• l’année dernière
Transcription
00:00 * Extrait de « Les Midis de Culture » de Nicolas Herbeau *
00:17 Quand on aborde la musique dans « Les Midis de Culture », on essaie d'être éclectique.
00:21 Alors voici le programme de cette table critique.
00:23 Un classique de la comédie musicale, « West Side Story » se joue au Théâtre du Châtelet à Paris
00:28 jusqu'à la fin de l'année, on va en parler.
00:30 Et puis cet album classique, celui de la pianiste Hélène Grimaud qui interprète Schumann et Brahms,
00:34 ça s'appelle « Fort Clara », vous saurez tout grâce à nos deux critiques.
00:38 - Charles Arden, bonjour. - Bonjour.
00:40 Vous êtes directeur des contenus d'Olyrics et de Classique.io.
00:42 À vos côtés, Emmanuel Dupuis. Bonjour Emmanuel.
00:45 - Bonjour. - Rédacteur en chef du magazine Diapason.
00:47 Soyez tous les deux les bienvenus dans « Les Midis de Culture ».
00:50 * Extrait de « West Side Story » de Nicolas Herbeau *
00:55 Et on commence donc par cette nouvelle production de « West Side Story » signée Lonnie Price.
01:00 * Extrait de « West Side Story » de Lonnie Price *
01:24 Oui, vous l'aurez dans la tête toute la journée.
01:26 L'histoire d'un amour impossible inspiré par Roméo et Juliette,
01:29 mais transposée dans le New York des années 50.
01:31 Deux gangs s'affrontent pour contrôler un territoire.
01:34 D'un côté les Jets, émigrants blancs issus d'une communauté polonaise ou italienne.
01:38 De l'autre, les Sharks, immigrés plus récemment du Porto Rico.
01:41 Alors Roméo sait, sait donc Tony. Il veut échapper à cette logique des clans.
01:45 Mais quand il tombe amoureux de Juliette, alias Marie à la Portoricaine,
01:49 vous imaginez qu'il se met dans une situation et dans une position difficile à tenir.
01:54 C'est la quatrième fois que « West Side Story » s'installe à Paris.
01:57 Puis ce sera en tournée. Je vous dirai un mot des dates et des villes tout à l'heure.
02:01 Dans cette nouvelle mise en scène signée par l'Amérique, à Lonnie Price.
02:04 31 artistes sur scène, 20 musiciens, des dizaines de milliers de billets déjà vendus.
02:09 Succès assuré. Mais cette non-révolution de ce classique, vous êtes-elle convaincue, Charles Arden ?
02:15 Oui, absolument. C'est convaincant parce que, comme vous le dites,
02:18 c'est une résurrection de cette œuvre qu'il est toujours bon de revoir reparaître sur scène.
02:26 Et d'ailleurs au cinéma. Parce que « West Side Story », ça a marqué Broadway.
02:30 Mais ça a surtout ensuite marqué l'histoire du cinéma avec cette version qui a été réalisée.
02:36 Et puis un remake récent d'ailleurs de Steven Spielberg qui avait aussi marqué les esprits.
02:42 Qui était très intéressant.
02:43 Ce qui est passionnant avec cette version qu'on voit, c'est que c'est une version fidèle à l'origine avant tout.
02:49 C'est une version autorisée avec la reprise de la chorégraphie originale de Jerome Robbins.
02:56 Jerome Robbins en mot français.
02:58 Reprise du coup ici par Julio Monge.
03:01 Sans doute Julio Montré d'ailleurs.
03:03 Qui est un de ses élèves.
03:05 Ça se compte sur les lois de la main le nombre de ses élèves qui sont autorisés à reprendre cette chorégraphie originale.
03:13 Ils sont cinq.
03:14 C'était déjà un autre de ses élèves qu'il avait fait à la scène musicale.
03:17 Et c'était déjà un autre. C'était le même d'ailleurs qu'il avait fait au Châtelet.
03:20 - Ça c'est très intéressant. Racontez-nous peut-être Emmanuel Dupuis.
