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Mardi 7 janvier 2025, TEMPS LONG reçoit Raphaël Enthoven (Philosophe et éditorialiste, Franc Tireur)

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00:00Bonjour à tous, bienvenue sur Tendon, l'émission politique de Be Smart for Change et Décideur Magazine.
00:14Aujourd'hui, nous avons la chance d'accueillir Raphaëlle Thauvin, philosophe et conseiller éditorial de Franc Tireur.
00:20Raphaëlle Thauvin, bonjour.
00:21Bonjour.
00:22Vous êtes un philosophe qui avait une petite particularité.
00:24Vous êtes un philosophe engagé, un philosophe politique.
00:28Avec vous, on va parler de la rationalité en politique.
00:31Petit message d'abord à ceux qui nous regardent.
00:34J'imagine que depuis plusieurs mois, vous posez la même question.
00:37Pourquoi ?
00:38Pourquoi Emmanuel Macron a dissous l'Assemblée nationale alors qu'il était en position de faiblesse ?
00:43Pourquoi le parti socialiste continue à s'allier avec l'Alafi alors que le but premier de l'Alafi, c'est de démolir le socialisme ?
00:50Pourquoi la droite a voté par exemple contre la réforme des retraites alors que c'était dans son programme présidentiel en 2022 ?
00:56Il y a plein de questions comme ça qui, en filigrane, posent la question de la rationalité des dirigeants politiques.
01:02Est-ce que les dirigeants politiques aujourd'hui sont rationnels ou est-ce qu'ils ont perdu la tête ?
01:06Et si oui, pourquoi ?
01:08Alors Raphaëlle Thauvin, première question, comment peut-on d'abord définir la rationalité ?
01:14Définir la rationalité elle-même ?
01:16Oui.
01:17Écoutez, là pour le coup, c'est assez simple.
01:19C'est irrationnel, une chose à laquelle on peut imposer le filtre de la raison, que l'on peut comprendre de cette manière-là,
01:29que l'on peut expliquer intégralement de cette manière-là.
01:32Or, les phénomènes politiques déjouent bien souvent le système de compréhension.
01:36Il y a trois, quatre figures.
01:38Il y a la question du dirigeant.
01:44Il y a la question de l'explication.
01:47Et ce que j'appelle la question de l'explication.
01:51Et puis il y a la question de l'irrationnel, de l'irrationalité humaine.
01:58Pour le dire très vite, la question du dirigeant, c'est l'idée qu'un politicien est quelqu'un dont l'ambition,
02:08que son ambition portera en permanence à suivre ou à épouser le sens du vent,
02:13et qui donc, en cela ne prenant jamais de risque, aura un comportement qu'on peut prévoir et d'une certaine manière rationnel.
02:21Alors que l'homme d'État, c'est celui qui prendra l'histoire à contre-pied en imposant une décision que la rationalité voudra le dissuader d'adopter.
02:31L'un des exemples qu'on peut en donner, c'est Helmut Kohl, par exemple, qui, des tas de gens, disait
02:37vous allez créer 3 millions de chômeurs, 3, 4 millions de chômeurs en instaurant la parité des marques et qu'il l'a fait pourtant.
02:43Il l'a fait pourtant parce qu'il y avait un ordre de raison plus grand que l'ordre strictement rationnel des choses.
02:48Il faut de temps en temps que l'homme politique s'empare de son destin et gouverne effectivement en transcendant la rationalité.
02:54Je crois que c'est Edgar Ford qui disait que ce n'est pas la girouette qui change, c'est le vent ou quelque chose comme ça.
02:59En tout cas, un dirigeant politique qui va être une girouette, selon vous, il est rationnel ?
03:05Absolument, absolument. Par exemple, le Parti socialiste aujourd'hui en France,
03:10qui est, comment dire, dont le dilemme est qu'ils ont besoin, tant qu'il existe un scrutin majoritaire,
03:18ils ont besoin des insoumis pour se faire élire, mais ils ont besoin du bloc central pour devenir ministre.
03:25Eh bien, cette conjugaison de déterminations contradictoires déposées sur le Parti socialiste
03:33fait qu'ils adoptent une position rationnellement indécise.
