Renzo Piano, architecte : "On peut très bien regarder dans le passé sans aucune nostalgie"

  • il y a 2 heures
À 9h20, l'architecte italien Renzo Piano est l'invité de Léa Salamé. Concepteur du Centre Pompidou à Paris ou encore de The Shard à Londres, une rétrospective lui est actuellement consacrée à la fondation Seydoux-Pathé jusqu'au 23 novembre. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview-de-9h20/l-itw-de-9h20-du-jeudi-17-octobre-2024-9183339

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00:00Bonjour Renzo Piano, on est très heureux de vous recevoir, car vous êtes très rare en interview.
00:06Renzo Piano, vous êtes l'un des plus célèbres architectes du monde, l'un des plus adulés.
00:12Vous avez reçu le Pritzker Prize, le Nobel d'architecture en 98 des mains de Bill Clinton
00:17et on ne compte plus vos réalisations dans le monde.
00:21Beaubourg, évidemment, c'est vous, mais aussi le Whitney Museum à New York,
00:25le musée de Chicago, le musée Istanbul Modern.
00:28D'ailleurs, on vous appelle l'architecte aux 33 musées.
00:31Pas seulement le nouveau Palais de Justice à Paris qui a remplacé celui de l'Île de la Cité, c'est vous.
00:35L'immeuble du New York Times, le campus de Columbia à New York, vous également.
00:39La fondation Beyeler à Bâle, l'auditorium musical de Rome, la Maison Hermès à Tokyo
00:45ou récemment le nouveau cinéma Pathé Palace.
00:47J'ajoute aussi que vous avez reconstruit le pont de Gênes, votre ville natale qui s'était écroulée en 2018
00:52et que vous l'avez reconstruit gracieusement.
00:54Bref, votre œuvre est mondiale, elle est ahurissante.
00:59Plus de 120 grands projets réalisés par votre agence.
01:02Quand vous vous retournez, d'ailleurs, est-ce que vous vous retournez parfois
01:06pour regarder ces bâtiments que vous avez construits ou vous avez toujours en tête le prochain ?
01:12Non, non, bien sûr que je me retourne, tout le temps.
01:15C'est des créatures, c'est des enfants.
01:18C'est comme si on avait une centaine d'enfants un petit peu partout dans le monde.
01:23On les aime, on se préoccupe qu'ils soient heureux et qu'ils se portent bien.
01:28Et quelquefois ils sont plus heureux, quelquefois ils sont moins heureux.
01:32Vous savez, pour qu'un bâtiment soit heureux, il faut que les gens qui habitent le bâtiment soient heureux.
01:37Et je m'occupe de ça, oui, oui.
01:39Je voyage assez souvent pour voir, regarder et tout ça.
01:43Mais en même temps, je ne suis pas nostalgique.
01:47Pierre Boulez, qui était un ami formidable et compagnon d'aventure,
01:57disait toujours que la nostalgie, c'est une sorte de maladie.
02:00Il ne faut pas être nostalgique.
02:02On peut très bien regarder dans le passé sans aucune nostalgie.
02:06Puisque ce que tu tiens dans la vie, vivant, ce n'est pas ce que tu as déjà fait.
02:11C'est ce que tu dois encore faire.
02:13Ce que tu dois encore faire, comme vous dites.
02:15À 87 ans, vous avez encore la flamme, vous avez encore l'envie.
02:19Bien sûr, qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
02:22J'aime bien ce que je fais.
02:26C'est une fête. Chaque matin, j'entre dans le bureau.
02:30C'est une danse pour moi.
02:31C'est une danse.
02:32Je ne sais pas trop bien ce que je vais faire dans la journée.
02:36Mais les gens me viennent rencontrer.
02:38J'ai des bureaux formidables, avec des gens qui sont formidables, beaucoup mieux que moi-même.
02:44J'entre et la danse commence.
02:47Et en plus, j'adore les chantiers.
02:50J'aime beaucoup les chantiers.
02:52Moi, je veux mourir sur un chantier.
02:54Vous voulez mourir sur un chantier ?
02:56Le chantier, c'est quand vous étiez enfant.
02:59Puisque l'envie d'être architecte, c'est quand vous étiez...
