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00:00 *Musique*
00:11 12h-13h30, les midis de culture, Géraldine Moussna Savoie, Nicolas Herbeau
00:19 Place à la critique. Aujourd'hui, on parle d'hommes.
00:22 Albert Camus, d'abord, véritable mythe, faut-il en finir ?
00:26 Et on parle aussi des bons pères de famille. Et la question dans ce cas-là, c'est plutôt comment en finir ?
00:31 Et j'accueille pour en débattre Sarah Al Matari. Bonjour !
00:34 Bonjour !
00:35 Maîtresse de conférence à l'Université Lyon 2, co-rédactrice en chef de La Vie des Idées.
00:39 A côté de vous, Pierre Bénéti. Bonjour Pierre !
00:41 Bonjour !
00:42 Co-directeur éditorial du journal en ligne, en attendant l'ado. Bienvenue à tous les deux dans les midis de culture.
00:47 *Musique*
00:52 Et on commence avec "Oublier Camus" et ses "D'Olivier Glohack".
00:56 En recevant la distinction dont votre libre académie a bien voulu m'honorer,
01:01 ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels.
01:10 Tout homme, et à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi.
01:19 Plus de 60 ans après sa mort, Albert Camus est partout.
01:22 Manuels scolaires, BD, séries, t-shirts dans les pages du Figaro et de l'Humanité, à droite comme à gauche.
01:27 Faut-il passer à autre chose ? "Oublier Camus" comme le propose Olivier Glohack dans cet essai paru aux éditions La Fabrique.
01:33 Il faut en tout cas faire la lumière sur ce mythe qui flatte tous les bords au point d'en être suspect.
01:38 Son colonialisme, son anticommunisme, son rapport à l'abolition de la peine de mort, sans oublier sa misogynie,
01:43 reste la méthode à l'œuvre dans cet essai, on va en parler.
01:46 Et ce paradoxe, condamner Camus aujourd'hui n'est-ce pas le rendre encore plus actuel et renoncer à l'oublier ?
01:52 Pierre Benetti, avez-vous été convaincu ?
01:55 Je réagis tout de suite plutôt à l'extrait qu'on vient d'entendre.
01:59 Un extrait de son discours pris Nobel en 1957.
02:02 C'est très étonnant, ça m'a l'air lointain, ça m'a l'air très ancien, cette voix, ce ton, cette diction.
02:08 C'était 1957 quand même.
02:10 Oui, et c'est étonnant qu'il parle de reconnaissance.
02:13 C'est quelqu'un qu'on voit dans ce livre chercher une reconnaissance sans fin et chercher une position d'entre-deux
02:19 dans une situation où l'entre-deux est très difficile.
02:23 C'est une guerre coloniale, c'est une guerre d'indépendance.
02:25 Moi j'ai été assez convaincu par une grande part du livre, on pourra revenir sur ses défauts,
02:29 parce que c'est un livre qui permet de défaire une vision consensuelle, massive, très scolaire, très médiatique,
02:37 d'un Camus qui serait un héros de la liberté.
02:41 Quand j'ai lu Albert Camus au collège, comme beaucoup de jeunes élèves en France,
02:46 "L'étranger", qui est quand même le premier numéro, il faut le noter, de la collection Folio,
02:51 c'est le tout premier, moi je me le présentais comme le Victor Hugo du XXe siècle.
02:55 C'est pas tout à fait ça, c'est plus complexe.
02:58 Olivier Glogue, franchement, a réussi à défaire cette vision en repartant des textes,
03:05 en repartant de son positionnement.
03:07 - Il y a notamment "L'étranger", "La peste" et "Le premier homme".
03:10 - Et les essais, et les lettres.
03:12 - Il y a quand même ces trois-là et quelques bouts de correspondance.
03:15 - Tout à fait.
03:16 Sa force, c'est quand même de relier des choses qu'on sépare dans les études littéraires.
03:21 Régulièrement, on sépare les romans d'un côté, les essais de l'autre.
03:24 Là, il y a vraiment une dynamique assez cohérente,
03:28 ce qui donne un effet de lucidité, de prise de distance,
03:31 sur notamment, par exemple, la période de l'occupation nazie.
03:35 Il y a un détour, on ne parle pas uniquement du positionnement de Camus sur l'Algérie,
03:39 et évidemment sur la question de la guerre d'Algérie.
03:42 En replaçant Camus dans son histoire, ça c'est quand même assez important comme geste.
