Fin de notre série consacrée aux 40 ans du VIH : 1983, Anthony Passeron naît. L'époque, l'arrière-pays niçois et la boucherie familiale cadrent son récit biographique "Les enfants endormis" (Globe). Tragique trajectoire de son oncle Désiré, épris d'héroïne, contaminé par le VIH puis condamné.
Retrouvez "L'invité de Sonia Devillers" sur
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10
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00:00 Le 7 9 30, les victimes sont des homosexuels ou des junkies qui se piquent sur France Inter.
00:06 Il est 9h08, dernière interview de cette série consacrée aux 40 ans de la découverte
00:12 du virus du Sida en 1983.
00:14 Sonia De Villers, votre invité est né justement cette année-là.
00:19 Bonjour Anthony Passeron.
00:20 Bonjour.
00:21 En 1983, votre père travaille déjà dans la boucherie familiale, très jeune, il s'y
00:26 était rendu indispensable.
00:28 Dites-vous, son grand frère, Désiré, lui, roulait dans une BMW jaune décapotable.
00:35 C'est exactement ça, oui.
00:36 Désiré était le fils aîné d'une famille de commerçants de l'arrière-pays niçois.
00:40 Il était le seul de la famille à avoir obtenu son baccalauréat et à s'être soustrait
00:44 à sa géographie.
00:45 Il voulait vivre la grande vie.
00:47 Mesdames et Messieurs, bonsoir.
00:55 Ce sont les policiers et les douaniers du département des Alpes-Maritimes qui viennent
00:59 d'établir le record 1988 des saisies de drogue dures en France.
01:04 Résultat de plusieurs semaines d'enquête de la brigade de recherche de Nice, c'est
01:08 2 kilos d'héroïne blanche, totalement pure.
01:11 A la revente et après avoir été coupée, cette drogue aurait pu se transformer en 60
01:16 000 doses destinées bien entendu au marché de la région.
01:19 Voilà, les années 80, les flashs infos de Côte d'Azur, actualité.
01:24 Le trafic de drogue, la plaque tournante de la drogue dans le sud de la France.
01:29 Et en réalité, le village de vos grands-parents, le village de vos parents est frappé de plein
01:33 fouet.
01:34 Anthony Passeron ?
01:35 Oui absolument, c'est quelque chose qui est rarement documenté, qui a un peu échappé
01:40 aux représentations.
01:41 Mais c'est vrai que l'héroïne est remontée jusque dans la ruralité et notamment en
01:46 partie, si j'ose dire, grâce aux allers-retours d'une jeunesse qui allait étudier sur la
01:50 Côte d'Azur, etc.
01:51 Et cette jeunesse qui voulait accéder à toute une culture, à des livres, à une musique,
01:55 etc.
01:56 Comme pour rattraper ce dont elle avait été privée, va se plonger entièrement dans cette
02:01 pratique qui est l'héroïne, qui la fascine et qui lui permet en quelque sorte d'accéder
02:07 à cette culture qui lui a échappé jusqu'alors.
02:11 Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée
02:16 au creux du bras.
02:17 Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller.
02:19 Les claques et les sauts d'eau froide ne suffisaient plus.
02:22 On se mettait alors à plusieurs pour les porter, chacun chez leurs parents, qui comptaient
02:26 sur la discrétion de chacun.
02:28 Voilà, ça c'est votre livre "Les enfants endormis" qui est paru, un roman paru chez
02:32 les Globes au moment de la rentrée littéraire, qui est devenu un succès, un bouche à oreille
02:39 absolument incroyable parce que l'épidémie du sida, on l'a beaucoup raconté à Paris,
02:43 on l'a beaucoup raconté dans les milieux homosexuels, on l'a beaucoup moins raconté
02:47 en région, dans des villages, dans cette jeunesse foudroyée par l'héroïne.
02:53 Oui absolument, c'est vrai que dès le début, l'épidémie est documentée scientifiquement
02:57 chez des homosexuels, ce qui va figer un premier stéréotype et qui va faire qu'une autre
03:01 communauté largement touchée va échapper, va passer sous les radars pendant très longtemps
03:06 et il s'agit des héroïnomanes.
