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Mercredi 8 janvier 2025, PÉRIODE D'ESSAIS reçoit Laure Bereni (Directrice de recherche, CNRS)

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Transcription
00:00Vous regardez Période d'essai, l'émission qui décrypte le monde du travail en compagnie
00:11de chercheurs.
00:12Aujourd'hui, j'accueille Laure Bereni, sociologue et directrice de recherche au CNRS.
00:17Bonjour Laure.
00:18Bonjour.
00:19Vous avez récemment publié Le Management de la Vertu, la diversité en entreprise à
00:23New York et à Paris, publié aux presses de Sciences Po, un ouvrage qui a reçu le
00:27prix du livre RH de l'année 2024.
00:29Alors Laure, qu'est-ce que vous entendez par Le Management de la Vertu ?
00:32Le Management de la Vertu, c'est l'ensemble des activités qui consistent à animer,
00:39gérer les programmes responsables des grandes entreprises, des programmes qui sont marqués
00:46du sceau de la vertu, c'est-à-dire qui ont une dimension sociétale, morale, ça peut
00:51être des programmes de sustainability, de développement durable, ça peut être des
00:56programmes qui ont un trait aux droits humains, par exemple, ou encore à la philanthropie.
01:01Mais dans ce livre, je me suis intéressée plus spécifiquement aux programmes de diversité
01:05et d'inclusion.
01:06Alors justement, vous expliquez que la notion de diversité en entreprise a émergé dans
01:10les années 80 aux Etats-Unis, est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
01:14Oui.
01:15Alors effectivement, la notion de management de la diversité, donc diversity management,
01:19elle a émergé dans les années 80 aux Etats-Unis, mais pour comprendre il faut remonter un peu
01:22plus loin dans l'histoire, parce que ces programmes de diversity management prenaient
01:27la suite et requalifiaient des programmes d'entreprise qui existaient déjà, qui s'appelaient
01:32Equal Employment Opportunity, donc Programme d'égalité des chances, et qui avaient été
01:37mis en place par les grandes entreprises américaines dans les années 70 pour répondre aux obligations
01:43du droit antidiscriminatoire, puisque aux Etats-Unis, depuis les années 1960, enfin
01:47dans les années 60, il y a eu cette grande loi sur les droits civiques qui interdisait
01:52toute forme de discrimination dans le monde de l'emploi.
01:55Et donc ces programmes, ils se sont développés dans les années 70, et au moment des années
02:0080, au moment où Ronald Reagan accédait à la présidence des Etats-Unis, on était
02:05dans une période de backlash, une période d'attaque contre ces programmes, contre
02:11l'affirmative action, etc., et bien finalement, une poignée de consultants et de consultantes
02:16qui étaient spécialisés sur ces sujets d'égalité, d'égalité homme-femme, d'égalité
02:22entre groupes et non-ratio, ont inventé ce langage du management de la diversité.
02:28Alors si je peux en dire deux mots, ce qu'ils ont inventé, c'est un discours qui a deux
02:32caractéristiques.
02:33La première, c'est que finalement ces programmes devaient être désormais placés au service
02:39de la performance et du profit de l'entreprise.
02:41Auparavant, ces programmes, ils étaient justifiés par des arguments moraux, juridiques.
02:45Désormais, on invoquait par exemple la question de l'attraction des meilleurs talents, de
02:52la rétention et de la productivité des salariés, la créativité des équipes, l'accès à
02:57de nouveaux marchés.
02:58Donc c'est cette nouvelle justification qui est la première caractéristique du management
03:03de la diversité.
03:04Et la deuxième, c'est un élargissement de la notion même de différence.
03:08Auparavant, quand on parlait de différence, on parlait de différence entre des groupes
03:11sociaux majoritaires et minoritaires, les hommes et les femmes, les blancs et les minorités
03:16ethno-raciales, les hétérosexuels et les minorités sexuelles.
03:20Et désormais, à partir des années 80, dans ce nouveau langage du management de la diversité,
03:26on va de plus en plus parler d'une infinité de différences individuelles.
03:29Par exemple, des différences de parcours, des différences de savoir-être.