03:46 C'est voir Camus, alors est-ce qu'il faut l'oublier ou pas, on va en parler,
03:51 mais c'est voir Camus comme un acteur dans son histoire,
03:54 et quelqu'un qui finalement, à force de ne pas vouloir prendre position, prend position.
04:00 Je trouve que là, il y a vraiment une dynamique critique qui est intéressante.
04:04 - Donc vous avez été intéressé, Pierre Bénéti, et c'est la force de cet essai,
04:07 par le fait déjà de vouloir un peu démythifier et de recontextualiser, repolitiser Camus.
04:14 - Oui, c'est ça. Il rappelle aussi, Olivier Glohague, une virulence de Camus,
04:19 qu'on a quand même tendance à présenter comme un auteur moins engagé, moins violent que Sartre, par exemple.
04:25 Il y a une phrase qui est quand même folle, qu'il cite, que je ne connaissais pas du tout.
04:29 "Mon métier est de faire des livres et de combattre. Quand la liberté des miens est menacée, c'est tout."
04:33 Je ne m'attendais absolument pas à lire une telle phrase chez Albert Camus.
04:36 - Sarah Almatari, qu'en avez-vous pensé de cet essai ? Vous aussi, vous avez été séduite par le projet ?
04:40 - Séduite ? Il avait tout pour me séduire, mais il ne m'a pas séduite complètement.
04:44 À vrai dire, je validerais le point de départ, mais pas du tout la méthode, et pas certaines des conclusions.
04:51 En fait, il prêchait une convaincue sur le fait que Camus n'est pas anticolonialiste.
04:55 Ça semble l'évidence. - Mais ce n'est pas tant su que ça.
05:00 Il faut le rappeler, il n'était pas favorable à l'indépendance de l'Algérie, mais ce n'est pas tant dit que ça.
05:06 On ne célèbre pas Camus pour ça, on ne le rappelle pas.
05:09 - On raconte un peu ses écrits, moins du côté de la fiction que du côté des essais et des textes de presse.
05:14 On le savait. Sur la réception idéalisante, je suis complètement Olivier Glohag.
05:19 Et pourtant, je n'ai pas cessé de ressentir un malaise, ou je dirais plutôt un embarras,
05:23 dans le double sens de malaise et de sensation d'accumulation.
05:27 Parce que Olivier Glohag attaque Camus tous à dit mute, il attaque à la fois l'homme et l'œuvre,
05:32 à partir d'une identification systématique de l'auteur à certains de ses personnages,
05:37 et de considérations souvent psychologisantes, le ressentiment, la frustration, ce qu'on a de ce texte.
05:43 Alors moi, je tiens tout de suite à dire que je ne suis pas forcément contre les interprétations psychologiques.
05:48 Le problème, c'est qu'ici, elles forment la colonne vertébrale de l'interprétation, et ça, ça me semble problématique.
05:53 - Par exemple, pour illustrer ce que vous dites, Sarah Almatary, qu'on comprenne bien comment procède Olivier Glohag,
05:58 par exemple, quand il interprète l'étranger, la peste ou le premier homme,
06:03 à partir d'interprétations psychologisantes, voire biographiques, en fait,
06:07 jouant un petit peu Sainte-Beuve contre Proust, en se situant du côté de la biographie.
06:12 - Si vous voulez, parfois, ça fonctionne. Par exemple, quand il revient au patronyme de synthèse
06:17 qui est lié à sa propre famille pour analyser l'étranger, ça marche très bien.
06:22 Le problème, c'est qu'il le fait systématiquement, et il cherche systématiquement,
06:26 dans tous les personnages qui exprimeraient une hésitation, un entre-deux, à identifier Camus.
06:32 Donc là, c'est un petit peu problématique. Ce qui est problématique aussi, il me semble, dans l'architecture du livre,
06:37 c'est la place considérable qui est accordée au couple Camus.
06:42 Le but des chapitres du bouquin est structuré autour de ce couple-là, avec cette hypothèse.
06:52 C'est très vrai du point de vue de la réception, que Camus et Sartre ont été jugés ensemble.
07:00 Mais là, ce qui est problématique, à mon avis, c'est que du coup, Olivier Gloec dessine les bons et les mauvais points.
07:08 Il part du principe que Sartre a été diabolisé depuis les années 1990.
07:12 Il a cette phrase "le consensus médiatique et universitaire fait de lui un quasi-collaborateur".
07:16 On demande des preuves. Il en donne beaucoup pour Camus, il en donne assez peu pour Sartre.