03:03Vous aviez 7-8 ans après la guerre.
03:06Et vous étiez sur les chantiers de votre père, quand vous étiez tout petit.
03:10Et vous vous dites, j'ai le souvenir de moi sur un tas de sable qui regarde.
03:15Ah oui, c'est ça, c'est vrai.
03:18J'ai grandi dans une maison de bâtisseurs.
03:22Mon père, mon grand-père, mes oncles, tout le monde était bâtisseur.
03:26Même mon frère aîné était bâtisseur.
03:30Une petite entreprise, c'est une petite entreprise.
03:32Une grande entreprise, c'est complètement différent.
03:35Et cette idée que vous restez assis quand vous avez 6 ans, 8 ans, 10 ans,
03:40sur un tas de sable, vous regardez.
03:43Et le lendemain, le tas de sable devient un mur, un poteau,
03:48quelque chose qui tient bien tout droit,
03:51et bien fait, bien construit.
03:53Ça, c'est un miracle. C'est miraculeux.
03:56Après, vous grandissez et vous apprenez que l'art de construire,
04:01c'est un art très ancien.
04:02C'est peut-être l'une des premières arts de l'Homme, de l'humanité.
04:07C'est de faire des abris, des abris pour soi-même, pour la communauté.
04:13C'est un métier noble.
04:15Ce n'est pas du tout un métier frivole, c'est un métier très noble.
04:19Il s'agit de construire des abris pour les gens.
04:24Et ça, ça n'a jamais été une opération seulement technique.
04:29Et ça a toujours eu quelque chose de magique.
04:34Parce que construire, ça veut aussi dire faire quelque chose qui t'appartient,
04:38qui te rassemble.
04:42Votre grand chantier en cours, le prochain grand chantier,
04:46c'est la construction du campus hospitalo-universitaire du Grand Paris Nord,
04:50qui ouvrira ses portes en 2028 à Saint-Ouen.
04:53C'est un projet titanesque de plus d'un milliard d'euros.
04:56L'architecture des hôpitaux, c'est passionnant, ça.
05:00Comment on pense la chose ?
05:02Est-ce que ça doit être démonstratif ou modeste ?
05:04Est-ce que ça doit être ouvert sur la vie ou comme un cocon protecteur ?
05:08Comment on pense un hôpital quand on est architecte ?
05:13C'est un des thèmes les plus difficiles pour un architecte,
05:16puisque d'abord, il faut se mettre dans les conditions du malade,
05:20mais aussi dans les conditions du docteur ou de l'assistant du docteur.
05:25Il faut bien comprendre ce côté-là.
05:26Le siècle 17e, 18e surtout, 19e,
05:31on produit des hôpitaux pavillonnaires,
05:34qui étaient dans les parcs, dans les jardins, comme ça.
05:37C'était quand même pas trop mal.
05:39Ils marchaient pas, ils marchaient pas du tout.
05:41Heureusement, le 20e siècle a produit des hôpitaux qui marchent bien.
05:46Ils sont beaucoup plus compacts,
05:48mais ils ont malheureusement oublié l'homme, la nature.
05:53Ils ont oublié la beauté, justement.
05:55Ils ont oublié la beauté véritable, profonde,
05:59la lumière, les espaces pour les gens.
06:05Ils ont oublié la nature, peut-être aussi.
06:08Et alors voilà que le grand défi aujourd'hui,
06:11et c'est pas seulement l'héritage du Covid,
06:16c'est que c'était nécessaire, c'est nécessaire,
06:19c'est de retrouver cette beauté,
06:22cette dimension humaine.
06:24L'humanisme, il faut le retrouver dans les hôpitaux,
06:27sans, bien sûr, oublier l'excellence médicale,
06:31clinique, c'est évident, ça serait stupide de le faire.
06:35Mais c'est ça qu'il faut.
06:36C'est ça votre challenge sur le projet du grand hôpital.
06:39Alors cet hôpital, par exemple, à Saint-Ouen,
06:42c'est un hôpital très grand.
06:44Mais par exemple, pour les soignants,
06:47le toit, c'est un parc, c'est un jardin.
06:50On va déjeuner là-haut, on parle avec les gens,
06:52on a un moment de convivialité,
06:55et on regarde la ville.
