Dorothée Olliéric, grand reporter à France 2, publie "La guerre au féminin" (Taillandier). Accompagnée de Candice, commissaire des armées au sein des Forces Spéciales qui témoigne dans son ouvrage, elles sont toutes les deux les invitées du 9H10.
Retrouvez "L'invité de Sonia Devillers" sur
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10
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00:00 Sonia De Villere, vos invités sont commissaires des armées et reporters de guerre.
00:04 Et je commence par la reporter qui arrive tout droit d'Ukraine.
00:07 Bonjour Dorothée Olieric, voilà, vous connaissez la voix et le visage au journal de France 2.
00:14 A vos côtés Candice, bonjour Candice.
00:16 Bonjour Sonia.
00:17 Alors, dans le livre que Dorothée publie aux éditions Talendiers, « La guerre aux
00:21 féminins », il y a le témoignage d'Angie, pilote d'hélicoptère de combat dans les
00:25 forces spéciales.
00:26 Angie dit dans les forces spéciales, on a obligatoirement un pseudo, en général on
00:30 en propose un ou deux et c'est le commandant qui choisit.
00:34 C'est votre cas Candice ? C'est un pseudo ?
00:35 C'est exactement mon cas oui Sonia.
00:36 Vous l'avez choisi ? C'est pas moi qui l'ai choisi.
00:38 Ah d'accord, on vous l'a attribué.
00:39 Oui, je pense qu'il me va bien.
00:41 Il vous va très bien.
00:44 « La guerre aux féminins », voilà une plongée au cœur d'une institution extrêmement
00:49 masculine, l'armée française, vue par les yeux d'une journaliste qui est elle-même
00:56 en terrain de guerre, souvent depuis l'âge de 25 ans, la seule femme au milieu des hommes.
01:01 On s'y fait et c'est pas si mal.
01:03 Mon premier reportage à l'étranger, je suis partie avec 350 légionnaires.
01:06 J'avais 25 ans et je me suis dit c'est pas mal comme boulot quand même.
01:09 Je suis partie au Cambodge, j'ai sillonné le pays en rase-motte, en hélicoptère avec
01:15 des militaires aux petits soins.
01:16 Donc je me suis dit ça va.
01:18 C'est un milieu que je connais et pouvoir les approcher, avoir leur confiance et surtout
01:24 pour que les femmes acceptent de se raconter, c'est mieux quand on connaît et les militaires
01:27 et les terrains de guerre en fait.
01:29 Candice, vous êtes diplômée d'une école de commerce, vous avez commencé votre carrière
01:35 au sein d'une grande entreprise française de l'agroalimentaire où vous vous êtes
01:38 ennuyée ferme.
01:39 Mais peut-être que dans ce changement, il y a aussi une présence paternelle.
01:43 Vous êtes fille de militaire, fille de parachutiste.
01:46 Oui, c'est exact.
01:48 Je pense que l'influence de mon père a été à un moment donné assez importante
01:53 parce que oui, je me suis beaucoup embêtée là où je travaillais, même si visiblement
01:57 j'étais très bonne commerciale.
01:58 Mais en fait, ça ne l'a pas fait.
02:00 Il fallait que ça bouge, il fallait que je voyage, il fallait que je fasse du sport.
02:05 Et puis être toute seule dans une voiture à vendre des cartons, ce n'était pas mon
02:09 truc.
02:10 Vous avez passé le concours pour devenir commissaire de l'armée de terre, vous êtes
02:12 sortie majeure de la promo.
02:14 Vous avez demandé le 1er RCP.
02:16 Qu'est-ce que ça signifie ?
02:17 Le 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes à Pamiers.
02:20 C'est l'infanterie para au sein de la 11e brigade parachutiste.
02:23 Et ça n'a pas été facile du tout ?
02:25 Non, ça n'a pas été facile, mais ça a été un boulot extraordinaire.
02:29 Alors ça n'a pas été facile parce que je pense que sur 1 200 hommes, on devait être
02:34 12 femmes.
02:35 C'est la première femme officier à servir au sein de ce régiment.
02:38 Clairement, je crois qu'au début, le chef de corps ne voulait pas de moi.
02:42 Vous dites adorauté.
02:43 Quand on dit « je vous dis adorauté », j'ai connu des chefs qui se vantaient de faire
02:47 pleurer des femmes officières.
02:48 Alors ça, c'était mon premier chef de corps.