03:07 Et c'est vrai qu'en plus, on a largement documenté le VIH sida dans les métropoles,
03:13 à tel point que la carte postale du malade du sida, si j'ose dire, avec le succès d'Hervé
03:18 Guibert, c'est un intellectuel homosexuel parisien.
03:21 Et c'est vrai que ce qui a participé à la violence et à la honte qu'a subie ma famille,
03:27 qui a fait qu'elle n'a sans doute pas été en mesure de prendre la parole pendant toutes
03:30 ces années, c'est que sans doute elle ne s'est jamais vue représenter dans le corpus
03:34 artistique et médiatique autour du VIH sida.
03:37 Oui, coluche.
03:38 Moi le sida, j'ai remarqué un truc, ça s'attrape surtout dans les journaux.
03:41 Sida, S-I-D-A, sauvagement introduit dans l'anus.
03:45 Ça s'attrape surtout dans les journaux, ça fait les gros titres.
03:49 Alors que le sida a fait 200 morts l'année dernière, la tuberculose 1500 morts, le cancer
03:54 13 000 morts.
03:55 Les rats, figurez-vous, les rats de laboratoire, refusent de s'enculer.
03:59 Qu'est-ce qui vient nous emmerder avec le sida ? Comme si les hémorroïdes ça suffisait
04:04 pas.
04:05 C'est pas très grave, tu vas chez Milas, ils te changent le pot en 30 minutes.
04:09 Coluche en 1986, votre oncle désiré dans sa plongée, dans sa descente aux enfers,
04:20 il y a aussi sa femme, votre tante, Brigitte, il y aura bientôt une petite fille.
04:25 Tous les trois vont développer le virus du sida.
04:28 Pour votre grand-père, qui n'avait entendu que très peu de choses à la télévision,
04:33 il y avait les sketchs de Coluche, il y avait la Coupe de Paris Match, il y avait le cancer
04:39 gay, il y avait au fond tellement de stéréotypes autour de la maladie que votre grand-père
04:46 s'est mûré dans un silence, un silence contagieux, quelque chose qui a enfoui la
04:52 maladie de votre oncle, de votre tante et ensuite de votre petite cousine.
04:55 Oui, l'archive qu'on vient d'entendre participe d'un sida médiatique, si j'ose
04:59 dire, qui a été figé et qui a été lui aussi d'une grande violence.
05:02 Et tous les stéréotypes qui se sont vraiment cristallisés à cet endroit-là ont participé
05:09 du silence, de l'intimité de chacun.
05:11 Et c'est vrai que dans un petit village où il n'y a pas d'homosexuels, il n'y a
05:15 que des vieux garçons, c'est-à-dire des gens qui n'osent même pas affirmer publiquement
05:19 leur homosexualité, reconnaître la maladie d'un fils, une maladie qu'on prête exclusivement
05:25 dans les grands médias aux homosexuels, ça paraissait de l'ordre de l'impossible.
05:29 Et quand bien même on avait réussi à déconstruire le premier stéréotype, il fallait reconnaître
05:32 la toxicomanie d'un fils qui était tout aussi honteuse.
05:36 Et c'est vrai que ce que j'ai voulu raconter, c'est les mécanismes de ce que la toxicomanie
05:44 et le sida a fait à une famille.
05:45 Et en l'occurrence, ma famille est projetée dans ce roman à titre d'archétype parce
05:49 qu'en grandissant, j'ai peu à peu compris que ce qui s'était joué dans cette famille,
05:54 dans cette vallée-là, s'était joué dans tant d'autres familles et dans tant d'autres
05:58 territoires ruraux ou périphériques.
06:00 Ça s'est joué quand vous étiez tout petit, Anthony Passeron, parce que votre oncle désiré
06:04 et votre tante Brigitte vont mourir quelques années après votre naissance.
06:08 Et en réalité, il y a deux corps décharnés.
06:11 Il y a d'abord les corps décharnés par l'héroïne, la maigreur, les yeux qui se
06:16 creusent, les dents qui se déchaussent, les cheveux qui tombent, les ongles qui se noircissent.
06:22 Ça d'abord, c'est la drogue.