03:32Donc on va, d'une certaine manière, diluer les différences de groupes dans des différences
03:38qui sont finalement assez abstraites et qui n'ont rien à voir avec la remise en
03:42cause des rapports de domination.
03:44Vous évoquez l'élection de Ronald Reagan.
03:48Est-ce que celle de Donald Trump, très récemment, met en péril ses politiques de diversité
03:54en entreprise ?
03:55Oui.
03:56Délibérément, j'ai parlé de Ronald Reagan puisque l'arrivée au pouvoir de Donald Trump
04:00fait revivre cette période de backlash que ses programmes ont déjà connue dans les
04:05années 80.
04:06Mais ce backlash est encore plus intense, encore plus brutal et sans doute plus menaçant
04:11que dans les années 80.
04:13Parce que dans les années 80, il y avait dans le parti républicain, disons, une partie
04:19des cadres qui étaient toutefois attachés à certaines politiques antidiscriminatoires,
04:26ce qui n'est presque plus le cas aujourd'hui puisqu'il y a de plus en plus d'attaques
04:31depuis un ou deux ans contre ce que les fractions les plus conservatrices du parti républicain
04:38appellent le wokeisme, le wokecapitalism, donc des attaques contre tous les programmes
04:45qui se mêlent du bien commun, qui cherchent à atténuer les externalités négatives des
04:51activités économiques, qui cherchent à atteindre des objectifs de justice, d'équité
04:58ou d'équilibre environnemental.
05:00Vous dites que le modèle français s'est inspiré de l'exemple américain.
05:04Qu'est-ce qui les distingue aujourd'hui ?
05:06Alors, le management de la diversité a été inventé aux États-Unis.
05:11Ensuite, cette pratique a circulé dans le monde entier.
05:15D'abord dans les pays comme le Canada, la Grande-Bretagne ou encore l'Australie, qui
05:19sont des pays qui sont assez proches en termes de business avec les États-Unis, et puis
05:24aussi des pays où il y avait des législations antidiscriminatoires assez importantes.
05:29En Europe, le management de la diversité est arrivé un peu plus tard, en Europe continentale,
05:33dans les années 2000.
05:34Pourquoi ? Parce que l'Union européenne a mis en place des directives, a adopté des
05:38directives qui ont obligé les États membres à renforcer leur cadre antidiscriminatoire.
05:44Et c'est dans ce contexte-là que le management de la diversité a gagné du terrain et qui
05:49s'est institutionnalisé, notamment en France.
05:51Alors, quelle est la différence avec ce qu'on observe aux États-Unis ?
05:56Je dirais que ce sont des différences qui reflètent les politiques publiques et le
05:59droit qui encadrent le management de la diversité aux États-Unis et en France.
06:04Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je veux dire qu'aux États-Unis, depuis très
06:08longtemps, la question des discriminations raciales est une des priorités des politiques
06:12de lutte contre les discriminations et des politiques d'égalité.
06:14Et finalement, cette préoccupation se retrouve dans les programmes de diversity, equity
06:20and inclusion qui existent aux États-Unis.
06:23Aussi parce que, finalement, il y a un mouvement social antiraciste assez fort, assez visible,
06:29qui fait pression sur les entreprises.
06:31Jusqu'à aujourd'hui.
06:32C'est-à-dire que depuis un an, ce qu'on observe, et notamment depuis une décision
06:36de la Cour suprême en 2023 qui a interdit l'affirmative action dans les sélections
06:43des étudiants à l'université, donc ça ne concerne pas le monde du travail, mais
06:47ça a quand même eu un impact important.
06:49Depuis un ou presque un an et demi, aux États-Unis, cette dimension raciale, ethno-raciale des
06:55programmes de diversité et d'inclusion a beaucoup perdu sa centralité.
07:02Il y a beaucoup d'entreprises qui ont décidé d'abandonner les mesures qui ciblent les
07:07minorités ethno-raciales.
07:08Donc ce que je décris, et notamment dans mon livre, c'est sur le long terme que cette
07:13question a été située au centre des programmes de diversité aux États-Unis.