06:57Et l'auteur du bâtiment même,
07:00c'est pas plus que les arbres qui sont tout autour,
07:03pour que depuis chaque chambre,
07:06le malade regarde dehors, il voit un arbre.
07:09Et ça a l'air d'être stupide un petit peu,
07:11mais c'est pas du tout stupide,
07:13puisque la nature elle-même,
07:15avec ses changements, son rituel,
07:18c'est une promesse de guérison.
07:21C'est une métaphore de guérison.
07:24Il y a quelque chose de magique dans tout ça.
07:26Alors tout ça, il faut le faire sans évidemment renoncer
07:31à l'excellence médicale qui est primordiale.
07:34Et à l'efficacité évidemment.
07:36Renzo Piano, depuis 50 ans, vous avez,
07:38il y a l'hôpital, mais vous avez véritablement refaçonné Paris,
07:42où vous habitez donc.
07:44Une exposition d'ailleurs à la Fondation Pathé,
07:46Jérôme Sédoux, vous est consacrée,
07:47et consacrée à sept de vos constructions dans Paris.
07:51Le Centre Pompidou, le Tribunal de Paris,
07:54l'Ecole Normale Supérieure de Saclay,
07:56le Cinéma Pathé Palace,
07:57les logements sociaux rue de Meaux,
07:59ça aussi vous les avez faits.
08:00Mais c'est vrai que l'oeuvre la plus emblématique,
08:04pour nous, pour tout le monde, ça restera Beaubourg.
08:07Beaubourg où vous obtenez l'appel d'offre
08:09avec votre partenaire Richard Rogers,
08:11alors que vous n'avez que 33 ans
08:13et qu'il y a face à vous 680 candidatures.
08:16C'est vous qui gagnez.
08:18Vous dites que vous avez fait un acte de rébellion en candidatant.
08:21On était à l'époque dans la France de Pompidou.
08:24On est en 1968, après 68, et vous gagnez.
08:28Mais vous dites à cette époque-là, tout était possible.
08:31Même que deux jeunes architectes de 30 ans
08:33gagnent l'un des plus gros projets architecturaux de Paris.
08:37Oui, c'est vrai.
08:39C'est vrai que c'étaient les planètes
08:42qui se sont alignées d'une façon tout à fait spéciale.
08:45Mais il faut dire qu'au début de ça,
08:47il y avait quelque chose de très spécial à Paris qui se passait,
08:52puisqu'il y avait eu le mai 68.
08:55Mais il y avait aussi cette idée de maison de la culture.
08:59C'était Mareau qui avait trouvé ça,
09:01ou sinon il avait développé ça.
09:03L'idée que chaque ville en France, petite et grande,
09:06aurait dû avoir une maison de la culture.
09:09Là où on trouve tout, la musique, l'art, la peinture,
09:14l'architecture, le cinéma, tout, photographie, tout est là.
09:19Mélangé, pas mélangé, mais avec des disciplines différentes.
09:22C'était une idée très intéressante.
09:24Or, de l'appliquer à un grand bâtiment à Paris,
09:27ce n'est pas une autre idée, c'était l'idée de M. Pompidou.
09:30Je crois à Mme Pompidou, il ne faut pas oublier.
09:33Claude Pompidou a été une force formidable.
09:36Et Robert Baudin, c'était le premier président.
09:40Formidable, formidable.
09:42On avait un client formidable.
09:44Mais Renzo Piano, on ne se souvient pas aujourd'hui
09:46des réactions folles que votre bâtiment a suscité.
09:49En 1977, quand il est inauguré,
09:51on écoute un extrait du journal télévisé d'antenne de janvier 77.
09:56Et ça commence, écoutez bien, par la secrétaire d'Etat à la culture,
09:59à l'époque, qui s'appelait Mme Françoise Giroux,
10:02devant ce nouveau bâtiment.
10:05Je crois qu'on attend énormément de ce centre, et moi la première.
10:09Donc, il faut que ça réussisse.
10:10Est-ce que vous pensez que beaucoup de Parisiens vont venir ?
10:12Est-ce que ce n'est pas un petit peu trop, ce centre Beaubourg ?
10:15Ah non, je crois vraiment, ne plus que par curiosité,
10:17les Parisiens viendront.
