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Il a fait réagir Barthes, Sarraute… Pourquoi est-ce que "l'Etranger", ce texte si fameux et qui continue d’inspirer les écrivains contemporains comme Kamel Daoud nous passionne-t-il autant ?

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (25 Octobre 2024)
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Transcription
00:00« France Inter, Alibadou, 15 minutes de plus ».
00:1015 minutes de plus et ce matin, j'ai le bonheur de recevoir une philosophe, grande
00:15lectrice, spécialiste d'Albert Camus.
00:18Bonjour Mariline Maizot.
00:19Bonjour.
00:20Et bienvenue sur France Inter, comme tous les vendredis, on va commencer par une expérience
00:25de pensée.
00:26C'est l'un des romans les plus vendus depuis qu'il a été publié en 1942.
00:30On va se mettre dans la peau de son personnage principal, c'est pas évident.
00:35Sa mère est morte, aujourd'hui ou peut-être hier, il doit l'enterrer mais il ne la pleure
00:41pas.
00:42On est dans la peau de Meursault, quelques jours plus tard, ce même Meursault va commettre
00:46un meurtre sur une plage d'Alger, un meurtre pour lequel il ne formulera pas de regrets
00:52particuliers lors de son procès.
00:54A quoi, à qui est-on étranger Mariline Maizot ?
00:58Bonne question, vaste question.
01:00En l'occurrence, si vous voulez, le titre du roman lui-même est étrange puisqu'on
01:06ne sait pas exactement qui est l'étranger dans le roman.
01:08Au départ, on a l'impression que c'est Meursault qui est étranger à tout, il est étranger
01:12au monde, il est étranger aux autres, il ne fait rien comme tout le monde, il n'a pas
01:15l'air de ressentir les choses comme tout le monde, il tue quelqu'un sur la plage, il a
01:18l'air d'être inchangé, il ne pleure pas sa mère à son enterrement.
01:22Et en même temps, à la fin, surtout une fois que le procès est passé, on se demande
01:26si nous ne sommes pas tous des étrangers.
01:28Oui.
01:29Parce que ce que le procès essaye de déterminer, c'est en quoi Meursault est une sorte de
01:35psychopathe, une exception qui confirmerait la règle selon laquelle nous serions des
01:38êtres normaux, moraux, qui éprouvons des émotions et lui, il faudrait l'exécuter
01:43pour sauver l'humanité.
01:44En réalité, ce qu'on réalise, c'est qu'en faisant le procès de Meursault, ses contemporains,
01:49ses concitoyens font leur propre procès, à savoir finalement le procès de leur incapacité
01:55à affronter, à regarder en face l'absurdité de l'existence.
01:58Alors justement, c'est la transition parfaite, ça m'est égal, ça m'est égal, c'est ce
02:03que répond Meursault justement quand on lui demande de juger le cours des choses, ça
02:08lui est égal d'épouser Marie qu'il vient de rencontrer et qu'il désire, qu'il le demande
02:13en mariage, il est indifférent, c'est pas un monstre froid, mais qu'est-ce qu'elle raconte
02:18cette indifférence justement ?
02:19Cette indifférence, je pense qu'elle est peut-être souvent en tout cas incomprise.
02:25Quand on pense indifférence, on pense finalement d'abord à l'absurde, au fait que l'existence
02:32est dénuée de sens, il y a ce qu'on appelle l'absurde, c'est la relation entre le questionnement
02:37perpétuel de l'être humain et le silence têtu du monde, donc l'absence de sens, le
02:41non-sens.
02:42Le silence têtu du monde ?
02:43C'est ça, le fait que le monde n'a pas de réponse à nos questions et n'a pas de solution
02:48à nos demandes de sens.
02:49Et de ce point de vue-là, l'indifférence, dans un premier temps, on la comprend comme
02:52le fait que, puisqu'il n'y a pas de sens donné, tout est indifférent, le fait qu'on
02:58tue, qu'on ne tue pas, qu'on aime, qu'on n'aime pas, ça ne change rien.
03:00Donc le sam est égal, ce serait une manière d'exprimer une forme de détachement.