07:18En France, c'est tout le contraire.
07:19En France, la notion de diversité a été introduite dans les années 2000, au départ
07:26pour désigner ces questions-là, qui n'avaient pas de nom, qui étaient donc les questions
07:29de l'intégration des descendants de l'immigration postcoloniale, la question des inégalités
07:36de traitement que ces personnes subissaient sur le marché du travail.
07:39Et progressivement, à mesure que la diversité s'est institutionnalisée dans le monde des
07:43affaires, cette dimension-là a disparu.
07:46Elle a disparu totalement, pratiquement, des politiques de la diversité et de l'inclusion
07:51qui se sont beaucoup plus centrées sur des questions d'égalité femmes-hommes, de
07:55handicap ou encore de gestion des âges, par exemple.
07:58Et comment ça se fait qu'elle ait disparu ?
08:00Elle a disparu parce que, c'est un peu la thèse que je défends dans mon livre, parce
08:05que les politiques publiques, avant tout françaises, donc au niveau de l'État, ont fait disparaître
08:11cette question-là, la question des discriminations raciales, à partir de la fin des années
08:152000, on peut dire que cette question a quasiment disparu de l'agenda politique national.
08:21Elle s'est heurtée à ce que j'appelle une idéologie républicaine assez forte, assez
08:28doctrinaire, qui considère finalement que cette question et notamment la mise en place
08:36d'outils qui permettraient de prendre à bras le corps les discriminations ethno-raciales,
08:42cette idéologie républicaine considère que ces politiques de lutte contre les discriminations
08:47raciales seraient contraires à la tradition républicaine.
08:52Je pense que les obstacles et les résistances viennent des politiques publiques et qu'elles
08:58se répercutent dans les entreprises, parce que dans les entreprises comme ailleurs, cette
09:02idéologie-là a une prise parmi les cadres, parmi les dirigeants et parmi des salariés
09:08peut-être plus ordinaires.
09:10Si on s'intéresse au monde de l'entreprise plus précisément, il y a une tension entre
09:16les objectifs économiques des entreprises et les valeurs d'égalité liées à la diversité.
09:22Est-ce que dans la pratique, c'est possible de conjuguer les deux ?
09:25C'est possible, mais pas systématique, j'ai envie de dire.
09:29C'est pour ça que j'ai beaucoup de méfiance et je suis assez critique vis-à-vis de ce
09:34qu'on appelle aux Etats-Unis le « business case for diversity », c'est-à-dire l'argument
09:38commercial ou économique en faveur de la diversité.
09:41L'idée que promouvoir la diversité et l'inclusion, mieux traiter les salariés, valoriser les
09:47différences, ça serait toujours un facteur de profit et que par conséquent les entreprises
09:52adopteraient naturellement ces pratiques pour des raisons business.
09:56Je suis assez critique parce que quand on regarde d'abord les études qui essayent
10:01de démontrer la corrélation et la causalité entre diversité, inclusion et performance-profit,
10:08finalement les résultats de ces études sont assez mitigés.
10:13Parfois elles démontrent qu'il y a un impact, parfois elles démontrent qu'il n'y en a pas.
10:17Par conséquent, c'est d'abord une croyance qui ne repose pas véritablement sur une démonstration
10:24convaincante.
10:25Et par ailleurs, il me semble, pour avoir étudié un peu la question, qu'est-ce qui
10:29est bon pour le business ? Qu'est-ce qui est une source de profit ? Est-ce que c'est
10:33la diversité ? Est-ce que c'est le fait de transformer l'organisation pour la rendre
10:37plus diverse, plus inclusive ? Ou est-ce que c'est l'apparence de la diversité et de l'inclusion ?
10:42C'est-à-dire signaler, renvoyer une image d'une entreprise authentiquement engagée
10:48pour la diversité et l'inclusion.
10:50Et j'ai envie de dire que je pense, après avoir un peu étudié la question, que pour
10:55une grande partie des managers, des dirigeants, c'est plus l'apparence de la diversité
11:00qui est considérée comme un facteur de profit, parce que c'est ça qui va permettre d'envoyer
11:06un bon signal à des talents qu'on essaye d'attirer, à des consommateurs qu'on essaye
11:12effectivement de séduire également, à des investisseurs, etc.