02:50 Ce n'était pas du tout celui du 1er RCP, je m'en souviens très bien.
02:53 Mais Pamiers, ça a été une expérience extraordinaire parce qu'on gagne nos lettres de noblesse
03:04 par le travail et par le mérite.
03:05 Et clairement, c'est vraiment une excellente école pour ça.
03:09 Je voudrais qu'on dise un mot des forces spéciales, puisque aujourd'hui, vous y
03:15 travaillez Dorothée O'Leary.
03:16 Je n'y travaille plus.
03:18 Vous y avez travaillé.
03:19 Et ce n'est pas le seul récit qui nous ramène aux forces spéciales de l'armée
03:25 française, Dorothée O'Leary.
03:26 Simplement pour que nos auditeurs comprennent de quoi on parle.
03:28 Alors en quelques mots, les forces spéciales, c'est 4000 militaires au sein desquels
03:33 il y a 4% de femmes, donc pas beaucoup.
03:35 Et ce sont des gens qui agissent autrement.
03:37 C'est leur devise, faire autrement.
03:39 Et on ne les croise jamais.
03:40 Même nous, journalistes, on a beaucoup de mal à les voir, à les filmer sur le terrain.
03:44 Pour vous donner un exemple, au Mali, ce sont eux qui, les premiers,
03:48 passent et font le travail.
03:50 Et derrière arrive ce qu'on appelle la conventionnelle, l'armée classique qui fait le boulot.
03:54 Eux sont invisibles et ils sont aux premières loges de la guerre.
03:56 Candice, vous avez choisi une position de soutien.
04:00 Qu'est-ce que ça signifie dans la guerre ?
04:02 Une position de soutien, c'est ne pas être sur la ligne de front avec son fusil.
04:11 C'est être à l'arrière et c'est faire en sorte que les fusils soient prêts, soient
04:17 rangés, mais surtout que les soldats puissent manger, qu'ils soient payés, qu'ils dorment
04:22 dans des locaux corrects, qu'ils aient des lits, des draps.
04:26 Mon job, c'est toute l'intendance militaire.
04:30 Alors moi, je suis plutôt spécialisé en opération.
04:34 Mais on le fait aussi…
04:35 Alors en opération, on vous a surnommé la dame à la mallette.
04:38 Qu'est-ce que c'est que ces valises de fric ?
04:40 C'est une valise de billets.
04:42 Si compliquée à trimballer sur terrain de guerre.
04:46 Surtout en Syrie, en Irak, dans des endroits comme ça.
04:49 Pour la partie irakienne, oui effectivement.
04:53 Ce sont des pays où il n'y a pas de carte bancaire.
04:59 On ne paye qu'en cash.
05:00 Et payer l'alimentation, payer la location de véhicule, ce n'est qu'en cash.
05:06 C'est assez drôle.
05:09 L'objectif, c'est d'être ce qu'on appelle un peu profil bas, low profile.
05:14 Il ne faut pas attirer l'attention.
05:16 C'est dans un sac à dos, c'est une mallette.
05:19 On est habillé à la cool.
05:22 On n'est pas avec des gros blindés dans tous les sens.
05:26 Tu passes des lits courts, on est lits courts en 4x4.
05:29 Ne pas attirer l'attention, ça veut dire aussi faire disparaître ces mèches blondes.
05:33 Effectivement.
05:34 En brune, oui.
05:36 Dans des pays plutôt du sud, où une blonde se verrait beaucoup.
05:42 Dorothée O'Leary, c'est pour ça que vous êtes brune.
05:45 Je ne suis pas de mèche blonde.
05:47 Mais c'est vrai qu'en Afghanistan, c'est sûr que ça passe mieux.
05:49 Oui, ça passe mieux.
05:52 Et d'ailleurs, c'est une question qui revient fréquemment dans les témoignages,
05:55 les dix témoignages que vous avez recueillis, Dorothée O'Leary.
05:58 C'est l'idée d'être une femme sur un terrain de guerre
06:01 et donc d'effacer les signes extérieurs de féminité.
06:04 Déjà pour s'imposer dans des régiments, dans des groupes, dans des sections très masculines.
06:09 Donc c'est sûr, il n'y a pas de maquillage, il n'y a pas de séduction.
06:13 Et en fait, la clé, j'ai l'impression, c'est de faire pote avec les mecs.
06:17 Je pense que c'est ce que tu as fait, toi, Candice.
06:19 Et c'est de s'imposer comme la meilleure.