03:23 D'ailleurs dites-nous si ça vous a plu.
03:25 Si cette non prise de risque vous a plu.
03:28 Et puis peut-être nous expliquer un peu cette idée de chorégraphie autorisée.
03:32 D'où ça vient ?
03:34 - Alors déjà est-ce que cette non prise de risque m'a plu ?
03:37 Oui et non.
03:39 Ça m'a plu dans la mesure où effectivement on assiste à un show à l'américaine.
03:44 Très bien rodé, très bien huilé, sans aucun défaut.
03:49 On est clairement du côté de Broadway.
03:51 Parce que bon West Side Story c'était une comédie musicale qui a quand même un statut un peu à part.
03:55 D'abord parce que c'est un sujet tragique.
03:57 Ça finit très mal.
03:58 Ce qui est quand même assez unique dans l'univers de la comédie musicale.
04:01 On devrait appeler ça d'ailleurs une tragédie musicale plutôt.
04:04 Ensuite c'est une musique très sophistiquée.
04:07 Il faut savoir qu'aujourd'hui tous les orchestres symphoniques jouent les danses de West Side Story.
04:10 Ça aussi c'est un cas assez unique.
04:13 Et donc en raison de ce statut particulier,
04:16 les différentes productions qu'on a pu voir ces dernières années,
04:20 soit tirent l'oeuvre du côté de l'opéra, soit la tirent vraiment du côté de Broadway.
04:25 Et là clairement on est du côté de Broadway.
04:27 Avec effectivement cette espèce de show parfait.
04:31 - C'est ça à quoi on s'attend Emmanuel quand on va au Châtelet.
04:34 On s'attend à être à Broadway.
04:36 - Oui mais la contrepartie quand même c'est que ça ne renouvelle pas beaucoup le propos.
04:40 Contrairement à ce qu'avait fait par exemple Barry Kosky à Berlin.
04:44 C'est un spectacle qu'on avait vu ensuite à Strasbourg il y a quelques années.
04:46 Barry Kosky lui avait pris beaucoup plus de risques.
04:49 Il avait notamment actualisé la narration.
04:54 Alors que Lonnie Price lui, il reste très fidèle à ce qui a été fait à l'origine.
05:01 Dans les décors, les costumes, tout indique que nous sommes à New York dans les années 1950.
05:08 Alors certes c'est très bien fait.
05:10 Notamment ce décor, un décor très réaliste.
05:13 Tout en briques avec des escaliers métalliques.
05:16 Comme on peut en voir exactement ce qu'on peut voir à New York.
05:19 Ce décor c'est une espèce de grosse maison de poupées qui s'ouvre, qui se ferme, qui tourne sur elle-même.
05:26 Ce sont les comédiens eux-mêmes qui font tourner ce dispositif.
05:31 Ce décor se transforme à vue en permanence.
05:35 C'est tour à tour un atelier de couture, tour à tour la chambre de Maria, un drugstore.
05:42 Et ça permet des enchaînements très fluides, quasi cinématographiques.
05:48 Le résultat c'est qu'on a une espèce de show sans tombeur absolument parfait.
05:55 Mais qui ne renouvelle pas beaucoup le propos.
05:59 Et le fait aussi d'avoir repris les chorégraphies de Jerome Robbins, là encore ça ne renouvelle pas vraiment le propos.
06:10 Certes elles sont très bien interprétées.
06:12 Ce sont des chorégraphies d'ailleurs qui n'ont pas pris une rythme.
06:15 Mais on pouvait aussi prendre davantage de risques.
06:18 Je parlais tout à l'heure de la production de Barikovsky.
06:21 Dans cette production-là, on avait fait appel notamment aux danses de ruse actuelles pour justement actualiser, renouveler.
06:27 Là, ce côté-là est totalement absent.
06:30 - C'est intéressant, vous dites qu'il y a déjà une forme de modernité aux origines de West Side Story.
06:37 Pour quelle raison ?
06:38 Charles Arden, parlez-nous peut-être de cette chorégraphie.