10:19Et une fois qu'ils seront venus, je crois qu'ils reviendront.
10:21Je crois qu'ils recevront un coup de poing au cœur.
10:25Les avis continuent à être partagés
10:27sur les qualités esthétiques de cette bâtisse
10:29de 170 mètres de long sur 50 de large.
10:33Les opposants parlent de raffinerie de pétrole, de monstres à tuyaux.
10:37Les amateurs, pour leur part,
10:38s'extasient sur l'originalité de la réalisation.
10:42Reste qu'avec le centre Pompidou,
10:44Paris se verra doté d'une unité artistique
10:47capable de rivaliser avec les plus grands musées d'art moderne du monde.
10:51À l'époque, les critiques, elles vous avaient blessés ?
10:54J'ai tellement de souvenirs de ça.
10:58Le premier, c'est que quand M. Pompidou nous a reçus, Richard et moi-même,
11:02on était jeunes, un petit peu mal élevés,
11:05et moi j'avais 33 ans, Richard qui était le grand, il avait 36, vous voyez ?
11:10Et M. Pompidou nous regarde et nous dit « Est-ce que vous avez compris,
11:14M. Piano et M. Rogers, que ce bâtiment va vivre 500 ans ? »
11:19500, 500.
11:21Et nous, on se regarde entre nous, on dit « Bien sûr, bien sûr ».
11:25Mais on se regarde parce qu'on n'avait jamais construit quelque chose
11:28qui dure plus que 6 mois.
11:30On était plutôt malins, pas bêtes, mais...
11:33Et après, en sortant, je me souviens,
11:35on se regarde l'un l'autre et on dit « Mais pourquoi seulement 500 ? »
11:41On était fous !
11:42L'arrogance de la jeunesse !
11:43Mais oui, bien sûr, c'est l'arrogance de la jeunesse, c'est la folie,
11:47mais c'était aussi le moment, il fallait quelqu'un qui fasse ça.
11:52Puisque les musées, vous savez, on n'était pas des barbares, nous.
11:57On habitait à Londres à l'époque.
12:00Mais on aimait beaucoup la musique dans les rues.
12:03Il y avait les proms, les promenades, voilà.
12:06On faisait toujours, chaque vendredi soir, c'était ça.
12:09Et on aimait la culture.
12:11Mais pas la culture avec le grand C,
12:13c'est avec la petite c.
12:15Et on faisait ça.
12:16C'était ça l'idée de Beaubourg, à l'époque, comme vous l'avez pensé,
12:20c'était démocratiser la culture, c'était pas pour les élites, c'était le centre pour...
12:23Et quand vous êtes jeune, vous n'avez pas de limites, vous faites ça.
12:27En plus, on savait qu'on n'aurait pas gagné.
12:31On savait qu'on n'aurait pas gagné.
12:32Et alors, on a fait ça librement, pour le plaisir de dire, voilà, on rêve.
12:37Si on pouvait rêver, c'est ça qu'on ferait.
12:39Et voilà, et vous avez gagné.
12:40Mais on a eu en face de nous un jury, un client, qui a su rêver.
12:48Et ça, c'est les planètes.
12:51C'est les planètes qui se retrouvent.
12:53C'est le kairos.
12:54Et le kairos, c'est-à-dire le moment où les planètes s'alignent pour vous.
13:00Et vous, c'était à 33 ans.
13:02Et vous savez, on a fait ça, on avait une moto, Richard, moi-même.
13:08Et je ne comprends pas, je ne comprends pas.
13:11Je ne comprends pas, c'est ce qu'on disait assez souvent.
13:14Puisque quand vous faites une chose comme ça,
13:17il y a beaucoup de gens qui vous disent, on ne peut pas.
13:21On ne peut pas pour cette raison, pour l'autre raison, pour l'autre raison.
13:24Et la réponse, c'était toujours, je ne comprends pas trop bien.
13:28C'était une moitié vraie, puisqu'on ne comprenait pas vraiment.
13:31Mais l'autre moitié, c'était pour pouvoir travailler.
13:34D'ailleurs, vous dites, j'ai appris le mot impossible en dix langues.
13:38Parce qu'à chaque fois qu'on vous dit, on va faire ça, on vous répond, non, c'est impossible.