06:21 Mais surtout, il ne faut pas faillir.
06:23 Parce que si la femme sur le terrain faillit,
06:25 et ça, c'est Célia qui travaille dans le renseignement qui me le dit,
06:28 eh bien, on va dire qu'elle est moins solide qu'un garçon.
06:30 Donc, il faut être encore meilleure.
06:32 Donc, peut-être encore plus courageuse, peut-être prendre aussi des risques.
06:35 Et quand elle parle qu'elle dit qu'elle est en soutien à l'arrière,
06:38 elle est à l'arrière, mais elle est sur un terrain de guerre.
06:40 Donc, elle n'est pas sur la ligne de front, mais elle est juste derrière.
06:43 « Les militaires français effectuent une patrouille à pied.
06:48 Mais leur mission de contrôle tourne mal.
06:51 9h40 du matin, ils traversent un village.
06:54 Soudain, un kamikaze déguisé en femme, portant la burqa, s'approche du groupe
06:59 et fait exploser la bombe qu'il porte sur lui.
07:02 Quatre Français ainsi qu'un interprète afghan sont tués,
07:04 cinq soldats blessés, dont trois gravement atteints. »
07:07 L'Afghanistan, Candice, ça vous a marqué, profondément marqué.
07:14 Il y a peut-être quelque chose dans votre fonction qu'on ignore, nous, les civils,
07:21 c'est que quand on est justement dans cette fonction de soutien,
07:24 eh bien, on doit gérer les corps, les corps des militaires tombés au combat.
07:30 Oui, en fait, les commissaires des armées reçoivent, on va dire,
07:35 une attribution, c'est officier de l'état civil.
07:38 Donc, à ce titre, on organise l'état civil des militaires.
07:44 Et donc, on fait rarement des naissances et des mariages.
07:47 Voilà, donc en général, on fait plutôt des décès.
07:50 Et c'est quelque chose qui marque, effectivement.
07:52 Donc, c'est quand même une fonction que l'on apprend à l'école.
07:56 Pour le coup, on n'est pas balancé comme ça.
07:59 Tiens, tu vas t'occuper des corps, dresser un acte de décès.
08:04 Non, non, non.
08:05 C'est vraiment quelque chose qu'on nous a appris, qu'on nous a appris sur le terrain,
08:09 qu'on nous a mis en condition au bout de trois jours sans dormir.
08:13 OK, maintenant, putain, parce que c'est toujours comme ça, en fait, que ça se passe.
08:16 Et oui, oui, c'est pas cool, mais il faut le faire et il faut surtout bien le faire.
08:22 Et il faut bien le faire.
08:23 Parce qu'on n'a pas le droit à l'erreur.
08:26 Dans tout ce qui est papier d'état civil, si on se plante, on peut très bien avoir
08:32 une dépouille qui reste bloquée dans une zone de transit.
08:35 Il peut y avoir des drames.
08:36 Moi, j'ai souvenir d'avoir vu quelque chose dans une unité où des caisses des
08:44 personnes décédées étaient restées pendant deux ou trois mois.
08:47 Imaginez l'état des familles quand elles ne peuvent pas récupérer les affaires, les
08:50 effets personnels de leur mari, de leur enfant.
08:54 C'est un drame absolu.
08:56 Dorothée O'Leary, c'est quand même quelque chose que vous...
09:01 C'est une question que vous posez à chaque femme que vous interviewez, c'est-à-dire
09:05 son rapport à la mort, la première confrontation à la mort, la réaction.
09:10 Et toutes, elles témoignent.
09:12 Est-ce que j'ai pleuré ? Est-ce que je n'ai pas pleuré ? Quand est-ce que j'ai fini
09:15 par craquer ? Comment je me suis effondrée devant la haie d'honneur et les cercueils
09:19 qui remontent dans l'avion ? La question que je me suis posée, c'est, vous posez
09:23 ces questions-là à des militaires hommes ?
09:25 Alors non, peut-être moins, c'est vrai.
09:27 Mais ces femmes sont quand même peu nombreuses sur les terrains, donc c'est normal de poser
09:33 ce genre de questions.
09:34 Et puis ça, on dit beaucoup sur la façon dont on gère, effectivement, d'être face
09:38 à la guerre, face à la mort.
09:39 Et je pense à la démineuse, par exemple, qui est confrontée très vite, très rapidement
09:46 effectivement, à la mort.
