Judith Beller reçoit Isabelle Bordji, directrice artistique chez Maison Ernest et Dan Franck, écrivain, scénariste et auteur de "L'arrestation" (Éditions Grasset - 2023).
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00:00 - Sud Radio, c'est excellent. Judith Beller.
00:04 - Bonsoir, bonsoir les copains. C'est excellent votre rendez-vous du dimanche soir sur Sud Radio avec ceux qui excellent dans leur chemin.
00:10 Il a exploré les diverses nuances de l'écriture à travers ses romans, ses travaux historiques et ses scénarios pour la télévision et le cinéma.
00:17 Et il ne se contente pas de divertir, il explore et détricote les thèmes sociaux et historiques.
00:21 Dan Franck, cette fois c'est votre dernier livre sorti chez Grasset, "L'Arrestation" qui nous aide à mieux connaître notre histoire et ce, à travers la vôtre.
00:30 Vous nous y racontez notamment le premier procès de la Mouveance Terroriste d'Action Directe qui a donné votre propre arrestation malheureuse.
00:37 On va en parler évidemment et de vous aussi dans cet excellent bienvenue sur Sud Radio.
00:40 - Merci beaucoup. - Avec plaisir.
00:42 A travers son talent créatif et sa maîtrise de l'artisanat, elle a su revitaliser la maison Ernest,
00:47 la maison légendaire de souliers de luxe de Pigalle à Paris depuis 1904.
00:51 Maison qui a attiré des danseuses de cabaret des années 20 au photographe Helmut Newton et puis plus tard Bianca Liu-Karl Lagerfeld.
00:58 Sa créatrice Isabelle Borgi cultive l'art du singulier et elle le fait bien créant de sublimes souliers à talons au nom évocateur.
01:04 Vous allez nous raconter tout cela et plus encore on l'espère. Bienvenue Isabelle Borgi.
01:08 - Merci, bonsoir Julie, bonsoir Dan. - Avec plaisir.
01:11 C'est excellent, bienvenue chez vous chers auditeurs.
01:16 Dan Franck, alors je l'ai dit vous venez de faire paraître chez Grasset "L'Arrestation".
01:20 C'est une oeuvre introspective qui plonge profondément dans les méandres d'une blessure chez vous qui est encore ouverte.
01:28 Cette arrestation que vous avez subie en 1984 parce qu'on vous avait rapproché en fait de la mouvance Action Directe à cause d'un ami à vous.
01:36 Alors peut-être pour les auditeurs on va commencer par expliquer ce que c'était Action Directe.
01:40 Action Directe à l'époque c'était un regroupement, je ne sais d'ailleurs même pas s'il était interdit déjà,
01:47 un regroupement qui faisait quelques braquages, des fusillades de façade d'extrême gauche.
01:59 Par exemple ils ont tiré sur la façade du CNPF ou de l'industrie militare ou industrielle française.
02:08 Donc c'était des gens en fait qui venaient de l'extrême gauche mais qui étaient encore je dirais embryonnaires.
02:15 Ce n'était pas du tout l'Action Directe qu'on connaît aujourd'hui, c'est-à-dire qui ont assassiné des gens,
02:22 Audran, le patron de Renault etc. Donc voilà ce n'était pas des gens, d'ailleurs tout de suite je mets un bémol,
02:28 je n'étais absolument pas proche idéologiquement des gens d'Action Directe et j'en connaissais un ou deux.
02:34 Et surtout un de mes amis était proche d'eux et c'est lui qui m'a entraîné dans cette espèce de galère monstrueuse
02:41 à laquelle je me suis trouvé enfermé.
02:43 Vous avez pris les pieds dans le tapis quoi, parce qu'en fait vous avez passé les clés de votre appart ?
02:46 Oui j'avais passé les clés de mon appartement à un de mes amis, dont je soupçonnais un peu quand même
02:54 un peu ces actions illégales et j'avais commencé par refuser quand il me l'a demandé.
03:00 Il m'a dit "non mais c'est pas du tout pour moi, c'est pour mon cousin qui est déserteur et qui a la jaunisse"
03:06 ça ne me dérangeait pas de cacher un déserteur malade.
03:09 Et en fait il s'est avéré que ce garçon était en vérité un membre du noyau d'Action Directe
03:17 et qui a transformé mon studio que je lui avais passé en centrale téléphonique de l'organisation.
03:24 Donc j'ai été dénoncé par une lettre anonyme.
03:26 Est-ce que vous savez qui c'est d'ailleurs ?
03:28 La lettre anonyme ?
03:30 Absolument, je le dis dans le livre d'ailleurs.
03:32 Oui, justement, c'est pas pour rien que je vous pose la question.
03:35 Mais je ne le dirai pas à l'enterre.
03:37 Donc en fait j'ai été dénoncé par une lettre anonyme et à la suite d'une fusillade qui a été une fusillade
03:44 tragique puisqu'il y a eu deux trois policiers au tapis, une fusillade qui a opposé un certain nombre de
03:54 je sais pas si c'est des sympathisants d'Action Directe mais en fait il y a des gens, des terroristes d'extrême gauche
03:58 qui venaient d'Italie.
04:00 Et ces gens-là se sont retrouvés ensuite chez moi, je les ai virés mais trop tard.
04:05 Et il y a une lettre anonyme qui m'a dénoncé en disant que j'avais reçu chez moi les assassins de l'avenue Trudène.
04:11 Ce n'étaient pas les assassins mais ils les connaissaient.
04:15 Et à partir de là toute une mécanique policière s'est mise en branle et m'a espionné.
04:21 J'ai été écouté, filé, suivi, on a enquêté sur mon passé, ma jeunesse et puis j'ai été arrêté une première fois.
04:31 Là j'ai compris que je me retrouvais dans une situation tragique, absolument tragique.
04:37 Je n'ai rien dit de ce que je savais, je savais quand même un peu des choses.
04:40 Et puis j'ai été arrêté une seconde fois et là je me suis trouvé confronté à la dynamique policière et la justice
04:48 et finalement on m'a envoyé à la santé pendant 40 jours.
04:52 Et ça a créé une blessure très profonde chez vous, évidemment.
04:56 Et la trahison de cette amie et ce séjour en prison qui a été effectivement extrêmement violent.
05:02 Quand vous avez un parcours, soit vous êtes un braqueur et vous attendez un jour à vous faire...
05:06 Est-ce que ça vous arrive ?
05:07 Ou bien vous êtes un militant politique dur et vous savez que ça peut arriver.
05:11 Mais dans mon cas j'étais un écrivain qui avait publié 3-4 livres, je n'avais rien à voir avec tout ça.
05:16 Donc c'est un peu... c'était... c'est un cauchemar.
05:20 Vous arrivez dans un cauchemar.
05:22 Et vous avez essayé de le mettre de côté ça pendant des années, finalement c'est Wikipédia qui vous a...
05:27 Non c'est pas ça, je n'ai jamais cessé d'écrire, jamais, là-dessus.
05:31 Mais sans le nommer directement quoi ?
05:34 Non, même quand j'étais en prison j'écrivais sur cette histoire.
05:37 D'abord parce que je voulais comprendre...
05:39 Oui, il y a des extraits de votre journal d'ailleurs.
05:41 Oui, j'étais en prison, si on peut dire.
05:43 Enfin donc j'étais... je voulais comprendre, savoir, et puis de toute façon je suis écrivain donc ma...
05:47 Ça passe par là.
05:48 ...mode d'expression passe par là.
05:50 Et puis... et puis il y a à peu près 7-8 ans, Wikipédia...
05:55 Enfin moi je ne regardais jamais Wikipédia en fait.
05:57 Donc on m'a dit "Tiens, dans Wikipédia il y a une chose qui te concerne qui est un peu étrange"
06:02 et j'ai ouvert Wikipédia.
06:04 Et là j'ai vu qu'en effet on parlait de mes accointances théoriques à la question directe.
06:09 Et ça je me suis dit "Je ne peux pas laisser passer cette chose-là".
06:12 C'est-à-dire que...
06:13 Il fallait reprendre la main sur votre narration quoi.
06:15 Il fallait... c'était tellement injuste, cette histoire était injuste depuis le début quoi.
06:19 Et je me suis dit "Je ne veux absolument pas passer pour ce que je ne suis pas".
06:22 Donc j'ai repris ce texte et il m'a fallu 7 ans encore pour le terminer.
06:28 Et en fait ce que j'ai voulu faire, parce que...
06:31 Pourquoi j'ai mis si longtemps ?
06:33 C'est difficile de trouver une forme...
06:36 Moi je voulais que ce soit une forme littéraire, je ne voulais absolument pas en faire un règlement de compte.