06:25 Oui, il y avait d'abord l'épreuve de la drogue qui avait beaucoup éprouvé cette
06:28 famille avec tout ce que vous avez cité et tout ce que ça vient déchirer dans un
06:32 tissu social, le manque qui fait qu'on va voler sa propre famille et qui va profondément
06:37 heurter les relations intimes.
06:40 C'est-à-dire on va taper dans la caisse de la boucherie.
06:42 Exactement.
06:43 Cette boucherie, c'était quelque chose, c'était le cœur du village.
06:45 Oui absolument, parce que c'était un petit village.
06:48 On est à un moment charnière, on est avant que la consommation et la production de viande
06:52 soient industrialisées et que ma famille avait tiré son nom de sa capacité à produire
06:57 de la viande.
06:58 Et beaucoup d'éleveurs de la vallée choisissaient la boucherie de mon grand-père parce qu'on
07:02 tuait mieux les bêtes qu'ailleurs, on les respectait mieux et on les tuait aussi
07:05 de manière à ce que la viande soit plus qualitative.
07:07 Et puis c'était la boucherie dans laquelle votre père, le fils modèle, s'était
07:12 investi depuis très jeune.
07:13 Donc tout cet argent qui manquait dans la caisse, c'était des grands-parents qui
07:17 étaient volés, mais c'était aussi un frère au fond dont ces années de travail
07:22 et de privation étaient bafouées.
07:24 Oui, ce que je voulais, c'était pas tant faire un livre sur le sida, je voulais raconter
07:30 ce que le sida était venu percuter.
07:32 En l'occurrence, il est venu percuter la jalousie entre deux frères et il va la cristalliser.
07:36 Et de la même manière, je voulais raconter comment le sida est venu percuter une géographie
07:40 et une société.
07:41 Parce que comme on le disait tout à l'heure, le VIH sida a été peu raconté du point
07:45 de vue de la ruralité.
07:47 Et sans vouloir faire de hiérarchie des douleurs, je voulais raconter ce que ça avait de particulier
07:52 d'avoir un frère, un fils, toxicomane, séropositif, dans un petit village d'environ
07:57 1000 habitants où on compte tout au plus 50 noms de familles différentes.
08:01 Allez-retour, allez-retour permanent dans votre roman, un chapitre dans le village,
08:05 un chapitre à Paris, là où Françoise Barré-Sinoussi, qui était notre invitée
08:09 prix Nobel lundi matin, mais aussi tous les grands noms, tous les grands médecins de
08:16 ces années-là, petit à petit avancent vers la découverte du virus et puis ensuite s'entredéchirent
08:26 sur la paternité de cette découverte.
08:28 Et puis ensuite se battent pour alerter les autorités et puis ensuite mettre des tests
08:33 sur le marché, etc.
08:34 Et vous racontez cette odyssée ?
08:36 Oui, parce que quand j'ai voulu raconter l'histoire de ma famille, il m'a semblé
08:40 que pour que le lecteur éprouve la violence de l'époque, les tensions de l'époque,
08:45 il fallait la mettre en parallèle avec une autre histoire, l'histoire plus collective,
08:50 médiatique et scientifique du VIH/SIDA, pour qu'on comprenne, si vous voulez, il
08:55 me semblait que la solitude et le courage des médecins allaient créer un écho avec
09:00 la solitude et le courage d'une famille face à cette adversité-là.
09:03 A chacun son domaine, au médecin la science, à ma famille le mensonge.
09:10 Il est 9h17, vous écoutez France Inter, Anthony Passeron, l'auteur des « Enfants
09:15 endormis », ce roman paru chez Globe, et mon invité, on va raconter les premiers
09:20 signes d'amégrissement, de fièvre, de nausée, de diarrhée, on va raconter quand
09:25 la maladie s'est déclarée, on va raconter comment justement, quand on arrive d'un
09:30 petit village de l'arrière-pays, Niçois, comment justement on est reçu à l'hôpital.
