SMART IMPACT reçoit Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale et fondateur du fonds d’investissement à impact Blue Like an Orange, qui investit dans les pays émergents. L’auteur de « Voulons-nous (sérieusement) changer le monde ? » (Mame, 2020), partage sa vision d’une économie durable. En partenariat avec le salon Produrable (9 et 10 octobre 2024).
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00:00L'invité de Smart Impact, c'est Bertrand Badré, bonjour.
00:10Bonjour.
00:11Heureux de vous accueillir.
00:12Vous êtes ancien directeur de la Banque Mondiale, fondateur du fonds d'investissement responsable
00:17Blue Light Orange.
00:18On va rentrer dans le vif du sujet.
00:20À propos de Blue Light Orange, vous financez quel projet ?
00:23En fait, on intervient sur le développement durable dans les pays émergents exclusivement
00:29avec une vision à la fois sociale et environnementale.
00:33On investit dans des projets de santé, d'éducation, d'énergie, ce qu'on appellerait l'économie
00:39réelle ou la vraie économie.
00:40Et avec un point de vue très fort, c'est que dans ces pays, l'impact est très fort
00:45puisqu'on part d'une situation plus difficile.
00:47Quand on fait quelque chose de très positif, alors là, on entraîne très vite beaucoup
00:51de monde, beaucoup de changements dans la société.
00:53Je disais effectivement notamment dans les pays émergents, c'est exclusivement dans
00:57les pays émergents.
00:58Pourquoi vous avez fait ce choix ? Parce qu'il y avait un gap de financement notamment sur
01:03ces projets-là dans ces pays ?
01:04Le choix, il est extrêmement simple.
01:05Il date de mon expérience à la Banque mondiale.
01:07J'étais, comme vous l'avez rappelé, directeur général de la Banque mondiale au moment
01:10des accords de Paris sur le climat et au moment des accords sur les objectifs de développement
01:14durable.
01:15C'est le PINS que j'ai ici.
01:16Ces accords, on l'a oublié, ce sont des accords universels.
01:19Et la réalité, si on prend l'exemple du climat, mais c'est vrai sur la condition
01:23de la femme, c'est vrai sur toute une série de variables de ces engagements, la bataille,
01:28elle ne sera pas gagnée à Bruxelles ou à Washington, la bataille, elle sera gagnée
01:30à Lagos, elle sera gagnée à Bogota, elle sera gagnée à Delhi ou à Jakarta.
01:33Alors précisément, ce ne sont pas là les endroits où l'argent va.
01:37On se trouve dans une situation où effectivement on fait beaucoup de choses en Europe, on
01:41fait beaucoup de choses aux Etats-Unis, on trouve toujours que ça ne va pas assez vite,
01:44pas assez loin, qu'on pourrait faire plus, c'est exact.
01:46Mais la réalité, c'est qu'on en fait très peu dans ces pays et que la bataille vraiment
01:50du développement durable au XXIe siècle, c'est dans ces pays qu'il faut la mener
01:54et qu'il faut effectivement la mener sans esprit parfois colonialiste, c'est-à-dire
01:58qu'il faut trouver un esprit de partenariat et voir avec ces pays comment les amener
02:01sur une trajectoire de développement durable.
02:03Oui, parce que moi ça m'est arrivé plusieurs fois de recevoir des cadres ou des patrons
02:08de groupes mondiaux, de groupes internationaux et effectivement le côté vertical ne passe
02:13pas.
02:14De moins en moins en tout cas.
02:15Ils expliquent que c'est compliqué et souvent on veut imposer des règles pour que l'entreprise
02:21soit plus écoresponsable mais dans certains pays, vous êtes bien gentil, nous on n'en
02:24n'est pas là.
02:25Le débat, il est réel et parfois très brutal.
02:30Ce n'est pas la seule raison pour le succès des BRICS par exemple qui voit chaque année
02:33un nombre de pays croissant vouloir les rejoindre.
02:35Mais c'est vrai qu'il y a, si je veux être un tout petit peu plus précis, il y a Brésil,
02:39Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et d'autres pays les ont rejoints.
02:41Par l'Arabie Saoudite et l'Iran par exemple, vous voyez, et quelques autres, l'Éthiopie
02:45et d'autres qui font l'accueil.