03:37De temps en temps, ils défendent les insoumis, de temps en temps, ils défendent le bloc central.
03:42Quand les élections se rapprochent, ils se rapprochent des insoumis parce qu'ils veulent se faire élire.
03:46Et ensuite, au nom d'arguments qu'ils feignent d'avoir trouvés, ils s'en éloignent.
03:52Ceci peut être rationnel. La rationalité en politique n'est pas forcément l'indice de la grande politique.
03:58En l'occurrence, on peut prédire le comportement des socialistes parce qu'ils sont vénaux, tout simplement.
04:03Et en cela, ils se conduisent rationnellement.
04:04Mais il y a une dimension de la rationalité en politique qui est très importante,
04:09c'est la dimension, c'est ce que j'appellerais l'explicationnisme,
04:13c'est-à-dire le goût de vouloir tout expliquer au nom de la rationalité.
04:17Par exemple, le 7 octobre, il y avait des tas de gens pour expliquer ce qui s'était passé.
04:22Or, je ne dis pas que le 7 octobre n'a pas de cause.
04:26En revanche, le 7 octobre n'est pas réductible aux causes qu'on peut lui trouver.
04:29Et la tentative d'expliquer le 7 octobre, c'était comme la tentative d'expliquer le 11 septembre à l'époque,
04:35c'est la même chose, est une façon de dissoudre la gravité du phénomène
04:41dans un tissu causal où il perd tout son relief.
04:44Et donc, il faut se méfier parfois d'une modalité de la rationalité en politique
04:49ou de la rationalisation du politique qui consiste, au nom de l'explication,
04:53à ne pas être attentif à la gravité exceptionnelle d'un phénomène.
04:57Donc, ce qui paraît rationnel pour, on va dire,
05:01les personnes qui sont aux commandes ou qui prennent des décisions politiques
05:04peut paraître irrationnel pour le simple citoyen.
05:06Mais c'est totalement normal.
05:07Si on prend un autre exemple, LR qui vote contre la réforme des retraites,
05:12alors que c'est dans le programme de Valérie Pécresse en 2022.
05:15Par exemple, ce serait parce qu'aujourd'hui, les électeurs de LR sont dans les zones où le RN est fort.
05:20Oui, bien sûr, bien sûr.
05:23Tout cela se comprend aisément, s'explique aisément, s'explique aisément.
05:32Ce qui est redoutable en politique et en démocratie aujourd'hui,
05:37c'est cette modalité de l'irrationalité qui consiste à défendre ou à affirmer,
05:45puis à défendre quelque chose dont on sait que c'est faux.
05:52En octobre, fin octobre 2023, il y a une explosion dans l'hôpital Al-Ali à Gaza.
06:00Immédiatement, le Hamas tweet sur le fait qu'il y a 500 morts et que c'est un bombardement israélien.
06:06Immédiatement, les Insoumis, qui sont les petits télégraphistes du Hamas,
06:09reprennent à leur compte cette information.
06:12Et une heure plus tard, deux heures plus tard, on s'aperçoit que ce n'est pas un missile israélien.
06:17C'est une roquette qui vient manifestement de Djenin ou je ne sais plus.
06:21Bref, c'est une roquette qui n'est pas tombée sur l'hôpital, mais sur le parking,
06:25qui n'a pas fait 500 morts, mais quelques morts, ce qui reste très grave.
06:28Mais enfin, c'est voilà.
06:30Seulement, les gens qui ont dénoncé les soi-disant bombardements israéliens
06:35faisant 500 morts dans l'hôpital,
06:38les gens qui ont dénoncé ça ont laissé courir leur poste une fois que la chose avait été démentie.
06:45Alors là, on est sur du rationnel, c'est-à-dire qu'on est à la fois sur du rationnel
06:49parce que ce sont des gens qui veulent capitaliser sur les bénéfices qu'ils retirent d'une fake news.
06:55Mais on est dans l'irrationnel à partir du moment où vous avez quelqu'un qui défend ce qu'il sait faux.