11:17Donc, le piège qu'il y a derrière cet argument, c'est que finalement, au fond, dans le système
11:25dans lequel on vit, pour une majorité des cadres et des dirigeants, c'est plus l'apparence
11:30de la diversité qui est facteur de profit que la transformation durable et authentique
11:36de l'organisation.
11:37Et ces politiques de diversité en entreprise, est-ce qu'elles peuvent dépasser le cadre
11:44de l'entreprise et entraîner des changements à l'échelle de la société, ou vous pensez
11:50que c'est un peu plus compliqué ?
11:51Alors, pour moi, ces politiques, elles sont avant tout le résultat de pressions externes.
11:58C'est-à-dire ces politiques, ces programmes d'entreprise, ce management de la diversité.
12:02C'est-à-dire que s'il n'y avait pas eu le droit, s'il n'y avait pas eu des politiques
12:06antidiscriminatoires, ambitieuses, prescriptrices, par exemple en France, l'obligation de négocier
12:11avec les syndicats sur l'égalité femmes-hommes, l'obligation de réduire les inégalités
12:15de rémunération entre les femmes et les hommes, le droit de la discrimination, etc.
12:20S'il n'y avait pas eu tout ça, il n'y aurait pas, ni aux États-Unis, ni en France, ni ailleurs,
12:25de programme d'entreprise pour la diversité.
12:27Et par ailleurs, s'il n'y avait pas des mouvements sociaux, mouvements antiracistes
12:32aux États-Unis, mouvements féministes en France, mouvements LGBT aussi, par exemple,
12:38eh bien ces politiques n'existeraient pas et, en tout cas, mon enquête montre plutôt
12:44que, si vous voulez, ces politiques, elles sont le reflet, en partie, le relais de pressions
12:50externes, puisqu'elles ne sont la source, véritablement, du changement social.
12:55Après, je pense que ce sont des maillons absolument indispensables pour diffuser dans
13:00le monde du travail des valeurs d'égalité, d'équité, de traitement juste et que les
13:06personnes qui mettent en œuvre ces programmes font un travail qui est sans doute très important.
13:10Mais il me semble que les choses sont plutôt dans le sens, disons, de l'externe vers l'entreprise,
13:17la causalité, elle vient plutôt de l'extérieur que depuis les entreprises vers la société.
13:25Vous parlez des personnes qui mettent en œuvre ces politiques de diversité et vous identifiez
13:32trois profils types de managers de la diversité.
13:35Est-ce que vous pouvez vous attarder sur ces trois profils types ?
13:38Oui, alors j'ai rencontré, j'ai interviewé de très nombreux managers de la diversité
13:43en leur interrogeant sur leur rapport au travail, leur parcours, leur perception de la diversité.
13:49Effectivement, j'ai mis au jour trois profils.
13:52Le premier, c'est celui de l'expert critique, des managers de la diversité qui vont investir
13:57leur rôle de manière assez politique, qui vont se considérer un peu comme des militants
14:01de l'intérieur et qui vont faire rentrer dans l'entreprise des principes de lutte
14:05contre la discrimination, qui sont des principes qui viennent des mouvements sociaux, qui viennent
14:11du droit, donc qui vont être d'une certaine manière un cheval de troie des politiques
14:19progressistes à l'intérieur de l'entreprise.
14:22Le deuxième profil, c'est celui des experts distanciés et donc ça, c'était très intéressant
14:27parce que j'en ai rencontré un certain nombre, notamment en France, c'est-à-dire des personnes
14:31qui endossent ce rôle mais qui refusent, me disait-elle souvent pour les femmes que
14:36j'ai interviewées, d'être madame diversité, c'est-à-dire d'être associées à cette
14:41spécialité, d'être trop perçues comme attachées à des problématiques sociétales et finalement
14:48ces personnes me disaient souvent je suis un gestionnaire de projet comme un autre et
14:52souvent elles me le disaient parce que pour faire carrière dans l'entreprise, il valait
14:56mieux se tenir parfois à distance de ce qui pouvait apparaître un peu comme un stigmate,
15:01c'est-à-dire s'occuper des groupes minoritaires, des femmes, des personnes en situation de
15:05handicap, etc.
