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Fin de notre série consacrée aux 40 ans du VIH : 1983, Anthony Passeron naît. L'époque, l'arrière-pays niçois et la boucherie familiale cadrent son récit biographique "Les enfants endormis" (Globe). Tragique trajectoire de son oncle Désiré, épris d'héroïne, contaminé par le VIH puis condamné.

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00:00 Le 7 9 30, les victimes sont des homosexuels ou des junkies qui se piquent sur France Inter.
00:06 Il est 9h08, dernière interview de cette série consacrée aux 40 ans de la découverte
00:12 du virus du Sida en 1983.
00:14 Sonia De Villers, votre invité est né justement cette année-là.
00:19 Bonjour Anthony Passeron.
00:20 Bonjour.
00:21 En 1983, votre père travaille déjà dans la boucherie familiale, très jeune, il s'y
00:26 était rendu indispensable.
00:28 Dites-vous, son grand frère, Désiré, lui, roulait dans une BMW jaune décapotable.
00:35 C'est exactement ça, oui.
00:36 Désiré était le fils aîné d'une famille de commerçants de l'arrière-pays niçois.
00:40 Il était le seul de la famille à avoir obtenu son baccalauréat et à s'être soustrait
00:44 à sa géographie.
00:45 Il voulait vivre la grande vie.
00:47 Mesdames et Messieurs, bonsoir.
00:55 Ce sont les policiers et les douaniers du département des Alpes-Maritimes qui viennent
00:59 d'établir le record 1988 des saisies de drogue dures en France.
01:04 Résultat de plusieurs semaines d'enquête de la brigade de recherche de Nice, c'est
01:08 2 kilos d'héroïne blanche, totalement pure.
01:11 A la revente et après avoir été coupée, cette drogue aurait pu se transformer en 60
01:16 000 doses destinées bien entendu au marché de la région.
01:19 Voilà, les années 80, les flashs infos de Côte d'Azur, actualité.
01:24 Le trafic de drogue, la plaque tournante de la drogue dans le sud de la France.
01:29 Et en réalité, le village de vos grands-parents, le village de vos parents est frappé de plein
01:33 fouet.
01:34 Anthony Passeron ?
01:35 Oui absolument, c'est quelque chose qui est rarement documenté, qui a un peu échappé
01:40 aux représentations.
01:41 Mais c'est vrai que l'héroïne est remontée jusque dans la ruralité et notamment en
01:46 partie, si j'ose dire, grâce aux allers-retours d'une jeunesse qui allait étudier sur la
01:50 Côte d'Azur, etc.
01:51 Et cette jeunesse qui voulait accéder à toute une culture, à des livres, à une musique,
01:55 etc.
01:56 Comme pour rattraper ce dont elle avait été privée, va se plonger entièrement dans cette
02:01 pratique qui est l'héroïne, qui la fascine et qui lui permet en quelque sorte d'accéder
02:07 à cette culture qui lui a échappé jusqu'alors.
02:11 Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée
02:16 au creux du bras.
02:17 Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller.
02:19 Les claques et les sauts d'eau froide ne suffisaient plus.
02:22 On se mettait alors à plusieurs pour les porter, chacun chez leurs parents, qui comptaient
02:26 sur la discrétion de chacun.
02:28 Voilà, ça c'est votre livre "Les enfants endormis" qui est paru, un roman paru chez
02:32 les Globes au moment de la rentrée littéraire, qui est devenu un succès, un bouche à oreille
02:39 absolument incroyable parce que l'épidémie du sida, on l'a beaucoup raconté à Paris,
02:43 on l'a beaucoup raconté dans les milieux homosexuels, on l'a beaucoup moins raconté
02:47 en région, dans des villages, dans cette jeunesse foudroyée par l'héroïne.
02:53 Oui absolument, c'est vrai que dès le début, l'épidémie est documentée scientifiquement
02:57 chez des homosexuels, ce qui va figer un premier stéréotype et qui va faire qu'une autre
03:01 communauté largement touchée va échapper, va passer sous les radars pendant très longtemps
03:06 et il s'agit des héroïnomanes.