09:47 Mais qui d'un autre côté me dit honnêtement, mais on n'attend que ça, le baptême du
09:52 feu, d'entendre les balles, la première mission où elle est en Afghanistan, elle
09:55 revient, il ne s'est rien passé, elle est déçue et il y a un autre groupe qui revient.
09:58 Et en fait, ça a tiré de tous les côtés.
10:00 Et là, elle se dit « oh merde, j'ai pas eu mon baptême du feu ». Donc elle dit,
10:02 on est des gosses sur les terrains, mais des gosses qui très rapidement sont confrontés
10:06 à l'horreur totale.
10:07 En quelques jours, en huit jours, elle voit partir quatre de ses camarades.
10:10 Candice, elle aussi, va reconnaître les visages, en très mauvaise état bien entendu,
10:16 de jeunes soldats qu'elle côtoyait aussi.
10:18 Et ce sont des femmes, des soldats qui ont 22, 23, 24, 25 ans.
10:23 Candice, et la question de « est-ce que je craque ? Est-ce que je pleure ? », elle
10:26 se pose plus à une femme qui doit s'imposer et imposer sa légitimité, son autorité.
10:31 Je ne sais pas si cette question se pose plus à une femme qu'à un homme, mais naturellement,
10:37 on aura plus tendance, je pense, à poser cette question-là à une femme, pour le côté
10:40 peut-être un peu maternel, la bienveillance des femmes, ce côté enveloppant, que finalement,
10:48 chez un chef militaire, on n'oserait pas poser la question.
10:50 Chez un homme, je parle.
10:51 La virilité, c'est quelque chose qui existe.
10:59 Il ne faut pas le balayer.
11:01 Et un homme cache ce genre de choses.
11:05 Il y en a des larmes sur le terrain.
11:06 Il y en a bien sûr des larmes.
11:07 Il y en a de tout le monde.
11:09 Mais ce n'est pas parce qu'on avoue, dans le livre, que l'on a craqué, que l'on a
11:14 craqué devant les autres, devant ces hommes.
11:17 Pas du tout.
11:18 Moi, j'ai craqué toute seule.
11:20 9h20, vous écoutez France Inter avec Candice, commissaire des armées, avec Dorothée Olieric,
11:27 grand reporter, reporter de guerre, comme on dit à France 2, la maternité, justement.
11:31 On va en parler.
11:32 Pour toutes les guerres qu'on s'est faites, et faites, sans foi dans nos têtes, par tous
11:38 les temps, les vents, tous les cerfs volants, envoyés, envolés, laissés l'arracher
11:46 au cinéma.
11:48 T'avais aimé mon image, mage, la pluie sur mon visage, nos cœurs à l'aventure,
11:57 scellés dans l'or pur.
11:59 Tu m'as blessée, lassée, crochet, accrochée.
12:02 Tu m'as aimée.
12:04 Qu'importe si tout entre nous s'entame, qu'importe si tout entre nous s'enflamme,
12:15 qu'importe si tout nous met à genoux, moi je n'oublierai jamais.
12:23 Qu'importe si tout entre nous s'entame, qu'importe si tout entre nous s'enflamme,
12:31 qu'importe si tout nous met à genoux, moi je n'oublierai jamais.
12:39 C'était très comme un rêve, toutes les vies qu'on aura, peur, ça part, ou marcher,
12:47 je ne sais pas, pour chaque seconde au monde, j'entendrai ta voix sur la planète, en tête
12:53 à tête, toutes les nuits où je ferai la fête, obstinument.
12:59 Et si jamais ça m'embête, si jamais ça me rend bête, si trop fort dans ma tête,
13:05 tu, peut-être je me souviendrai que je t'ai cherchée, je me souviendrai que je t'ai laissée,
13:11 je me souviendrai que je t'ai aimée.
13:15 Qu'importe si tout entre nous s'entame, qu'importe si tout entre nous s'enflamme,
13:24 qu'importe si tout nous met à genoux, moi je n'oublierai jamais.
13:32 C'était très comme un rêve.
13:37 Passe les pensées, passe les étés, passe tout le temps qu'il faudra tuer,
13:41 dans tous mes draps, tous mes états, dans tous les miroirs, si à moi,
13:45 passe les ratures, passe les futurs, sur le piano, les chevelures, qu'importe.
13:53 Qu'importe si tout entre nous s'entame, qu'importe si tout entre nous s'enflamme,
14:01 qu'importe si tout nous met à genoux, moi je n'oublierai jamais.