07:02Et face à quelqu'un qui défend ce qu'il sait faux, quelqu'un qui se trompe,
07:07une discussion est faite pour lui et il pourra avantageusement à l'occasion d'une discussion
07:11prendre la mesure de son erreur.
07:14Quelqu'un qui veut se tromper est imperméable à tout argumentaire.
07:19En fait, le plus grave, ce n'est pas d'être une girouette,
07:21mais c'est d'utiliser des fake news de façon volontaire, c'est ça ?
07:25Le plus grave, c'est la cécité volontaire.
07:28C'est la cécité volontaire, c'est le désir de ne voir que ce qu'on croit.
07:35Le plus grave est là et c'est cela qui, à mon avis, compromet la rationalité en politique,
07:40c'est-à-dire compromet toute éthique de la discussion.
07:43Parce que, encore une fois, s'il y a un terrain commun entre deux personnes qui sont en désaccord,
07:48imaginons que nous sommes certainement sur d'autres sujets en désaccord,
07:51nous soyons en désaccord, vous et moi, on serait d'accord pour ne pas l'être.
07:56On serait d'accord pour échanger des arguments et entendre les arguments de l'autre
07:59pour essayer de comprendre quelle logique la conduit à un autre point de vue que le mien.
08:04De ce point de vue, le désaccord est un enrichissement mutuel.
08:08Nous ne sommes pas dans la sphère du désaccord avec quelqu'un
08:12qui affirme délibérément quelque chose dont il sait que c'est faux.
08:17Je me souviens qu'en janvier 2023, il y avait eu une manif contre la réforme des retraites
08:22et les Insoumis qui avaient organisé la manif avaient tweeté en fin de journée
08:27« nous étions 150 000 à Paris contre la réforme des retraites ».
08:30Or le cabinet opérant s'avait établi qu'ils étaient 14 000, ce qui est déjà pas mal d'ailleurs,
08:34mais donc dix fois moins nombreux.
08:36Mais ce qui était fou, c'était que les gens qui disaient ça ne s'arrêtaient pas du tout au démenti du cabinet.
08:44Ça ne les dérangeait pas du tout.
08:46Pourquoi ? Parce qu'ils savaient bien qu'ils n'étaient pas 150 000.
08:49Les gens, les militants à qui ils s'adressaient, savaient aussi qu'ils n'étaient pas 150 000,
08:53mais les uns et les autres communiaient dans le désir que ce soit le cas.
08:57Et c'est là qu'on est au cœur de la servitude volontaire.
09:02Au cœur de la servitude volontaire et de la polarisation, c'est-à-dire de l'impossibilité du dialogue.
09:06Il n'y a plus de terrain commun avec des gens qui fonctionnent comme ça.
09:08C'est ce qui est le propre de tous les partis.
09:10Je me rappelle que pendant la dernière campagne électorale, les Zemmouristes faisaient de l'astroturfing.
09:15Donc, ils avaient des tas de comptes qui faisaient croire qu'on avait les profs avec Zemmour,
09:18les pêcheurs avec Zemmour, les agriculteurs avec Zemmour.
09:21Ils en étaient persuadés.
09:22Mais au final, ça fait 7 %.
09:24Je voulais juste revenir à ce que vous disiez au début.
09:26C'est autre chose, l'astroturfing.
09:28C'est autre chose parce que vouloir étendre son influence, c'est une chose.
09:31Affirmer quelque chose qui est faux, un fait qui n'est pas, c'est encore une autre démarche.
09:38Mais en tout cas, ils étaient au courant que les profs n'étaient pas avec Zemmour.
09:41Oui, bien sûr.
09:42Mais enfin, ils pouvaient répondre qu'il y avait des profs qui étaient pour Zemmour.
09:44Si on revient à ce que vous disiez en début d'émission, vous disiez qu'il y a deux types de décisions politiques
09:50qui peuvent être rationnelles ou non, mais plutôt rationnelles.
09:52On va dire la décision d'homme d'État et la décision de boutiquier.
09:57Est-ce qu'on est capable de quantifier quel pourcentage de décisions est boutiquière ou est stratégique ?