03:07 Et c'est vrai qu'en plus, on a largement documenté le VIH sida dans les métropoles,
03:13 à tel point que la carte postale du malade du sida, si j'ose dire, avec le succès d'Hervé
03:18 Guibert, c'est un intellectuel homosexuel parisien.
03:21 Et c'est vrai que ce qui a participé à la violence et à la honte qu'a subie ma famille,
03:27 qui a fait qu'elle n'a sans doute pas été en mesure de prendre la parole pendant toutes
03:30 ces années, c'est que sans doute elle ne s'est jamais vue représenter dans le corpus
03:34 artistique et médiatique autour du VIH sida.
03:37 Oui, coluche.
03:38 Moi le sida, j'ai remarqué un truc, ça s'attrape surtout dans les journaux.
03:41 Sida, S-I-D-A, sauvagement introduit dans l'anus.
03:45 Ça s'attrape surtout dans les journaux, ça fait les gros titres.
03:49 Alors que le sida a fait 200 morts l'année dernière, la tuberculose 1500 morts, le cancer
03:54 13 000 morts.
03:55 Les rats, figurez-vous, les rats de laboratoire, refusent de s'enculer.
03:59 Qu'est-ce qui vient nous emmerder avec le sida ? Comme si les hémorroïdes ça suffisait
04:04 pas.
04:05 C'est pas très grave, tu vas chez Milas, ils te changent le pot en 30 minutes.
04:09 Coluche en 1986, votre oncle désiré dans sa plongée, dans sa descente aux enfers,
04:20 il y a aussi sa femme, votre tante, Brigitte, il y aura bientôt une petite fille.
04:25 Tous les trois vont développer le virus du sida.
04:28 Pour votre grand-père, qui n'avait entendu que très peu de choses à la télévision,
04:33 il y avait les sketchs de Coluche, il y avait la Coupe de Paris Match, il y avait le cancer
04:39 gay, il y avait au fond tellement de stéréotypes autour de la maladie que votre grand-père
04:46 s'est mûré dans un silence, un silence contagieux, quelque chose qui a enfoui la
04:52 maladie de votre oncle, de votre tante et ensuite de votre petite cousine.
04:55 Oui, l'archive qu'on vient d'entendre participe d'un sida médiatique, si j'ose
04:59 dire, qui a été figé et qui a été lui aussi d'une grande violence.
05:02 Et tous les stéréotypes qui se sont vraiment cristallisés à cet endroit-là ont participé
05:09 du silence, de l'intimité de chacun.
05:11 Et c'est vrai que dans un petit village où il n'y a pas d'homosexuels, il n'y a
05:15 que des vieux garçons, c'est-à-dire des gens qui n'osent même pas affirmer publiquement
05:19 leur homosexualité, reconnaître la maladie d'un fils, une maladie qu'on prête exclusivement
05:25 dans les grands médias aux homosexuels, ça paraissait de l'ordre de l'impossible.
05:29 Et quand bien même on avait réussi à déconstruire le premier stéréotype, il fallait reconnaître
05:32 la toxicomanie d'un fils qui était tout aussi honteuse.
05:36 Et c'est vrai que ce que j'ai voulu raconter, c'est les mécanismes de ce que la toxicomanie
05:44 et le sida a fait à une famille.
05:45 Et en l'occurrence, ma famille est projetée dans ce roman à titre d'archétype parce
05:49 qu'en grandissant, j'ai peu à peu compris que ce qui s'était joué dans cette famille,
05:54 dans cette vallée-là, s'était joué dans tant d'autres familles et dans tant d'autres
05:58 territoires ruraux ou périphériques.
06:00 Ça s'est joué quand vous étiez tout petit, Anthony Passeron, parce que votre oncle désiré
06:04 et votre tante Brigitte vont mourir quelques années après votre naissance.
06:08 Et en réalité, il y a deux corps décharnés.
06:11 Il y a d'abord les corps décharnés par l'héroïne, la maigreur, les yeux qui se
06:16 creusent, les dents qui se déchaussent, les cheveux qui tombent, les ongles qui se noircissent.
06:22 Ça d'abord, c'est la drogue.