09:35 Il se lève, c'est l'heure, il écrase son ego, dans sa tasse de café, éteint la stéréo,
09:51 éteint le lampadet, éteint le plafonnier, éteint dans la cuisine, mais la sécurité,
10:00 c'est la nuit, un couloir, une porte, un lit, c'est la nuit, quelques pistes pour dormir,
10:07 je sais plus où je suis, un store noir, une porte, un lit, c'est l'ennui, rien à faire
10:16 pour l'amour, mais ne dis pas toujours, où es-tu, quand tu es dans mes bras, que fais-tu,
10:26 est-ce que tu penses à moi, d'où viens-tu, un jour tu partiras, où es-tu, quand tu es
10:36 dans mes bras, j'ai fait des mauvais rêves, fui sur un mauvais câble, dans la paranoïa,
10:44 pas de marchand de sable, je vois en panoramique, urgences et désirables, une blonde décapitée
10:53 dans sa décapota, cauchemar, highway, bad trip, fumée noire, une vent vorace du fond
11:02 d'un couloir, j'en sors pas, gafard, bad trip, idée noire, abattue par l'espace au fond
11:11 d'un entonnoir, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, est-ce
11:21 que tu rêves de moi, je veux m'enfuir, tu ne penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout
11:30 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, est-ce
11:39 que tu rêves de moi, je veux m'enfuir, tu ne penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout
11:48 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, est-ce
11:58 que tu rêves de moi, je veux m'enfuir, tu ne penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout
12:07 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, tout
12:15 seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu es dans mes bras, je veux m'enfuir, tu ne
12:16 penses qu'à toi, je veux m'enfuir, tout seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu
12:17 es dans mes bras, je veux m'enfuir, tout seul tu finiras, je veux m'enfuir, quand tu
12:18 et c'était 1983.
12:21 France Inter, le 7 9 30, l'interview de Sonia De Villers.
12:26 Quand on fait un métier comme ça, on est là pour soigner tout le monde.
12:30 Mais c'est vrai que, par exemple, chez nous, quand on veut passer un scanner,
12:34 ce sont des gens qui passeraient en dernier.
12:36 Les ambulances vont être désinfectées, ce sera le dernier à être pris lui aussi.
12:40 Plein de choses finalement qui sont encore au détriment de cette maladie qui est difficile à vivre.
12:45 Ce phénomène de rejet du malade, de sa mise à l'écart dans des services ultra spécialisés,
12:50 c'est la première mise en garde du rapport.
12:53 La spécialisation semble inéductable, mais il ne faudrait pas s'acheminer vers une organisation
12:58 où les unités deviendraient des ghettos.
13:01 Les maisons de repos et de convalescence refusent les malades atteints du sida
13:05 par peur de contamination.
13:07 Cette peur, jugent les experts, est non fondée et inadmissible.
13:11 Là, nous sommes en 1987, reportage de la chaîne TF1.
13:15 C'est une toute jeune journaliste qui signe le reportage.
13:18 Elle s'appelle Catherine Nail et aujourd'hui elle est notre directrice de l'information.
13:21 On lui fait ce petit clin d'œil parce qu'Anthony Passeron a lu Catherine Nail,
13:25 votre roman, dès le mois d'août l'année dernière.
13:28 Et je crois qu'elle a fait le tour de tous les couloirs pour dire qu'il était absolument magnifique.
13:32 On a d'autant plus de plaisir à vous recevoir.
13:35 Ce livre s'appelle "Les enfants endormis".
13:38 Il est paru chez Globe.
13:41 Justement, il y a une phrase magnifique dans ce livre.
13:45 Vous dites "à moins d'une heure de route du village, on n'était déjà plus personne.
13:49 Notre nom n'évoquait rien et celui du village tout au plus une contrée lointaine et arriérée".
13:55 C'est ça que vont vivre vos grands-parents en emmenant des irées à l'hôpital.
14:00 Ils vont se retrouver à une heure de route du village.
14:03 Oui, c'est vrai. Et cette frontière entre la ruralité et la métropole, elle est d'autant plus forte dans les Alpes-Maritimes
14:09 où il y a une dichotomie extrêmement violente entre une côte extrêmement riche et mondialisée
14:15 et un arrière-pays qui est longtemps resté enclavé.
14:17 Et c'est vrai que c'est aussi l'histoire de gens qui vont devoir sortir de leur géographie
14:22 et qui vont découvrir la gravité de la maladie qui touche leur fils
14:26 aussi au regard des réactions dans les services hospitaliers.