14:09 C'était très comme un rêve.
14:13 Juliette Armanet, qu'importe.
14:17 France Inter, le 7 9 30, l'interview de Sonia De Villers.
14:22 Il parle de cesser le feu mais les obus de mortiers continuent de tomber sur la ville.
14:27 Ces images sont les premières qui nous parviennent de Kigali, la capitale rwandaise
14:32 où se déroulent depuis des semaines de violents affrontements.
14:35 Un peu partout, des images de mort, ce sont les civils, encore et toujours,
14:39 qui paient les frais de ces combats ethniques.
14:42 Qu'il est difficile de croire ne serait-ce qu'à une trêve, quand les rebelles ne croient qu'à la solution militaire.
14:48 Qu'il est difficile aussi de croire à la paix, quand les femmes et les enfants traversent ce fleuve à la nage.
14:54 Pour sauver leur peau, ils doivent se frayer un chemin au milieu des cadavres.
14:59 C'était vous Dorothée Boliéric, de retour du Rwanda, le 7 mai 1994, journal de la nuit sur France 2.
15:07 Le Rwanda, ça a marqué votre carrière de reporter de guerre,
15:10 parce que là aussi, la mort, dans tout ce qu'elle a de plus atroce,
15:15 vous y avez été confrontée de manière extrêmement purante.
15:20 Je pense que tous les journalistes qui ont couvert le Rwanda,
15:23 ou tous les militaires ensuite qui sont partis là-bas,
15:26 il y a une souffrance, une inhumanité absolument inimaginable.
15:30 Je pense que j'ai vécu le pire de ce qu'on peut voir sur un terrain de guerre,
15:34 des corps coupés en morceaux, des femmes enceintes et ventrées.
15:38 Je me suis dit, je commençais tout juste ma carrière,
15:40 je me suis dit, ça passe, ou si ça ne passe pas, je change de métier,
15:43 si ce traumatisme est trop grand.
15:45 Alors je ne vous cache pas que j'ai fait beaucoup de cauchemars,
15:47 pendant 15 jours, 3 semaines,
15:49 et j'ai essayé de sauver ces corps, de les rassembler,
15:52 j'étais dans l'eau et j'essayais de récupérer un bras, une jambe,
15:55 en fait, ça montrait que je ne pouvais rien faire.
15:58 En avançant, on trouve un sens à son métier, un sens à notre présence,
16:03 quand on est devant les pires horreurs.
16:05 Et moi, ce que j'ai trouvé comme sens, c'est témoigner,
16:08 être là où ça se passe, raconter,
16:10 et je le fais encore, vous voyez, près de 30 ans après.
16:12 Dans ce livre que vous publiez chez Talendier,
16:14 "La guerre aux féminins",
16:16 vous avez interrogé 10 militaires françaises,
16:20 Lise, Léa, Célia, Élodie, Justine, Angie, etc.
16:23 Évidemment, j'imagine que là-dedans, il n'y a pas beaucoup de vrais prénoms,
16:26 il y en a quelques-uns.
16:27 Il y en a quelques-uns, sauf pour les forces spéciales.
16:29 Il y en a quelques-uns, Juliette est pilote de chasse sur Mirage 2000D,
16:33 par exemple.
16:35 Élodie est démineuse et elles sont extrêmement rares.
16:38 La question du traumatisme et du post-traumatisme
16:42 était vraiment un fil rouge de tous ces témoignages.
16:46 Toutes ces femmes sont rentrées.
16:49 Et d'abord, Candice, avant de parler vraiment du traumatisme lui-même,
16:53 elles sont souvent rentrées, et vous aussi,
16:56 avec une sensation de ne plus rien aimer,
17:00 du quotidien, de l'ordinaire, de la vie "normale",
17:05 de s'ennuyer de la guerre.
17:07 Oui, je pense que vraiment, c'est un sentiment qui est hyper particulier
17:12 et que l'on ressent dès la première mission.
17:15 Lorsqu'on rentre, la temporalité est complètement différente.
17:19 En mission, on a notre rythme à fond,
17:22 avec une hyper attention sur tout.
17:26 Lorsqu'en plus, on est sur des théâtres de guerre,
17:30 avec des coups de feu,
17:32 on a quand même des décharges d'adrénaline qui sont hyper importantes, quotidiennes.
17:37 Lorsqu'on rentre, il n'y a plus rien.