07:20 Et alors, si je suis d'accord sur le fait que Camus et Sartre ont été construits ensemble, du point de vue médiatique,
07:24 ça me semble beaucoup moins vrai que Camus a pensé l'essentiel de son œuvre par rapport à Sartre.
07:30 Alors moi, je me demande pourquoi Olivier Gloec, qui se plaint qu'on mythifie Camus, fait de même avec Sartre.
07:35 J'aurais aimé qu'il juge les individus en tant que tels, sans relativisme, et par exemple, qu'il ne balaie pas d'un verre de la main le fait que Sartre ait été antisémite à ses débuts.
07:45 Ça, c'est vrai que c'est un grand paradoxe. Il ne cesse de dire qu'on a fait que comparer Sartre et Camus.
07:50 Et il fait ça pendant le cœur de son ouvrage. Et en plus, c'est vrai que c'est un peu facile, parce que du coup, il ne fait que renverser le jugement.
07:56 C'est-à-dire que Sartre aurait été disqualifié au profit de Camus.
08:00 Et il nous dit "mais pas du tout, en fait, c'est Sartre qui était résistant et pas du tout Camus", ce qui du coup semble très facile.
08:05 Pierre Bénédit.
08:06 Ça marche très fortement, je trouve, quand même sur la question algérienne.
08:09 Là où Sartre est très net dans son engagement, s'implique directement, avec des... quand même, il faut se remettre dans le contexte,
08:15 c'est une prise de danger de combattre pour l'indépendance de l'Algérie quand on n'est pas, en plus, algérien.
08:21 Il y a l'OAS, il y a toute cette dynamique-là.
08:24 Là où Glohague est, je trouve, assez convaincant, c'est qu'il montre bien que Camus, disons, veut réformer la colonisation,
08:30 mais ne mettra jamais en cause le principe même de la présence coloniale, de l'occupation...
08:35 Saskia de Ville.
08:36 Il ne veut pas arrêter la colonisation, il veut juste la réformer, c'est ça.
08:38 Pierre Bénédit.
08:39 De l'occupation coloniale.
08:40 Il voudrait une amélioration, c'est assez intéressant, quand il repart au début du livre, de la fin des années 30,
08:43 où Camus accompagne les suites du Front populaire et veut une amélioration des droits sociaux en général,
08:48 sans jamais dire que ces droits sociaux ne sont absolument pas les mêmes pour les colonisés et les colonisateurs ou les colons.
08:55 Et donc, Camus est présenté comme un personnage, je trouve, assez malhabile, maladroit.
09:01 Il y a une phrase d'Edouard Said, très intéressante, qui parle des contradictions de Camus, d'une complexité redoutable.
09:07 Et c'est vrai qu'il y a un retournement, c'est peut-être pas pour rien que Olivier Glohague se retourne tout le temps aussi.
09:11 Il y a Camus qui se retourne tout le temps.
09:14 On a l'impression d'une girouette, et en même temps, pas tant, parce qu'il est assez virulent dans ses prises de position.
09:19 C'est vraiment parce que moi, je n'ai pas l'impression qu'Olivier Glohague se retourne tout le temps.
09:21 Au contraire, il a une ligne, c'est démonter Camus, et il n'en déroge pas.
09:25 Et tout est bon pour le faire d'un procès d'intention, on ne peut pas se tronquer.
09:30 Je pensais plus à la forme du livre, qui se retourne tout le temps.
09:33 On passe de l'essai biographique, au pamphlet, à l'étude littéraire.
09:37 Je pensais à un retournement comme ça, d'un livre un peu lui-même, un peu en mouvement, indécidé.
09:41 Sarah Almatar, vous voulez y réagir ?
09:44 Je ne suis pas tout à fait d'accord avec Pierre sur le fait qu'il aurait été plus facile pour Sartre, de l'extérieur,
09:48 n'étant pas algérien, d'intervenir sur la question.
09:52 Je pense que c'est effectivement plus difficile.
09:55 Ce que tu as dit Pierre, c'est beaucoup plus difficile pour Camus, qui lui, est un Européen d'Algérie.
10:00 Mais qui n'assume jamais son positionnement pour la continuité de l'Algérie coloniale qu'il a connue dans son enfance.
10:06 Non, il ne l'assume pas.
10:08 C'est ça le cœur du...
10:10 De toute façon, de toute façon, les citations sont massues, sans mauvais jeu de mots.
10:13 Par contre, le livre d'Olivier Glohague est assez mauvais esprit, sur le fait qu'il ramène à charge absolument tout.