06:40 Elle a quoi de particulier cette chorégraphie de Jerome Robbins ?
06:42 - Ça me permet aussi de répondre à Emmanuel sur le fait que...
06:46 Déjà tout le monde n'a pas vu cette production.
06:49 C'est bien qu'on la remonte.
06:51 Et surtout, quand Emmanuel dit qu'il n'y a pas de prise de risque dans le sens où on n'a pas réinventé comme en effet l'a fait Barikovsky la vision de cet opus.
06:59 Il y a quand même la prise de risque constante qu'est ce spectacle, qui est d'une intensité incroyable.
07:05 Et justement, pour parler de cette chorégraphie, ce qui est hallucinant proprement et ce qui met les gens en extase.
07:11 Il faut voir la réaction des gens au châtelet.
07:13 Tout le monde est électrisé, tout le monde applaudit chaque numéro.
07:15 Cette chorégraphie, elle associe énormément de qualités, de styles, d'univers.
07:21 C'est un melting pot foisonnant qui résonne parfaitement avec l'histoire.
07:24 C'est à la fois du ballet classique, mais dans des mouvements qui se syncopent, qui font des transitions fulgurantes vers les danses latino-américaines.
07:35 Et bien sûr, ça traduit tout ce conflit qu'il y a dans l'histoire entre les Jets et les Sharks.
07:39 Et ce qui en fait un chef d'oeuvre absolu, c'est que ça se joue aussi bien sur la danse que sur la musique.
07:47 Et Bernstein fait en parfaite adéquation avec cette vision, cette opposition, cette richesse entre les univers.
07:54 Il fait lui aussi un melting pot musical et qui pose des questions éminemment modernes sur comment on est de force rattaché à un clan, à une appartenance, à une origine.
08:06 Que ça contraint les gens à s'opposer, même si en fait, au fond, ils se ressemblent, ils vivent sur le même territoire, ils ont tout pour vivre en paix.
08:13 La force de West Side Story, Emmanuel Dupuis, vous me dites si je me trompe, mais c'est tout de même que cette danse, elle permet de raconter l'histoire.
08:20 Il y a toute une partie notamment au début où il n'y a pas de dialogue.
08:23 On est tout de suite immergé dans cette bataille de clans, dans cette bataille de territoires.
08:27 Et c'est cette danse qui le permet.
08:29 Oui, tout à fait.
08:30 Mais ça, c'est quand même justement un des propres de la comédie musicale.
08:34 C'est qu'effectivement, la danse, c'est un genre qui mêle autant la danse, la comédie, le chant.
08:40 Après, je rejoins Charles sur l'efficacité du spectacle d'abord parce qu'il faut le dire, c'est une oeuvre absolument géniale, qui n'a absolument pas pris une ride.
08:48 Alors en quoi c'est moderne encore aujourd'hui ?
08:51 Déjà, la musique de Bernstein est d'une modernité.
08:54 Pour moi, West Side Story, c'est tout simplement un des plus grands ouvrages lyriques du XXe siècle.
08:59 Et c'est le plus populaire.
09:01 Et ça traverse les décennies, ça touche toutes les générations.
09:05 Il n'y a aucun problème là-dessus.
09:06 Et l'efficacité, l'oeuvre, l'heure, effectivement, est géniale.
09:10 L'interprétation est absolument sans défaut.
09:13 D'où, effectivement, cette performance d'une très, très grande efficacité et par laquelle, effectivement, le public se laisse prendre.
09:22 Mais moi aussi, d'ailleurs.
09:24 Vous auriez aimé être un peu surpris ?
09:29 Disons que nous présente ça comme une nouvelle production.
09:31 Donc, effectivement, moi, je m'attendais à quelque chose d'un peu plus nouveau.
09:35 Et c'est là où, il serait aussi que moi, j'ai eu la chance de voir dans ma longue carrière plusieurs productions différentes de West Side Story.
09:44 Mais pour quelqu'un qui n'a jamais vu West Side Story, franchement, allez-y, vous ne serez pas déçu.