06:25 Oui, il y avait d'abord l'épreuve de la drogue qui avait beaucoup éprouvé cette
06:28 famille avec tout ce que vous avez cité et tout ce que ça vient déchirer dans un
06:32 tissu social, le manque qui fait qu'on va voler sa propre famille et qui va profondément
06:37 heurter les relations intimes.
06:40 C'est-à-dire on va taper dans la caisse de la boucherie.
06:42 Exactement.
06:43 Cette boucherie, c'était quelque chose, c'était le cœur du village.
06:45 Oui absolument, parce que c'était un petit village.
06:48 On est à un moment charnière, on est avant que la consommation et la production de viande
06:52 soient industrialisées et que ma famille avait tiré son nom de sa capacité à produire
06:57 de la viande.
06:58 Et beaucoup d'éleveurs de la vallée choisissaient la boucherie de mon grand-père parce qu'on
07:02 tuait mieux les bêtes qu'ailleurs, on les respectait mieux et on les tuait aussi
07:05 de manière à ce que la viande soit plus qualitative.
07:07 Et puis c'était la boucherie dans laquelle votre père, le fils modèle, s'était
07:12 investi depuis très jeune.
07:13 Donc tout cet argent qui manquait dans la caisse, c'était des grands-parents qui
07:17 étaient volés, mais c'était aussi un frère au fond dont ces années de travail
07:22 et de privation étaient bafouées.
07:24 Oui, ce que je voulais, c'était pas tant faire un livre sur le sida, je voulais raconter
07:30 ce que le sida était venu percuter.
07:32 En l'occurrence, il est venu percuter la jalousie entre deux frères et il va la cristalliser.
07:36 Et de la même manière, je voulais raconter comment le sida est venu percuter une géographie
07:40 et une société.
07:41 Parce que comme on le disait tout à l'heure, le VIH sida a été peu raconté du point
07:45 de vue de la ruralité.
07:47 Et sans vouloir faire de hiérarchie des douleurs, je voulais raconter ce que ça avait de particulier
07:52 d'avoir un frère, un fils, toxicomane, séropositif, dans un petit village d'environ
07:57 1000 habitants où on compte tout au plus 50 noms de familles différentes.
08:01 Allez-retour, allez-retour permanent dans votre roman, un chapitre dans le village,
08:05 un chapitre à Paris, là où Françoise Barré-Sinoussi, qui était notre invitée
08:09 prix Nobel lundi matin, mais aussi tous les grands noms, tous les grands médecins de
08:16 ces années-là, petit à petit avancent vers la découverte du virus et puis ensuite s'entredéchirent
08:26 sur la paternité de cette découverte.
08:28 Et puis ensuite se battent pour alerter les autorités et puis ensuite mettre des tests
08:33 sur le marché, etc.
08:34 Et vous racontez cette odyssée ?
08:36 Oui, parce que quand j'ai voulu raconter l'histoire de ma famille, il m'a semblé
08:40 que pour que le lecteur éprouve la violence de l'époque, les tensions de l'époque,
08:45 il fallait la mettre en parallèle avec une autre histoire, l'histoire plus collective,
08:50 médiatique et scientifique du VIH/SIDA, pour qu'on comprenne, si vous voulez, il
08:55 me semblait que la solitude et le courage des médecins allaient créer un écho avec
09:00 la solitude et le courage d'une famille face à cette adversité-là.
09:03 A chacun son domaine, au médecin la science, à ma famille le mensonge.
09:10 Il est 9h17, vous écoutez France Inter, Anthony Passeron, l'auteur des « Enfants
09:15 endormis », ce roman paru chez Globe, et mon invité, on va raconter les premiers
09:20 signes d'amégrissement, de fièvre, de nausée, de diarrhée, on va raconter quand
09:25 la maladie s'est déclarée, on va raconter comment justement, quand on arrive d'un
09:30 petit village de l'arrière-pays, Niçois, comment justement on est reçu à l'hôpital.