15:07Et la troisième catégorie qui est de loin la plus répandue, c'est celle de l'expert
15:11investi.
15:12Les experts investis se distinguent des experts critiques parce que prennent leur distance
15:18vis-à-vis des visions trop critiques qui viennent des mouvements sociaux et qui viennent
15:23du droit.
15:24Ce sont des personnes qui croient beaucoup plus qu'il est possible de conjuguer maximisation
15:29du profit et des pratiques vertueuses par exemple, mais ce sont des personnes qui contrairement
15:34aux experts distanciés vont véritablement s'investir dans ces fonctions et vont embrasser
15:43toute la dimension sociétale de ces fonctions, un peu comme un engagement personnel.
15:49Donc c'est d'une certaine manière une forme d'engagement sociétal relativement
15:54dépolitisé qui caractérise ce troisième profil des experts investis.
15:59Alors cet investissement, dans quel sens il se fait ? Est-ce qu'à travers l'enquête
16:04vous avez découvert des profils qui, par la sphère du travail, se retrouvent dans
16:09un engagement sociétal ou alors c'est plutôt un engagement sociétal qu'on essaye de
16:13retranscrire dans la sphère du travail ?
16:15C'est une très bonne question parce qu'en fait un peu des deux.
16:17Au moment où j'ai enquêté, principalement dans les années 2010, c'était souvent
16:24des cadres qui venaient des RH, de la Com' ou de fonctions plus opérationnelles qui
16:29se sont retrouvés là sans trop savoir pourquoi et qui parfois se sont politisés ou ont été
16:34sensibilisés à ces questions, se sont pris au jeu et sont devenus engagés sur ces questions
16:38à travers l'exercice de ce rôle.
16:40Mais j'ai aussi vu d'autres personnes, alors ça, ça concerne peut-être des générations
16:46plus jeunes, c'est un phénomène plus récent, qui dans leurs études par exemple ou dans
16:53leurs engagements en tant qu'étudiants étaient effectivement très sensibilisés à des
16:57questions par exemple de féministes ou antiracistes etc. et cherchaient à prolonger cet engagement
17:02dans leur travail.
17:03Mais attention parce que les entreprises n'aiment pas trop recruter des personnes qui sont vues
17:09comme militantes et donc les entreprises françaises en particulier préféraient et préfèrent
17:15d'ailleurs toujours recruter des cadres maison, des gens qui ont fait leur preuve
17:19en interne et d'une certaine manière une preuve de loyauté à l'égard de l'entreprise
17:23plutôt que d'aller chercher des experts ou des expertes qui arrivent de l'extérieur
17:28et qui pourraient peut-être finalement apporter des conceptions un peu trop politiques dans
17:33l'exercice de leurs fonctions.
17:35En France, on constate de plus en plus d'inquiétude autour de l'inclusion et plus généralement
17:42de ce qui est qualifié de wokisme, vous en parliez, est-ce qu'on doit craindre certaines
17:46dérives ? Est-ce que ces inquiétudes sont légitimes finalement ?
17:51Alors d'abord, à mon point de vue, ce qu'on doit craindre avant tout c'est l'essor et
17:57la structuration du mouvement dit anti-wok, un mouvement qui est une émanation en grande
18:04partie de l'extrême droite et de la droite conservatrice aux Etats-Unis, en France et
18:08ailleurs.
18:09Et donc le wokisme, il ne faut quand même pas oublier que c'est un épouvantail qui
18:13a à l'origine été construit par les adversaires de toutes ces politiques et de ces programmes
18:20d'égalité, pour le dire vite.
18:21Donc finalement, quand on me parle de wokisme, personnellement je ne sais pas trop à quoi
18:30ça renvoie, en tout cas c'est pas un qualificatif qui est véritablement adopté et approprié
18:40par des personnes qui se battent, par exemple, pour qu'il y ait plus d'inclusion, d'égalité
18:44entre différents groupes dans les entreprises.