17:41 C'est le retombé du soufflé,
17:43 et c'est comme quand on rentre de vacances.
17:46 Je ne dis pas que la mission c'est une vacance.
17:48 Non, mais vous le dites, dans votre récit,
17:50 vous dites "je ressens une forme de rejet de tous ceux qui n'ont pas côtoyé la guerre".
17:54 C'est encore un sentiment un peu différent.
17:57 Surtout lorsqu'on a des sortes de debriefing,
18:01 pour voir si on est traumatisé,
18:03 on n'a pas du tout envie de se confier,
18:05 parce qu'on se dit que les gens qui n'ont pas connu ça ne peuvent pas me comprendre.
18:08 Mais ça c'est encore quelque chose de différent.
18:10 Mais réellement, lorsqu'on rentre de mission,
18:13 on a cette baisse de l'attention,
18:18 et clairement, on s'embête.
18:20 Une autre question que vous posez, Dorothée Oliéric, à des femmes,
18:23 et probablement pas à des hommes,
18:25 c'est le fait de retrouver ses enfants.
18:27 Et dans ses récits, il y a des témoignages déchirants
18:30 de femmes qui se retrouvent face à leurs enfants,
18:32 et qui n'arrivent plus à jouer.
18:34 Qui n'arrivent plus à empiler des cubes sur un tapis de jeu.
18:37 Vous parlez de Célia, qui travaille au deuxième régiment de USAR,
18:41 c'est un régiment sur le renseignement de recherche humaine.
18:45 Et au bout de deux ou trois missions au Mali,
18:48 elle rentre, et effectivement, sa fille qui a un an,
18:50 elle se retrouve après six mois de mission,
18:52 sur un petit tapis de jeu, à faire des cubes,
18:54 et tout d'un coup elle se dit "mais qu'est-ce que je fais ?
18:56 À quoi ça sert ? Quel est le sens ?"
18:58 Et elle se met à pleurer, elle craque.
19:00 Et alors je vous rassure, depuis, Célia a retrouvé sa place de maman,
19:03 et s'occupe très bien de sa fille.
19:05 Mais ce sont des moments où on est perdu.
19:08 Elle flirte avec le stress post-traumatique.
19:11 Il y a aussi cette peur, cette hyper-vigilance,
19:13 cette incompréhension,
19:15 cette culpabilité, comme disent, d'être une mère qui abandonne ses enfants.
19:19 Oui, dans le regard des autres, en tout cas.
19:21 Oui, oui, oui, surtout dans le regard des autres.
19:23 Nous on ne le vit pas forcément comme ça.
19:25 Ou alors, au début, avec des tout petits enfants,
19:28 effectivement, on peut avoir ce sentiment de...
19:31 Mais que les autres nous font ressentir.
19:33 Je me souviens d'avoir eu déjà des questions,
19:35 "Mais vous ne vous sentez pas être une mauvaise mère,
19:38 parce que vous souhaitez partir en mission,
19:41 et vous avez un petit enfant ?"
19:43 Quelle horreur cette question !
19:45 Au contraire, il est très fier.
19:47 On vous la pose, Dorothée Oliéric, quand vous partez en reportage ?
19:49 Oui, bien sûr qu'on nous la pose.
19:51 Et puis moi, chaque fois que je pars en reportage,
19:53 on pense aussi au risque qu'on prend et qu'on fait prendre à sa famille.
19:55 Quand je pars, je regarde mes enfants dans les yeux,
19:57 et avant de partir, je leur dis que je les aime.
19:59 Parce que je ne sais pas si je reviendrai.
20:01 Moi je pense, Sophie, que tous les métiers sont dangereux.
20:06 Donc nous, on a fait le choix d'un métier qui était particulier.
20:10 Tout comme Dorothée, on va sur des théâtres d'opérations,
20:14 c'est le métier des armes.
20:16 Mais les gens qui sont sur les chantiers,
20:19 il y en a aussi qui ne reviennent pas.
20:21 La différence, c'est qu'à la limite, nous, on a une véritable conscience de ça,
20:25 et qu'on se prépare à ça, et on prépare notre famille à ça.
20:29 Les routiers, peut-être un petit peu moins.
20:32 Dorothée Oliéric publie "La guerre aux féminins",
20:36 elle combatte pour la France, et ça paraît chez Talendier.
20:39 Merci à toutes les deux.
20:40 Merci Candice.
20:41 Merci Sonia.
20:42 Merci Sonia De Vilaire.