03:04Mais en réalité, quand on regarde le roman d'un peu plus près, quand on le lit un peu
03:09plus attentivement, on se rend compte que Meursault n'est pas aussi insensible que ce qu'on pourrait
03:12croire.
03:13Vous êtes l'autrice d'un abécédaire de Camus et à la lettre A, on trouve évidemment
03:19le mot absurde avec des extraits du mythe de Sisyphe.
03:23Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on peut en dire.
03:28L'absurde dépend autant de l'homme que du monde.
03:31On présente très souvent Camus comme le philosophe de l'absurde.
03:35Et son actualité, c'est aussi qu'on a ce sentiment d'absurdité.
03:39Il suffit d'allumer sa radio, de regarder son téléphone portable pour parfois perdre
03:45complètement l'idée qu'il y a un sens, un sens à trouver, même un sens à imposer
03:50au monde.
03:51Effectivement.
03:52Mais c'est important de revenir sur cette expression de philosophe de l'absurde parce
03:57qu'elle est à la fois juste et en même temps très limitative.
04:00Ce que Camus décrit, ce à quoi vous faites allusion, c'est l'expérience de l'absurde.
04:04C'est le moment où, si vous voulez, le train-train, métro, boulot, dodo, le mécanisme, la mécanique,
04:09Camus se casse.
04:10Et le pourquoi surgit ? On se demande pourquoi je fais ça ? A quoi bon ? Et le fameux « ça
04:15m'est égal » de Meursault est la conclusion de ça.
04:17Mais en même temps, Camus n'est pas, à mon sens, le philosophe de l'absurde parce
04:21que Camus a toujours pensé l'absurde comme une expérience et une étape.
04:25Ce n'est pas, si vous voulez, un lieu où on peut s'installer, quelque chose qui peut
04:28être un point final.
04:29C'est un seuil qu'on doit dépasser.
04:31C'est-à-dire qu'on n'est jamais figé dans l'absurde, il y a un moment où on
04:34en sort.
04:35Non, effectivement.
04:36Il faut être capable d'en sortir.
04:38Oui, et d'ailleurs, contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est pour ça que
04:40« L'étranger » n'est pas non plus le roman de l'absurde, Meursault en sort aussi.
04:44Meursault en sort.
04:45Dans un texte absolument magnifique, il y a donc cette phrase, c'est dans le mythe
04:51de Sisyphe.
04:52« Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Alors, racontez-nous déjà le mythe de Sisyphe,
04:57ce qu'il doit à la mythologie et cette phrase que beaucoup connaissent sans pouvoir
05:02l'expliquer.
05:04Effectivement, cette phrase est volontairement paradoxale, on pourrait dire ambivalente.
05:08Le mythe de Sisyphe, dans l'Antiquité, c'est l'histoire, comme souvent, d'un
05:13homme qui a déplu aux dieux.
05:14Je passe les détails de ce qu'il a fait, mais la punition, comme toujours, est terrible.
05:18Il est condamné à pousser éternellement un rocher en haut d'une montagne qui, une
05:23fois arrivé en haut de la montagne, retombera et devra recommencer indéfiniment.
05:27Et donc, « Il faut imaginer Sisyphe heureux », ça semble une injonction complètement,
05:31pour le coup, absurde.
05:32Parce que comment on peut être heureux face à un destin qu'on sait absurde, un destin
05:35qui est insensé et surtout auquel on ne peut pas échapper ? Mais justement, dans le « Il
05:39faut imaginer Sisyphe heureux », le mot le plus important, peut-être, c'est « il
05:43faut ». C'est-à-dire qu'il faut avoir la capacité de comprendre que l'absence
05:48de sens, le fait que notre destin ne soit pas associé à un sens préécrit, ce n'est
05:53pas forcément une malédiction, ça peut être une chance, parce que ça veut dire
05:56que nous sommes seuls responsables de notre existence.
05:59Au fond, c'est une forme de liberté, c'est une manière de dire la liberté des hommes.
06:03C'est ça.
06:04Et qu'est-ce qui fait de Camus un penseur radicalement actuel ? Je pense qu'on l'a
06:08entendu un peu depuis le début de notre entretien, mais vous dites qu'il est radicalement actuel
06:14dans ce dictionnaire, dans cet abécédaire que vous lui avez consacré.
