
01:59 Et c'est pour ça que je suis toujours angoissé.
02:03 Les gens me disent "mais pourquoi tu es toujours angoissé quand tu es en création ?"
02:06 C'est parce que j'ai toujours cette peur, panique presque, de nager en rond et de ne
02:12 pas m'éloigner, de ne pas trouver les choses nouvelles, les concepts nouveaux et les émotions
02:18 moins banales que celles de la plage.
02:21 Vous avez peur de retrouver les clichés ? Vous avez peur de retrouver ce qui a été
02:26 fait ou ce que vous avez fait par le passé ?
02:28 Déjà par rapport à moi, j'ai besoin de me renouveler.
02:31 Je cherche toujours à étendre mon domaine de créativité, d'ouvrir ma grammaire chorégraphique,
02:40 retrouver et inventer des nouvelles façons d'être corporellement.
02:44 Et évidemment, si je me répète, j'ai l'impression d'échouer un peu.
02:50 Vous dites que c'est une zone de brouillard, cet espace de la création.
02:55 Et pourtant, quand on va voir un ballet, on a l'impression qu'il n'y a rien de plus
02:59 rigoureux, il n'y a rien de plus exigeant, il n'y a rien de plus précis que la danse
03:04 et la chorégraphie.
03:05 Oui, bien sûr, parce que la danse, c'est une écriture du corps, c'est un langage.
03:10 Et donc, comme tout langage, il faut essayer de l'articuler pour être compris, pour être
03:15 entendu, pour être ressenti.
03:16 Et c'est à cela que je m'attelle.
03:19 Quand on pense à votre travail, on pense forcément à l'imaginaire.
03:24 Le travail du chorégraphe, il faut que vous nous le décriviez, Angélin Prezlecage.
03:29 Quand vous composez un spectacle, vous partez du corps, de votre corps, le corps que vous
03:34 appelez votre outil et que vous mettez face à vos danseurs pour tester des choses.
03:40 Racontez-nous.
03:41 J'ai besoin d'éprouver moi-même physiquement les choses pour les valider d'une certaine
03:46 façon.
03:47 Je ne peux pas indiquer le mouvement, j'ai besoin de le faire.
03:51 Donc, face à mes danseurs et avec eux, je travaille à l'émergence, au jaillissement
03:57 du mouvement.
03:58 Et grâce à eux, ils me permettent d'enregistrer parce que des fois, évidemment, je fais des
04:02 trucs complètement à l'instinct.
04:04 Je me lance dans l'espace, dans le studio de répétition et je ne sais pas toujours
04:11 ce que j'ai fait.
04:12 Évidemment, c'est toute une mécanique qu'il faut savoir reconstituer après l'avoir
04:17 lancée d'une façon spontanée.
04:19 Et donc, grâce aux danseurs, on arrive à retracer le parcours du mouvement et de la
04:26 phrase chorégraphique.
04:27 Et c'est comme ça que je crée.
04:30 Le paradoxe, c'est que vous composez des ballets et pourtant, ce sont des tableaux.
04:35 Il y a cette ambiguïté et vous comparez souvent votre travail à celui du peintre
04:40 Francis Bacon.
04:41 Il disait que sa peinture allait directement au système nerveux.
04:44 Est-ce que c'est la même chose pour les corps ? Est-ce qu'il y a quelque chose qui
04:47 va directement dans nos synapses lorsqu'on voit une danse ou lorsqu'on est happé par
04:54 le spectacle de la danse ?
04:56 Oui, je crois que confusément, le spectateur du ballet sait très bien ce que c'est qu'un
05:02 corps.
05:03 Il sait très bien ce qu'est un mouvement.
05:04 Il sait très bien ce que c'est que se lever le matin et puis s'élever face à la gravité
05:10 et comment gérer tout ça.
05:12 C'est le titre d'un de vos spectacles, "L'œil à la gravité".
05:16 C'est vrai.
05:17 Quand il voit des danseurs, confusément, même au plus profond de ses cellules, au
05:22 plus profond de ses fibres musculaires, il ressent intuitivement ce que ça représente
05:28 que de danser.
05:29 Mais on ne sait pas ce que peut un corps.
05:30 Ah voilà, nous voilà avec Spinoza.
05:34 Oui, c'est ce que Spinoza dit dans ses écrits.
05:39 Quand il se pose la question, il imagine que le corps peut énormément.
05:43 D'ailleurs, une de ses phrases qui me bouleverse, c'est que l'âme est une pensée du corps.
05:47 C'est-à-dire que le corps produit la pensée de l'âme.