09:35 Il se lève, c'est l'heure, il écrase son ego, dans sa tasse de café, éteint la stéréo,
09:51 éteint le lampadet, éteint le plafonnier, éteint dans la cuisine, mais la sécurité,
10:00 c'est la nuit, un couloir, une porte, un lit, c'est la nuit, quelques pistes pour dormir,
10:07 je sais plus où je suis, un store noir, une porte, un lit, c'est l'ennui, rien à faire
10:16 pour l'amour, mais ne dis pas toujours, où es-tu, quand tu es dans mes bras, que fais-tu,
10:26 est-ce que tu penses à moi, d'où viens-tu, un jour tu partiras, où es-tu, quand tu es
10:36 dans mes bras, j'ai fait des mauvais rêves, fui sur un mauvais câble, dans la paranoïa,
10:44 pas de marchand de sable, je vois en panoramique, urgences et désirables, une blonde décapitée
10:53 dans sa décapota, cauchemar, highway, bad trip, fumée noire, une vent vorace du fond
11:02 d'un couloir, j'en sors pas, gafard, bad trip, idée noire, abattue par l'espace au fond
11:11 d'un entonnoir, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, est-ce
11:21 que tu rêves de moi, je veux m'enfuir, tu ne penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout
11:30 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, est-ce
11:39 que tu rêves de moi, je veux m'enfuir, tu ne penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout
11:48 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, est-ce
11:58 que tu rêves de moi, je veux m'enfuir, tu ne penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout
12:07 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, tout
12:15 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, tu ne
12:16 penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu
12:17 es dans mes bras, je veux m'enfuir, tout seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu
12:18 et c'était 1983.
12:21 France Inter, le 7 9 30, l'interview de Sonia De Villers.
12:26 Quand on fait un métier comme ça, on est là pour soigner tout le monde.
12:30 Mais c'est vrai que, par exemple, chez nous, quand on veut passer un scanner,
12:34 ce sont des gens qui passeraient en dernier.
12:36 Les ambulances vont être désinfectées, ce sera le dernier à être pris lui aussi.
12:40 Plein de choses finalement qui sont encore au détriment de cette maladie qui est difficile à vivre.
12:45 Ce phénomène de rejet du malade, de sa mise à l'écart dans des services ultra spécialisés,
12:50 c'est la première mise en garde du rapport.
12:53 La spécialisation semble inéductable, mais il ne faudrait pas s'acheminer vers une organisation
12:58 où les unités deviendraient des ghettos.
13:01 Les maisons de repos et de convalescence refusent les malades atteints du sida
13:05 par peur de contamination.
13:07 Cette peur, jugent les experts, est non fondée et inadmissible.
13:11 Là, nous sommes en 1987, reportage de la chaîne TF1.
13:15 C'est une toute jeune journaliste qui signe le reportage.
13:18 Elle s'appelle Catherine Nail et aujourd'hui elle est notre directrice de l'information.
13:21 On lui fait ce petit clin d'œil parce qu'Anthony Passeron a lu Catherine Nail,
13:25 votre roman, dès le mois d'août l'année dernière.
13:28 Et je crois qu'elle a fait le tour de tous les couloirs pour dire qu'il était absolument magnifique.
13:32 On a d'autant plus de plaisir à vous recevoir.
13:35 Ce livre s'appelle "Les enfants endormis".
13:38 Il est paru chez Globe.
13:41 Justement, il y a une phrase magnifique dans ce livre.
13:45 Vous dites "à moins d'une heure de route du village, on n'était déjà plus personne.
13:49 Notre nom n'évoquait rien et celui du village tout au plus une contrée lointaine et arriérée".
13:55 C'est ça que vont vivre vos grands-parents en emmenant des irées à l'hôpital.
14:00 Ils vont se retrouver à une heure de route du village.
14:03 Oui, c'est vrai. Et cette frontière entre la ruralité et la métropole, elle est d'autant plus forte dans les Alpes-Maritimes
14:09 où il y a une dichotomie extrêmement violente entre une côte extrêmement riche et mondialisée
14:15 et un arrière-pays qui est longtemps resté enclavé.
14:17 Et c'est vrai que c'est aussi l'histoire de gens qui vont devoir sortir de leur géographie
14:22 et qui vont découvrir la gravité de la maladie qui touche leur fils
14:26 aussi au regard des réactions dans les services hospitaliers.
