C'est l'un des romans les plus remarqués de cette rentrée littéraire : Christophe Bigot redonne sa chair et son âme de midinette à la première femme académicienne, Marguerite Yourcenar, et à son dernier amour. Il est ce matin l'invité de Mathilde Serrell. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes/nouvelles-tetes-du-lundi-23-septembre-2024-3120936
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00:009h48, place à vos nouvelles têtes, Mathilde Serrel ce matin, c'est un écrivain qui redonne
00:06sa chaire et son âme de midinette à la première femme académicienne, Marguerite Yourcenar.
00:13Christophe Bigot est dans notre studio.
00:16« Des phrases que je prends dans l'œuvre noire, par exemple ceci que disait non, je
00:23me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus
00:27humble d'exactitude.
00:29Ça c'est une phrase qui m'importe beaucoup, parce que quand on parle de vérité très
00:34souvent on parle de théorie qu'on prend pour la vérité, ou de dogme qu'on prend
00:39pour la vérité.
00:40Tandis que quand on parle d'exactitude, c'est sérieux.
00:42»
00:43Nous sommes en 1979, pour une spéciale de l'émission Apostrophe, Bernard Pivot interviewe
00:49la superstar de Lettke et Marguerite Yourcenar, un an avant qu'elle ne devienne la première
00:53femme à entrer à l'académie française.
00:55Au jour de sa cérémonie d'investiture, Yourcenar, 77 ans, filera rapidement rejoindre
01:00son blond ténébreux.
01:01Ce garçon de 31 ans avec qui elle s'est liée depuis un an et qui va devenir son secrétaire
01:06très particulier, Jerry Wilson, son dernier amour, un mystérieux photographe homosexuel,
01:11donc de 46 ans son cadet.
01:14Voilà comment débute « Un autre matin ailleurs ». Votre roman, Christophe Bigot, en lice
01:18pour le Prix Fémina, entre autres, c'est vraiment un cadeau de cette rentrée littéraire
01:22qu'on ne lâche pas.
01:23Tout y est vrai ou presque ? Comme dirait Marguerite Yourcenar, vous avez recherché
01:28l'exactitude.
01:29Christophe Bigot.
01:30Oui, bonjour.
01:31Bonjour.
01:32Tout à fait, l'exactitude plus que la vérité.
01:36Yourcenar, c'est quelqu'un qui a un sens très aigu de la nuance, de la relativité
01:41des jugements et qui ne cherche pas à s'éner des théories toutes faites sur quoi que ce
01:46soit, que ce soit sur la politique, sur le féminisme, elle a des convictions chevillées
01:50au corps.
01:51Mais c'est une femme de la nuance, de la précision et voilà, j'ai essayé de lui
01:56emprunter ça.
01:57De faire ce travail d'exactitude sur ce mystère absolu, cette phrase qu'on lit dans les biographies
02:03de Jerry Wilson, le compagnon des dernières années.
02:06Vous avez trouvé ça ambigu, vous avez envie de savoir qui c'était, Jérémy Wilson,
02:09vous avez enquêté dans la biographie de référence, celle de Josiane Savignot, mais
02:13aussi dans toute l'œuvre de Yourcenar et comment vous êtes donc approché de cet être
02:17Jérémy Wilson ?
02:19Doucement, précautionneusement, à partir de photos, à partir de lettres, et en effet
02:24à partir de l'œuvre de Yourcenar, parce qu'elle avait beau répéter que la vie intime
02:29c'est un misérable petit tas de secrets, qu'il ne faut pas en parler, etc., en réalité
02:34elle avait disséminé à mon avis des indices dans son œuvre à l'intention et à l'attention
02:39du lecteur vigilant.
02:41En fait, en relisant les choses de près, à la lumière de cette découverte, on trouve
02:46plein de choses.
02:47On trouve des choses complètement folles.
02:49Il faut quand même imaginer une dame de 77 ans qui se retrouve dans un appartement dans
02:54le Marais à Paris, entourée d'homosexuels qui font la fête, qui vont au palace la nuit.