02:46Il y a une vingtaine de pays qui sont en attente et donc ces pays vous envoient un message
02:51un peu caricatural et ils ne sont pas complètement de bonne foi non plus mais ça fait partie
02:54du jeu.
02:56Le thème, vous les Occidentaux, vous nous faites la morale, vous nous imposez des normes
03:00et vous ne nous aidez pas financièrement, ni avec de l'argent public ni avec de l'argent
03:03privé.
03:04Donc à un moment donné, le dialogue n'est pas équilibré, il n'y a pas de partenariat.
03:08Or les objectifs sur lesquels on s'est tous engagés en 2015, les accords de Paris en
03:12particulier mais aussi les objectifs de développement durable, sont des accords universels.
03:15Et donc moi, la raison pour laquelle on a créé Blue, Black and Orange, c'est précisément
03:20pour faire face à cette question de l'universalité.
03:23La bataille ne sera pas gagnée si elle n'est pas gagnée là-bas.
03:25Ce n'est pas juste le huitième arrondissement.
03:27Oui, j'ai bien compris.
03:28On ne va pas rappeler tous vos titres mais vous avez été vice-président de la Banque
03:32Lazare, on l'a dit, directeur général de la Banque mondiale, pourtant ça a pris du
03:36temps pour réunir les capitaux nécessaires à la création de cette entreprise en 2017.
03:41Est-ce que ça vous a surpris d'une certaine façon ? Est-ce que ça a été difficile
03:45de convaincre ?
03:46Oui et non.
03:47En tant qu'entrepreneur, on croit toujours que ça a marché mieux que prévu.
03:50C'est sûr qu'on n'a pas été aidé par le Covid, on n'a pas été aidé par la guerre
03:53en Ukraine, il s'est quand même passé des choses depuis 2017.
03:55En même temps, on a quand même levé plusieurs centaines de millions, on a fait un certain
04:00nombre d'investissements.
04:01Mais est-ce que c'était un peu difficile de faire bouger les lignes ?
04:03Oui, bien sûr.
04:04Il y a deux lignes à faire bouger.
04:07La première, c'est la ligne de l'impact, qui là aussi est une frontière qui n'est
04:13pas encore stabilisée, où on fait de plus en plus de choses mais encore en réalité
04:17assez peu de choses par rapport à la masse des capitaux mondiaux.
04:19La masse des capitaux qui vont vers l'ESG est réduite et puis vers l'impact elle est
04:23encore plus réduite.
04:24Donc on a ce premier saut à faire et le deuxième saut, c'est le saut des pays émergents.
04:28Parce que la réalité, c'est que les flux vers les pays émergents sont minuscules.
04:32La part des actifs sous gestion européens qui va vers les pays émergents, c'est moins
04:36de 3%.
04:37Aux Etats-Unis, c'est moins de 2%.
04:38Et c'est en baisse.
04:40Et pourquoi c'est en baisse ? Parce que les taux ont remonté chez nous.
04:43Donc si vous avez de l'argent à placer, vous êtes une petite assurance mutuelle ou
04:47un fonds de pension américain, vous achetez des bons du trésor, ça vous rapporte 3-4%
04:51aujourd'hui, sans risque, plutôt que d'aller faire la même chose au Maroc ou en Colombie.
04:55Par ailleurs, on fait de la politique industrielle aujourd'hui.
04:58Encore une fois, un fonds de pension va préférer financer une gigafactory dans le Wisconsin
05:03que d'aller financer la même gigafactory en Bolivie, pour des raisons assez évidentes.
05:07Et puis par ailleurs, ce qui pour moi est probablement le plus problématique dans la
05:10durée, et que je vois, on le sent d'ailleurs politiquement, c'est le repli des gens sur
05:16eux-mêmes.
05:17C'est-à-dire qu'au fond, et ça a été accéléré par le Covid, on s'occupe de
05:20soi.
05:21Ça s'appelle « America first ». Et vous avez une déclinaison dans la plupart des
05:24pays occidentaux.
05:25Encore une fois, pour des vraies raisons d'ailleurs, il y a eu des tensions internes qui font que
05:28les gens se… Et donc ce souci de dire « après tout, on a suffisamment de problèmes chez
05:32nous pour qu'on n'aille pas s'occuper de ces pays ». Trump avait dit d'ailleurs
05:35avec son élégance habituelle « The shit all countries », ce que je ne vais pas traduire
05:38à l'antenne.