06:41 Je voulais trouver une forme littéraire et j'ai eu du mal à la découvrir.
06:47 J'ai ouvert le propos, je me suis dit "Il faut que je parle aussi d'une trajectoire idéologique".
06:53 Moi je suis un homme de gauche, j'ai toujours été un garçon de gauche.
06:56 - Un peu trotskiste quand vous étiez jeune ?
06:58 - Moi j'étais même pas trotskiste, j'avais 15 ans, c'était en 68.
07:01 - Bon comme on est jeunes quoi.
07:03 - Ouais, ouais.
07:04 - Un peu révolté en tout cas.
07:06 - En tout cas j'ai vécu les événements de mai 68 et ça a été important pour les gens de mon âge.
07:11 - C'est sûr.
07:13 - C'était pas la même importance que les gens qui avaient 3 ou 4 ans de plus quand vous avez 18 ou 20 ans.
07:18 Vous êtes construit, vous pouvez devenir producteur, sénateur, après à 15 ans, non c'est pas exactement le même parcours.
07:24 Nous on était... On est parti de chez nous.
07:28 - Vous avez été émancipé vous, très tôt.
07:30 - J'ai été émancipé, j'ai gagné ma vie très tôt quoi.
07:34 Et donc j'ai élargi le propos et en fait ce qui m'intéressait, au fond,
07:38 à partir du moment où je m'y suis remis, j'ai voulu faire une espèce d'autobiographie policière.
07:43 C'est à dire que j'ai voulu savoir quelle était l'enquête sur moi, d'où c'est parti et où c'est arrivé.
07:49 Et j'ai réussi à récupérer des dossiers de police, des interrogatoires etc.
07:55 Et à la fin du livre, je raconte cette histoire, j'ai réussi enfin à avoir les coordonnées du policier qui m'avait arrêté
08:04 et que j'ai retrouvé.
08:06 Et qui m'a raconté l'enquête vue de son côté,
08:10 les mensonges qu'il avait proféré pour essayer de me faire parler,
08:13 et les mensonges que j'avais proféré moi...
08:15 - Pour ne pas dire.
08:16 - Pour ne pas dire.
08:17 Donc c'était quelque chose d'assez étonnant.
08:19 - Alors justement, sur le style, ce livre c'est une fusion subtile.
08:23 Il y a un roman, il y a les extraits de votre journal de prisonniers,
08:26 il y a un côté essai, et tout ça aussi parle des années marquantes de cette organisation militante,
08:31 du début d'Action Directe aussi, puisque finalement c'était le tout début.
08:34 C'est un livre un peu comme un pamphlet pour raconter cette période aussi,
08:41 pour aussi dénoncer ses travers.
08:44 Est-ce qu'il y a une forme de mea culpa de votre part aussi ?
08:46 Parce que vous dites, je vous cite en page de garde quand même les mots du Grand Verlaine,
08:49 "Un mot encore, car je vous dois quelques lueurs en définitive concernant la chose qui m'arrive,
08:54 je compte parmi les maladroits."
08:56 - Mais c'est Verlaine qui parle de ça quand il est en prison.
08:58 - Oui mais c'est un peu vous.
08:59 - Moi j'étais idiot.
09:00 - C'est ça que vous dites ?
09:01 - En fait, oui.
09:02 - C'est un mea culpa sur cette...
09:04 C'est un peu ça, c'est pour refermer votre blessure quoi.
09:06 - Ça ne referme rien du tout.
09:08 Mais en fait, je considère que j'étais comme un écrivain déréalisé,
09:12 c'est-à-dire, nous les écrivains, on est fascinés par les personnages.
09:17 Mon ancien camarade, mon ancien ami était un personnage.
09:22 - Un personnage de roman.
09:25 - De roman, il me racontait certaines choses, etc.
09:28 Et c'était fascinant.
09:30 Et moi je prenais des notes d'ailleurs,
09:31 parce que je me suis dit peut-être qu'un jour j'écrirai quelque chose.
09:33 Et en fait, c'est le problème du romancier que je suis,
09:36 c'est qu'on s'approche d'un peu trop près des personnages qu'on admire,
09:40 qu'on a envie d'écrire, qui sont dignes d'être racontés.
09:45 - Et c'est forcément des inspirations du réel à chaque fois ?
09:48 Dans ce cas-là, oui, mais pas toujours.
09:50 - Dans ce que j'ai fait, non, pas toujours.
09:52 Mais là, oui, oui.
09:54 En fait, en gros, j'avais écrit "La Séparation" il y a quelques années,
09:58 mais "La Séparation" c'était écrit à la troisième personne,
10:01 c'est pas du tout le même regard.
10:02 Quand vous écrivez à la première personne, "je",
10:04 et je l'ai fait parce qu'on m'a encouragé à le faire,
10:07 mon éditeur, mes amis, etc.
10:10 Et c'est très bizarre, quoi.
10:12 Parce que vous parlez de vous, ce qui est une chose que j'aime pas beaucoup faire.
10:17 - Et alors, ces deux événements douloureux que vous nous racontez,
10:21 la trahison de votre ami, le séjour en prison, etc.,
10:24 vous avez dû les revisiter, du coup, en écrivant ?
10:27 Ça a pas été trop compliqué, ça, pour vous ?
10:30 - J'ai jamais, encore une fois, j'ai jamais cessé d'écrire.
10:32 - Vous en avez jamais sorti ?
10:33 - J'y suis revenu, j'en suis jamais sorti.
10:36 Non, c'est à partir du moment où j'ai pris un peu de hauteur,
10:41 et la hauteur, c'était ça, c'était de chercher les documents comme une enquête,
10:45 de chercher des témoignages,
10:47 de chercher les témoignages des policiers, des juges,
10:51 des gens qui m'avaient arrêté.
10:53 Ça, du coup, ça a donné une ampleur un peu différente,
10:57 où je suis pas resté sur ma propre histoire.
10:59 Parce que c'est fascinant de suivre une enquête policière
11:03 dont vous êtes la victime.
11:04 C'est quelque chose d'absolument incroyable,
11:06 de refaire ce parcours que les flics ont fait avant vous,
11:09 et qui les ont emmenés dans cette jeunesse que je raconte.
11:13 Ça les a emmenés en 68, ça les a emmenés ensuite au lycée de Reuil-Malmaison
11:17 où j'étais élève, ça les a emmenés...
11:19 Ils ont suivi mon existence pour découvrir qu'en fait,
11:23 y'avait rien, quoi.
11:24 Y'avait une histoire politique qui est une histoire de gauche,
11:26 comme plein de gens d'entre nous,
11:28 mais que, par chance, j'ai été filé, suivi et écouté
11:32 pendant des mois et des mois.
11:34 En sorte que, y'avait rien, quoi.
11:37 C'était la grande déception des policiers.
11:40 En fait, ils m'ont suivi, ils en ont eu d'autres à travers moi.
11:43 - Y'avait rien, mais c'est devenu l'histoire de votre vie.
11:45 - Un peu, oui.
11:47 - Eh bien, chers auditeurs, on parle vrai sur Sud Radio
11:49 avec l'écrivain et l'historien Dan Franck
11:51 et puis la créatrice de Souliez de Luxe, Isabelle Bordier,
11:54 qui arrive tout de suite.
11:55 On revient juste après ça, vous restez avec nous.
11:57 A tout de suite.
11:58 - Sud Radio 7 Excellent, Judith Beller.
12:02 - Merci d'être avec nous sur Sud Radio, chers auditeurs.
12:04 C'est un bon choix, c'est excellent ce soir
12:06 comme tous les dimanches à 19h.
12:08 Vous êtes en présence du romancier, scénariste,
12:10 historien Dan Franck et puis la créatrice de Souliez de Luxe
12:14 à la tête de la maison Ernest, Isabelle Bordier.
12:16 Re-bonsoir Isabelle, bienvenue, re-
12:18 Alors pour les auditeurs, quand même, un peu d'histoire.
12:21 La maison Ernest, elle date de 1904,
12:23 elle traverse les époques.
12:24 Monsieur Ernest, il a été ami avec Dali et Picasso,
12:27 Joséphine Baker et Miss Tinguette, dans les années 20.
12:30 Ils portent ses chaussures, elles portent.
12:33 Et puis dans les années 50, Janine, la fille de la maison,
12:35 prend les rênes.
12:36 Rêve d'une monne qui célèbre la liberté,
12:38 l'émancipation féminine.
12:39 C'est un engagement que vous aimez à perdurer,
12:41 Isabelle Bordier, a priori, l'émancipation et la liberté.
12:44 - J'essaie, en tout cas.