14:30 "Un jour, elle a retrouvé des irées couvertes de sang séché.
14:34 Aucun aide-soignant n'était venu le nettoyer à la suite d'une hémorragie.
14:38 Ma grand-mère s'apprêtait à hurler. Lorsque mon oncle l'en a empêchée,
14:42 "Arrête maman, on va se débrouiller".
14:45 Oui, ça fait partie des rares scènes qui ont filtré, qui sont remontées de l'hôpital jusqu'au village
14:50 parce que ma grand-mère, ulcérée par ses humiliations, n'en faisait pas toujours écho.
14:56 Et il semble même que de ce point de vue-là, le romanesque l'a emporté
15:00 parce que pour en avoir parlé après la sortie du livre avec ma famille,
15:03 il me semble que c'est au moment de sa mort qu'il n'a pas été nettoyé et qu'il est resté avec son sang.
15:08 Et c'est vrai que pour une famille de boucher charcutier...
15:11 C'est ce que j'allais dire !
15:12 Oui, qui avait bâti toute sa réputation autour du sang, d'avoir un fils qui périt par le sang
15:17 et dont on voit bien que le sang colle une frousse incroyable à tout le personnel de l'hôpital,
15:22 ça doit être une émotion, une sorte de mise en abîme absolument terrifiante.
15:27 À la fin de sa vie, Désiré est mort et le faire-part qui a été publié dans Nice ce matin,
15:36 le faire-part de décès, ne mentionnait pas la cause de sa mort.
15:40 Non, et surtout pas sa mère.
15:43 Si on demandait à ma grand-mère de quoi était mort son fils,
15:45 elle disait qu'il était mort d'une embolie pulmonaire.
15:47 C'était une vérité très partielle puisque l'embolie provenait d'une maladie de son déficit immunitaire.
15:53 Et c'est vrai qu'il souffrait beaucoup des poumons.
15:55 Il avait fait notamment une tuberculose liée au sida, évidemment.
16:00 Et c'est vrai que toute cette histoire est une histoire d'euphémisme et de pudeur.
16:05 Et le but de ce travail, c'était d'essayer de raconter, d'aller au-delà de ces euphémismes
16:11 pour raconter ce qui s'était joué dans énormément de familles.
16:14 Et aujourd'hui que je traverse la France, je rencontre beaucoup de gens qui appartiennent,
16:18 comme moi, à la seconde génération, qui étaient enfants au moment de la pandémie
16:21 et qui se rendent compte que cette histoire ne leur a été racontée qu'à travers des euphémismes
16:25 parce que la génération concernée encore aujourd'hui a beaucoup de mal à parler.
16:28 Brigitte Meurscy, la femme de Désirée, qui elle aussi a été héroïnomane et héroïnomane jusqu'au bout.
16:34 Entre-temps, est née une petite fille, Émilie, qui aurait eu votre âge,
16:38 ou quasi aujourd'hui votre cousine, la fille de Désirée et Brigitte.
16:42 Émilie est née contaminée.
16:45 D'ailleurs, vous dites, quelle confusion ça a dû être, le jour de sa naissance,
16:49 entre le bonheur de voir un enfant naître et en même temps l'angoisse de savoir son sang pourri.
16:54 Oui, et c'est quelque chose qui me semblait important d'évoquer parce qu'on parlait de représentation, d'invisibilité
17:00 et l'enfant séropositif est absolument absent des représentations,
17:03 et notamment dans le corpus artistique du VIH Sida.
17:06 Et il faut se souvenir qu'en 1984, quand ma tante est enceinte, on sait très peu de choses du virus.
17:14 On sait très peu de choses sur le devenir de l'ensemble des personnes que l'on pense contaminer.
17:18 On croit encore au mythe du porteur sain.
17:20 On se dit que peut-être, étant donné que certains contaminés semblent en parfaite santé,
17:24 peut-être qu'ils ne mourront pas tous.
17:26 Et c'est vrai qu'il y a eu cette question, est-ce que leur enfant pourra être contaminé ?
17:29 Ce mythe va engendrer des millions de morts.
17:31 Notamment, oui, absolument, tout à fait.