05:39Mais on l'a compris.
05:40Et donc, il y a le fait que les gens disent « on a nos banlieues, nos agriculteurs,
05:45etc.
05:46Pourquoi est-ce qu'on va en plus s'occuper de l'Afrique ou de l'Amérique latine
05:47ou de l'Asie ? »
05:48Donc, on a tous ces facteurs qui font que c'est difficile.
05:51Et en même temps, c'est indispensable.
05:53On est dans cette tension que je vis assez bien parce qu'au moins, je me sens au bon
05:56endroit sur la ligne de front.
05:57Oui, c'est ça.
05:58Avec peut-être quelques exemples, quelles entreprises ou quels projets vous financez,
06:02vous avez financé ?
06:03Par exemple, un des projets que j'aime beaucoup, c'est une entreprise qui s'appelle
06:08« Cliniques du sucre » en français, au Mexique.
06:13C'est un jeune ingénieur mexicain qui va faire ses études aux Etats-Unis, qui revient,
06:17qui se dit « quel est le premier problème de santé publique au Mexique ? »
06:20Le diabète.
06:21Très bientôt, un adulte sur quatre souffrira du diabète.
06:25C'est le record du monde.
06:26On est probablement à 15-16% aux Etats-Unis.
06:28Donc, on explose tous les compteurs.
06:29La question, ce n'est pas de trouver une nouvelle manière d'injecter de l'insuline.
06:33En gros, le diabète, on connaît les traitements, on sait comment il faut suivre les gens, etc.
06:37C'est l'accès aux soins.
06:38Et il dit, on va faire quelque chose de simple.
06:40On va faire ça, on va faire des cliniques, on ne va pas les appeler des magasins, on
06:43va les appeler les cliniques du sucre.
06:44Et on va les mettre dans les gares, dans les centres commerciaux, là où passent les
06:47gens.
06:48Et on va leur dire, vous rentrez sans rendez-vous en 90 minutes, on vous fait une prise de sang,
06:52on vous donne le résultat, vous avez un nutritionniste, vous avez un ophtalmo, vous avez un psy,
06:56vous avez un médecin, il vous fait une ordonnance, vous avez la prescription et vous partez
07:00et vous revenez autant que vous voulez.
07:01Abonnement.
07:02Et vous allez payer quelques centaines de dollars sur plusieurs années au lieu de quelques
07:06milliers de dollars.
07:07Et en plus, vous n'attendez pas.
07:08C'est l'exemple type d'un impact où l'entreprise est profitable et en plus, elle a un impact
07:14massif.
07:15C'est des dizaines ou des centaines de milliers de Mexicains qui y sont passés.
07:17Vous avez combien de projets en cours déjà financés ?
07:19On a financé plusieurs dizaines d'entreprises.
07:22Et encore une fois, souvent les gens me disent, tu fais de l'impact dans les pays émergents.
07:27Donc, soit je ne fais que du solaire, soit je ne fais que de l'humanitaire.
07:30En fait, il y a beaucoup de choses très différentes.
07:32Et ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas du tout incompatible d'avoir de l'impact
07:36et une rentabilité financière.
07:38Est-ce qu'il y a eu des occasions manquées ? Parce que là, on est tous dans cette espèce
07:42d'urgence.
07:43On voit que ça craque.
07:45On voit le mouvement qu'il y a eu par exemple dans l'agriculture européenne il y a quelques
07:49mois et c'est loin d'être terminé.
07:51Est-ce que, moi je pense par exemple 2007, on a le Grenelle de l'environnement en France,
07:55c'est un peu éco-centré, franco-centré.
07:59Mais derrière, il y a la crise des subprimes 2008, il y a eu un coup d'arrêt, il y a eu
08:04une occasion manquée à ce moment-là ?
08:06Je pense que oui.
08:07Clairement, j'étais en charge des finances du Crédit Agricole et de la Société Générale
08:10pendant la crise.
08:11Qu'est-ce qu'on a fait pour répondre à cette crise ? On a géré l'urgence.
08:15Il y a qu'on a augmenté les exigences en fonds propres des banques, on a durci les
08:19conditions de liquidité, on a renforcé la fonction des risques, la conformité.