09:50 Et on parlait d'un mot sur l'interprétation quand même.
09:54 On parlait de la danse, mais il faut aussi parler du chant.
09:58 Parce qu'on a une troupe d'artistes qui, comme à Broadway, savent tout faire.
10:04 Ils savent chanter, ils savent danser, ils savent jouer la comédie.
10:07 Et à mon avis, il y en a une quand même qui domine la distribution.
10:11 C'est Mélanie Sierra qui chante et qui joue et qui danse Maria.
10:16 Et qui a dans la voix un petit grain vibratile absolument charmant.
10:21 Et la comédienne elle-même est charmante et elle brûle les planches, littéralement.
10:26 - Charles Arden ?
10:27 - L'interprétation, en effet, est impressionnante.
10:30 Je trouve qu'on est presque à Broadway et c'est dire.
10:33 Parce que, bon, là aussi, ce n'est pas pour faire le snob.
10:36 - On y est.
10:37 - Non, non, Emmanuel, parce qu'il y a des petits détails.
10:39 Vous le savez bien, vous êtes allé aussi à Broadway.
10:42 Ce n'est vraiment pas pour faire le snob.
10:43 Mais Broadway, ce qui est hallucinant, c'est qu'ils sont tous la triple threat.
10:47 La triple menace, on dit.
10:49 C'est-à-dire qu'ils savent aussi bien jouer la comédie, chanter que danser.
10:54 Là, dans cette production, on n'est pas à ce niveau d'excellence hallucinante.
10:59 Où vous voyez à Broadway, vous voyez un personnage entrer.
11:04 Un des protagonistes, d'ailleurs.
11:06 Il entre, vous dites "Waouh, mais quel danseur incroyable ! Il est danseur !"
11:10 Et puis il se met à jouer la comédie.
11:12 Vous dites "Waouh, en fait, non, il est acteur !"
11:14 Et puis il se met à chanter.
11:15 Vous dites "Ah, la technique vocale !"
11:17 Là, chacun a un petit bémol.
11:20 Mais vraiment, on est au niveau du bémol.
11:22 Il faut aller au châtelet.
11:23 On se sent à Broadway.
11:25 C'est vraiment l'épaisseur du trait qui fait la différence.
11:28 Je voulais citer aussi Anita, jouée par Kai West-Saucey.
11:32 Qui fait une prestation incroyable.
11:36 Elle est limite plus intense que Les Amoureux.
11:39 Parce que Les Amoureux, ils vivent la tragédie.
11:42 Elle est victime collatérale, baladée, balancée, bouleversée par ce qui se passe.
11:46 Et elle le rend avec une intensité, un jeu d'acteur.
11:49 Mais vous voyez, par exemple, son arabesque ne monte pas aussi haut
11:52 qu'une danseuse professionnelle.
11:54 Vous allez à Broadway, c'est le niveau du dessus.
11:58 Mais vraiment, je chipote pour quelques degrés.
12:00 On a entendu en ouverture, Emmanuel Dupuis, le tube de West Side Story à America.
12:05 Un mot tout de même sur ce qu'on parlait du fond et de la modernité de ce spectacle.
12:09 Qu'est-ce que dit ce tube à l'époque ?
12:11 Et qu'est-ce qu'il dit encore aujourd'hui ?
12:13 Est-ce que c'est encore le même message reçu de la même manière ?
12:17 - Mais c'est exactement la même chose.
12:19 C'est un sujet plus actuel que jamais.
12:22 C'est l'histoire des migrants, tout simplement.
12:24 Des migrations.
12:26 Il n'y a pas de sujet plus actuel.
12:28 C'est ce qui fait que cette œuvre traverse les décennies.
12:36 Après, sur l'interprétation musicale, je rejoins Charles.
12:39 Mais je vais ajouter un bémol pour jouer toujours les rabats-joie.
12:43 Ça concerne l'orchestre.
12:45 On a un orchestre qui comprend moins de 20 musiciens.