18:46Alors, est-ce qu'il y a certaines dérives, si c'est ça la question, parmi les militants
18:56ou les supporters de ces politiques égalitaires ?
19:01J'en sais rien, je pense que dans le monde de l'entreprise on est vraiment encore très
19:04très loin des dérives, parce que ça reste quand même assez timide, l'écho de ces
19:09revendications.
19:10Et puis surtout, il me semble qu'aujourd'hui, depuis l'élection de Donald Trump, depuis
19:15la décision de la Cour suprême dont je parlais tout à l'heure en 2023, on est dans un contexte
19:19de backlash énorme, on en parlait au début de notre entretien, et finalement, toutes
19:25ces revendications dites wok, elles ont perdu énormément de légitimité, elles sont beaucoup
19:32plus vulnérables, et il me semble que les dérives, s'il faut les identifier, elles
19:37sont plutôt du côté des mouvements d'extrême-droite qui, sur les réseaux sociaux et ailleurs,
19:43nourrissent des attaques extrêmement violentes contre les politiques de diversité, d'équité
19:50et d'inclusion.
19:51Donc selon moi, c'est là que se situe le principal danger pour la démocratie et pour
19:58des valeurs qu'on défend aujourd'hui en France, en tout cas dans l'État de droit
20:04et dans la démocratie telle qu'on l'imagine, qui sont des valeurs d'égalité, de traitement
20:09égal et de non-discrimination.
20:11Vous l'avez dit, votre enquête a commencé en 2010, qu'est-ce qui vous a marqué sur
20:18ce temps long, finalement, concernant ce travail ? Quels sont les événements qui ont marqué
20:23des chemins ?
20:25Alors, cette enquête, en ce livre, peut-être l'avantage de ce livre, c'est qu'il permet
20:30de prendre un petit peu de recul historique par rapport à la crise que traverse la diversité,
20:35la D.E.I. aujourd'hui aux États-Unis et puis dans une moindre mesure en Europe.
20:39Ce que montre ce livre, c'est que depuis le début, c'est-à-dire finalement depuis
20:43les années 80-90, le management de la diversité, ses politiques, ses programmes de la diversité
20:49et de l'inclusion dans les entreprises, se sont toujours heurtés à des résistances,
20:55ont toujours été dans l'obligation de se justifier en permanence, de réexpliquer
21:01sur quoi ils portent, pourquoi il faut les mettre en œuvre, etc.
21:04Donc finalement, ce qui m'a marquée sur le long terme, dans des contextes historiques
21:09très très variables, c'est cette légitimité très fragile de ces programmes, qui aujourd'hui
21:15prend des proportions très importantes, mais finalement, on pourrait imaginer que dans
21:18quelques années, ça retombe, peut-être peut-on l'espérer.
21:22En tout cas, c'est cette fragilité inhérente de ces programmes qui ne sont jamais pleinement
21:27légitimes dans le monde du travail.
21:30C'est pourquoi, à mon sens, il est important de continuer à investir la sphère politique,
21:36la sphère juridique, pour pouvoir les soutenir.
21:38Parce que si on les laisse perdurer uniquement et si on s'appuie sur une sorte de rationalité
21:45gestionnaire et économique pour les faire perdurer, ces programmes ne peuvent pas avoir
21:51suffisamment de ressources et de légitimité pour exister.
21:54Et quel peut être le rôle des lois, des initiatives publiques en matière de diversité
22:01et d'inclusion ?
22:02Par exemple, aux États-Unis, le fait qu'il soit peut-être bientôt illégal de mettre
22:09en place des politiques dans les entreprises qui ciblent certains groupes, par exemple
22:13organiser des formations pour les femmes, pour les femmes cadres, pour favoriser leur
22:18carrière, mettre en place des programmes de bourse pour les étudiants afro-américains
22:23qui sont structurellement désavantagés sur le monde du travail.
22:26Là, vous voyez le fait que le droit devienne potentiellement aussi restrictif.