13:42Impossible.
13:43Et vous le faites.
13:44Je connais le mot impossible en plusieurs langages, au moins une dizaine de langages différents.
13:50Mais le cœur de votre travail Renzo Piano, de votre signature, ça restera de réconcilier
13:54les centres-villes avec les périphéries, avec les banlieues.
13:58Par exemple, au début, quand il a fallu expliquer à tous les avocats et à tous les magistrats français
14:02qu'ils allaient quitter l'île de la Cité, où ils avaient leurs petites habitudes pour aller en périphérie
14:07dans cet immense immeuble à côté de Paris.
14:10Pas loin, mais vraiment, ce n'est pas dans Paris.
14:12Eh bien, ils n'ont pas aimé au début.
14:14Et vous avez dû expliquer et répéter, ça, c'est vos mots que je vais citer.
14:18Les périphéries ne sont pas laides, elles ont seulement été maltraitées durant des décennies.
14:23C'est un problème politique un peu partout dans toutes les villes du monde.
14:26Les périphéries ont toujours été construites sans amour, sans affection.
14:30Elles ont toujours été accompagnées d'un adjectif négatif, triste, éloignée, abandonnée, dangereuse.
14:38À la fin des fins, l'histoire de votre vie, c'est de réconcilier.
14:41Vous dites, il faut recoudre les banlieues avec les périphéries, avec le centre-ville.
14:45Ça restera ça, votre idée, votre engagement ?
14:48Ah, vous avez déjà tout dit.
14:50Vous avez tout dit parfaitement, c'est ça.
14:53J'ai toujours aimé les périphéries.
14:54Je suis enfant de la périphérie, moi-même.
14:57La périphérie, c'est une usine de rêve.
15:03C'est une usine de désir.
15:08Et c'est aussi une force incroyable dans les périphéries urbaines, partout dans le monde.
15:12New York, Paris, Londres, partout, partout, partout.
15:16C'est la force inouïe.
15:18C'est d'ailleurs le nombre aussi de personnes,
15:21puisque les villes, d'habitude, 80% ou même peut-être 90% des gens habitent dans les banlieues,
15:29dans la périphérie urbaine, qui est pleine de problèmes,
15:33mais qui est aussi pleine d'énergie, de désir.
15:37De jeunesse.
15:38De jeunesse, de jeunesse.
15:41Alors, vous voyez, là, c'est quelque chose qui revient tout le temps avec moi.
15:45Et je suis né dans une ville qui est pour la moitié eau.
15:49C'est la mer de Jeune.
15:51L'autre moitié, c'est les montagnes.
15:54Et j'ai grandi en me demandant qu'est-ce qu'il y a au-delà de la mer, non ?
16:04La périphérie, c'est un lieu à partir duquel on part.
16:08On part et on trouve l'énergie.
16:11Et d'ailleurs, j'ai construit beaucoup, beaucoup, très souvent, pas seulement à Paris,
16:17même à New York, le nouveau siège de la Columbia University, c'est la périphérie Nord, c'est West Harlem.
16:22C'est West Harlem, mais là aussi, c'était compliqué, d'aller à Harlem quand on est à l'intérieur de Manhattan.
16:27C'est toujours compliqué, c'est toujours compliqué.
16:30Mais c'est en même temps des lieux de telle force, de telle intensité,
16:37que moi-même, comme j'ai été fait sénateur pour la vie en Italie.
16:43Oui, c'est ça.
16:44Il faut dire aux auditeurs qui écoutent, vous avez été nommé sénateur à vie d'Italie.
16:49Et vous avez décidé de donner tout votre salaire de sénateur à vie pour recoudre les banlieues et les périphéries.
16:56Oui, tout ça, ce n'est pas très important, puisque, en tout cas, c'est bien.
17:01Je trouve que c'était normal.
17:03Mais ce qui est très important, c'est que je donne pas mal de temps avec des jeunes,
17:07chaque année, une douzaine de jeunes, pour faire des petits projets, minuscules,
17:11minuscules mais faisables, dans un an, et qui sont des projets de, moi j'appelle ça du remaillage.
17:18Remaillage.