12:46 C'est vrai que ce sont des concepts
12:48 qui sont vraiment ancrés, en fait,
12:52 avant même, finalement, ma naissance.
12:54 Puisque tout est parti du choix qu'ont fait mes parents,
12:58 quelque part, de leur choix de vie.
13:01 Et c'est vrai que quand on écoute Dan Franck,
13:03 on se dit "mais c'est incroyable,
13:05 il est en train de raconter une fiction,
13:07 il ne l'a pas vécue, ce n'est pas possible".
13:09 Et quelque part, finalement,
13:11 quand on regarde chacun nos vies,
13:13 on se dit qu'on pourrait presque écrire...
13:15 Alors, évidemment, il m'est pas arrivé de choses moins graves.
13:20 Mais déjà, dès le départ, c'était un peu atypique.
13:25 J'ai eu une enfance...
13:27 Enfin, en tout cas, j'ai des origines un peu atypiques,
13:29 puisque mes parents viennent de milieux sociaux aux antipodes, totalement.
13:35 Ma mère venant d'une famille royale
13:38 et mon père venant d'une famille, on va dire,
13:41 modeste, des montagnes de cabillé.
13:43 - La royauté et le peuple.
13:45 - Voilà. Rien ne les prédestinait à se rencontrer un jour.
13:49 Sauf qu'ils ont décidé, tous les deux,
13:52 de choisir Montpellier comme ville pour leurs études.
13:55 Ma mère pour parfaire son français
13:58 et mon père pour ses études de droit.
14:01 Ils sont tombés amoureux et contre la vie de mon grand-père,
14:06 qui avait le titre encore de roi à l'époque,
14:09 ils se sont mariés.
14:11 Ma mère s'est vue déshéritée parce qu'il avait tout simplement peur
14:18 que mon père soit là par intérêt, comme sûrement c'était clair.
14:22 Je me suis retrouvée avec ces deux origines très riches,
14:28 très différentes.
14:30 J'ai vécu la vie d'une enfant française moyenne
14:34 dans le sud de la France
14:36 et avec une fascination pour le beau.
14:39 C'est ma mère qui me l'a réculqué, le beau, les principes,
14:43 un peu d'étiquette, même si elle a toujours été un peu rebelle.
14:46 Cette vie pleine de protocoles,
14:49 c'est quelque chose qui ne lui convenait pas du tout
14:52 et qu'elle s'est complètement retrouvée dans cette simplicité à la française.
14:55 Donc aussi un véritable amour de la culture française.
14:58 Ma mère a toujours adoré la France, le français, la culture.
15:02 C'est quelque chose qu'elle m'a inculqué.
15:04 Et à côté de ça, mon père, qui est un entrepreneur dans l'âme
15:08 et qui s'est fait tout seul.
15:10 - Votre papa qui est dans le studio avec nous, on peut le dire.
15:12 - Bonjour papa.
15:14 - Et qui m'a élevée comme une entrepreneuse.
15:18 Moi, je ne connais pas autre chose.
15:20 Je ne sais pas ce que c'est que de travailler de 9h à 17h.
15:22 Je n'ai jamais connu.
15:24 Ça n'a jamais été l'exemple qu'il m'a donné.
15:26 Donc voilà, je me retrouve avec ce bagage.
15:28 D'un côté, l'amour du beau, la mode,
15:31 donner aux femmes envie de se libérer et d'être autre chose
15:34 que ce qu'on leur a dit qu'elles seraient depuis petite.
15:37 Et cette envie d'entreprendre.
15:39 - Et alors ces objets que vous créez, qui sont des chaussures,
15:42 sont souvent à très haut talon et qui valorisent la femme,
15:45 le pied de la femme justement, avec ce côté assez sexy, on peut le dire.
15:49 Ça va aussi à l'encontre de ce qu'on entend des courants féministes en ce moment.
15:52 C'est-à-dire qu'on peut être féministe et libre et femme
15:56 avec un talon aiguille.
15:58 C'est ça que vous nous racontez.
15:59 - Complètement.
16:00 Et puis c'est ancré dans l'histoire de Maison Ernest.
16:03 Puisque au début, quand le créateur
16:06 décide de fabriquer des talons hauts,
16:11 c'était à contre-courant de ce qui se faisait à l'époque, en 1904.
16:15 C'était scandaleux, c'était tabou, c'était sulfureux, c'était interdit.
16:20 C'était uniquement pour les danseuses de cabaret et les femmes de petite vertu.
16:25 Sauf que cette sensation d'interdit,
16:28 beaucoup de femmes avaient envie de le ressentir.
16:30 Donc les bourgeoises et les aristocrates ont commencé
16:33 à venir chez Ernest pour trouver ces talons hauts.
16:37 Donc évidemment, les artistes étaient très séduits par ce concept-là.
16:42 Il y a même eu des têtes couronnées.
16:44 J'ai eu la petite-fille d'Ernest Hamsel
16:46 qui m'a raconté qu'une tête couronnée était venue,
16:48 mais qu'elle était petite, qu'elle n'avait pas le droit de dire, etc.
16:51 Donc c'est une histoire quand même assez fabuleuse.
16:54 Et finalement, ces talons hauts représentent aussi
16:57 cette liberté d'être la personne qu'on a envie d'être
17:01 et pas la personne que la société nous demande d'être
17:04 ou nous oblige à être.
17:06 Donc c'est ça la liberté finalement.
17:08 Au-delà du courant féministe qui dit que quand on est féministe,
17:11 il ne faut pas porter de talons hauts.
17:13 Pour moi, être féministe, c'est quoi ?
17:15 C'est être bien avec sa féminité.
17:17 Que l'on soit en talons hauts, en basket, maquillée ou pas maquillée,
17:20 peu importe tant qu'on se sent bien.
17:22 - Bien sûr.
17:23 Dan Front, comme vous qui aviez 15 ans en mai 68,
17:27 cette fameuse période où il était interdit d'interdire
17:29 et où les femmes brûlaient leur soutien-gorge,
17:31 évidemment, les femmes qui mettaient des talons aiguilles
17:35 et qui continuaient à se faire belles à cette époque-là,
17:37 elles étaient finalement peut-être aussi assez mal vues
17:39 par les féministes qui voulaient libérer de toutes les étreintes
17:43 et les contraintes.
17:45 Et ça, ça évolue aujourd'hui.
17:47 - C'est une question d'âge.
17:49 C'est-à-dire qu'en effet, je raconte d'ailleurs,
17:53 j'ai rencontré quelques femmes,
17:57 une d'entre elles avait mon âge
18:00 et elle était en jean, tennis, basket et sans soutien-gorge
18:04 ou une autre que j'appelle Madame Boit dans le livre
18:06 qui était en fait ma prof, prof de sociologie avec qui j'ai vécu
18:09 et qui était, comme vous décrivez, c'est une femme très élégante,
18:12 très... et je suis allé au Larzac avec elle,
18:15 dans sa Volvo, et j'ai vécu 10 ans avec elle
18:19 et c'était deux cultures qui étaient différentes
18:21 mais en vérité, c'était deux cultures, en fait, même pas vraiment,
18:25 c'était deux histoires, deux mémoires qui n'étaient pas les mêmes
18:28 mais elles étaient libres les unes et les autres
18:32 de manière différente, de la même façon.
18:37 D'ailleurs, le féminisme de l'époque n'a rien à voir avec le féminisme d'aujourd'hui,
18:41 enfin je crois, il me semble, d'abord parce qu'il n'y avait pas eu #MeToo,
18:44 ça change quand même beaucoup de choses,
18:47 les femmes étaient quand même plus silencieuses,
18:49 hélas, on a bien vu ce qui se passe aujourd'hui.
18:54 Et c'était d'abord les hommes de ma génération,
18:58 donc à cette époque-là, et beaucoup de mes amis aujourd'hui
19:01 ne se comportaient pas comme d'autres se comportent de nos jours
19:04 avec les femmes, où se sont comportées, il a fallu #MeToo
19:07 pour arrêter ces conduites absolument scandaleuses,
19:11 mais elles étaient tout de même minoritaires.
19:15 Isabelle Bordy, Dan Frank ici présent, il est écrivain, on l'a dit,
19:19 il s'inspire de l'histoire des autres, et de la sienne en l'occurrence,
19:22 vous créez vos incroyables souliers,
19:27 c'est donc l'histoire de ce mélange entre le lieu que vous avez repris
19:32 et cette histoire aussi, votre histoire créatrice que vous venez de nous raconter,
19:36 et ce qu'il vous raconte vous-même en fait,
19:38 donc c'est aussi une autre manière de raconter une histoire.