08:22En gros, on a mis des airbags dans le système, on a renforcé le système.
08:25Et de fait, le système est plus sûr aujourd'hui qu'il y a 15 ans.
08:27Ça, c'est positif.
08:28On aurait pu en profiter pour changer le système ?
08:30Oui.
08:31On aurait dû se poser une question sur, au fond, est-ce que notre système, il est équipé
08:34pour ça, pour cette transformation vers une économie durable ?
08:37D'une certaine manière, on a posé sur la table les objectifs en 2015.
08:40On ne va pas les réécrire, d'ailleurs, on serait incapable dans l'état de fragmentation
08:43de la planète aujourd'hui de réécrire une feuille de route collective.
08:46Prenons celle qui est sur la table, les 17 objectifs de développement durable, les accords
08:48de Paris.
08:49Ça fournit la trame d'une économie, comme on dit, résiliente, inclusive et durable.
08:53On a la feuille de route.
08:54La difficulté, c'est qu'on est tous d'accord sur les objectifs, on est moins
08:58d'accord sur combien ça coûte et encore moins d'accord sur qui paye.
09:00Et au fond, on a fait le pari un peu pascalien de se dire, puisque les objectifs sont formidables,
09:06la main invisible va faire le boulot et ça va suivre.
09:08Malheureusement, comme l'a rappelé le secrétaire général des Nations Unies l'année dernière,
09:12sur plus de 85% des objectifs, on a fait soit marche arrière, soit on est très en retard.
09:16Donc, en gros, on n'a pas fait ce qu'on devait faire.
09:17Et donc, cette occasion, il faut la travailler dans la durée, c'est-à-dire qu'il faut rentrer
09:21dans le dur.
09:22Comme je dis souvent, il faut changer d'operating system.
09:24Aujourd'hui, on a un operating system, pour être très simpliste, que je qualifierais de
09:27friedmanien, du nom de Milton Friedman.
09:29L'objet social de l'entreprise est d'accroître le profit.
09:32Donc, le profit est la fin en soi de l'activité économique.
09:34C'est ça que ça veut dire, en clair.
09:35Et comme il dit, le public interest, l'intérêt public, ce n'est pas l'entreprise, c'est
09:40à l'extérieur.
09:41Il ne dit pas qu'il n'y en a pas, mais il dit que c'est à l'extérieur.
09:43Et je pense que c'est… Et de là, tout découle.
09:45Enfin, la manière dont on comptabilise, la manière dont on a des relations avec les
09:48actionnaires, enfin, tout le système déroule de là.
09:49Il faut passer à un système… Alors, j'aime bien la formule d'un économiste britannique
09:53qui s'appelle Colin Maier, qui a été le doyen de la Business School d'Oxford,
09:56qui dit, en fait, l'objet social de l'entreprise ne doit pas être de maximiser le profit.
10:00L'objet social de l'entreprise doit être de trouver des solutions profitables aux problèmes
10:03de la planète et de ses habitants, et pas de profiter des problèmes que vous créez.
10:06Et donc, en fait, le profit devient non pas une fin en soi, mais un moyen en vue d'une
10:11fin.
10:12Et cette fin, c'est nous sur cette planète.
10:13Et là, ça change tout.
10:14Alors, évidemment, ça prend du temps parce qu'il faut retravailler les normes comptables.
10:17C'est les débats qu'on a avec l'IFRS et les normes européennes aujourd'hui,
10:20le Green Deal.
10:21Il faut regarder la gouvernance des entreprises.
10:22Il faut regarder les modes de rémunération.
10:25Il y a toute une série de choses.
10:26Et il faut passer dans un système où, contrairement à ce que me dit un de mes investisseurs,
10:29je prends ta performance financière et l'impact, c'est cadeau.
10:31En fait, c'est l'impact qui a de la valeur.
10:33Et pour l'instant, il n'a pas de valeur dans notre système.
10:35Donc, c'est ça le sujet des 20 prochaines années.
10:37Comment est-ce qu'on internalise l'impact ?
10:39Merci beaucoup, Bertrand Baderé, et bon salon produrable et bon vent à votre entreprise.
10:46Évidemment, on passe à notre débat, l'économie circulaire au programme.