10:03Est-ce qu'au fil du temps, on est de plus en plus boutiquier ou de plus en plus stratégique ?
10:06Je ne sais pas.
10:07Je ne sais pas.
10:08La seule quantification dont je dispose et que je puisse citer d'ailleurs en cette matière,
10:16c'est à l'issue du Prince de Machiavel.
10:18C'est l'avant-dernier chapitre du Prince dans lequel Machiavel explique que le prince, en gros,
10:25contrôle la moitié des éléments.
10:28L'autre moitié lui échappe complètement.
10:30Et c'est là qu'il a cette métaphore qui lui a coûté cher.
10:34Il dit « la fortune est femme et donc il faut la battre et la rudoyer souvent pour qu'elle vous obéisse. »
10:39Quelque chose comme ça.
10:41L'idée de Machiavel est tout à fait géniale.
10:44C'est-à-dire que l'idée de Machiavel est qu'elle est à la fois stoïcienne et volontariste.
10:52Elle est stoïcienne dans la mesure où la liberté du prince consiste à ne pas dépendre de ce qui ne dépend pas de lui.
11:00Donc en cela, il est tout à fait stoïcien.
11:02Elle est volontariste dans la mesure où le prince serait coupable de ne pas faire tout ce qu'il peut
11:08là où son influence est effective.
11:11Et autrement dit, le prince dispose de la moitié des choses et est responsable de la moitié de ce qui se passe, en somme.
11:21Et pour l'autre moitié, ça lui échappe tout à fait.
11:25C'est la seule quantité, je crois, qu'on puisse établir ou à laquelle on puisse faire référence en cette matière.
11:30Ce qui est intéressant aussi, c'est que ça reprend aussi les pensées de Marc Orel.
11:33C'est-à-dire que le dirigeant ne peut pas tout contrôler.
11:37En revanche, on remarque qu'il y a énormément de dirigeants, notamment aujourd'hui, qui pensent pouvoir tout contrôler.
11:42Justement, ils ne disent pas « je peux contrôler 50 », mais ils disent « je peux contrôler 100 ».
11:46Quand on entend quelqu'un comme Donald Trump, en fait, on a l'impression qu'il est omniscient, qu'il peut tout faire.
11:50Est-ce que ça, ce n'est pas une forme, justement, d'hubris et surtout d'irrationalité ?
11:56C'est une forme d'histrionisme. C'est un hyper-individualisme.
12:00Donald Trump ne s'est jamais élevé à la fonction présidentielle. Jamais.
12:05Il a rabaissé la fonction présidentielle à lui.
12:08Il a fait de la fonction présidentielle l'outil de sa propre gloire.
12:11Et c'est la raison pour laquelle il confondait les comptes quand il était président.
12:16Et il n'y avait pas de compte de la présidence. Enfin, il y avait un compte Donald Trump.
12:21C'est quelqu'un qui a réduit la fonction présidentielle.
12:30Mais pardon, j'oublie votre question au moment où...
12:31Non, mais vous y répondez. Et d'ailleurs, quelle est pour vous la définition d'un histrion ?
12:36Oui, voilà, l'histrionisme. C'est pour ça. C'est ça que je veux dire.
12:45Il y a une différence à faire en termes de dirigeant politique.
12:50C'est la différence que fait Foucault, d'ailleurs, que propose Foucault au début de ses derniers cours au Collège de France.
12:55La volonté de pouvoir. Non, la volonté de vérité. Le souci du vrai.
13:02Oh, mon Dieu, ça me reviendra.
13:06On n'est pas sur un grand oral de l'ONS.
13:08Non, non, non, bien sûr, mais c'était pour que les gens puissent s'y référer, tout simplement.
13:11Ce sont les derniers cours de Foucault au Collège de France.
13:14Et c'est là qu'il établit cette différence entre le véridire et le franc-parler.
13:22Le franc-parler, c'est la formule du populiste et la formule du démagogue.
13:28C'est la formule de celui qui parle cru pour parler comme tout le monde et séduit de cette manière-là.
13:35Ou parle cru pour parler comme il présume que tout le monde parle.