05:51 Et ça, je trouve, c'est vraiment merveilleux.
05:54 Ça veut dire que le corps fait résonner l'âme.
05:59 Un peu comme l'âme d'un violon.
06:01 Vous savez, cette petite pièce de bois qui est posée sur le violon.
06:05 C'est cette pièce de bois qui donne la résonance au violon.
06:10 Vous pouvez avoir le plus grand fabricant de violon qui met tout en place.
06:14 La caisse du violon, le manche, les boyaux des cordes.
06:17 Si vous n'avez pas cette petite pièce qui s'appelle l'âme du violon, le violon ne
06:21 sonne pas, il ne résonne pas.
06:23 Et on peut tout dire avec les corps ?
06:24 On peut tout dire et surtout en plus dire l'indicible, à mon avis.
06:30 Donc la mort, par exemple, le deuil, je parlais de votre spectacle Réquiem qui s'ouvre
06:36 sur une image magnifique.
06:38 On est dans l'ombre, il y a des sortes de cocons métalliques qui sont suspendus.
06:44 Et puis il y a le deuil, paradoxalement la mort, qui s'exprime de la manière la plus
06:50 vivante qui soit, à travers des corps en mouvement, à travers des corps puissants
06:55 et extrêmement souples.
06:56 C'est une manière étonnante de représenter la mort.
07:00 Oui, parce que déjà, par exemple, cette image avec les cocons, ça peut être soit
07:05 la naissance, soit une façon de quitter la mort et revenir vers les vivants.
07:11 Donc il n'y a toujours pas une évoque là-dedans, c'est quelque chose qui est ouvert.
07:16 C'est-à-dire que les sens sont à la portée de chaque spectateur qui peut se l'approprier
07:20 et en faire ce qu'il le souhaite.
07:22 On écoute quelqu'un qu'on entend d'ailleurs dans votre dernier spectacle.
07:27 C'est le philosophe Gilles Deleuze et il parle de l'art.
07:31 À la base de l'art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif, une certaine honte
07:38 d'être un homme qui fait que l'art, ça consiste à libérer la vie que l'homme a
07:44 emprisonnée.
07:45 L'artiste, c'est celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle.
07:51 C'est magnifique.
07:52 Commentaire ?
07:54 Écoutez, moi je suis bouleversé.
07:55 C'est pour ça que ça fait partie du spectacle et que je suis un grand admirateur.
08:00 J'essaye d'être un complice à travers le temps de Gilles Deleuze.
08:05 Mais l'artiste, c'est celui qui libère une vie.
08:08 Alors que le corps du danseur, souvent, il peut être entravé, il peut être au contraire
08:14 modelé, façonné, martyrisé même.
08:18 Oui, on pourrait croire ça.
08:19 Mais vous savez, c'est l'idée de la rigueur.
08:22 D'ailleurs, Stravinsky le disait, c'est que la rigueur, c'est la liberté.
08:26 C'est-à-dire quand on va très très loin dans la rigueur, on libère des choses.
08:31 On libère un flux extrêmement puissant.
08:34 C'est un peu comme si vous aviez un tuyau.
08:36 Si le tuyau est solide, vous pouvez envoyer beaucoup de pression.
08:39 Vous pouvez envoyer de l'eau à très très forte pression.
08:42 Le tuyau va résister.
08:43 Ça, c'est la rigueur, le tuyau.
08:44 Si vous avez un tuyau trop mou, trop fragile, si vous mettez de la pression, de la puissance,
08:49 eh bien le tuyau va exploser et toute votre énergie va se répandre d'une façon non
08:53 ciblée, complètement.
08:55 Voilà, donc je crois que c'est ça la rigueur.
08:58 Cette année, ce sont les 30 ans d'un baiser.
09:05 J'allais dire du plus beau baiser au monde.
09:09 Celui que vous avez chorégraphié, Angelin Préjelocage, c'est une création qui a aujourd'hui
09:14 30 ans.
09:15 C'était en 1994 et c'était pour les danseurs du ballet de l'opéra.
09:19 Il y a un porté majestueux, vraiment magique sur Mozart.
09:23 Racontez-nous ce qui se passe là.
09:32 La danseuse qui a résisté tout au long du spectacle aux assauts, aux désirs de son
09:42 amoureux.
09:43 Elle a une sorte de pudeur qui l'empêche d'aller vers lui puisque ça se passe plutôt
09:48 au XVIIe siècle.
09:49 Il y a tout un code qui est lié à la carte du tendre.
09:54 Et donc là, tout à coup, elle se livre.
09:56 Elle décide vraiment de se livrer, d'accepter.