22:31Ça va avoir d'énormes conséquences sur les programmes d'entreprise, puisque ces
22:35programmes d'entreprise vont devoir être expurgés de toutes les mesures qui sont peut-être
22:42réellement efficaces, c'est-à-dire qui essayent véritablement d'agir sur les inégalités.
22:47Donc on voit aux États-Unis que c'est un droit qui devient de plus en plus restrictif
22:52qui va avoir un impact très défavorable probablement sur l'efficacité des politiques
22:58de diversité et d'inclusion.
22:59En France, on n'en est pas là.
23:00Le droit, il est plutôt favorable, il évolue plutôt dans un sens de plus en plus favorable
23:05à part sur la question des minorités ethno-raciales, mais bon, sur d'autres enjeux, le droit
23:10est plutôt protecteur, il permet des formes d'actions positives, par exemple, mais le
23:16problème du droit français et des politiques publiques françaises, c'est qu'elles ne
23:20donnent pas aux entreprises les moyens de s'attaquer à certaines inégalités, et
23:24notamment les inégalités liées à l'origine, les discriminations et les inégalités liées
23:28à l'origine, à la religion, en ne permettant pas la mesure de ces inégalités.
23:36Donc je pense que s'il fallait avancer sur le plan du droit et des politiques publiques
23:40en France, ça serait sans doute de permettre davantage aux acteurs de la société civile
23:45et aux entreprises de faire des diagnostics sur l'état des discriminations et des inégalités
23:51en matière ethno-raciale, et de ce point de vue-là, on n'en a pas pris le chemin récemment.
23:58A travers votre enquête, vous avez rencontré énormément de personnes impliquées dans
24:03des politiques liées à la diversité et à l'inclusion, est-ce que vous avez en
24:07tête des mesures très concrètes à mettre en place, dont l'efficacité est attestée
24:14par ces personnes interrogées ?
24:16Alors, il y a des obligations légales qui ont une certaine efficacité, comme par exemple
24:22le fait de mesurer systématiquement les disparités de situation entre les femmes et les hommes
24:29dans les organisations, de faire des audits des inégalités de rémunération, etc.
24:36Donc ça c'est des mesures qui sont très importantes, qui peuvent être efficaces
24:42dans la mesure où elles sont confiées à des organismes indépendants qui ont une
24:47expertise, qui ne sont pas à la fois jugés partis, j'ai envie de dire, et ce qu'il
24:51faut aussi c'est une volonté politique au niveau des entreprises, de la part des
24:55cadres dirigeants, de tirer les conclusions de ces audits et de ces diagnostics pour mettre
25:02en place des mesures courageuses, et des mesures courageuses c'est souvent des mesures
25:06qui vont chercher à réparer, à atténuer des inégalités, ce qui peut parfois provoquer
25:13des mécontentements de la part de ceux qui probablement jusqu'à maintenant étaient
25:18peut-être un peu favorisés dans l'accès aux fonctions dirigeantes par exemple.
25:23Donc je n'ai pas de mesures concrètes, magiques, mais j'ai envie de dire que les
25:29mesures peut-être les plus efficaces c'est celles qui suscitent a priori le plus de malaise,
25:34le plus de difficultés, et que finalement celles qui sont les moins efficaces c'est
25:38celles qui sont les plus faciles à mettre en œuvre.
25:40Organiser une grande journée qui célèbre la diversité, tout le monde est d'accord,
25:44il y a un consensus, etc, alors que de mettre en place un programme qui va prendre à bras
25:50le corps des inégalités d'accès par exemple entre femmes et hommes à certains niveaux
25:56de management, ça peut faire parfois grincer des dents, il faut expliquer, il faut une
26:01volonté politique, il faut du courage, et voilà donc je pense que c'est dans ce
26:06sens-là que je donnerais des conseils si je devais les formuler.
26:10Merci beaucoup Laure pour ces propos éclairants, je rappelle que vous êtes sociologue directrice
26:14de recherche au CNRS et que vous avez publié le Management de la vertu, la diversité à
26:19New York et à Paris aux presses de Sciences Po.
26:22Quant à moi je vous dis à très bientôt pour un nouvel épisode de Période d'essai.

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