13:39C'est là qu'on entre dans le populisme, justement.
13:42Populisme et démagogie. Le propre du franc-parler.
13:45Le véridire consiste à dire la vérité aux gens, c'est-à-dire à ne pas les flatter.
13:49C'est exactement l'inverse.
13:51Ce sont deux modalités cousines qui, en réalité, sont antipodiques.
13:55Le véridire, c'est Churchill. Le franc-parler, c'est Mélenchon.
13:58C'est-à-dire, ce sont deux univers, deux mondes totalement différents.
14:03Ce sont deux modalités de la franchise.
14:05La franchise affectée de Listerion, qui n'a jamais cessé d'être un individu
14:11et qui continue de vouloir subordonner le sort de l'État à ses désirs d'individu.
14:17Jean-Luc Mélenchon rêve de destituer Emmanuel Macron pour être enfin candidat à la présidentielle
14:21et avoir une chance de l'emporter.
14:23C'est ça son rêve, mais c'est son rêve d'individu.
14:29Alors que ceux qui caractérisent le grand politique, comme Churchill, par exemple,
14:32ou comme De Gaulle ou comme d'autres personnes, c'est-à-dire aux antipodes de Trump ou de Mélenchon,
14:36c'est qu'ils se dépouillent précisément de leur individualité au profit d'un service plus large.
14:43Ils ne sont pas dans l'histrionisme, c'est-à-dire ils ne sont pas dans la réduction de la fonction à l'individu qu'il incarne,
14:49mais dans l'extension de l'individu au rôle qu'il a temporairement élu.
14:53Comment on explique le fait qu'il y a dans les démocraties occidentales de plus en plus d'histrions et donc de populisme ?
14:59Il y a 20 ans, un Trump ou un Mélenchon n'auraient jamais dépassé les 20% ou pris le contrôle d'un parti politique.
15:04Qu'est-ce qui s'est passé ?
15:08Il se passe que la démocratie, entre autres pathologies, à mon avis en tout cas,
15:19produit une équivalence tout à fait délétère qui consiste à penser que l'égalité des droits
15:28est une égalité des compétences.
15:31Or, si nous avons des droits égaux, nous n'avons pas de compétence égale.
15:35Et s'il faut lutter pour qu'un régime ait des droits égaux, soit un système de droits égaux,
15:40il est fou de vouloir demander aux gens d'avoir tous les mêmes compétences.
15:45Et le sentiment que l'égalité des droits devait donner l'égalité des compétences débouche sur l'illusion d'un citoyen
15:55qui, parce qu'il est citoyen, se trouve tout à fait aussi compétent que toute autre personne.
15:59Et donc, à partir de là, nous avons des gens qui accèdent aux responsabilités
16:04tout en restant des citoyens arrogants, convaincus de ce qu'ils pensent
16:08et qui, à aucun moment, ne s'élèvent à la fonction qu'ils incarnent.
16:12Et le résultat est absolument tragique.
16:17Mais des gens comme ça, il y en a toujours eu. Comment ça se fait qu'aujourd'hui, ils perdent ?
16:21C'est qu'un tel tropisme est multiplié, augmenté considérablement par la logique des réseaux sociaux.
16:27Un réseau social donne à tout individu le sentiment que ce qu'il croit est peut-être vrai.
16:38Peut-être vrai si d'autres personnes que lui le disent.
16:44Un tel dispositif est infiniment propice à l'individualisme,
16:49il est infiniment propice au fait que les hommes politiques
16:54demeurent les individus qu'ils doivent cesser d'être quand ils incarnent une fonction.
16:59Là, c'est un peu l'œuf ou la poule.
17:00Est-ce qu'un leader politique arrive au pouvoir parce qu'il arrive à bien manipuler les réseaux sociaux
17:04ou est-ce que parce que les réseaux sociaux existent, les leaders populistes ont pu exister aussi ?
17:11C'est l'œuf ou la poule.
17:14La question...
17:18En fait, on a changé d'époque parce que...
17:21On a changé d'époque.
17:23Pendant longtemps, on disait que les réseaux sociaux sont un ferment de liberté en dictature.