10:20 Un exemple, il fait de Camus une sorte de plagiaire.
10:24 Il nous rappelle même des vieilles histoires, comme quoi il aurait plagié dans son évoque de maîtrise.
10:29 Ou alors il y a cette histoire avec Bougrelon, avec un roman de Jean Lorrain, qui ressemblerait beaucoup à La Chute.
10:37 Alors il commence par nous rappeler ça, Glohague, et ensuite il nous dit "attention, c'est un hommage, ce n'est pas un plagiat".
10:44 Donc, vous voyez, il joue toujours sur des glissements qui sont extrêmement, me semble-t-il, pervers.
10:49 Et le choix des termes est significatif, parce que quand il parle de Sartre, il dit plutôt que la préface de Sartre à l'anthologie poétique composée par Léopold Cédasse-Sergore est fortement inspirée, etc.
11:01 Donc là, on parle d'inspiration, on ne parle plus de plagiat.
11:04 Il fait ça constamment.
11:06 Quant à l'analogie à la Serpe qu'il fait entre l'occupation, le régime de Vichy et la colonisation, moi je n'y ai pas adhéré.
11:14 Pourquoi ?
11:15 Parce qu'il me semble qu'être un Français non-juif qui plus est intellectuel sous Vichy, ce n'est vraiment pas la même chose qu'être un indigène d'Algérie colonisé depuis 1830.
11:28 D'ailleurs, cette analogie, on comprend qu'en réalité, Glohagg l'attire de Sartre, qui fait une même analogie, mais à partir de l'Indochine, dans un contexte aussi colonial, mais différent de celui de l'Algérie.
11:40 Et on a envie d'inverser cela, en reprenant aussi une autre citation de Sartre que d'un Glohagg, quand il dit "l'absurdité de notre condition n'est pas la même à Passy et à Biancouir".
11:49 Eh bien, j'ai envie de dire, l'absurdité de la condition d'un Français non-juif sous Vichy n'est pas la même que celle d'un Arabe à Guellemins.
11:56 La critique que je trouve plus tenue tout au long du livre, c'est de rappeler l'effet d'invisibilisation des populations colonisées.
12:05 Au-delà d'oublier Camus, retenir Camus, d'ailleurs ce n'est pas un très bon titre, je trouve.
12:09 Non, mais ça ne marche pas du tout ! C'est un titre d'éditeur.
12:11 Ça ne marche pas parce qu'on ne veut pas l'oublier.
12:13 Il y a quelque chose de fort dans l'incapacité de Camus, qui est quand même quelqu'un qui se revendique intellectuel humaniste, universaliste.
12:20 Ce n'est pas un universaliste, c'est quelqu'un de situé dans une histoire très particulière, qui est celle de ce qu'on appellera les "pieds noirs".
12:27 Qui revendiquera très souvent ses origines sociales extrêmement populaires.
12:32 On connaît l'exemple de la mère analphabète.
12:35 Et toute cette identité-là, finalement, va dissimuler quand même une implication très très forte dans le débat.
12:41 Et je trouve qu'Olivier Gloigue, on peut lui reprocher beaucoup de choses.
12:44 Mais ça permet quand même de rappeler son implication au service de représentation coloniale.
12:50 Il y aurait une Algérie, d'ailleurs c'est très intéressant quand il dit "nous".
12:54 On ne sait pas bien, qui c'est ce "nous" dont se revendique Camus ?
12:58 Alors complètement, et en plus il faut citer quand même le fait que dans l'étranger, l'Arabe qui est tué est anonyme dans la peste.
13:05 Les Algériens sont complètement invisibilisés.
13:08 Ça c'est très bien dit.
13:09 Moi je trouve que sur ce point-là, Olivier Gloigue tient bien la chose.
13:13 La seule chose, où je me suis sentie peut-être un peu piégée, c'est que j'avais l'impression de ne pas assez connaître Camus.
13:19 Et de devoir faire confiance à Olivier Gloigue sur ses démonstrations.
13:23 En me disant "mais j'ai l'impression que là il m'emmène sur un parti pris plus que sur une véritable démonstration scientifique".
13:28 La question de l'anonymat, c'est une question très très complexe.
13:32 Et d'ailleurs ça a donné lieu chez les critiques littéraires à des interprétations très très différenciées.
13:36 A mon avis, c'est pas du côté de la fiction de Camus que le bas blesse.