02:58Elle, elle est vraiment dingue de son Jerry, ça lui remue le corps, elle vient de perdre
03:03son amoureuse, sa traductrice avec qui elle a passé 40 ans, Grace, aux Etats-Unis, elle
03:06vit sur une île reculée et elle va à Yourcenar flamber d'amour à nouveau, jusque dans des
03:12épisodes incroyables, quand ce Jerry va lui-même rencontrer un petit ami, là vous
03:17racontez un épisode réel de Marguerite Yourcenar en Inde, avec Jerry et son terrible petit
03:22ami Daniel ?
03:23Oui, tout à fait, celui que les amis d'Yourcenar ont appelé l'ange de la mort, ce n'est
03:26pas moi qui l'appelle ainsi, il l'a appelé comme ça, et ça vire au trouble en fait.
03:31Ils se retrouvent en Inde, dans une situation complètement rocambolesque où ils ont caché
03:37de la drogue partout dans la chambre d'hôtel, il va y avoir une descente de flics qui vont
03:41devoir se dépêcher de jeter la cocaïne aux toilettes, tirer la chasse, elle va devoir
03:46aller récupérer au poste l'amant de Jerry, donc c'est absolument fou.
03:4980 ans, Yourcenar au poste en Inde, tranquille en pleine nuit.
03:53Qu'elle caillera celle-là !
03:54Non mais c'est fou, et elle en va en faire en fait aussi son œuvre, c'est ça qui est
03:59intéressant.
04:00Vous avez pu vous renseigner sur ce passage en vous replongeant dans ce qui est une sorte
04:03d'autobiographie de Yourcenar, Grèce Abigaud ?
04:06Oui, c'est quoi l'éternité ? C'est le dernier volet de sa trilogie autobiographique,
04:11c'est arrivé un an après sa mort, et en fait au départ c'est une autobiographie sur
04:15ses parents, ses ascendants et son enfance, et elle transforme ça, elle dit qu'en fait
04:19c'est son roman, et elle se sert de ce livre un peu inclassable pour décrire ce qu'elle
04:27est en train de vivre en fait, avec Jerry et avec Daniel, l'ange de la mort.
04:31Elle dissimule ça à propos d'autres personnages ayant vécu à une autre époque, mais la
04:35critique universitaire a tout à fait identifié que c'était ce qu'elle était en train de
04:38vivre.
04:39On peut souffrir avec cet homme.
04:41Oui, dites-nous, et surtout il me semble moi que ce qui fait que le livre est passionnant
04:45et palpitant c'est qu'on a peur pour Marguerite Yourcenar, embarquée dans ce trouble et dans
04:49ses histoires.
04:50Christophe Bigaud.
04:51Oui, on a peur pour elle, on a envie de la prendre dans ses bras aussi, parce qu'elle
04:57a des côtés tyranniques, des côtés un peu despotiques, mais en même temps elle est
05:01très très attachante, et d'une humanité incroyable, et de la voir malmenée comme
05:05ça, oui, effectivement on peut avoir peur pour elle, elle se met en danger littéralement
05:10et elle va vivre des épisodes de violence verbale et même physique.
05:14Vous avez dû faire parler Marguerite Yourcenar, en plus de lui donner presque une chair qui
05:23respire à travers le livre.
05:25Comment est-ce que vous avez fait pour sentir son corps et la faire parler, Christophe Bigaud ?
05:29On a cette chance merveilleuse d'avoir des centaines et des centaines d'heures d'archives
05:34audiovisuelles, notamment, il n'y a qu'à prendre l'application de Radio France pour
05:38écouter Marguerite, c'est un régal de l'entendre parler, il y a aussi évidemment toutes les
05:42émissions mythiques, vous passiez l'extrait de l'émission avec Pivot qui était allé
05:46l'interroger à Petite Plaisance, donc on peut la voir, on peut, j'allais dire, vraiment
05:50scruter les moindres mimiques, ses yeux si pétillants d'intelligence chaque fois qu'elle
05:57parle.
05:58Il y a sa démarche, il y a ses tenues vestimentaires un peu mythiques où elle est comme une sorte
06:02de bohémienne.
06:03Oui, elle ressemble, d'ailleurs vous la décrivez très bien au début, Yursonar pour les gens
06:09de l'époque c'est un sphinx, un mélange de paysannes flamandes et de précieuses grands
06:12siècles, d'empereurs romains et de déesses hindous, de bons tibétains et de sorcières
06:16médiévales.