12:50 Et franchement, pour une salle aussi vaste que le Châtelet,
12:53 c'est une salle de près de 2000 places,
12:55 je trouve que ce n'est pas assez.
12:57 Le résultat, c'est que cet orchestre est sonorisé.
13:00 Et quand c'est sonorisé, il y a forcément des problèmes de saturation.
13:05 - Là, vous rentrez dans le détail très technique.
13:07 - Oui, je rentre dans le détail technique.
13:09 Mais enfin, moi, j'ai les oreilles sensibles.
13:12 Donc franchement, je trouve que la partition de Bernstein est tellement géniale
13:16 qu'elle aurait mérité, dans une si grande salle, un orchestre un peu plus étoffé.
13:23 - Peut-être que le fait que ce soit une tournée mondiale,
13:27 que ça s'arrête dans plusieurs villes de France aussi,
13:29 je vais le dire dans un instant,
13:31 c'est peut-être ce qui explique aussi ce portrait se réduit.
13:34 - Et puis, il y a un déficit au Châtelet qu'il faut combler aussi.
13:37 On peut peut-être plus permettre de déployer des orchestres pharaoniques.
13:42 D'ailleurs, petit dièse en contrepoint du bémol manuel,
13:46 20, ce n'est pas assez, certes, bien sûr.
13:49 - 20 musiciens dans l'orchestre ?
13:51 - Non, ils sont 20.
13:53 Mais à la création, ils étaient 30.
13:55 Et Bernstein, quand les studios ont autorisé à ses orchestrateurs,
13:59 parce que, sans rentrer dans le détail,
14:01 Bernstein a supervisé l'orchestration,
14:03 mais à Broadway, dans les musicals,
14:05 c'est quasiment jamais le compositeur qui orchestre lui-même.
14:07 Et quand le film est sorti, et qu'on a donné des grands moyens au film,
14:11 et qu'il y a eu 90 musiciens, donc trois fois plus qu'à Broadway,
14:14 Bernstein, ça ne lui a pas plu du tout.
14:16 Il a dit que ça perdait les textures et la subtilité.
14:18 Donc voilà.
14:19 * Extrait de « Tonight » de The Beatles *
14:35 - Wait, side story au théâtre du Châtelet à Paris jusqu'au 31 décembre.
14:39 Et puis ce sera en février et en mars 2024 à Bordeaux, Lyon, Rouen, Nantes.
14:43 On vous met toutes les dates précises sur le site de France Culture.
14:46 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
14:51 Nicolas Herbeau.
14:53 - Et nous parlons à présent de l'album « Fort Clara » de la pianiste Hélène Grimaud.
14:57 * Extrait de « Fort Clara » de la pianiste Hélène Grimaud *
15:24 - Le label Deutsche Grammophon présente ce nouvel album de la pianiste Hélène Grimaud
15:28 qui nous emporte à l'époque romantique.
15:30 Ici la Kreisleriana de Schumann, le morceau préféré d'Hélène Grimaud.
15:36 « Schnell und spielend ».
15:38 L'album s'appelle donc « Fort Clara » pour Clara, en référence à Clara Schumann,
15:41 la femme de Robert, qui était elle-même une très grande pianiste,
15:45 et qui a été d'ailleurs l'une des premières à jouer les œuvres de son mari,
15:48 et de Johannes Brahms, dont le couple était très proche de Schumann.
15:53 Donc Hélène Grimaud a choisi la Kreisleriana, Brahms, l'Intermezzi et Liederung und Zange.
16:01 Qu'avez-vous pensé de cette interprétation, Emmanuel Dupuis ?
16:05 - Pour la Kreisleriana... - Commençons par Schumann !
16:08 - Beaucoup de bien !
16:10 D'abord, il faut peut-être rappeler pourquoi l'album s'appelle « Fort Clara »
16:13 parce que dans les œuvres que choisit Hélène Grimaud, Schumann et Brahms expriment chacun à sa façon
16:20 son amour pour Clara Witt, Clara Witt qui deviendra effectivement Clara Schumann en épousant Robert,
16:26 et ils auront beaucoup d'enfants !