06:17Parce que j'ai l'impression que, quelle que soit l'époque à laquelle on le lit,
06:21on a toujours le sentiment qu'il écrit sur le monde contemporain, sur le monde qu'on
06:25a sous les yeux.
06:26Je sais que moi, le premier livre que j'ai écrit, je l'ai écrit à partir d'un texte
06:30de Camus où il décrivait le mécanisme de la polémique, où il disait que la polémique
06:34consiste à simplifier l'adversaire et à refuser de le voir.
06:37Celui que j'insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, si il lui arrive de
06:40sourire et de quelle manière.
06:41Quand j'ai lu ça, je me suis dit que ça me rappelle l'expérience des réseaux sociaux.
06:45Oui, exactement, d'ailleurs il y a une entrée réseaux sociaux dans votre abécédaire.
06:48C'est ça, alors que Camus est né bien et est mort bien avant l'existence des réseaux
06:51sociaux.
06:52Et ça montre que Camus a saisi quelque chose qui peut constituer une sorte, j'ai envie
06:57de dire, d'un variant anthropologique.
06:59Et ça repose en grande partie sur ce que j'appelle chez lui l'ambivalence du monde.
07:04Chez Camus, l'ironie, ce n'est pas un mécanisme du langage, si vous voulez, où on dit le
07:10contraire de ce qu'on pense pour faire advenir une vérité, comme fait Socrate par exemple
07:13dans Le Diable de Platon.
07:14L'ironie, elle est métaphysique, ça veut dire qu'elle est dans les choses.
07:17Par exemple, on parle souvent du soleil chez Camus.
07:20Le soleil est ambivalent, le soleil est ironique parce que c'est à la fois quelque chose
07:23de vital, quelque chose qui vous réchauffe, quelque chose qui vous fait du bien, qui
07:28vous donne de la vitamine D, on dirait aujourd'hui, mais c'est aussi quelque chose qui peut vous
07:30tuer, qui vous brûle, qui provoque le cancer, etc.
07:33Et c'est cette ambivalence profonde, en fait, que Camus décèle un peu partout et qui,
07:38à mon sens, est d'une éternelle actualité.
07:39Et c'est pour ça qu'il y a une éthique du soleil.
07:41Vous dites ça de ce soleil qui éblouit Meursault, par exemple, sur la plage quand il appuie
07:48sur la gâchette de son revolver, mais c'est le même soleil qui l'obsède en lieu et
07:52place de la mort de sa mère au moment où il l'enterre.
07:56Est-ce que vous pourriez nous lire un extrait de Noss, Noss au pluriel, quand Camus chante
08:01son amour de l'Algérie, pas simplement de l'Algérie ?
08:04Oui, bien sûr.
08:05C'est dans Noss à Tipasa.
08:07« Au printemps, Tipasa est habité par les dieux, et les dieux parlent dans le soleil
08:12et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu et cru, les ruines
08:17couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres.
08:20À certaines heures, la campagne est noire de soleil, les yeux tendent vainement de saisir
08:26autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. »
08:30Là, justement, l'ambivalence est explicite puisqu'il y a cette formule paradoxale
08:39« à certaines heures, la campagne est noire de soleil » et ça nous amène justement
08:43à comprendre différemment une autre citation dans le texte auquel vous avez fait allusion,
08:49le mythe de Sisyphe, qui arrive un peu avant « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
08:53C'est cette formule que Camus, il dit « Il n'y a pas de soleil sans ombre, il faut connaître
08:56la nuit ». Alors, dans un premier sens, et c'est comme ça qu'on la comprend
08:59traditionnellement, c'est l'idée du clair obscur, si vous voulez, pour pouvoir profiter
09:03du soleil, jouir du soleil, comprendre la beauté du soleil, il faut connaître aussi
09:06l'ombre, ça veut dire les moments plus difficiles.
09:09Mais en réalité, c'est plus que ça, je trouve, chez Camus, l'ambivalence.
09:12L'ambivalence, ce n'est pas simplement un clair obscur, vous avez le soleil, la lumière
09:15qui cohabite, qui coexiste avec l'ombre, c'est l'idée que l'ombre est contenue
09:19dans le soleil.