17:19Les périphéries ont besoin d'être remaillées, de tout point de vue,
17:23les connexions, l'infrastructure, mais même des lieux de rencontre, les plus petits,
17:29des petits jardins, des petites places, naturellement ça suffit pas,
17:33il faut aussi amener des grandes structures, universités, hôpitaux, des tribunaux.
17:39C'est comme ça qu'on recoue une périphérie, on féconde.
17:43Voilà, on féconde, on fertilise.
17:46Et on rend la ville, la ville devient un petit peu plus verte, plus campagne.
17:53Et la campagne devient plus vide un petit peu.
17:57Renzo Piano, je voudrais juste revenir un tout petit peu sur votre enfance.
18:00J'ai lu que votre père, vous avez élevé à la dure, c'était un génois, taiseux,
18:06et qu'un jour où vous avez commencé à avoir du succès, il vient voir vos constructions
18:11et il vous dit, bof, je me demande si ça tient drave ton truc.
18:15Il vous a jamais exprimé sa fierté de voir votre réussite ?
18:20Oui, j'en suis sûr.
18:22Mais à la façon génoise, en silence.
18:25En silence.
18:26Voyez le silence, la sobriété des mots, c'est aussi une dimension que je trouve très
18:33importante.
18:34Et si vous êtes génois, si vous êtes grandi à Genne, la ville même c'est comme un bateau,
18:43un paquebot, qui est sur l'eau comme ça, et la sobriété est inévitable, nécessaire.
18:50La parcimonie aussi.
18:51Alors la parcimonie avec les mots, ça ne veut pas dire, et mon père a dit comme ça.
18:57Et mon père, c'est peut-être d'autres personnes que j'aurais bien voulu être, mais il est
19:06disparu, et quand il est disparu, moi je croyais qu'il était très vieux.
19:11Maintenant je suis dans l'âge grand de moi, je ne suis pas vieux, je suis dans l'âge
19:18grand.
19:19Vous n'êtes pas vieux.
19:20C'est différent.
19:21L'âge grand, c'est différent, parce que l'âge grand, c'est l'âge de liberté.
19:24Si vous avez bien travaillé, si vous avez des jeunes autour de vous, c'est un âge merveilleux.
19:31Et c'est un âge très créatif.
19:34Un petit détail, il faut être en bonne santé, c'est ça.
19:39Mais sinon, c'est génial.
19:42Juste un mot, parce que c'est aussi votre histoire et votre parcours, ça dit beaucoup.
19:48L'enfance, le silence, c'est aussi quand on vous a caché longtemps dans votre famille
19:53que vous aviez un grand frère qui s'appelait Renzo, comme vous, et qui est mort à 13 ans
19:59d'une septicémie qu'il avait attrapée bêtement dans un accident de football où il s'était
20:06fait mal, quelque chose comme ça, il a attrapé une septicémie.
20:09Et longtemps, vous ne compreniez pas pourquoi votre mère pleurait, et quand vous avez vu
20:16le dimanche au cimetière écrit sur la pierre tombale Renzo Piano, il y a quelque chose
20:22quand même qui est resté dans ce drame familial de l'expression de ce que vous avez construit ensuite.