16:29 Pour Schumann, c'est un amour absolu, passionnel, qui débouchera sur une vie de couple épanouie.
16:39 Pour Brahms, c'est davantage un amour déçu, un amour platonique,
16:44 mais qui débouchera quand même sur une très grande complicité artistique et intellectuelle.
16:49 Ces deux facettes de la passion amoureuse, on les entend dans les œuvres au programme.
16:54 Dans les Kreisleriana, on entend un amour absolu, un tsunami de passion, de sentiments, de rage même.
17:04 « Il y a un amour vraiment sauvage dans cette musique », disait Robert Schumann à propos de cette œuvre.
17:10 Il donne des indications, c'est ou très lent ou très rapide,
17:15 c'est toujours très quelque chose, on est toujours dans les extrêmes.
17:18 Son caractère extrémiste, radical, son concession de l'écriture musicale,
17:23 Hélène Grimaud le traduit de façon absolument magistrale.
17:28 Il y a dans son jeu une fièvre, une urgence qui ne retombe jamais.
17:34 Il y a évidemment une maîtrise pianistique absolument sidérante.
17:38 Hélène Grimaud, est-il besoin de le préciser, elle a une technique en acier,
17:43 elle fait ce qu'elle veut de ses dix doigts.
17:46 Il y a un sentiment de liberté décomplexée qui moi, personnellement,
17:50 tout au long des Kreisleriana, m'a emporté dès le début à la fin.
17:53 Même si, il faut le préciser, c'est un peu éprouvant comme lecture.
18:00 Parce que même dans les mouvements lents, il y a une forme d'intranquillité.
18:04 Mais cette forme d'intranquillité traduit à mon sens très bien le caractère de l'œuvre.
18:10 - Vous avez, Charles Arden, cette expression très extrême, ce zerzerzer,
18:15 qui ponctue effectivement tous les morceaux des Kreisleriana.
18:18 Est-ce que ça vous avoue aussi séduit ?
18:20 - Oui, complètement. Plus que ça, c'est fascinant.
18:23 On rentre justement dans la passion oxymorique et dichotomique du compositeur.
18:31 Parce qu'on a dit pourquoi l'album s'appelait "For Clara".
18:34 Rappelons aussi pourquoi ce morceau s'appelle "Kreisleriana".
18:38 En hommage en référence à Kreisler, qui est un personnage d'E.T.A. Hoffman,
18:43 un écrivain qui d'ailleurs était aussi compositeur absolument fantastique du romantisme de langue allemande,
18:49 qui a passionné Schumann et toute cette génération et bien d'autres.
18:54 Et qui a continué à passionner.
18:56 D'ailleurs, on connaît les contes d'Hoffman, l'opéra d'Offenbach.
18:58 C'est cet Hoffman-là qui a inventé le personnage de Kreisler, qui était son alter-ego.
19:02 Schumann s'identifie aussi à lui.
19:04 Ce compositeur Kreisler passe dans des états extrêmes subitement de l'un à l'autre.
19:10 Et donc ça traduit parfaitement aussi les états, les sentiments de Schumann en général.
19:14 Et puis pour Clara en particulier.
19:16 C'est pour ça qu'on est toujours dans le zerzer, mais qu'on alterne dans une mélancolie
19:21 et une suspension amoureuse proprement ahurissante.
19:26 Avec des ralentis, des suspensions qui sont parfaitement jouées par Hélène Grimaud.
19:30 Et puis d'un coup, ça repart dans des fougues.
19:32 Ce qui est incroyable avec cette œuvre,
19:34 pardon, j'utilise beaucoup de superlatifs, mais vraiment, je trouve que ça le mérite.
19:37 C'est qu'on peut passer d'un extrême à l'autre, d'une pièce à l'autre,
19:41 mais aussi au sein d'une pièce.