19:41 Complètement, c'est vrai que quand l'opportunité Maison Erna s'est arrivée,
19:46 je me suis tout de suite reconnue dans cette maison,
19:49 parce qu'une maison classique, et somme toute avec une vraie belle histoire,
19:54 mais aussi plus que de braver l'interdit,
19:57 c'est d'aller chercher des choses au fond de nous-mêmes
20:00 que l'on ne soupçonnerait pas parfois,
20:03 et c'est cette démarche créative qui moi m'intéresse,
20:07 c'est vrai que c'est du soulier, c'est du soulier à terre haut,
20:10 mais au-delà de ça, qu'est-ce que je peux raconter,
20:13 qu'est-ce que je peux inventer qui n'existe pas,
20:16 ou qu'est-ce que je peux mixer de choses qui ne se mixent pas non plus ?
20:20 - Le bijou de chaussure par exemple ?
20:22 - Oui, de prendre des codes BDSM qui sont quand même très sulfureux,
20:26 et en faire un objet de mode qui devient complètement portable par n'importe qui,
20:32 c'est d'aller chercher dans ces histoires-là,
20:36 avec humilité, qu'est-ce que l'on peut inventer de nouveau,
20:42 c'est ça qu'on cherche, et en même temps on cherche,
20:45 et ça je l'ai compris un jour avec une danseuse du Crazy Horse,
20:50 je cherche l'éclat dans les yeux de la femme.
20:54 - C'est beau ça !
20:56 - Et ça a été une révélation en fait ce moment-là,
20:59 j'ai côtoyé un peu les danseuses du Crazy Horse,
21:03 on était à une soirée, j'expliquais ce qu'étaient les banilons,
21:07 comment les porter avec des talons hauts, je leur fais essayer,
21:10 et là je vois une danseuse du Crazy, Vénus, qui est toujours au Crazy d'ailleurs,
21:15 et je l'habille, et je lui dis voilà, une proposition,
21:19 et elle se regarde dans le miroir, et elle a les larmes aux yeux,
21:23 et elle me dit "mais je ne me suis jamais sentie aussi belle".
21:26 - Et donc là vous avez réussi votre coup.
21:28 - Et là je me suis dit c'est ça que je veux faire dans la vie.
21:30 - C'est gagné.
21:31 - C'est ça que je veux faire dans la vie, c'est cet éclat-là que je veux donner.
21:34 - Mais vous aussi, Dan Frank, quand vous écrivez un livre,
21:37 si vous voyez l'émotion chez votre lecteur,
21:39 et si c'est des retours où vous êtes allé toucher au cœur les gens,
21:42 finalement vous avez fait votre boulot aussi, c'est un peu la même chose.
21:44 - Oui mais pour toucher les gens, il faut que vous soyez touché vous-même.
21:47 Moi je pense qu'on est nos premiers lecteurs,
21:50 et le fait d'écrire et de lire, au fond, c'est extrêmement complémentaire.
21:56 Donc si vous ne prenez pas de plaisir...
22:00 L'écriture c'est soit un plaisir, soit nécessaire,
22:03 c'est pas de la distraction, c'est pas...
22:05 En tout cas ce livre-là, "L'Arrestation", c'est un livre très dense, très...
22:09 - Qui a été dur à écrire on imagine.
22:11 - Qui a, en tout cas, une puissance existentielle, j'espère,
22:15 et on n'est pas neutre quand on écrit ça de la même manière qu'on n'est pas neutre.
22:18 Bon, il a été lu, maintenant j'ai un peu la réaction de lecteur,
22:21 on n'est pas neutre en lisant, comme j'imagine chez vous,
22:24 on n'est pas neutre quand on enfile une paire de chaussures plutôt qu'une autre.
22:27 - Complètement.
22:28 Comment est-ce que vous définiriez, vous, votre style, Isabelle Borgi,
22:34 l'esthétique de la Maison Ernest, parce que c'est vous qui avez donné le patronyme "Maison",
22:38 ça s'appelait "Le Chausseur Ernest".
22:41 Qu'est-ce qui change vraiment sous votre direction par rapport aux autres pas
22:45 de l'histoire de cette maison, justement ?
22:47 - Je dirais la fantaisie.
22:49 - Oui, c'est ça que vous avez apporté.
22:51 - Ça me décrit bien parce que la fantaisie, ça englobe plein de choses.
22:55 On peut très bien avoir une paire plutôt classique,
22:58 mais qu'elle soit fantaisie en même temps.
23:00 Et la fantaisie, c'est de se dire que je suis là quand même
23:03 pour apporter du bonheur et du bien-être.
23:06 Je ne dénonce rien, je suis là juste pour essayer d'apporter du beau,
23:11 parce que ça me fascine, en fait, la recherche du beau.
23:16 - Et de la précision aussi, parce que c'est des chaussures, je précise, faites à la main.
23:19 - Et de la précision.
23:21 Et c'est vrai que ce qui me plaît aussi beaucoup, c'est de travailler main dans la main
23:26 avec les ateliers et les usines, puisque c'est moi qui me déplace.
23:29 - Tout est fabriqué en Italie, c'est comme ça.
23:31 - Tout est fabriqué en Italie, et donc je me déplace régulièrement là-bas
23:35 pour défier parfois la technique, quand on me dit que ce n'est pas possible.
23:42 Il y a une solution et ce sera possible.
23:44 - Il y a toujours une solution.
23:45 - Et voilà, c'est ce mélange, parce que c'est vrai que ce n'est pas...
23:48 On pourrait croire que le métier de créatrice, c'est...
23:51 On est assis à son bureau et on dessine toute la journée.
23:54 Malheureusement, ça ne représente que 5% de mon temps.
23:57 Et les 95 autres pourcents, c'est plein de choses, mais qui sont toutes aussi passionnantes,
24:01 parce que je pense qu'effectivement, si je ne faisais que créer, je m'ennuierais.
24:06 Et le fait de devoir faire un peu de tout et de toucher à tout,
24:09 c'est ce qui fait aussi que je vis, que je me sens en vie, en tout cas.
24:14 - Eh bien, c'est une belle histoire qu'on entend sur Sud Radio ce soir.
24:18 Vous aurez compris, c'est excellent, chers auditeurs,
24:20 avec l'écrivain qui écrit, des scénarios aussi, Dan Franck,
24:24 et puis la créatrice multi-support, Isabelle Borgi de la Maison Ernest.
24:28 Vous restez là, nous reviens tout de suite.
24:31 - Sud Radio, c'est excellent, Judith Bélair.
24:34 - Vous avez choisi Sud Radio, et vous avez bien raison, c'est excellent,
24:37 ce soir, comme tous les dimanches, avec deux artistes dans deux univers bien différents,
24:41 mais ciliés par la création elle-même, l'écrivain Dan Franck,
24:44 et l'artiste qui crée des souliers de luxe, Isabelle Borgi.
24:48 Dan Franck, tout de même, je vous cite, je rappelle aux auditeurs le titre de votre livre,
24:53 tout juste sorti chez Grasset, "L'Arrestation".
24:56 Je vous cite dans ce livre, vous parlez notamment de la guerre d'Espagne,
24:59 et des brigades internationales, bien entendu,
25:03 et vous dites "Qui a compris la guerre d'Espagne peut décrypter le siècle".
25:06 Pourquoi en particulier cette guerre-là ?
25:09 - Mon premier livre était sur la guerre d'Espagne,
25:12 j'ai beaucoup écrit sur la guerre d'Espagne,
25:14 parce que je trouve que c'est un événement considérable.
25:17 D'abord, c'est une guerre où les artistes se sont beaucoup engagés,
25:22 et moi j'ai beaucoup écrit sur les artistes, des gens que j'aime,
25:24 qui ont un pied dedans, un pied dehors.
25:27 Donc il y a la notion d'engagement qui est très importante,
25:31 et c'est vrai que quand on connaît un peu la guerre d'Espagne,
25:35 on a du mal à devenir communiste stalinien,
25:40 si je précise bien "stalinien",
25:42 parce que pendant très longtemps on a dit que
25:46 les brigades internationales avaient été formées notamment par Moscou,
25:50 ce qui n'est d'ailleurs pas complètement faux,
25:52 la seule chose c'est que si Staline est venu en Espagne,
25:55 c'était beaucoup pour assassiner les gauches,
25:58 des trotskistes notamment,
26:00 qui se trouvaient en Espagne et qui combattaient pour la République.
26:03 Je rappelle quand même que la République espagnole avait été élue par le peuple,
26:07 et que Franco a fait un coup d'État.
