• il y a 10 mois
Elle a entrepris de déconstruire avec un humour ravageur les préjugés sur « les filles de l’Est » et nous raconte ce pays, le nôtre, où les gens ont la fine bouche et de grandes gueules ! La romancière franco-bulgare Elitza Gueorguieva est ce matin l’invitée de Mathilde Serrell.

Retrouvez Nouvelles têtes présenté par Mathilde Serrell sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes

Category

🗞
News
Transcription
00:00 Place aux nouvelles têtes Mathilde Serrel, ce matin, une romancière franco-bulgare qui pratique un absurdisme en jouet.
00:09 Elisa Georgieva est dans notre studio. Portrait sonore.
00:14 « Ici Moscou. En Union soviétique, le premier vaisseau spoutnik cosmique au monde a été placé sur son orbite autour de la Terre.
00:23 Le pilote commandant Yuri Gagarin. »
00:27 Elle n'était pas née quand le camarade Yuri Gagarin est devenu le premier humain à effectuer un vol dans l'espace en 1961.
00:37 Mais comme d'autres enfants du soviétisme, elle a rêvé à son tour de devenir cosmonaute dans la frontière de l'espace.
00:43 Semblait la seule à pouvoir s'ouvrir avant la chute du mur.
00:46 Il tombera assez rapidement pour qu'à 18 ans, elle quitte la Bulgarie et se téléporte en France.
00:51 « Tombe la, tombe, tombe la chemise. Tombe la, tombe, tombe, tombe la chemise. »
00:59 La voilà qui peut enfin comparer ce qu'elle a vécu avec un autre modèle de société.
01:04 Nous sommes en 1999. Les Toulousains de Zepda cartonne et elle arrive comme étudiante à Lyon.
01:09 La France pour elle, c'est ce pays de la liberté, du fromage et des tramways qui parlent.
01:14 Révouant d'écriture mais ne maîtrisant pas assez la langue, elle va se tourner vers l'image documentaire.
01:20 « Ce qu'on veut faire avec Rouche, c'est un film sur l'idée suivante. Comment vis-tu ? »
01:26 « Comment vis-tu ? » On commence par toi. Mais après on va s'adresser à d'autres.
01:30 « Comment vis-tu ? » ça veut dire « Comment est-ce que tu te débrouilles avec la vie ? »
01:34 En master de création cinématographique à la fac de Lyon, elle flash sur le cinéma vérité de Jean Rouche et Edgar Morin.
01:41 La question de leur film chronique d'un été « Comment vis-tu ? » est devenue « D'où viens-tu ? » dans la France qu'elle apprend à connaître.
01:48 * Extrait de « La vie de Jean Rouche » de Jean Morin *
01:55 Depuis 2022, elle est officiellement citoyenne française.
01:58 Après un master de création littéraire, un roman et deux films, elle décode son identité et publie son hilarante mais pas que.
02:06 « Odyssée des filles de l'Est » aux éditions Verticales. Elisa Georgieva, bonjour.
02:10 Bonjour, Mathilde Serrel. Merci pour l'invitation.
02:12 De rien, j'espère. Vous avez regardé le président à la télé hier soir ?
02:15 Non, j'étais déjà assez paniquée comme ça. Je vais venir le voir ce matin.
02:19 Votre roman démarre sur une scène à la préfecture de Lyon, inspirée de votre arrivée à vous en 1999.
02:26 Ça s'est passé comme ça ? Vous devez improviser un discours sur la France et on vous demande ensuite ce que vous apportez à la République ?
02:32 En tout cas, il y a un sentiment de désiroir qui est vrai. Après, je reconnais que j'aime bien un petit peu exagérer quand je lis.
02:40 Et c'est très drôle, d'ailleurs, dans le livre, votre réponse au dessus, parce que vous écrivez à la deuxième personne quand vous parlez de vous.
02:46 « Tu n'es pas tout à fait sûre de ce que tu pourrais apporter à la France, étant donné qu'elle a déjà tout.
02:52 Tu penses alors à ta qualité principale, qui te vient tout droit d'une éducation communiste, l'art de faire semblant. »
02:58 Ça a été votre atout dans votre trajectoire de « fille de l'Est ». Attention, énormément de guillemets, ce fantasme/cliché/préjugé.
03:06 Je n'étais même pas au courant de ce cliché, mais en tout cas, oui, c'est sûr que quand on a 18 ans et on arrive dans ces années-là en France,
03:14 on ne met pas beaucoup de temps pour être familier, malheureusement, avec cette expression « fille de l'Est ».
03:21 « Fille de l'Est ». Et faire semblant, ça vous sert à quoi à ce moment-là ?
03:24 Bah, d'aller bien ! Je ne sais pas, faire semblant, après, c'est tout un jeu avec la fiction, pour moi,
03:32 et avec comment faire face à quelque chose qui est beaucoup trop violent.
03:36 Alors, le faire semblant, c'est justement des portes où on peut s'échapper un petit peu.
03:41 « D'où viens-tu ? » C'est désormais la question que n'importe qui se permet de te poser, n'importe quand et dans n'importe quel contexte.
03:47 Hier, c'était un passant dans la rue, aujourd'hui, c'est le boulanger.
03:50 Vous sentez ce « d'où viens-tu ? » dans la France que vous découvrez à ce moment-là et celle que vous continuez de connaître aujourd'hui dans les années 2020 ?