19:43 Et aussi, ce qui arrive particulièrement bien à faire Hélène Grimaud, je trouve,
19:46 c'est même, simultanément des fois,
19:48 elle arrive à avoir une ligne très claire à la main droite dans les aigus,
19:51 et en même temps, il y a une fougue, en même temps, littéralement, intense à la main gauche.
19:55 C'est incroyable, ça traduit toute la passion de Schumann pour Clara.
20:00 Et ce qui est intéressant dans la suite de l'album,
20:02 c'est que Brahms traduira une passion différente, différemment, avec d'autres moyens,
20:06 mais non moins passionnants.
20:08 On va venir sur Brahms, évidemment.
20:09 Hélène Grimaud dit qu'il y a beaucoup de sentiments opposés dans cette musique.
20:12 On n'a pas le temps de s'installer dedans.
20:15 Il y a quelque chose de, vous l'avez dit, de très urgent, de très intense.
20:19 On est au bord du précipice.
20:21 On sent aussi ce sentiment-là dans l'interprétation d'Hélène Grimaud, Emmanuel Dupuis.
20:28 Oui, tout à fait. Schumann avait une personnalité, comment dire,
20:33 aujourd'hui on dirait probablement qu'il est bipolaire.
20:37 C'est une personnalité psychologique instable, et cette instabilité, on l'aperçoit dans son œuvre.
20:44 Et c'est ça, ce sentiment-là qu'Hélène Grimaud traduit,
20:50 et pas seulement chez Schumann, chez Brahms aussi.
20:52 [Musique]
21:04 [Musique]
21:29 Cet amour déçu pour Clara de Johannes Brahms, accentué peut-être par la présence de ce bariton,
21:37 Constantin Krimel, Emmanuel Dupuis.
21:40 On est dans une autre dimension là.
21:43 Il y a quelque chose d'autre qui se passe dans cette interprétation-là ?
21:47 Oui, enfin...
21:50 Si vous n'êtes pas d'accord, dites-le !
21:52 Non, mais tout dépend de qui on parle.
21:54 Si on parle de Constantin Krimel, effectivement, pour tout dire, je trouve ça un peu trop lisse.
22:00 Il chante très bien, il a une très belle voix,
22:03 mais dans l'univers du Lied, il ne suffit pas de bien chanter et d'avoir une belle diction,
22:08 il faut aller au fond du texte, au fond du sentiment, au fond des œuvres tout simplement,
22:14 et ça, Constantin Krimel ne le fait pas.
22:16 Je trouve que sa lecture reste assez superficielle.
22:20 Ce sont des poèmes qui disent l'absence, la solitude, il doit y avoir une forme de désespoir,
22:25 et ce désespoir-là, moi je ne l'entends pas.
22:28 Et le résultat, c'est qu'il y a une forme de hiatus entre le chant et le canot,
22:33 parce qu'elle, Hélène Grimaud, elle continue son combat,
22:36 le combat dans lequel elle menait dans les Kreisleriana,
22:38 et qu'elle menait aussi auparavant dans les Intermedis, qui sont également en programme.
22:42 Un combat pour le son, un combat pour le sens,
22:45 et ils ne sont pas en fait sur un pied d'égalité.
22:49 J'ai l'impression que c'est elle qui mène la barque, alors qu'elle devrait l'accompagner.
22:54 Et ce décalage, moi, m'a gêné.
22:56 Face à Hélène Grimaud, il aurait fallu une personnalité vocale beaucoup plus affirmée.
23:04 Lui, effectivement, a un côté un petit peu lisse, comme je le disais tout à l'heure.
23:08 Elle a un côté rugueux, mais rugueux dans le bon sens du terme.
23:11 Et face à elle, il aurait fallu par exemple à Mathias Goern, qui a enregistré génialement ses leaders.
23:16 Et là, je pense qu'on aurait eu une rencontre sommée entre deux grandes personnalités.
23:20 - Charles Haddad, vous êtes d'accord ?
23:22 - Paradoxalement, j'entends tout ce que dit Emmanuel.