20:30Oui, ça c'est quelque chose de très profond, c'était après la guerre, j'étais petit,
20:39et oui, elle pleurait ma mère, je ne savais pas pourquoi, le soir, chaque soir elle pleurait,
20:51et maintenant je comprends que 4 ans, 3 ans, 4 ans, c'est rien, c'est rien, c'est des distances
20:57minimes, survivre à son propre enfance, c'est quelque chose qui est terrible, et mon frère
21:05aîné Renzo était mort d'un accident, un petit stupide accident, en jouant au football,
21:11des choses comme ça, c'est tellement bête, mais j'ai grandi avec ma mère qui croyait
21:17que j'avais double énergie, une double force, et je me rappelle, j'avais un frère aîné
21:25de 10 ans, et ma mère me regardait et me disait, il faut que tu protèges ton frère,
21:30elle disait, à moi, 10 ans plus jeune, il faut que tu protèges ton frère, aîné de 10 ans,
21:36voyez, c'est quelque chose que tu portes avec toi, et ça fait partie de ta vie, combien de gens,
21:48mais vous savez, à cet âge là, l'âge grand, une chose que je vais vous dire, c'est que vous
21:56comprenez une chose, vous n'existez pas, on n'existe pas, on est la somme de toutes les
22:02personnes qu'on a aimées, les livres qu'on a lus, les films qu'on a regardés, les voyages qu'on a
22:09faits, les amours qu'on a eus, on est ça, et ce génie qui était Luis Borges, il écrivait que la
22:19vie est un petit peu suspendue entre le souvenir et l'oubli, on se souvient de tout ça, et on
22:32l'oublie aussi, on a oublié, mais vous l'avez dedans, et n'importe quoi que vous faites, l'architecte,
22:39le journaliste, peu importe, vous avez ça dedans, et ça sort, et ça c'est bon, magnifique, c'est
22:46même une petite immortalité, je crois. J'aimerais bien finir comme ça, mais je vais quand même finir
22:54avec les impromptus, quelques questions très rapides, vous réfléchissez pas, vous répondez
22:57spontanément, quelle est la plus belle ville du monde ? La plus belle ville du monde, Paris. Je me
23:04suis dit, est-ce qu'il va dire Paris ou est-ce qu'il va dire Rome ? Non. Oui, oui, bien sûr, si vous
23:10posez la question, je vais aussi dire Gênes, puisque c'est la plus belle, avec la lumière, mais quoi Paris,
23:19puisque, et là, vous voyez Paris, c'est ma ville d'adoption, et je flâne pour Paris, j'habite le
23:27marais, je me promène sur l'eau, j'aurais préféré l'eau salée, naturellement, je suis marin, mais
23:34l'eau douce est aussi belle, l'eau rend les choses belles. Notre-Dame de Paris ou la Basilique Saint-Pierre ?
23:40Notre-Dame de Paris, c'est trop monumental, Saint-Pierre. Michel-Ange ou Rodin ?
23:51Là, vous me posez une question. Piège. Michel-Ange, quelque chose de Michel-Ange, intouchable, c'est incroyable.
24:07Frank Lloyd Wright ou Le Corbusier ?
24:11Je dirais Frank Lloyd Wright, oui.
24:16Plus difficile, Frank Gehry ou Norman Foster ?
24:20Là, vous me posez une question, je suis copain de tous les deux, est-ce que je peux me placer entre les deux ?
24:27Les deux sont différents, vous voyez, les architectes travaillent avec des systèmes différents.
24:32Frank, il commence par un geste artistique, mais après, peu à peu, il devient bâtisseur.
24:39Et Foster, il est un petit peu plus comme moi, il part avec un geste structurel et après il devient poète.
24:48Et du coup, vous vous trouvez entre les deux. Mais les deux font partie de mon système de souvenirs et d'oubli.
25:00Et pour finir, Renzo Piano, la question de Jacques Chancel, est-ce qu'il y a Dieu dans tout ça ?
25:05Dieu ?
25:11J'ai eu la chance de parler pendant une heure avec le pape Francesco.
25:21Puisqu'il m'avait appelé un jour, il y a six mois, il y a un an, pour parler de la paix, qui est une autre chose qui m'intéresse beaucoup.
25:29Et lui, Francesco, il m'a dit qu'il n'y a pas de gens qui ne croient en rien.
25:38On est tous... et je crois que c'est comme ça.
25:42Je connais tellement d'hommes et d'hommes de sciences, scientifiques, dans le domaine de la neuroscience,
25:53ou sinon dans le domaine du CERN, l'astrophysique, les atomes, les parties subatomiques et tout ça.
26:01Et il y a des mystères autour, au fond desquels on s'arrête et on se pose des questions.
26:08Et alors, c'est évident qu'il y a un mystère. Et ce mystère me touche, me touche beaucoup.
26:13Je me pose toujours des questions.
26:18J'adore les petites églises dans lesquelles il y a du silence et on se pose des questions.
26:25Et je ne sais pas si ça, ça veut dire croire, mais je sais que c'est une bonne dame de compagnie.
26:32Merci infiniment, Renzo Piano, d'avoir été notre invité.
26:35J'étais très, très heureuse et honorée de vous inviter et de vous écouter.
26:41Merci infiniment et très belle journée.
26:44Merci.

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