17:29Le mur de Berlin n'aurait pas tenu une semaine avec Facebook.
17:33Et en revanche, en démocratie, les réseaux sociaux pourrissent la démocratie
17:40par le mauvais usage de la liberté qu'ils autorisent.
17:42C'est-à-dire que ce sont des lieux soi-disant d'ouverture et de débat qui sont en fait des lieux de censure, etc.
17:47On a longtemps dit ça.
17:49Mais ça, c'était avant que les États eux-mêmes ne mettent la main sur les réseaux sociaux
17:53ou ne produisent leurs propres réseaux sociaux, comme TikTok.
17:57C'était avant ce point de bascule.
18:00De sorte qu'aujourd'hui, les réseaux sociaux dont on pouvait dire qu'ils étaient un antidote à la tyrannie
18:05sont devenus les bras armés de la tyrannie et en démocratie continuent d'avoir un rôle absolument délétère.
18:11C'est la raison pour laquelle il faut injecter de la dialectique et du temps long
18:15autant que possible à l'intérieur des réseaux sociaux.
18:17Ce qui est assez difficile aussi, parce que là, on revient peut-être à...
18:21On revient aussi peut-être à un autre fermement du populisme et puis de l'irrationalité.
18:25En fait, en démocratie, les irrationnels, les histriens gagnent.
18:28Parce qu'ils arrivent à convaincre la population.
18:30On a une baisse en Occident, je ne sais pas du qui, mais en tout cas du niveau scolaire,
18:35du nombre de mots maîtrisés.
18:37Est-ce que ça, ce n'est pas aussi une des raisons de l'irrationalité en politique ?
18:41Je ne sais pas.
18:42Je ne sais pas, parce que la baisse que vous constatez, dont vous me parlez,
18:46entre en concurrence avec le fait que les gens ont aujourd'hui beaucoup plus d'informations qu'ils n'en avaient avant.
18:51Il y a beaucoup plus de moyens de se cultiver.
18:52La démocratisation de la culture est effective aussi grâce à Internet.
18:56C'est aussi un des progrès de la chose.
18:58Et donc, je ne sais pas, je serai partagé.
19:01Je suis réservé sur le sentiment que notre époque serait en moins bon état que la précédente.
19:07Je suis réservé sur l'idée que c'était mieux avant.
19:11Non, je pense que c'était différent.
19:12Mais, et encore, c'est une différence pelliculaire.
19:16Les gens se sont détestés de la même manière.
19:18Salin Gros, ces suicidés, a été acculé au suicide dans les années 30 par la presse d'extrême droite,
19:23dont les méthodes étaient exactement celles qu'on retrouve aujourd'hui en ligne.
19:26Les interlocuteurs de Socrate, quand ils veulent le faire taire, notamment Trasimac,
19:31le font taire à coups d'insultes, en refusant de parler avec lui parce qu'il décrète sa méchanceté.
19:36C'est exactement la méthode des réseaux sociaux aujourd'hui.
19:39Ce qui arrive avec les réseaux sociaux aujourd'hui est vieux comme l'humanité.
19:42La seule chose, c'est que ça a donné les moyens à tout le monde de se conduire de cette façon.
19:45Mais c'est vieux comme l'humanité.
19:47Les problématiques qui sont mises en jeu par les réseaux sociaux,
19:49c'est-à-dire le paradoxe d'un monde ouvert qui culmine dans une fermeture accrue,
19:54est un paradoxe proprement démocratique que le réseau social porte à incandescence.
19:58Mais ce n'est pas neuf.
19:59En tout cas, si on comprend bien, ce n'est pas si grave d'être irrationnel en politique.
20:03Non.
20:04Ce n'est pas forcément dangereux pour la démocratie.
20:06Ça a toujours été le cas.
20:07Mais qu'est-ce qu'on pourrait faire concrètement pour améliorer le fonctionnement de la démocratie ?
20:12Ce qui est dangereux pour la démocratie, c'est l'abandon de toute éthique de la discussion.
20:19C'est-à-dire, c'est l'abandon de l'élévation de l'opinion au rang d'argument.