14:30 "Un jour, elle a retrouvé des irées couvertes de sang séché.
14:34 Aucun aide-soignant n'était venu le nettoyer à la suite d'une hémorragie.
14:38 Ma grand-mère s'apprêtait à hurler. Lorsque mon oncle l'en a empêchée,
14:42 "Arrête maman, on va se débrouiller".
14:45 Oui, ça fait partie des rares scènes qui ont filtré, qui sont remontées de l'hôpital jusqu'au village
14:50 parce que ma grand-mère, ulcérée par ses humiliations, n'en faisait pas toujours écho.
14:56 Et il semble même que de ce point de vue-là, le romanesque l'a emporté
15:00 parce que pour en avoir parlé après la sortie du livre avec ma famille,
15:03 il me semble que c'est au moment de sa mort qu'il n'a pas été nettoyé et qu'il est resté avec son sang.
15:08 Et c'est vrai que pour une famille de boucher charcutier...
15:11 C'est ce que j'allais dire !
15:12 Oui, qui avait bâti toute sa réputation autour du sang, d'avoir un fils qui périt par le sang
15:17 et dont on voit bien que le sang colle une frousse incroyable à tout le personnel de l'hôpital,
15:22 ça doit être une émotion, une sorte de mise en abîme absolument terrifiante.
15:27 À la fin de sa vie, Désiré est mort et le faire-part qui a été publié dans Nice ce matin,
15:36 le faire-part de décès, ne mentionnait pas la cause de sa mort.
15:40 Non, et surtout pas sa mère.
15:43 Si on demandait à ma grand-mère de quoi était mort son fils,
15:45 elle disait qu'il était mort d'une embolie pulmonaire.
15:47 C'était une vérité très partielle puisque l'embolie provenait d'une maladie de son déficit immunitaire.
15:53 Et c'est vrai qu'il souffrait beaucoup des poumons.
15:55 Il avait fait notamment une tuberculose liée au sida, évidemment.
16:00 Et c'est vrai que toute cette histoire est une histoire d'euphémisme et de pudeur.
16:05 Et le but de ce travail, c'était d'essayer de raconter, d'aller au-delà de ces euphémismes
16:11 pour raconter ce qui s'était joué dans énormément de familles.
16:14 Et aujourd'hui que je traverse la France, je rencontre beaucoup de gens qui appartiennent,
16:18 comme moi, à la seconde génération, qui étaient enfants au moment de la pandémie
16:21 et qui se rendent compte que cette histoire ne leur a été racontée qu'à travers des euphémismes
16:25 parce que la génération concernée encore aujourd'hui a beaucoup de mal à parler.
16:28 Brigitte Meurscy, la femme de Désirée, qui elle aussi a été héroïnomane et héroïnomane jusqu'au bout.
16:34 Entre-temps, est née une petite fille, Émilie, qui aurait eu votre âge,
16:38 ou quasi aujourd'hui votre cousine, la fille de Désirée et Brigitte.
16:42 Émilie est née contaminée.
16:45 D'ailleurs, vous dites, quelle confusion ça a dû être, le jour de sa naissance,
16:49 entre le bonheur de voir un enfant naître et en même temps l'angoisse de savoir son sang pourri.
16:54 Oui, et c'est quelque chose qui me semblait important d'évoquer parce qu'on parlait de représentation, d'invisibilité
17:00 et l'enfant séropositif est absolument absent des représentations,
17:03 et notamment dans le corpus artistique du VIH Sida.
17:06 Et il faut se souvenir qu'en 1984, quand ma tante est enceinte, on sait très peu de choses du virus.
17:14 On sait très peu de choses sur le devenir de l'ensemble des personnes que l'on pense contaminer.
17:18 On croit encore au mythe du porteur sain.
17:20 On se dit que peut-être, étant donné que certains contaminés semblent en parfaite santé,
17:24 peut-être qu'ils ne mourront pas tous.
17:26 Et c'est vrai qu'il y a eu cette question, est-ce que leur enfant pourra être contaminé ?
17:29 Ce mythe va engendrer des millions de morts.