06:17Oui, c'est tout ça à la fois, elle est couverte de bijoux, d'étoles indiennes, en fait elle
06:24était très coquette, on a dit que c'était une clocharde mais pas du tout, mais elle
06:29a aimé un look un petit peu babacoolchique on va dire.
06:33Il y a notamment un épisode où elle tient à une étole soi-disant rose qu'elle a achetée
06:38et on soutient qu'elle est jaune, non la vieille elle est jaune, non si elle est rose,
06:42c'est terrible.
06:43Elle se bat pour reconnaître la couleur de sa petite écharpe qu'elle a tant aimée
06:48tandis que les deux amants infernaux la tourmentent.
06:51Écoutons Marguerite Yursonar telle qu'en elle-même.
06:54Alors on parlait du moi, vous avez l'impression vous Marguerite Yursonar que vous êtes dans
06:59tous ceux qui vous accompagnent mais d'une manière totale.
07:01Oh absolument, je crois que je suis eux pour une petite part, c'est l'identification totale
07:07pendant le temps où je m'intéresse à eux, où je pense à eux, où je m'occupe d'eux.
07:11Parce que vous l'écrivez et c'est très net, dès qu'on parle des choses essentielles
07:15on ment, on trahit toujours, alors lorsqu'on est l'autre.
07:19Lorsqu'on est l'autre on a cet immense avantage qu'on n'est pas trompé par les
07:26petites habitudes, par les petits mensonges dans lesquels tout être vit sans le savoir.
07:31On n'est pas trompé par la vanité, on n'est pas trompé par la diminuté, on n'est pas
07:34trompé par tout ce qui nous empêche peut-être de parler raisonnablement et sagement de nous-mêmes.
07:40Chez Jacques Chancel en 1980, Marguerite Yursonar, Jacques Chancel c'est l'un des intervieweurs
07:47parce qu'ils sont nombreux à défiler dans ce roman avec qui ça se passe bien.
07:51Vous avez fait aussi le roman en creux de cette grande superstar d'élèves, Yursonar,
07:57et de ce défilé de gens qui veulent une partie de leur vérité.
08:00Christophe Hugo, vous avez profilé un peu les différents intervieweurs de l'époque ?
08:05Oui, il y en a un certain nombre en effet qui défilent en procession à petite plaisance.
08:09Il y a notamment Mathieu Gallet, un journaliste célèbre de l'époque, une critique littéraire
08:14très vacharde, avec qui les choses commencent très bien avant de tourner vraiment vinaigre.
08:19Il y a aussi Jacques Chancel qui a laissé un livre magnifique d'entretien qui s'appelle
08:21« Les yeux ouverts » avec Yursonar, et puis il y a Jacques Chancel avec qui ça se passe
08:26bien pour radioscopie, et puis évidemment il y a Pivot avec qui c'est un petit peu idyllique.
08:31C'est le roman des années 80 aussi que vous écrivez, celui du début des années Sida.
08:37Comment finalement on peut découvrir cette période à travers Yursonar, à travers ses
08:42yeux ? La modernité d'Yursonar dans un temps comme celui-ci, elle dit par exemple à propos
08:48de la maladie du Sida du personnage Jerry, dont elle est amoureuse, que la maladie et
08:54ce qu'il vit n'ont rien à voir, parce que c'est une époque où on pense qu'on atteint
08:59du Sida par péché en fait.
09:01Oui tout à fait là-dessus, elle est très avant-gardiste, on a un peu l'image d'une
09:05statue de marbre très intemporelle et un petit peu au-dessus des problèmes de son
09:10temps.
09:11Et en fait absolument pas.
09:12Yursonar elle est très progressiste, notamment sur cette question-là, elle est révoltée
09:16par le traitement des malades du Sida.
09:17Je rappelle que c'est quand même l'époque où le FN parle des Sidatoriums.
09:20On connaît par exemple le sort de Rock Hudson, abandonné seul dans sa villa à Beverly Hills
09:26et c'est le moment où Jerry tombe malade et en fait là-dessus elle est incroyablement
09:30humaniste, progressiste.
09:31Un autre m'attend ailleurs, citation extraite de l'œuvre au noir, Christophe Bigot, c'est
09:37votre merveilleux roman aux éditions La Martinière, la bonne nouvelle c'est qu'il y aura bientôt
09:41le journal intime de Marguerite Yursonar qui sera publié en 2025 et vous pourrez donc
09:45nous écrire la suite.