13:40 Parce qu'on pourrait très bien dire aussi, et d'ailleurs Karim Al-Azali et beaucoup de gens l'ont analysé,
13:44 de ce point de vue-là, c'est que l'anonymat, ça dit effectivement que les Arabes étaient anonymes structurellement
13:51 dans le regard des Français et dans le regard des colons.
13:54 A mon avis, c'est beaucoup plus compliqué quand on a les citations issues de la presse et des déclarations publiques.
13:58 Parce que là, c'est indéniable que Camus prend fortement position en faveur de la colonisation.
14:04 Si on regarde d'autres textes littéraires, on pourrait faire une interprétation complètement différente de celle qu'en fait Glohag.
14:10 Et c'est là où parfois il est à la limite de la manipulation.
14:13 Prenons par exemple une nouvelle qu'il cite qui est "La femme adultère" que je ne connaissais pas, que je suis allée lire.
14:18 C'est quelques pages, c'est dans "L'exil et le royaume", un texte de 1957.
14:21 C'est l'histoire d'une femme qui est mal mariée et qui jouit en s'immergeant dans la nature.
14:25 Commentaire de Glohag, "C'est un moyen de réduire au silence les bruits de la ville arabe.
14:31 En somme, le rêve camusien d'une Algérie sans Algériens."
14:34 Mais quand on relit le texte, on constate qu'au contraire, cette femme est moins fascinée par la liberté
14:42 qu'offrent les grands espaces, les espaces du Sud.
14:45 Et qu'elle rêve, sinon aux nomades elles-mêmes, du moins à la possibilité d'un nomadisme.
14:49 Et là, qu'est-ce qu'on retrouve ? On retrouve la grande opposition entre le nomadisme et la vie citadine
14:55 qui est la grande opposition de la pensée arabe depuis Ibn Khaldoun.
14:59 - Un dernier mot très rapidement, Pierre-Emmanuel.
15:01 - Je vais revenir sur le titre qu'on n'a pas trop commenté.
15:03 Que faut-il oublier de Camus ?
15:05 Est-ce que ce serait le Camus consensuel, le Camus colonial ?
15:08 Je ne sais pas, il ne l'explique pas très bien dans le livre.
15:10 Ça m'a posé vraiment une question, parce que ça pose la question de la réception générale.
15:14 L'histoire de Camus, c'est aussi quand même l'invisibilisation des discours critiques de Camus.
15:18 On entend rarement parler de ce volume que Glohag cite, qui a été publié à Alger aux éditions Casbah.
15:24 Quand les Algériens lisent Camus, le livre de Kamel Daoud avait permis un autre point de vue.
15:30 Ce titre pose quand même question.
15:32 Est-ce qu'il ne faudrait pas appeler ce livre "Décoloniser Camus" ?
15:35 - Assumer ce propos-là ?
15:37 - Peut-être, dans les classes de collège, faire... Je ne sais pas où on en est aujourd'hui, je ne suis plus en collège.
15:40 Mais peut-être que ça peut aider des enseignants à replacer Camus dans son contexte colonial.
15:46 [Musique]
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16:18 - Cet essai s'appelle "Oubliez Camus" d'Olivier Glohag et c'est aux éditions La Fabrique.
16:22 [Musique]
16:30 On s'intéresse à présent à l'essai de Rose Lamy en bon père de famille aux éditions Jean-Claude Lattès.
16:35 - Aujourd'hui Madame, nous allons donc vous parler de vos maris ou plus précisément du père de vos enfants.
16:40 En effet, qui est-il ce monsieur qui porte sur les épaules le poids et la responsabilité d'une famille entière ?
16:47 Je crois que cette émission va être consacrée au rôle que le père doit tenir dans la famille.
16:52 Si ce soir quand votre mari entrera chez vous, vous en parlez avec lui, en nous servant peut-être des arguments
16:57 qui auraient été dits pendant cette émission, ce serait déjà une bonne chose.
17:00 - Le bon père de famille est une notion du code civil désignant la conduite d'un individu prudent, sage, raisonnable.
17:06 Rayée en 2014, elle continue pourtant d'apparaître sur certains documents administratifs,
17:10 tels ce bail que l'autrice Rose Lamy a eu à signer en 2022.
17:15 Dès lors, tout prend sens pour elle. Plus qu'une notion juridique, le bon père de famille agit encore comme une norme
17:20 empêchant de mettre fin aux violences domestiques, empêchant de révéler que les auteurs de violences
17:24 ne sont pas simplement des monstres, mais aussi ceux qu'on présente comme des hommes aimants, travailleurs, sages, prudents.