20:28Ce qui est dangereux pour la démocratie,
20:30c'est qu'elle culmine dans des individualités péremptoires
20:35qui affirment leur opinion en bombant le torse avant de compter leurs partisans.
20:39Voilà.
20:40Ce qui est dangereux pour la démocratie,
20:41l'involution démocratique qui est à redouter et à laquelle nous assistons,
20:45là, pour le coup, c'est très clair,
20:47c'est la dislocation du tissu dialogique,
20:50c'est-à-dire de l'espace de confrontation des individus,
20:55la parcellisation de cet espace en individualités atomisées et arrogantes à la fois.
21:01Ça, c'est le véritable danger démocratique.
21:03C'est la raison pour laquelle, chaque fois qu'on fait progresser l'éthique de la discussion,
21:07chaque fois qu'on permet aux gens de discuter,
21:09c'est la liberté collective qui avance.
21:12Et chaque fois que deux personnes s'insultent au lieu de discuter,
21:16c'est la liberté collective qui régresse.
21:19Donc, le vrai danger en démocratie, c'est cet abandon-là de la rationalité.
21:23En revanche,
21:25l'irrationalité d'une décision politique,
21:29c'est le propre de la grande politique.
21:33Le général de Gaulle décide...
21:36Comment dire ?
21:38En fait,
21:43la lâcheté a toujours d'excellentes raisons pour elle.
21:48Quelqu'un qui ne veut pas s'engager contre le régime de Vichy, par exemple,
21:52a d'excellentes raisons de ne pas le faire.
21:54Le courage est moins raisonnaire.
21:57Le courage ne se donne aucune raison, en réalité.
22:01Il ne se donne aucune raison. Il ne réfléchit pas.
22:04Eh bien, en cela, il est le propre des hommes d'État.
22:08Il y a un moment où le gouvernement de la nation impose,
22:13au lieu de réfléchir, de pondérer, de pratiquer l'éthique de responsabilité
22:18et de prendre la mesure constamment des conséquences de ses actes,
22:22d'introduire une norme nouvelle à la façon d'un grand artiste
22:26en prenant une décision qui prend le contre-pied de l'opinion générale
22:30et qui pourtant, in fine, finit par l'emporter.
22:33L'abolition de la peine de mort en est le meilleur exemple.
22:36En tout cas, c'est frappant, cette référence à Vichy,
22:39parce que dans les mémoires, je crois, du général de Gaulle,
22:41il disait, en fait, en juin 1940,
22:43j'ai eu juste des fous qui sont venus me voir.
22:45Je croyais.
22:47J'avais des marins-pêcheurs de l'Île-de-Sein,
22:49des gens d'extrême droite en rupture,
22:51mais alors comment on fait justement
22:53pour réinstaurer dans la société plus de discussions,
22:56plus de dialectiques ?
23:00Si j'avais la recette.
23:02Ou en tout cas des pistes, peut-être.
23:04Si j'avais la recette.
23:08C'est toute la difficulté d'ailleurs de mon journal,
23:10Franck Tireur, ça.
23:12Puisque le Graal de Franck Tireur n'est pas la défense d'une opinion.
23:15On a des valeurs, on est républicain.
23:17Mais à l'intérieur de la défense de la République,
23:20toutes les opinions sont acceptables.
23:24Le problème de Franck Tireur, c'est pas ça.
23:26Le problème de Franck Tireur,
23:28c'est que c'est un journal
23:30qui lutte en permanence
23:32pour la possibilité du dialogue.
23:34C'est-à-dire pour le fait de transformer
23:36un combat en débat.
23:38Pour l'introduction du dialogue
23:40et de la rationalité
23:42là où on a perdu la tête.
23:44C'est l'objet du journal.
23:46Le problème, c'est que je le vois bien
23:48à chaque numéro, concrètement,
23:50chaque semaine, Franck Tireur
23:52envoie des coups de boule.
23:54C'est-à-dire que nous luttons pour le débat,
23:56mais nous sommes confrontés à des gens
23:58qui veulent si peu débattre
24:00que nous sommes constamment en situation de nous battre.