17:33 Et c'est vrai que ça a dû être quelque chose de particulier.
17:36 Et en quelque sorte, le virus va survivre à mon oncle et à ma tante à travers leur fille
17:41 et va participer de continuer à déstabiliser cette famille pour la décennie suivante.
17:46 Et les premiers essais sur les femmes enceintes séropositives commencent aux alentours de 1987-1988.
17:54 Oui, rapidement, mais ce sont des essais qui ont été très durs à monter.
17:57 Et c'est à partir de 1994, avec les travaux du professeur Del Frécy,
18:01 qu'on connaît aujourd'hui pour la question de la gestion du Covid,
18:04 qu'on va se rendre compte que la ZT, qui avait été un produit extrêmement décevant pour soigner les malades,
18:10 va être un produit très efficace pour empêcher la transmission de la mère à l'enfant.
18:14 Ce qui fait qu'aujourd'hui, dans les pays développés, je ne vais pas dire de bêtises,
18:17 mais elle est quasiment tombée à zéro.
18:19 1994, c'est l'année des 10 ans d'Emilie, votre cousine.
18:23 C'est l'année où le virus l'attaque sans cesse, jusqu'à ce que ses défenses flanchent.
18:30 Et qu'elle soit emportée à son tour.
18:35 D'abord, votre grand-mère a tout fait pour protéger sa petite-fille.
18:39 Et d'abord, elle a commencé par la protéger de la vérité.
18:42 Emilie ne devait pas savoir qu'elle était malade du SIDA.
18:45 Et pourtant, dans le village, ça se savait.
18:48 Oui, absolument. Et il faut se rappeler qu'on est dans un monde où le VIH SIDA est encore une maladie éminemment mortelle,
18:53 jusqu'en métropole.
18:55 Et éminemment honteuse.
18:58 Et pendant très longtemps, on va cacher à l'enfant, et donc à ses cousins, et donc à mon frère et moi,
19:02 la vérité de cette maladie.
19:04 Sans doute parce que ça nous projetait dans une angoisse qui n'avait absolument aucune réponse possible.
19:08 Et il fallait continuer à espérer.
19:10 Il fallait que cette enfant continue à penser qu'elle allait vivre parce qu'on pensait que si elle se savait condamnée,
19:15 elle allait flancher.
19:17 Vous, petit, vous n'y arriviez pas à aller la voir, votre cousine, dans les derniers mois de sa vie.
19:24 C'était trop dur.
19:26 Vous vous défendiez, et les parents étaient cartelés entre "mais si, il faut aller la voir, c'est les derniers jours,
19:32 c'est les dernières semaines de votre cousine", et vous, vous ne pouviez pas.
19:35 Et quand elle est morte, Emilie, tout le village est venu.
19:39 Oui, c'est vrai que ce village, souvent on dit qu'il a valeur de personnage.
19:43 Ce village qui avait détourné les yeux au moment de la mort de Désirée.
19:47 Le village des rumeurs, des ragots, avec toute la violence que ça avait engendré autour de l'épidémie de SIDA.
19:53 Tout d'un coup, c'est le moment où je vois, ça c'est vraiment un souvenir que j'ai vécu, enfant,
19:58 de voir le village s'arrêter entièrement.
20:00 Environ plusieurs centaines de personnes autour de cette petite église,
20:04 et tous ces gens qui avaient demandé un congé à leur patron, des commerciants qui avaient baissé les rideaux.
20:09 Des enfants qui ne sont pas allés à l'école ce jour-là.
20:12 Exactement, et c'est vrai que je me rappelle que collectivement, alors que le village avait été le lieu d'une violence,
20:18 il est devenu aussi, ce jour de 1994, le lieu d'une réparation et d'une solidarité que pour la première fois j'avais éprouvée.
20:27 Anthony Passeron, "Les enfants endormis" est paru chez Globe.
20:31 Vous avez donc 40 ans cette année, Anthony Passeron, puisque vous êtes né en 1983.
20:36 Vous êtes prof d'histoire et je me dis que vos élèves ont de la chance.
20:39 Merci d'être venu nous voir à Paris.
20:41 Merci Sonia De Villers.

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