26:10 Je pense que les Russes ont une attitude très très bizarre,
26:15 parce qu'ils passaient pour les premiers donateurs,
26:17 les plus généreux,
26:19 mais c'est vrai qu'ils ont pris l'or de la guerre d'Espagne,
26:22 c'est arrivé par bateau et par wagon à Moscou,
26:25 c'est vrai aussi qu'ils ont décimé les groupes anarchistes et trotskistes,
26:30 Orwell raconte ça très bien dans "Catalogne libre",
26:33 et que peut-être que s'ils avaient été jusqu'au détroit de Gibraltar,
26:39 la guerre aurait été différente.
26:41 De la même manière, si le front populaire de Léon Blum
26:45 était intervenu en Espagne,
26:47 probablement que la République aurait survécu.
26:52 Vous savez, c'est l'histoire, au procès de Nuremberg,
26:55 il y a eu un maraschal qui s'appelait Jodel,
26:57 qui était un Allemand, qui dirigeait les troupes allemandes,
27:00 et qui a dit que si les Alliés, les Français, les Anglais,
27:03 nous avaient attaqué au moment où on entrait en Tchécoslovaquie,
27:08 probablement on n'aurait pas eu de guerre,
27:10 parce qu'on n'avait pas l'armement, on s'est nourris sur la bête.
27:13 Et la guerre d'Espagne, c'est un peu ça.
27:15 - Et en ce moment, on sait qu'il y a beaucoup de jeunes
27:18 dans les brigades internationales qui étaient staliniens,
27:21 dont mon grand-père, je le dis aux auditeurs.
27:23 - Je ne sais pas si votre grand-père était stalinien.
27:25 - On en reparlera en rentant, mais a priori il l'était.
27:28 Comment est-ce qu'on peut expliquer cette fascination
27:31 qu'ils avaient pour ce dictateur, alors qu'ils se battaient pour la liberté ?
27:35 - Oui, c'est ça.
27:37 Les volontaires des brigades internationales,
27:40 par exemple Orwell, il est parti avec un groupe trotskiste,
27:42 alors qu'il n'était pas trotskiste.
27:44 Ils sont partis avec des groupes communistes sans le savoir.
27:46 C'était une façon d'aller là-bas, on n'y allait pas facilement.
27:50 Et puis c'était une conviction, en effet, vous avez raison,
27:53 c'est-à-dire qu'il fallait défendre la République.
27:55 Et c'était le premier de tous les combats.
27:58 - C'est un combat qu'on doit aussi faire aujourd'hui,
28:00 ça, défendre la République en ce moment, Dan Franck ?
28:03 - Aujourd'hui, on vit une période qui est épouvantable,
28:06 à peu près partout dans le monde.
28:08 Ce qui se passe en Israël, en Palestine, c'est inimaginable.
28:12 Nous, on voit le Front National, le Rassemblement National,
28:16 qui monte, qui monte, qui monte, qui monte.
28:19 Et je pense qu'il faut s'engager dans ces combats-là.
28:22 Il faut dire ce qu'on pense, il faut parler des massacres.
28:26 Et moi, j'ai écrit une trentaine de livres, dont beaucoup sur les artistes.
28:30 Je ne pense pas que notre rôle soit d'être,
28:32 comme il l'était au 19e siècle, d'écrire, vous savez, la vie de Bohème,
28:38 d'écrire dans une chambre, sous les toits, avec une bougie.
28:42 Non, on parle, on doit parler, on doit dire les choses.
28:45 - Il y a un rôle, quoi, à prendre.
28:47 - Il y a un rôle, voilà.
28:49 - Vous, vous explorez l'histoire dans vos ouvrages.
28:53 - Souvent, oui.
28:54 - Explorer l'histoire, c'est pour comprendre le présent, aussi.
28:57 Ça met en lumière le présent.
28:59 - Oui, c'est la phrase de Shakespeare, "le passé est un prologue".
29:01 - Exactement.
29:02 Et souligner l'importance de la mémoire, aussi,
29:04 pour les générations d'aujourd'hui,
29:06 et puis celles qui viennent derrière, quoi.
29:08 C'est pour ça que c'est aussi important, ce devoir de mémoire,
29:11 on peut l'appeler comme ça.
29:13 - Moi, quand j'ai écrit "L'Arrestation",
29:16 au départ, je ne pensais pas...
29:18 C'est Anne Sinclair, qui est une grande d'amis,
29:21 qui m'a dit, mais élargit le propos, raconte,
29:24 qu'est-ce que c'est d'avoir 15 ans en 68,
29:26 parce que ça servira aux autres,
29:28 ça permettra de raconter l'histoire, qui est la nôtre, quoi.
29:34 Alors c'est vrai que dans ce livre, je parle de mon histoire,
29:37 donc je parle d'une époque contemporaine,
29:39 mais que j'ai écrit aussi des livres, oui, sur la guerre d'Espagne,
29:42 sur... vous savez, j'avais écrit une série avec mon ami Jean Vautrin,
29:46 qui n'est plus là, et que j'ai continué seul,
29:48 "Les aventures de Boreau", un reporter-photographe,
29:51 qui est un reporter-photographe,
29:53 qui parcourt l'Europe des années 30, 40, 50, 60,
29:56 et qui est un personnage engagé.
29:58 Je ne crois pas qu'on puisse vivre sans engagement,
30:00 ça me paraît quelque chose...
30:02 Le don d'engagement, pour moi, est déjà un engagement.
30:04 - Alors la transmission, ça fait partie des engagements,
30:07 des artistes qui peuvent relever,
30:09 et des créateurs en tout particulier, Isabelle Borgi,
30:11 parce que, vous, la Maison Ernest,
30:13 c'est un héritage de tradition, d'excellence, etc.,
30:16 et d'attachement ferme à cette liberté, justement,
30:18 dont on parle depuis tout à l'heure.
30:20 Donc c'est aussi une manière de perpétuer la mémoire, ce que vous faites.
30:23 - Oui, et puis d'expliquer aussi aux nouvelles générations
30:26 en quoi est-ce qu'elles sont plus libres, ou moins libres,
30:31 que notre génération à nous, ou les anciennes générations,
30:35 parce qu'il y a des choses qu'elles ne comprennent pas, évidemment.
30:37 - Par exemple ?
30:39 - Le fait de choisir de porter une paire de talons.
30:42 Pour elles, ça peut paraître anodin,
30:44 mais c'était un vrai choix, presque politique, à une époque,
30:48 et de leur dire que ce sont des choses
30:50 pour lesquelles les femmes se sont battues.
30:53 Alors, pas le fait de porter des talons,
30:55 mais de dire "voilà, on a le droit de faire ceci,
30:58 on a le droit de faire cela", ça n'était pas acquis d'office.
31:02 Pour vous, évidemment, tout est acquis,
31:04 mais il y a plein de choses qui ne l'étaient pas.
31:06 Et on part, c'est vrai, d'un objet comme le talon haut
31:09 pour aller beaucoup plus profondément
31:11 et discuter avec les jeunes générations,
31:14 de dire "vous savez, on revient de loin, nous les femmes".
31:17 - Et on n'est pas arrivés encore.
31:19 - Et on n'est pas encore arrivés.
31:21 Donc il faut aussi faire attention,
31:25 parfois quand vous avez des jugements,
31:28 ça peut être un jugement anodin,
31:30 de dire "elle est trop maquillée", ou "trop ceci, trop cela",
31:34 mais en fait vous avez votre perspective,
31:37 et votre prisme, mais dans notre prisme,
31:41 avant de pouvoir être trop maquillée,
31:44 ça a été très compliqué.
31:46 - C'était scandaleux.
31:48 - Mais en même temps, c'est amusant de vous entendre,
31:51 parce qu'il y a un paradoxe,
31:53 je pense à Georges Sand ou à d'autres,
31:56 qui s'habillaient en hommes,
31:58 et en fait il fallait une autorisation préfectorale
32:01 pour que les femmes puissent porter les pantalons à l'époque,
32:04 mais elle enlevait ses hauts talons,
32:06 je ne sais même pas si elle a jamais eu des hauts talons,
32:08 - Elle devait avoir des petites bottines à mon avis.
32:10 - Elle mettait des pantalons d'hommes,
32:12 des redingotes d'hommes,
32:14 pour aller là où les femmes ne pouvaient pas aller.
32:16 Et donc heureusement, par chance,
32:18 les choses ont un peu changé,
32:20 elles ont changé,
32:22 et ce que je trouve absolument scandaleux,
32:24 par exemple, c'est que,
32:26 enfin il y a mille choses qui me paraissent scandaleuses,
32:28 mais la différence des salaires entre les hommes et les femmes,
32:30 c'est quelque chose que je trouve,
32:32 je ne comprends pas que ça puisse encore exister.