17:31 Après les discours sexistes dans les médias, Rose Lamy s'attaque aujourd'hui et décrive cette figure impensée, le bon père de famille.
17:38 Qu'en avez-vous pensé Sarah Almatary ?
17:40 J'ai pensé que ça fonctionnait bien. C'est une synthèse, une synthèse alerte et maligne des réflexions actuelles sur les violences sexistes et sexuelles.
17:48 L'autrice montre que l'intime et le politique s'emboîtent. Elle les articule à partir de son histoire personnelle et d'un secret de famille.
17:56 Son père décédait lorsqu'elle avait 4 ans, maltraitée physiquement et verbalement.
18:01 Sa mère, il apparaissait publiquement comme un homme bien.
18:06 Un bon père de famille ?
18:07 Un bon père de famille, conseiller municipal, investi localement, etc.
18:10 Moi ce que j'ai aimé c'est qu'il y ait ces deux échelles. Le fait que d'un côté on ait les discours et les pratiques qui régissent la sphère domestique.
18:18 Et de l'autre les discours et les représentations véhiculées par les médias ou par la pop culture.
18:23 C'est un aspect qui m'a intéressée, notamment par les chansons.
18:26 Elle nous montre, Rose Lamy, qu'en fait on a un réservoir de représentations et de mythes sociaux.
18:31 Et peut-être aussi un outil pour lutter contre des représentations délétères.
18:35 Pierre Bénéty, vous aussi sur ce double registre intime-politique.
18:40 Bon, ça devient presque un peu tarte à la crème de dire intime et politique.
18:43 Mais c'est vrai que dans cet essai qui est grand public, qui est facile à lire, qui est ouvert, qui est accessible.
18:50 On part vraiment de la vie de Rose Lamy, de cette découverte de son père, pour après ouvrir à la notion juridique du bon père de famille.
18:58 Oui, le livre se déclenche, s'ouvre sur la figure du père mais elle l'abandonne très rapidement.
19:04 Moi j'ai été assez déçu de ça.
19:06 C'est l'introduction et la conclusion sur son père.
19:08 J'ai été assez déçu que ça devienne pas...
19:10 Ça aurait été extrêmement intéressant d'entrer un peu plus précisément, même si on ne demande pas forcément un effort autobiographique à qui écrire un livre.
19:17 Mais ce père ouvrier, conseiller municipal, reconnu localement.
19:22 Il y a un article de presse sur lui au moment de sa mort.
19:25 On ne sait pas exactement pourquoi.
19:27 On voit que l'autrice, Rose Lamy, va questionner sa mère, les différents membres de sa famille à propos de ça.
19:31 Et au bout d'un moment, ça devient immédiatement un effet qui généralise.
19:35 Qui généralise trop à mon sens.
19:37 Je pense qu'il y aurait eu besoin d'un tout petit peu d'enquête ou de lecture de sciences sociales sur des questions d'histoire, de ce concept juridique.
19:45 Ou bien des situations de violence.
19:47 Néanmoins, c'est quand même un fil rouge qui permet, comme le disait Sarah à l'instant, de défaire, là encore, comme dans le précédent livre, des représentations dominantes.
19:56 Dont je ne m'apercevais pas moi-même qu'elles étaient encore très présentes.
19:59 Pour moi, c'était un concept assez ancien.
20:02 C'est un essai efficace.
20:03 Le bon garde-famille en tant que l'expression.
20:05 Cette expression-là qui structure le système patriarcal.
20:08 C'est un essai très efficace pour dire "attention, arrêtez de nous vendre des agresseurs pour de sympathiques papa et Marie".
20:15 Et finalement, c'est un livre qui dit tout au long que les hommes violents ne sont jamais que des hommes violents.
20:20 Qu'il faut les réinsérer dans leur espace social.
20:23 Et que finalement, ils sont assez valorisés socialement.
20:26 Ça, ça marche assez bien.
20:27 Mais on pourra revenir sur les 2-3 manques qu'il y a en termes de fond sur le côté sciences sociales.
20:33 Sarah, vous levez le doigt depuis tout à l'heure.
20:35 Je suis pas tout à fait d'accord.
20:36 Parce que je trouve qu'au contraire, c'est un livre qui est pudique.
20:39 L'approche évite le voyeurisme qu'il y aurait eu.
20:42 Elle n'a pas envie de faire un récit personnel.