23:26 Je n'ai rien à y redire ou à y contredire,
23:29 mais peut-être qu'un peu pour des raisons similaires,
23:32 moi, personnellement, ça m'a plutôt plu, ce cycle de leaders.
23:39 Pourquoi ? Pour des raisons.
23:40 Parce qu'Emmanuel dit très bien à quel point Hélène Grimaud, même dans les leaders,
23:46 où elle joue du piano avec un chanteur à côté, où il y a une fonction aussi d'accompagnement,
23:52 mais elle rappelle à quel point, dans cette forme-là, le piano est un protagoniste à part entière
23:58 et n'est pas simplement là pour accompagner, soutenir le chant.
24:02 Et elle, ce qui est incroyable, je trouve, dans cet album,
24:06 c'est qu'elle garde toute la force expressive de ses moyens,
24:09 qu'elle joue en soliste ou qu'elle soit avec une voix.
24:13 Et là où je trouve, là où ce cycle de leaders me plaît,
24:17 c'est que je trouve quand même qu'elle n'écrase pas non plus la voix,
24:22 que ça s'exprime, qu'il y a un dialogue.
24:25 Pour faire un peu philosophe, il y a une forme de sublimation.
24:30 1 + 1 = 3, on pourrait dire.
24:33 Il y a une dialectique entre les deux.
24:36 Alors moi, j'ai aussi été beaucoup marqué par l'interprétation de ce chanteur,
24:42 Constantin Krimel, en concert.
24:44 On l'a vu en concert. En concert, il se libère plus, il donne plus.
24:48 Donc, de certaines manières, j'ai peut-être été influencé par ça.
24:51 J'avais encore les échos d'un magnifique récital qu'il a fait à l'Athénée en fin de saison dernière,
24:56 sur du Schubert, et il déployait cette intensité.
25:00 Là, je vois qu'il la contient, mais il y a quand même un métier,
25:03 un métier de récital, de lead, un travail de la langue,
25:08 et déjà une intensité.
25:10 Il a 30 ans, c'est impressionnant qu'il ait déjà ce métier, cette dimension savante.
25:16 Et je trouve que ça répond bien au fait que Brahms et Schumann ont tous les deux été fous d'admiration,
25:24 et même pour Brahms aussi, d'un amour mais platonique pour Clara.
25:28 Mais ils l'ont exprimé avec des moyens un peu différents.
25:30 Brahms, c'est un peu le classique de la bande des romantiques.
25:34 Il y a aussi une force contenue, il y a aussi une maîtrise de la forme,
25:38 il y a un grand retour à la science du contrepoint, de l'harmonie,
25:41 que du coup, cette interprétation traduit bien, je trouve.
25:44 Un dernier mot sur Hélène Grimaud et Brahms, peut-être, Emmanuel Dupuis ?
25:47 Non, qu'Hélène Grimaud n'écrase pas Constantin Krimel.
25:50 Certes, que le pianiste soit, dans l'univers du lead, un protagoniste,
25:56 à égalité avec le chanteur, évidemment.
25:59 Mais le problème, c'est que pour moi, ils ne parlent pas le même langage.
26:02 Je parlais de giatus tout à l'heure,
26:04 entre une espèce de caractère un peu lisse du chant et de rugosité du jeu pianistique.
26:11 C'est pour moi vraiment le bémol que je mets sur cette interprétation.
26:16 Le bémol d'Emmanuel Dupuis. Merci beaucoup à tous les deux.
26:19 Fort Clara, Hélène Grimaud, qui interprète Schumann et Brahms,
26:22 album disponible chez Deutsch Gramophone.
26:24 On vous met toutes les références sur le site de France Culture, à la page de l'émission.
26:28 Merci à tous les deux. Emmanuel Dupuis, on vous lit dans "Diapason".
26:31 Et Charles Arden, on vous lit chez Olyrics et dans "Classique et haut".
26:35 Merci à tous les deux d'être venus dans cette table critique à réécouter
26:38 sur le site de France Culture et sur l'appli Radio France.

Recommandations