32:34 - Et ça progresse très doucement.
32:36 - C'est absolument incroyable.
32:38 A la même fonction, une femme gagne moins qu'un homme,
32:41 je trouve ça épouvantable.
32:43 Alors évidemment, maintenant les femmes ont le droit de voter,
32:45 mais quel miracle, quelle chance !
32:47 - C'est vrai qu'en termes de parité,
32:49 on n'est pas encore...
32:51 - Ah oui, non, c'est pas bon.
32:53 - On n'y est pas.
32:55 - Et puis, pour reparler de cette histoire de pantalons,
32:57 je crois que la loi a été abrogée il y a seulement quelques années,
32:59 comme quoi les femmes...
33:01 - Oui, ça a été enlevé de la loi, en fait.
33:03 L'article a été abrogé.
33:05 - C'est quand même intéressant.
33:07 - Il était plus appliqué, mais ça ne fait pas très longtemps qu'il a été abrogé.
33:09 - Il y a du boulot.
33:11 - Il y a encore du boulot, et c'est vrai que...
33:13 ce sont des choses...
33:15 - Louves.
33:17 - Peut-être qu'on peut oublier,
33:19 mais c'est vrai que certaines générations ne se rendent pas compte,
33:21 et c'est bien de parler avec eux,
33:23 parce qu'elles sont intéressées.
33:25 Mais c'est juste que si on ne parle pas, qu'on ne communique pas...
33:27 - Mais même l'évolution, je veux dire.
33:29 L'évolution des choses.
33:31 Moi, je me souviens très bien,
33:33 je raconte un peu cette période où...
33:35 il fallait se battre pour le droit à l'avortement,
33:37 où les jeunes filles partaient en Angleterre,
33:39 ou en Hollande...
33:41 - Le droit qui régresse dans certaines grandes démocraties.
33:43 - Et qui régresse ici et là.
33:45 Les choses ne sont pas faciles,
33:47 ne sont pas venues comme ça.
33:49 C'est des combats, c'est des luttes,
33:51 c'est des bagarres,
33:53 et je pense qu'on est dans un siècle de bagarres,
33:55 et on l'est depuis déjà un long moment.
33:57 - Ça fait quelques siècles, oui.
33:59 Alors justement,
34:01 votre manière de vous battre, vous Isabelle,
34:03 c'est aussi de donner des noms à vos modèles,
34:05 des noms comme Heaven,
34:07 Lapinou, ou Betty,
34:09 je trouve ça génial.
34:11 C'est une esthétique qui va avec forcément le glamour chez vous,
34:13 mais c'est aussi un plaidoyer.
34:15 - Oui, et puis,
34:17 j'aime bien,
34:19 en fait, ça me fait rigoler
34:21 quand je trouve les noms,
34:23 parce que je n'aime pas choquer,
34:25 parce que ce n'est pas du tout mon but.
34:27 - Mais j'ai aussi une Ava, j'ai vu.
34:29 - Ava, je sais que t'as...
34:31 - Ma fille, oui.
34:33 - Vous le saurez, Charles Oditin.
34:35 - Mais c'est vrai que c'est un peu aussi une référence
34:37 souvent à des femmes fortes,
34:39 que ce soit Betty Page ou Ava Garner,
34:41 ce sont des femmes qui ont créé
34:43 la chronique à leur époque,
34:45 parce qu'elles étaient si féroces.
34:47 - Parce qu'elles étaient libres.
34:49 - Elles osaient être ce qu'elles étaient.
34:51 Et puis, c'est aussi pour...
34:53 À un moment, on est dans la mode,
34:55 on n'est pas complètement dans le sérieux,
34:57 je ne guéris pas de maladies,
34:59 enfin, pas encore, malheureusement,
35:01 mais on est aussi là pour s'amuser
35:03 et pour se dire que la mode,
35:05 ce n'est pas fait pour se prendre au sérieux,
35:07 c'est fait pour se sentir bien,
35:09 c'est fait pour s'amuser,
35:11 c'est fait pour oublier, peut-être 5 minutes,
35:13 on met une paire de talons haut
35:15 et pendant 5 minutes, on oublie nos soucis
35:17 parce qu'on est une autre femme.
35:19 - Et alors, Catherine Deneuve s'étonnait
35:21 de ne plus voir tant de femmes porter le talon
35:23 dans la rue. Pourquoi, votre avis ?
35:25 C'est une histoire de confort, Isabelle Bardi ?
35:27 - Je pense que c'est une histoire de confort,
35:29 c'est une histoire de...
35:31 Nos vies ont changé, on court toute la journée,
35:33 je pense que tu es bien placée pour le savoir.
35:35 On est devenues des femmes plurielles,
35:37 ce que l'on n'était peut-être pas
35:39 à une certaine époque.
35:41 On prend le métro, on prend ceci,
35:43 on va chercher les enfants,
35:45 on a des galas, des cocktails...
35:47 Donc on court, on court, on court
35:49 et c'est peut-être pas en talons haut
35:51 que c'est le plus judicieux.
35:53 Donc je pense que c'est avant tout
35:55 une histoire de confort, mais
35:57 le talon haut, je s'en reviens
35:59 comme un peu...
36:01 - Un plaidoyer.
36:03 - Un plaidoyer, de dire...
36:05 - Le bonheur de porter la chaussure qui en valore.
36:07 - J'ai envie d'une différence,
36:09 au moins pour les quelques heures
36:11 ou les quelques minutes,
36:13 parfois j'ai envie de cette différence.
36:15 Et c'est pas plus mal.
36:17 - Eh bien chers auditeurs,
36:19 l'écrivain Dan Franck et l'artiste
36:21 Isabelle Borgé de la Maison Ernest
36:23 sont avec vous sur Sud Radio et vous restez avec nous,
36:25 bien sûr, c'est excellent, on revient dans un instant.
36:27 - Sud Radio, c'est excellent, Judith Bélair.
36:31 - Vous êtes bien sur Sud Radio
36:33 et nous aussi, c'est excellent, comme chaque dimanche.
36:35 Encore un peu de temps à passer ensemble
36:37 ce soir avec l'écrivain et historien Dan Franck
36:39 et puis une autre vision du soulier de luxe,
36:41 Isabelle Borgé à la tête de la Maison Ernest.
36:43 Alors Dan Franck, vous avez écrit
36:45 beaucoup seul, mais aussi en collaboration,
36:47 vous en avez parlé tout à l'heure, avec
36:49 notamment Jean Vautrin, puis il y a eu aussi Enki Bilal
36:51 et j'en passe. Avec Jean Vautrin,
36:53 vous aviez conçu cette série de romans
36:55 dont vous avez parlé à l'instant, "Les aventures de Boreau",
36:57 "Reportard photographe", c'était
36:59 très très apprécié par les lecteurs,
37:01 donc vous avez dit qu'il y a une suite, peut-être qui vient ?
37:03 - J'ai publié le dernier
37:05 il y a un an et demi à peu près,
37:07 oui peut-être, je sais pas.
37:09 - Ça vous amuse de continuer ?
37:11 - Oui ça m'amuse,
37:13 mais surtout ça me permet de dire des choses.
37:15 Encore une fois, c'est le rapport
37:17 dont on parlait tout à l'heure,
37:19 le rapport à la mémoire. Je ne suis pas historien d'ailleurs,
37:21 mais je m'intéresse à l'histoire,
37:23 parce que je pense que... - Vous faites des livres historiques en tout cas.
37:27 - Oui, mais c'est parce que les historiens sont là, sont devant.
37:29 Donc en fait, je lis ce qu'ils ont écrit,
37:31 je lis des témoignages, etc.
37:33 Mais avec Jean Vautrin,
37:35 on avait créé ce personnage
37:37 qu'on a défini
37:39 très simplement,
37:41 on voulait que ce soit un peu un métèque,
37:43 de façon à ce qu'il n'ait pas
37:45 tous les avantages de la vie,
37:47 on voulait qu'il soit de gauche,
37:49 et on voulait qu'il prenne position.
37:51 Alors évidemment, à l'époque,
37:53 on commence en... le premier tome,
37:55 "La Dame de Berlin", c'est en 1933,
37:57 donc c'est la montée du nazisme, tout ça c'est des romans.
37:59 Mais simplement, il y a une trame historique
38:01 qui est très très précise.
38:03 Pendant longtemps, on est allé même dans les lycées
38:05 pour parler de ces livres, et donc de l'histoire.
38:07 Et donc,
38:09 le premier tome, c'est
38:11 en effet la montée du fascisme en Allemagne.