20:44 Et moi, ce que j'ai aimé, c'est qu'il y a un fil rouge qui est généalogique.
20:47 C'est presque comme si elle faisait sa cure à travers ce bouquin.
20:50 Puisqu'elle interroge sa mère.
20:53 Qu'elle nous dit que sa mère lui a dit que son père cherchait constamment la bagarre.
20:56 Que c'est ce qui a donné le titre de compte Instagram.
21:00 "Préparez-vous pour la bagarre".
21:03 Qui ensuite va lui permettre de publier le précédent livre et puis celui-là.
21:08 De faire le discours sexiste dans les médias.
21:10 Elle se rend compte que son expérience de résolution de crise à la SNCF s'explique peut-être par son histoire personnelle.
21:16 Oui, alors là il faut situer quand même que Rose Lamy a été communicante en gestion de crise à la SNCF.
21:23 Et qu'elle lit effectivement tout son travail sur les discours, sur la crise.
21:28 A ce travail-là aussi, sur le discours des bons pères de famille.
21:30 Mais retrospectivement.
21:31 Parce qu'elle découvre tard ce secret de famille.
21:33 Et moi j'ai adoré le fait qu'elle se rende compte finalement que son intérêt pour les médias.
21:38 Parce que ses précédents livres portés sur une forme de décryptage ou d'interprétation des médias.
21:42 Vient d'un article de presse qui faisait l'éloge de son père que sa mère avait collé dans l'album de famille.
21:47 Et qu'elle lisait donc régulièrement.
21:49 Elle disait "quand je pensais à mon père".
21:50 Son père étant mort quand elle avait 4 ans.
21:52 Elle le lisait régulièrement et c'était un véritable éloge de ce bon père de famille.
21:56 Donc son père.
21:57 Moi je trouve que ce point de départ fonctionne bien.
21:59 Mais effectivement il y a peut-être un problème de registre.
22:02 C'est-à-dire qu'à la fois il y a du récit personnel.
22:05 Et il y a de la mention un petit peu de science sociale.
22:08 Beaucoup quand même.
22:09 Il y en a pas mal.
22:11 Mais c'est-à-dire qu'en gros par exemple sur la notion juridique du bon père de famille.
22:14 Du code civil.
22:15 Moi j'aimerais pour comment elle est née cette notion-là.
22:18 Comment elle a été transformée.
22:20 Pourquoi on la fait disparaître.
22:21 Elle a changé.
22:22 Elle a évolué dans les années 80.
22:23 C'est Jean-Marc qui veut ça.
22:24 Elle cite quand même beaucoup de gens.
22:25 Elle cite Christine Delphi.
22:26 Elle cite Martine Delvaux.
22:28 Elle cite le collectif genre islamophobie et plein d'autres.
22:30 Elle ne donne pas toutes ses sources.
22:32 On voit qu'elle a lu des choses par exemple sur les cercles d'alliances.
22:34 Ou sur le recadrage des scènes de viol.
22:36 Qu'elle ne cite pas parce que le format ne cite pas.
22:39 Il y a parfois des phrases qui posent problème.
22:41 Quand Rose Lamy dit "j'ai beaucoup travaillé sur la question"
22:44 Très complexe quand même.
22:46 Du lien œuvre...
22:48 Faut-il séparer l'homme de l'artiste ?
22:52 Bon il y a la sociologue Gisèle Sapiro qui a sorti un livre sur le sujet.
22:56 En 2020 peut-on dissocier l'œuvre de l'auteur ?
22:58 Qui a un gros travail théorique sur la question.
23:01 Et idem sur la question des violences en tant que telles.
23:04 Quand elle dit "travailler" moi je l'ai entendu cette citation-là.
23:07 Pierre Bénéti comme moi-même je me suis beaucoup posé la question.
23:10 J'ai lu beaucoup et ça m'a travaillé.
23:12 Et je l'ai travaillé. Voilà comment moi je résous ce problème-là.
23:15 Elle ne prétend pas faire une recension de tout ce qui a été dit sur la question.
23:18 C'est un bon livre militant de vulgarisation.
23:22 C'est une boîte à outils pour faire face à des discours qui nous entourent.
23:26 J'ai quand même pensé tout au long de ma lecture
23:29 à un très bon livre de l'anthropologue Léonor Lequen
23:32 qui s'appelle "Un inceste ordinaire" qui est paru en 2016 chez Belin.
23:36 Qui était revenu sur une affaire de viol très long dans un village.