03:56 Oui, encore ce matin, on m'a dit que mon accent est formidable alors que je disais juste « bonjour ».
04:02 Donc, oui, disons qu'il y a un… quand on a envie d'oublier qu'on est étranger, il y a toujours quelqu'un pour vous le rappeler.
04:11 Et la France, en tout cas, elle a aussi ses petits clichés, puisqu'il y a un personnage absolument génial de punk,
04:17 une nana punk qui vit dans un squat, qui les définit comme ça.
04:20 Ce sont des gens de petite taille, ils ont la fine bouche et de grande gueule.
04:24 Mais vous, vous décidez de faire la liste des merveilles de la France.
04:27 1. Ta mère n'est pas là. 2. Les trottoirs sont parfaits. 3. Tu n'as besoin de personne.
04:32 C'est vraiment là toute la France, les trottoirs.
04:35 Oui, moi j'étais fascinée par les trottoirs, c'est vrai. Je me disais « waouh, il n'y a même pas un trou ».
04:41 C'est vrai que je pense que les premiers jours dans un pays, on remarque…
04:45 Ça dépend.
04:46 Oui, ça se dégrade.
04:47 Franchement, je vous invite à venir à Sofia et là, ce sera une vraie découverte.
04:51 Oui, on remarque des détails complètement insignifiants pour vous.
04:56 Le premier roman que vous aviez publié chez Vertical, après un atelier d'écriture à l'université Paris VIII avec Olivia Rosenthal,
05:03 « Les cosmonautes ne font pas assez » est extraordinaire, je le recommande à tout le monde.
05:07 Il vous racontait cette bascule de l'enfance à l'adolescence en Bulgarie,
05:10 de la dictature à la transition pas si démocratique, du culte de Gagarine à celui des baskets Nike.
05:15 Là, c'était un peu à hauteur d'enfant, d'ailleurs, cette incohérence, cette absurdie de la Bulgarie.
05:21 Là, c'est l'absurdie à hauteur d'immigré pour vous, Elisabeth Georghevin.
05:25 Oui, c'est vrai qu'au départ, j'espérais faire un personnage un peu moins naïf, mais je n'ai pas réussi.
05:31 C'est vrai que c'est quand même un bon point de vue pour parler un petit peu des absurdités qui sont là,
05:37 mais c'est encore mieux quand on leur croit.
05:40 Elle croit tout, cette jeune étudiante, elle est extrêmement naïve et elle croit à tout ce qu'on lui dit.
05:47 Et il y a aussi un autre personnage dont il faut absolument parler qui s'appelle Dora.
05:51 C'est elle aussi, elle est dans un réseau de prostitution forcée, elle va être expulsée manu militari.
05:57 C'est elle aussi qui complète ce cliché, ce fantasme, ce préjugé et cette tragédie des filles de l'Est.
06:03 Pour moi, Dora, c'était vraiment le point de départ.
06:05 D'ailleurs, au début, il n'y avait pas d'étudiante.
06:07 Il n'y avait pas vous, quoi !
06:09 Mais je pensais que c'était important justement d'amener cette nuance et de mettre en parallèle ces deux destins.
06:15 Mais Dora est très importante.
06:18 C'est en effet une travailleuse de sexe, ou elle dirait plutôt prostituée,
06:21 qui a aussi son humour noir et quelque chose d'assez typique pour, je trouve,
06:27 en tout cas les femmes que moi j'ai pu croiser par le biais du bénévolat.
06:32 En tout cas, elle est très très importante.
06:35 Vous avez sujet libre à présent, Elisabeth Gheorgheva,
06:38 et vous avez décidé de nous raconter votre entrée dans la langue française.
06:42 Toc toc toc, qui frappe à la porte ?
06:48 Une feuille morte.
06:49 Que diserez-vous ?
06:50 Entrez chez vous.
06:51 Et pourquoi ?
06:52 Parce que j'ai froid.
06:54 Ma langue est agressive, saccadée et très bizarre pour qui ne comprend pas les langues slaves.
06:59 Aujourd'hui, j'ai rarement besoin d'elle, car j'en ai choisi une autre pour rêver, aimer, vivre.
07:04 Cette nouvelle langue dans laquelle je vis, je la parle avec un accent.
07:08 Que diserez-vous ?
07:09 Entrez chez vous.
07:11 Je ne me souviens pas des premiers mots prononcés dans ma langue maternelle,
07:15 mais je me souviens de ces quelques vers en français appris pour le premier jour d'école.
07:20 Je ne comprenais pas pourquoi je ne récitais pas un ver dans notre langue,
07:23 comme tous les autres enfants, pourquoi dès l'âge de 7 ans,
07:26 on m'imposait d'être différente et donc incomprise.
07:29 Mais je devinais l'enthousiasme fou dans le regard de ma mère,
07:32 alors je déclamais docilement « toc, toc, toc, qui frappe à la porte ? ».
07:38 Ma mère ne pouvait pas savoir qu'un jour, j'écrirais des textes dans cette langue étrangère pour elle.
07:42 Mais voilà comment tout a commencé, par ces premiers mots.
07:46 Désirez, frappez, entrez chez vous.
07:49 Merci Elisa Gheorgheva.
07:51 Ce deuxième roman en français « Odyssée des filles de l'esprit vertical » est arrivé en librairie début janvier.
07:56 Et tous ceux qui l'ont eu entre les mains, comme moi, en disent « le plus grand bien ».

Recommandations