09:20Là, en l'occurrence, « la campagne est noire de soleil », c'est une manière de
09:23dire que l'ombre, ce n'est pas quelque chose qui arrive avant ou après le soleil,
09:26c'est quelque chose qui est contenu dedans.
09:28C'est ce qui arrive à Meursault d'ailleurs.
09:29Meursault, ce qu'on lit à la fin, l'idée que le soleil est tellement fort qu'on n'arrive
09:33à peine à distinguer les choses, ça décrit exactement, dans Nozza, donc des décennies
09:37avant l'écriture de « L'étranger », l'expérience de Meursault qui est aveuglé
09:40par le soleil et qui se met à tirer sur un arabe sur la plage.
09:43En réalité, ce qui décrit ce moment-là, c'est l'ambivalence du soleil et le fait
09:49qu'il faut comprendre que le soleil contient l'ombre pour pouvoir vraiment en jouir.
09:54C'est ce qui arrive à Meursault à la fin.
09:55Au départ, il est aveuglé par le soleil sur la plage et à la fin, quand le soleil
09:58se couche, parce que le coucher de soleil, c'est le silence finalement du soleil, c'est
10:02quand le soleil se couche et qu'il est dans sa prison, qu'il comprend véritablement
10:05le sens de cette indifférence, cette tendre indifférence du monde, dont il part dans
10:09la cellule et qu'il réalise, je cite, « qu'il avait été heureux et qu'il l'est encore ».
10:12C'est pour ça qu'on dit de lui que c'était un penseur de midi, au moment où le soleil est…
10:18Exactement, parce que là encore, on a cette même ambivalence.
10:21La pensée de midi, c'est le moment où le soleil est parfaitement au milieu entre
10:27l'aube et le crépuscule.
10:28Donc il y a cette idée de médiation, de mesure, comme dirait Camus, de tension parfaite
10:33entre l'extrême soleil et l'extrême ombre.
10:37Mais en réalité, la pensée de midi, c'est souvent aussi le moment où le soleil tape
10:41le plus fort.
10:42Et donc le moment où le soleil peut créer cette sensation que tout est noir, tout est
10:46obscur.
10:47Ça vaut aussi pour l'amour, c'est l'une des entrées de l'ABCD, mais c'est aussi
10:51une thématique qui est extrêmement importante et qu'on découvre évidemment en lisant
10:54sa correspondance avec Maria Cassares.
10:56« Un amour, Maria, ça ne se conquiert pas sur le monde, mais sur soi-même.
11:01Nous sommes nos plus terribles ennemis. »
11:04Effectivement, l'ambivalence se retrouve partout chez Camus, y compris dans l'amour.
11:08D'ailleurs, quand vous lisez Nos, il y a une relation extrême entre le climat, le
11:13soleil écrasant qu'on trouve sur les plages algériennes et l'amour.
11:17Il dit que le peuple algérien, c'est un peuple qui est fait pour aimer.
11:21Parce que justement, chez Camus, il y a cette dimension brûlante dans l'amour qui fait
11:24à la fois sa force, ce qui le rend attirant, et en même temps ce qui peut nous brûler
11:30les ailes.
11:31L'émission se termine toujours par la morale de l'histoire.
11:34Quelle est la morale de cette histoire-là, Mariline Maezo ?
11:37La morale de cette histoire, finalement, j'ai envie de revenir à une autre formule de Camus
11:42qu'on trouve dans L'été, qui est cette question qu'il pose « Avec tant de soleil
11:47dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens ? ». Mais en réalité, si
11:50on suit tout ce qu'on a dit depuis le début, c'est une question qui se répond à elle-même.
11:55Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens ? Le non-sens,
11:59ce n'est pas quelque chose qui serait extérieur au soleil et que le soleil viendrait réchauffer.
12:02En réalité, le non-sens, l'absurde, l'obscurité, c'est quelque chose qui est contenu dans
12:08le soleil.
12:09Merci infiniment de nous avoir aidé à penser avec Camus.
12:13Merci Mariline Maezo d'avoir été l'invité des 15 minutes de plus.
12:17Je signale cet ABCDR qui est toujours disponible aux éditions de l'Observatoire.
12:21C'était un bonheur de vous écouter.

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