38:13 Le deuxième,
38:15 c'est "Le temps des cerises", c'est vers le Front Populaire
38:17 et le début de la guerre d'Espagne. Ensuite, il y a la guerre.
38:19 Et ensuite, il y a
38:21 "La Dame de Jérusalem", c'est la création de l'Etat d'Israël.
38:23 Et le dernier, c'est "Berlin, Est-Ouest".
38:25 - Alors justement, je dis "historien" parce que
38:27 le fait que ça soit écrit de la manière
38:29 dont c'est fait,
38:31 et fait à deux comme ça,
38:33 ça permet aussi peut-être à des gens
38:35 qui ne s'intéressent pas forcément à l'histoire,
38:37 d'avoir un accès à cette histoire grâce à vous.
38:39 - C'est ce qu'on voulait. - Ben voilà.
38:41 - C'était le but.
38:43 Et le but, c'était en fait de raconter l'histoire
38:45 du siècle à travers... Mais c'est des romans
38:47 qui se disent...
38:49 On s'est beaucoup inspiré du roman populaire français.
38:51 Vous savez, moi j'ai fait
38:53 pas mal de scénarios de films et de séries,
38:55 et j'ai pas fait d'école de scénarios,
38:57 mais j'ai beaucoup lu les romans populaires français,
38:59 c'est-à-dire
39:01 Balzac, Gensu,
39:03 Alexandre Dumas
39:05 qui est le plus grand,
39:07 et les livres qu'on a pu écrire avec Jean Léboreau
39:09 sont construits selon ce modèle-là.
39:11 Et même
39:13 "L'Arrestation" que j'ai donc
39:15 signé seul,
39:17 c'est un livre qui est écrit...
39:19 Je veux pas qu'on s'emmerde en lisant.
39:21 Moi si je m'emmerde en l'écrivant, on s'emmerdera en lisant.
39:23 Donc il faut que ça avance,
39:25 il faut que ce soit...
39:27 - Et écrire à deux, c'est autre chose aussi,
39:29 parce que là vous avez écrit à deux,
39:31 en l'occurrence c'est un processus complètement différent.
39:33 - Oui, moi j'ai écrit neuf tomes,
39:35 j'ai écrit les derniers seuls parce que j'en étais plus là.
39:37 J'ai écrit
39:39 aussi avec Enki Bilal.
39:41 J'ai même fait des scénarios à plusieurs,
39:45 mais c'est plus difficile parce qu'en fait,
39:47 je pense qu'on peut écrire à deux,
39:49 mais il faut qu'il y ait de l'admiration réciproque.
39:51 S'il n'y a pas d'admiration réciproque,
39:53 j'y crois pas beaucoup.
39:55 - Une question pour tous les deux,
39:57 Isabelle Bardjian va commencer par vous.
39:59 Est-ce que votre parcours de vie,
40:01 finalement, il est complètement dissociable
40:03 de votre parcours créatif ?
40:05 - Je pense.
40:07 Parce que dans nos métiers,
40:09 on n'a pas une vie à la maison
40:11 et une vie au travail.
40:13 On a une vie
40:15 qui est complètement...
40:17 Tout se mélange tout le temps.
40:19 C'est vrai qu'il y a
40:21 rarement de la séparation, de dire
40:23 "à cette heure-là, j'arrête de faire ceci ou cela".
40:25 C'est tout le temps.
40:27 Moi, j'ai choisi ma vie.
40:29 J'ai eu la chance de pouvoir choisir
40:31 ma vie et je l'ai choisie
40:33 dans une globalité.
40:35 Je ne sente pas
40:37 la vie privée,
40:39 de la vie professionnelle,
40:41 si il faut le dire comme ça.
40:43 - C'est un savant mélange permanent.
40:45 C'est pas un petit peu aliénant, parfois ?
40:47 - Je ne sais pas.
40:49 Je ne me pose pas la question.
40:51 Et surtout, je n'ai pas
40:53 d'autres exemples.
40:55 J'ai été élevée comme ça.
40:57 Pour moi, c'est ma normalité.
40:59 - Pour vous, Dan Franck,
41:01 c'est la même chose.
41:03 - Oui, ça fait partie.
41:05 Je suis absolument d'accord avec ce que vous dites.
41:07 Mais il ne faut jamais oublier que c'est un immense
41:09 privilège. A partir du moment
41:11 où on continue à travailler
41:13 quelque part, alors que
41:15 on a posé pour moi le crayon
41:17 et pour vous, je ne sais pas, le crayon aussi.
41:19 - Oui, a priori.
41:21 - On est toujours dedans.
41:23 Ça nous fascine.
41:25 Je pense aux gens qui sont absolument épuisés
41:27 parce qu'ils ont fait un travail
41:29 pas intéressant.
41:31 - Qui n'ont pas vraiment choisi.
41:33 - Oui, enfin...
41:35 C'est un privilège
41:37 de pouvoir choisir
41:39 ce qu'on fait et d'en vivre.
41:41 - Vous avez commencé à écrire par nécessité ?
41:43 Je rappelle que vous avez été émancipé à 15 ans.
41:45 - Non, j'ai été émancipé à 17.
41:47 - Et finalement,
41:49 votre premier livre, vous avez 20 ans.
41:51 - Le premier livre écrit,
41:53 j'ai 20 ans.
41:55 - Mais vous avez commencé à gagner votre vie
41:57 à 20 ans avec votre écriture.
41:59 C'était nécessité, finalement ?
42:01 Vous avez choisi ou c'était
42:03 juste par nécessité ?
42:05 - Je savais que je voulais écrire, que je savais à peu près
42:07 faire que ça. - Depuis l'enfance ?
42:09 - Oui, parce que c'est une manière de draguer les filles.
42:11 - Avec un talon aiguille,
42:13 c'est encore mieux !
42:15 - Oui, mais je n'ai pas mis de talon aiguille.
42:17 Je savais faire que ça.
42:19 Mais simplement,
42:21 j'ai trempé mon
42:23 porte-plume dans différents encriers.
42:25 J'ai beaucoup écrit pour d'autres.
42:27 Et puis j'ai écrit...
42:29 - Notamment pour Récasaraille.
42:31 - Oui, dans des circonstances particulières.
42:33 J'ai écrit à la santé.
42:35 C'est un livre qui s'appelle, je crois,
42:37 "La santé par les plantes", qui a fait
42:39 un succès absolument mondial et phénoménal.
42:41 - Écrit à la prison de la santé, je trouve ça génial.
42:43 - Oui, c'est pas mal.
42:45 En fait, Récasaraille,
42:47 j'avais eu l'autorisation du juge d'instruction
42:49 qui devait se sentir pas très bien quand même
42:51 de m'avoir mis en prison, parce que
42:53 même les policiers me disaient "c'est pas juste".
42:55 Donc, il m'avait autorisé
42:57 à poursuivre le travail que j'avais commencé
42:59 avec Récasaraille.
43:01 J'écrivais ces trucs sur les plantes.
43:03 Et en fait,
43:05 la copie lui a été renvoyée avec le tampon
43:07 de la censure sur chaque page.
43:09 J'aurais adoré retrouver ce manuscrit.
43:11 Donc, j'ai écrit, en effet, pour les autres
43:13 d'Henri Casaraille, je peux le dire maintenant.
43:15 Et plein, plein d'autres gens.
43:17 Puis j'ai écrit des scénarios de films.
43:19 Et puis j'ai écrit des livres,
43:21 des romans, puis des livres un peu...
43:23 Cette trilogie que j'ai...
43:25 "Boheme", "Libertad", "Éminu", sur la vie des artistes
43:27 à votre époque.
43:29 C'était à l'époque où
43:31 Ernest a été créé, c'est-à-dire...
43:33 - Début du XXe.
43:35 - Voilà, donc je ne sais faire que ça,
43:37 donc je n'arrête pas.
43:39 J'ai écrit, c'est une chance merveilleuse
43:41 que j'en ai vécu, j'en vis.
43:43 - Bravo.
43:45 - On cesse de me dire qu'on a une chance infinie.
43:47 Il ne faut jamais oublier ça.
43:49 - Isabelle Bordy, dans quelles conditions
43:51 vous créez une chaussure ?
43:53 Qu'est-ce qui vous inspire autour de vous ?
43:55 C'est quoi votre processus de création ?
43:57 - Alors c'est vrai qu'on a toujours l'impression,
43:59 et quand je parle avec d'autres créatifs,
44:01 c'est le cas aussi,
44:03 qu'on s'inspire de quelque chose,
44:05 mais c'est rarement le cas.
44:07 Le processus créatif,
44:09 c'est un peu comme...