09:59 C'est comme un barrage qui se rompt.
10:01 Une énergie, une beauté, une sensualité qui se répand.
10:06 Et elle embrasse son partenaire.
10:08 Elle s'avance vers lui.
10:09 Elle s'avance vers lui.
10:10 Elle l'embrasse.
10:11 Elle l'embrasse et lui commence à tourner.
10:13 Et la giration et la gravité font que tout son corps s'élève à l'horizontale et lui
10:19 continue à tourner.
10:20 Il ouvre les bras et le baiser dur, dur, dur.
10:23 Sans jamais se défaire l'un de l'autre.
10:26 Ils se tiennent par la bouche.
10:27 Et il n'y a que ça qui les maintient ensemble.
10:29 Et ça, ça reste quelque chose d'assez extraordinaire.
10:35 C'est comme si vous aviez inventé quelque chose comme un mouvement.
10:38 C'est curieux comme phrase, mais ça donne ce sentiment-là ?
10:44 Je crois qu'il y a quelque chose qui se passe.
10:46 C'est cette relation.
10:48 Et je crois que c'est dans l'univers, c'est ça qui compte.
10:50 C'est la relation.
10:51 C'est comme si même la matière n'existait pas.
10:55 C'est ce qui se passe entre la matière qui donne la force à l'univers.
10:59 Et c'est ce qui donne la force à l'être humain aussi.
11:01 C'est d'être relié les uns avec les autres.
11:03 Et ce baiser, c'est le symbole de la relation, du lien.
11:06 On a besoin du lien, on a besoin d'être ensemble.
11:09 C'est ça votre réponse ?
11:11 J'allais vous poser une question.
11:13 Pourquoi la danse, Angelin Préjlocage ?
11:15 Peut-être que c'est ça, oui.
11:17 C'est surtout aussi ma façon d'exister.
11:19 Parce qu'on a besoin de la danse et c'est assez étonnant parce que souvent on a l'impression
11:25 que c'est quelque chose de confidentiel.
11:27 En tout cas, la danse contemporaine, le ballet, que c'est réservé à des happy few.
11:32 C'est faux parce que vous jouez dans des endroits qui sont pleins à craquer, partout
11:38 dans le monde.
11:39 Et la danse, elle est partout.
11:40 Elle fait partie de nos vies et elle investit les réseaux sociaux.
11:45 Tout à fait.
11:46 Dans le bon sens du terme.
11:48 Absolument.
11:49 Pour le coup, les réseaux sont vraiment sociaux.
11:51 Comme si la danse créait ce lien dont vous parliez à l'instant.
11:54 C'est exact.
11:55 Et depuis, justement, depuis Internet, les réseaux sociaux, on voit de plus en plus
11:58 de danse.
11:59 Et la danse envahit le monde et je ne peux en être qu'heureux.
12:04 Parce que la danse, c'est quelque chose qui est précieux pour moi et je crois que
12:08 c'est quelque chose qui nous relie tous.
12:10 Oui, c'est vrai.
12:11 On termine toujours avec la morale de l'histoire, Angelin Préjlockage.
12:14 "Une journée sans danse est une journée perdue."
12:17 C'est ce que disait Nietzsche.
12:19 Oui, Friedrich Nietzsche disait ça et il a absolument raison.
12:22 Et en ce qui me concerne, ça a beaucoup de sens puisque, comme je le disais, danser,
12:27 c'est ma façon d'exister.
12:28 C'est la façon que j'ai choisi pour apparaître au monde face aux autres.
12:32 Et si je ne danse pas, j'ai l'impression de ne pas exister.
12:36 Donc, une journée où je ne danse pas, c'est une journée où je n'ai pas existé.
12:39 C'est une manière aussi de résister, pour le coup.
12:42 C'est aussi une manière dont vous vous engagez politiquement.
12:46 C'est assez intéressant de le voir à travers les corps, à travers les mouvements, à travers
12:50 des gestes que vous avez pu faire.
12:52 Par exemple, quand l'extrême droite avait conquis une ville où vous criez et où vous
12:58 étiez avec votre troupe.
13:01 Merci infiniment.
13:02 Merci à vous.
13:03 Merci d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus.
13:04 Réquiem au pluriel, c'est jusqu'au 6 juin à la grande halle de la Villette avant de
13:10 partir.
13:11 Et puis j'imagine que de toute façon, vous êtes déjà en train de créer votre prochain
13:14 spectacle ?
13:15 Oui, déjà, c'est en gestation.
13:17 Merci infiniment d'avoir été notre invité.

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