24:02Et ça, c'est une tension propre au journal
24:04qui en dit long, je crois, sur l'époque
24:06et très symptomatique de l'époque.
24:08La nostalgie qu'on peut avoir de l'éthique de la discussion
24:10débouche malheureusement
24:12bien souvent sur du combat.
24:14Oui, vous vous présentez à Franck Tireur
24:17un peu comme le cercle de la raison ?
24:19Non, on n'a jamais employé cette expression.
24:21En tout cas, ça revient à ce moment.
24:23Oui, ce sont nos détracteurs qui l'emploient à notre sujet.
24:25Ce n'est pas le cercle de la raison.
24:27Ce n'est pas le cercle de la raison.
24:29Ce n'est pas la propriété du cercle de la raison.
24:31C'est juste que
24:33c'est considéré que la rationalité
24:35est la meilleure façon
24:37de vivre en démocratie.
24:39C'est considéré
24:41que
24:43la discussion
24:45est le meilleur gage
24:47de liberté collective.
24:49C'est aussi simple que ça, ce n'est pas plus ambitieux que ça.
24:51Dans un monde qui, lui, tente
24:53à se polariser dans la mesure où
24:55il confère à chaque individu
24:57le sentiment qu'il a le droit
24:59de penser que ce qu'il dit est la vérité absolue.
25:01Quand vous avez lancé Franck Tireur,
25:03est-ce que vous aviez le sentiment
25:05que ce serait aussi difficile de dialoguer
25:07avec des gens qui ne pensent pas comme vous ?
25:09Ou ça vous a surpris ?
25:11Oui.
25:13On s'y attendait
25:15parce que
25:17quand vous défendez
25:19une logique de dialogue, de discussion
25:21ou l'éthique de la discussion,
25:23vous ne faites pas d'idéologie.
25:25Ce n'est pas comme si vous défendiez une doctrine.
25:27Mais de fait,
25:29il est des doctrines que vous excluez
25:31inévitablement.
25:33C'est-à-dire le populisme,
25:35la démagogie, la falsification
25:37des paroles n'a pas sa place
25:39dans un espace comme celui-là.
25:42Donc, de facto, on s'est retrouvés très vite
25:44confrontés au Rassemblement National
25:46et à la France Insoumise.
25:48De fait, inévitablement.
25:50Et pas tant par idéologie que par méthodologie.
25:52C'est ça que je veux dire.
25:54Le problème n'est pas le contenu des croyances.
25:56Le problème, c'est la mauvaise foi
25:58qui est mise en œuvre.
26:00Et c'est là-dessus qu'on les a attaqués.
26:02Le temps tourne. On a encore peut-être deux minutes
26:04pour une dernière question, très ouverte.
26:06Est-ce que vous êtes plutôt optimiste ou pessimiste
26:08sur l'avenir de la démocratie en Occident ?
26:10Ah, ni l'un ni l'autre.
26:12Ni l'un ni l'autre.
26:14Je lutte pied à pied.
26:16Je refuse de subordonner
26:18mon bonheur à un truc qui ne dépend pas de moi.
26:20Donc d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle.
26:22Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. En revanche, je suis actif.
26:24Je suis actif.
26:26C'est-à-dire que je fais ce que j'ai à faire.
26:28Ce que j'ai à faire, en l'occurrence
26:30sur la place publique, c'est-à-dire
26:32j'essaye autant que possible de créer
26:34les conditions du temps long et du dialogue
26:36entre les individus.
26:38Est-ce que ça va marcher ? J'en sais rien.
26:40Est-ce que ça va changer quoi que ce soit ?
26:42J'en doute.
26:44En revanche, je ne vois aucune raison
26:46de ne pas le faire.
26:48Je ne vois aucune raison de ne pas me battre.
26:50Le fait que
26:52le combat en lui-même
26:54soit sans issue et sans victoire
26:58ne me dissuade pas de le mener.
27:00Merci beaucoup. Ce sera le mot de la fin.
27:02Merci d'être venu à Tendon,
27:04l'émission de Decider Magazine
27:06sur Be Smart For Change. Merci.

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