17:31 Notamment, oui, absolument, tout à fait.
17:33 Et c'est vrai que ça a dû être quelque chose de particulier.
17:36 Et en quelque sorte, le virus va survivre à mon oncle et à ma tante à travers leur fille
17:41 et va participer de continuer à déstabiliser cette famille pour la décennie suivante.
17:46 Et les premiers essais sur les femmes enceintes séropositives commencent aux alentours de 1987-1988.
17:54 Oui, rapidement, mais ce sont des essais qui ont été très durs à monter.
17:57 Et c'est à partir de 1994, avec les travaux du professeur Del Frécy,
18:01 qu'on connaît aujourd'hui pour la question de la gestion du Covid,
18:04 qu'on va se rendre compte que la ZT, qui avait été un produit extrêmement décevant pour soigner les malades,
18:10 va être un produit très efficace pour empêcher la transmission de la mère à l'enfant.
18:14 Ce qui fait qu'aujourd'hui, dans les pays développés, je ne vais pas dire de bêtises,
18:17 mais elle est quasiment tombée à zéro.
18:19 1994, c'est l'année des 10 ans d'Emilie, votre cousine.
18:23 C'est l'année où le virus l'attaque sans cesse, jusqu'à ce que ses défenses flanchent.
18:30 Et qu'elle soit emportée à son tour.
18:35 D'abord, votre grand-mère a tout fait pour protéger sa petite-fille.
18:39 Et d'abord, elle a commencé par la protéger de la vérité.
18:42 Emilie ne devait pas savoir qu'elle était malade du SIDA.
18:45 Et pourtant, dans le village, ça se savait.
18:48 Oui, absolument. Et il faut se rappeler qu'on est dans un monde où le VIH SIDA est encore une maladie éminemment mortelle,
18:53 jusqu'en métropole.
18:55 Et éminemment honteuse.
18:58 Et pendant très longtemps, on va cacher à l'enfant, et donc à ses cousins, et donc à mon frère et moi,
19:02 la vérité de cette maladie.
19:04 Sans doute parce que ça nous projetait dans une angoisse qui n'avait absolument aucune réponse possible.
19:08 Et il fallait continuer à espérer.
19:10 Il fallait que cette enfant continue à penser qu'elle allait vivre parce qu'on pensait que si elle se savait condamnée,
19:15 elle allait flancher.
19:17 Vous, petit, vous n'y arriviez pas à aller la voir, votre cousine, dans les derniers mois de sa vie.
19:24 C'était trop dur.
19:26 Vous vous défendiez, et les parents étaient cartelés entre "mais si, il faut aller la voir, c'est les derniers jours,
19:32 c'est les dernières semaines de votre cousine", et vous, vous ne pouviez pas.
19:35 Et quand elle est morte, Emilie, tout le village est venu.
19:39 Oui, c'est vrai que ce village, souvent on dit qu'il a valeur de personnage.
19:43 Ce village qui avait détourné les yeux au moment de la mort de Désirée.
19:47 Le village des rumeurs, des ragots, avec toute la violence que ça avait engendré autour de l'épidémie de SIDA.
19:53 Tout d'un coup, c'est le moment où je vois, ça c'est vraiment un souvenir que j'ai vécu, enfant,
19:58 de voir le village s'arrêter entièrement.
20:00 Environ plusieurs centaines de personnes autour de cette petite église,
20:04 et tous ces gens qui avaient demandé un congé à leur patron, des commerciants qui avaient baissé les rideaux.
20:09 Des enfants qui ne sont pas allés à l'école ce jour-là.
20:12 Exactement, et c'est vrai que je me rappelle que collectivement, alors que le village avait été le lieu d'une violence,
20:18 il est devenu aussi, ce jour de 1994, le lieu d'une réparation et d'une solidarité que pour la première fois j'avais éprouvée.
20:27 Anthony Passeron, "Les enfants endormis" est paru chez Globe.
20:31 Vous avez donc 40 ans cette année, Anthony Passeron, puisque vous êtes né en 1983.
20:36 Vous êtes prof d'histoire et je me dis que vos élèves ont de la chance.
20:39 Merci d'être venu nous voir à Paris.
20:41 Merci Sonia De Villers.