23:44 Et où l'anthropologue Léonor Lequen se demandait
23:46 comment ça se fait qu'on constate que tout le monde savait.
23:49 Et elle questionne justement les fonctionnements
23:52 de forme de solidarité avec l'agresseur.
23:55 Et ce qu'elle montre c'est que ces formes de solidarité
23:58 ne se limitent absolument pas à un espace masculin.
24:01 Encore moins aux bons pères de famille.
24:03 Et qu'il y a des régions bien plus sociales, souterraines, locales.
24:06 Il y a des relations qui font qu'on est solidaires avec les acteurs de violence.
24:10 Je me suis demandé s'il n'y avait pas besoin d'enquête de terrain.
24:13 - Sarah El Matari, moi j'ai trouvé que Roselyne Mi tout en étant
24:16 une militante féministe n'était pas gros sabot.
24:19 Elle est même parfois assez subtile.
24:21 Par exemple, elle dissémine, on sent bien qu'elle n'est pas macroniste.
24:24 Elle dissimule un certain nombre de petites tacles.
24:27 Que ce soit envers Darmanin, envers Dupont-Moretier, etc.
24:30 Mais en même temps, à propos de l'affaire dite du Val.
24:35 Alexa Fouillot et... - Daval, Jonathan Daval.
24:38 - Daval, pardon, Daval, je me trompe.
24:40 Dite la joggeuse, affaire de la joggeuse, qu'elle analyse longuement.
24:44 Et j'ai trouvé ce passage particulièrement intéressant.
24:47 Et bien, elle rappelle que, contrairement à la presse,
24:50 la police a toujours suspecté le mari.
24:54 Et donc, elle ne fait pas d'amalgames.
24:57 J'ai trouvé ça assez subtil.
25:00 - Il y a des passages très intéressants aussi sur ce qu'elle appelle
25:04 le discours fémonationaliste.
25:07 C'est-à-dire la manipulation idéologique.
25:09 - Là, pour le coup, elle cite la chercheuse Sarah R. Faris.
25:13 - Oui, puis même, sont sa démonstration est très efficace
25:16 pour montrer qu'il y a depuis longtemps une extrême droite
25:18 qui se présente, par exemple, comme écologiste.
25:21 Il y a aussi une extrême droite qui se présente comme féministe,
25:24 défenseuse des droits des femmes, en accusant évidemment
25:26 les hommes musulmans, arabes ou étrangers d'être dangereux pour elles.
25:30 Et défend, in fine, une société de bon-père.
25:33 Ça, je trouve que c'est très utile dans la période où on se trouve.
25:36 - Moi, ce que je trouve frappant dans cet essai, c'est qu'en fait,
25:38 quand on a compris qu'on n'aura pas un essai de science sociale
25:40 sur qu'est-ce que le bon-père de famille,
25:42 mais que c'est plutôt une définition négative.
25:44 Comment ne se présente pas le bon-père de famille ?
25:46 Il ne se présente pas comme un monstre, il ne se présente pas comme un fou,
25:48 il ne se présente pas comme un pauvre, ni comme une personne racisée.
25:52 Au contraire, le bon-père de famille, c'est celui qui dit qu'il aime les femmes.
25:55 C'est celui qui dit qu'il les aime trop, même.
25:57 Celui qui dit qu'il n'est pas violent, qu'il est aidant.
25:59 Et je trouve que cette dissonance, elle parle de dissonance narrative,
26:02 Rose Lamy, est très frappante, très intéressante sur l'idée
26:05 qu'on arrive à occulter ça et qu'on accepte, à ce moment-là,
26:09 on n'arrive pas à traiter les violences intraconjugales
26:11 à cause de cette dissonance-là.
26:13 Sarah, tu m'as arrêtée très vite.
26:14 Je ne pensais pas, elle ne pouvait pas faire une évoquée de science sociale
26:16 sur ce qu'est le bon-père de famille, parce que le bon-père de famille
26:18 n'existe pas, en fait. C'est une catégorie sociale.
26:20 Et le bon-père de famille, tel qu'elle le définit, c'est tout homme
26:24 au sens où il est, par le patriarcat, susceptible de violence.
26:29 Merci beaucoup à vous deux, Pierre, Bénétis, Sarah, Almatary.
26:33 Je rappelle le titre de ce livre, Rose Lamy, en bon-père de famille,
26:36 aux éditions J.C. Lattès.
26:38 Vous retrouverez toutes les références sur le site de France Culture
26:41 à la page de l'émission Les Midis de Culture.