44:11 On pourrait l'assimiler à une trance,
44:13 c'est-à-dire qu'on est seul face à sa feuille.
44:15 Et en fait,
44:17 les inspirations,
44:19 c'est elles qui viennent à vous.
44:21 Évidemment, on est dans des milieux
44:23 où on voit plein de choses différentes,
44:25 où on est curieux,
44:27 mais on ne se dit pas "tiens, je vais m'inspirer de ça".
44:29 C'est qu'à un moment donné,
44:31 un truc qu'on a vu il y a dix ans,
44:33 va revenir à la surface,
44:35 et va faire que
44:37 on va se dire "ah tiens, je vais faire ça",
44:39 mais c'est presque involontaire.
44:41 - C'est un peu magique, c'est ça que vous dites ?
44:43 - Oui, c'est vraiment comme une trance.
44:45 Et alors,
44:47 je ne dis pas que la peur de la page blanche n'existe pas,
44:49 parce que la peur est bien réelle.
44:51 - Ah, c'est le truc que vous...
44:53 Non, vous n'avez pas ça.
44:55 - Mais la page blanche n'existe pas.
44:57 C'est toujours cette appréhension
44:59 de dire "la prochaine fois que je serai en session,
45:01 est-ce que je vais y arriver ?"
45:03 Mais une fois qu'on y est,
45:05 c'est une hémorragie.
45:07 - Vous aussi c'est pareil ?
45:09 - Non.
45:11 - Vous n'avez jamais eu peur de la page blanche ?
45:13 - Non, si, bien sûr, mais le processus d'écriture
45:15 n'est pas le même.
45:17 Chacun a son processus.
45:19 L'écriture,
45:21 au début, oui, vous avez le premier livre,
45:23 c'est de l'inspiration, le mien est toujours mauvais.
45:25 - Après, vous faire des plans, non ?
45:27 - Oui ou non, chacun a sa méthode,
45:29 mais ce que je sais, c'est que c'est beaucoup de travail.
45:31 Faulkner disait ça très bien.
45:33 C'est 10% d'inspiration
45:35 et puis 90% de travail.
45:37 Et ça, je le crois absolument volontiers.
45:39 - C'est comme vous, c'est 5% de dessin
45:41 et 95% de fabrication
45:43 et de problèmes d'entrepreneuriat, etc.
45:45 - Évidemment, au départ, on est sur l'instinct
45:47 de se dire "l'instinct créatif,
45:49 qu'est-ce que mon instinct créatif me pousse à faire ?"
45:51 Une fois qu'on a sorti ce qu'on devait sortir,
45:53 là, on arrive sur un business.
45:55 - Oui, mais c'est pas pareil.
45:57 Parce que le business, c'est l'éditeur qui s'en charge.
45:59 - Alors que nous, en tant que créatif,
46:01 en tout cas, moi, je suis obligée de se faire obliger.
46:03 - Vous êtes aussi chef d'entreprise.
46:05 - Oui, bien sûr.
46:07 - On a 300 dessins, mais on va pas faire 300 fêtes.
46:09 - Moi, j'ai 2000 employés,
46:11 c'est mes personnages. S'ils m'emmerdent, je les vire.
46:13 Au moins, j'ai cette chance, c'est un privilège aussi.
46:15 - Et vous, s'il y a une chaussure qui vous emmerde,
46:17 vous la virez aussi ?
46:19 - Pas toujours.
46:21 - Parce que des fois, ça peut plaire aux autres.
46:23 - Oui, ça peut plaire aux autres.
46:25 Mais quand même, j'essaie que les choses me plaisent à moi.
46:27 Et puis après, il y a des choses aussi où je vais à contre-courant.
46:29 Là, cet été, je vais sortir plein de plats,
46:31 alors qu'on est spécialisé dans le terrain,
46:33 parce que j'ai envie.
46:35 Parce que je me dis que le glamour
46:37 et la fantasy, ça peut être le plat.
46:39 Et que c'est pas le diktat du talent.
46:41 - Gros changement de direction, attention.
46:43 - C'est quelque chose dont j'avais envie depuis longtemps.
46:45 Mais on reste une maison,
46:47 une petite maison.
46:49 On peut pas non plus tout changer comme ça du jour au lendemain.
46:51 Évidemment, mon rêve, c'est d'avoir aussi une marque
46:53 un peu plus globale, parce que j'ai envie de créer
46:55 une femme maison-harnesse de la tête aux pieds.
46:57 Donc, voilà, ça, ce sont des envies.
46:59 On prend notre temps.
47:01 Et effectivement, après, les problèmes d'entrepreneuriat,
47:03 c'est est-ce qu'on va pouvoir
47:05 fabriquer cette chaussure ?
47:07 Est-ce que cette chaussure correspond ?
47:09 Est-ce que le marché demande ou pas ?
47:11 Voilà, et toutes ces problématiques-là,
47:13 toutes ces problématiques de fabrication,
47:15 de le cuir n'a pas les normes,
47:17 de chrome demandé, donc on peut pas l'utiliser.
47:19 Voilà, c'est plein, plein de choses.
47:21 - Oui, oui, oui. - Encore une fois, oui,
47:23 enquelles on pense pas, mais qui sont tout aussi passionnantes.
47:25 - On arrive à la fin de cette émission.
47:27 Je serais bien restée longtemps avec vous,
47:29 mais on va devoir se quitter. Vous auriez un mot de la fin,
47:31 l'un et l'autre ? Tiens, Isabelle,
47:33 y a un truc que vous avez envie de dire aux auditeurs ?
47:35 En tout particulier.
47:37 - Et ben que la...
47:39 Voilà, le terneau, la chaussure,
47:41 c'est un objet
47:43 qui peut paraître futile et superficiel,
47:45 mais...
47:47 - Mais ça a beaucoup plus de sens que ça.
47:49 - Ça a beaucoup plus de sens,
47:51 et on peut aller chercher
47:53 plein de significations
47:55 et plein de...
47:57 Comment dire ?
47:59 Plein d'origines par rapport à cette fascination.
48:01 - Donc il faut laisser tomber les préjugés, quoi.
48:03 - Il faut laisser tomber les préjugés,
48:05 et puis essayer de comprendre ce qu'est la vraie liberté.
48:07 - Bravo. Un petit mot après ça, Dan Franck ?
48:09 - Il faut... Lisons.
48:11 (rires)
48:13 - Lisons. - Lisez, lisons.
48:15 - Il y a une chose intéressante,
48:17 engageons-nous. L'époque aujourd'hui
48:19 veut qu'on s'engage.
48:21 Il y a des combats et des luttes à mener
48:23 qui me paraissent absolument essentielles.
48:25 Il faut combattre l'intolérance.
48:27 De toutes les manières possibles.
48:29 - De toutes les formes possibles.
48:31 - L'écriture, on est une. Moi, je le fais comme ça.
48:33 Mais il faut...
48:35 On vit dans une société,
48:37 on est partie
48:39 prenante de cette société. Il faut se battre
48:41 pour que cette société ait un peu
48:43 d'utopie, un peu de joie,
48:45 et pas uniquement des canonnades.
48:47 - Eh bien voilà, ça sera le mot de la fin.
48:49 Chers auditeurs, merci Dan Franck.
48:51 Merci Isabelle Borgi d'être venue par ici.
48:53 - Merci à vous. - Merci. - C'était un grand plaisir
48:55 de vous recevoir. "L'Arrestation", le tout dernier
48:57 récit roman autobiographique
48:59 de Dan Franck, est sorti
49:01 chez Grasset, et il est disponible dans toutes les
49:03 bonnes librairies, bien évidemment. Vous pourrez
49:05 l'acheter. Vous pouvez retrouver "La Maison
49:07 Ernest" et les créations de Isabelle Borgi
49:09 sur le site maisonernest.com
49:11 tout simplement. Et puis pour les
49:13 parisiennes qui ont de la chance, il y a deux boutiques, une dans le 6ème
49:15 et l'historique du 18ème à Pigalle.
49:17 Vous aurez évidemment toutes les infos sur le site
49:19 internet. Nous, on a rendez-vous dimanche
49:21 prochain à 19h, et puis avant ça, le
49:23 samedi à 13h30 pour "Destin de Femme".
49:25 Et puis toutes les émissions en intégralité
49:27 sont en podcast sur sudradio.fr,
49:29 la chaîne YouTube de Sud Radio, sans oublier les réseaux
49:31 sociaux et Deezer. Merci à Maxime
49:33 Sénat qui réalise pour vous aujourd'hui,
49:35 aux équipes de Sud Radio.
49:37 Bisous les copines, bisous les copains, et