"A comme Animal" extrait de l'Abécédaire, série d'entretiens entre Gilles Deleuzer et Claire Parnet; produit par Pierre-André Boutang (1988-1989)
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00:00 Si j'essaie de faire le compte, de vaguement me dire qu'est-ce qui me frappe chez un animal,
00:08 la première chose qui me frappe, je crois, c'est le fait que tout animal a un monde.
00:16 C'est curieux parce qu'il y a des tas de gens, des tas d'humains qui n'ont pas de monde.
00:20 Ils vivent la vie de tout le monde, c'est-à-dire de n'importe qui, n'importe quoi.
00:27 Les animaux, ils ont des mondes. Un monde animal, c'est quoi ?
00:31 C'est parfois extraordinairement restreint et c'est ça qui m'émet.
00:35 Les animaux, ils réagissent à finalement très peu de choses.
00:39 Il y a toutes sortes de choses. Tu me coupes si tu vois que...
00:44 Gilles Deleuze, Bobine 2. Une seconde.
00:56 Cette histoire de ce premier trait de l'animal, c'est vraiment l'existence
01:01 de mondes animaux spécifiques, particuliers.
01:05 Peut-être que c'est parfois la pauvreté de ces mondes, la réduction,
01:11 le caractère réduit de ces mondes qui m'impressionne beaucoup.
01:15 Par exemple, on parlait tout à l'heure d'animaux comme la tique.
01:22 La tique répond ou réagit à trois choses, trois excitants, un point c'est tout,
01:29 dans une nature qui est une nature immense.
01:32 Trois excitants, un point c'est tout.
01:34 C'est-à-dire qu'elle tend vers l'extrémité d'une branche d'arbre,
01:38 attirée vers la lumière. Elle peut attendre au bout, en haut de cette branche.
01:43 Elle peut attendre des années sans manger, sans rien, complètement amorphe.
01:50 Elle attend qu'un ruminant, un herbivore, une bête, passe sous sa branche.
01:57 Puis elle se laisse tomber. Donc, là, c'est une espèce d'excitant olfactif.
02:02 Elle sent la tique, sent la bête qui passe sous sa branche.
02:06 Ça fait deuxième excitant, lumière et odeur.
02:12 Et puis, quand elle est tombée sur le dos de la pauvre bête,
02:15 elle va chercher la région la moins fournie en poils.
02:19 Donc là, un excitant tactile. Et elle s'enfonce sous la peau.
02:24 Le reste, si l'on peut dire, elle s'en fout complètement.
02:29 C'est-à-dire, dans une nature fourmillante, elle extrait, elle sélectionne trois choses.
02:36 C'est ça ton rêve de vie? C'est ça qui t'intéresse dans les animaux?
02:41 C'est ça qui fait un monde.
02:45 D'où ton rapport animal-écriture?
02:49 C'est-à-dire que l'écrivain, pour toi, c'est aussi quelqu'un qui a un monde?
02:53 C'est plus compliqué, oui, parce qu'il y a d'autres aspects.
02:57 Il ne suffit pas d'avoir un monde pour être un animal.
03:00 Ce qui me fascine complètement, c'est les affaires de territoire.
03:06 Avec Félix, on a fait vraiment un concept, presque un concept philosophique,
03:12 avec l'idée de territoire.
03:15 Les animaux ont un territoire, il y a des animaux sans territoire,
03:19 mais les animaux ont un territoire, c'est prodigieux.
03:22 Parce que, constituer un territoire, pour moi, c'est presque la naissance de l'art.
03:30 Quand on voit comment un animal marque son territoire,
03:33 tout le monde sait, tout le monde invoque toujours,
03:36 les histoires de glandes anales, d'urines, avec lesquelles il marque les frontières de son territoire.
03:44 Mais ça dépasse beaucoup ça.
03:47 Ce qui intervient dans le marquage d'un territoire, c'est aussi une série de postures.
03:53 Par exemple, se baisser, se lever, une série de couleurs, les drilles, par exemple,
04:01 les couleurs des fesses, des drilles, qu'il manifeste à la frontière du territoire.
04:08 Couleurs, champs, postures, ce sont les trois déterminations de l'art.
04:16 Je veux dire, la couleur, les lignes, les postures animales sont parfois de véritables lignes.
04:22 Couleurs, lignes, champs, c'est l'art à l'état pur.