La grand reporter Marie-Hélène Fraïssé publie "Alaska, l'ultime frontière" (Albin Michel). Un regard solitaire et féminin sur un territoire sauvage et mystérieux. Elle est l'invitée de 9H10.
Retrouvez "L'invité de Mathilde Serell" sur
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10
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00:00 Mathilde Serrell, votre invitée est allée au bout des mondes entre l'extrême nord-est russe et
00:06 l'extrême nord-ouest américain. Elle publie « Alaska, l'ultime frontière ».
00:11 Marie-Hélène Freyse, bonjour.
00:13 Bonjour.
00:13 Entre vous et l'Alaska, c'était « Love at first sight » il paraît. Le coup de foudre.
00:17 Vous aviez entreaperçu ce beau désert blanc. Il y a des lustres. Depuis, il vous appelait.
00:22 Ça se manifestait comment, ces appels ?
00:25 J'y pensais, je lisais. Je lisais Lévi-Strauss, « La voix des masques ». J'avais reçu à Paris,
00:32 comme journaliste, un certain nombre d'Amérindiens, d'auteurs, d'artistes,
00:38 puisque c'est une côte sur laquelle il y a énormément de créateurs. Et je voulais y aller.
00:43 Il retournait. Je l'avais vu effectivement d'un petit avion. Vous savez, ces petits avions qui
00:48 survolent ces espaces sauvages.
00:50 Un petit avion à ski ?
00:52 Oui, voilà. D'ailleurs, l'atterrissage, c'est quand même un peu limite.
00:57 Et on avait vu ces espaces dont les sommets, puisque c'est très montagneux, étaient sans nom.
01:05 Donc, un espace vraiment sauvage. Je l'avais vu depuis le Yukon. Donc, je me suis dit,
01:08 un jour, j'irai là-bas. Mais y aller, ça voulait dire prendre beaucoup de temps.
01:11 C'était ce côté zone blanche, ces espaces, notamment géologiques, qui ne sont là que pour eux,
01:17 depuis des millénaires, qui vous attiraient ?
01:20 Oui, puis on voyait d'avion courir les grizzlies, les caribous. Donc, j'avais envie de les voir de près
01:27 et de voir les gens aussi.
01:28 D'atterrir à ski au milieu des grizzlies, vous êtes courageuse.
01:31 Depuis Vancouver, vous allez suivre le passage intérieur, une des plus mauvaises mers du monde,
01:36 entre fjords, roches et brumes. C'est un appel particulier, quand même, cet Alaska,
01:41 puisque c'est un endroit où on s'enfouit, on s'engouffre sur un chemin dont beaucoup ne sont pas revenus.
01:46 Donc, ce n'est pas un voyage anodin, Marilène Freyce.
01:49 Oui, parce que c'est très peu peuplé. C'est peuplé, il faut quand même le signaler, à 15% d'autochtones,
01:56 c'est-à-dire d'Amérindiens et d'Inuits. Donc, c'est vraiment encore une terre autochtone en Amérique,
02:00 avec des gens qui sont chez eux, qui n'ont jamais été déplacés.
02:04 Et effectivement, c'est une zone difficile pour la vie quotidienne, parce que,
02:09 autant le passage intérieur est protégé, parce que c'est une dentelle d'île de chenots,
02:15 mais ce qui se passe à l'extérieur, c'est le Pacifique, qui porte très mal son nom,
02:20 dans toute sa puissance.
02:22 C'est une terre assez bagarreuse.
02:26 Et c'est de grands espaces sauvages, puisqu'il y a véritablement encore une vie sauvage,
02:34 une densité humaine très très faible, et des possibilités aussi pour toute personne
02:41 qui veut aller vivre une vie dans la solitude, au plus près de la nature,
02:46 d'une nature quand même qui est très intouchée, qui est très intacte.
02:50 Et il y a une qualité de relation humaine, parce que quand on va dans un pays peu peuplé,
02:55 la relation humaine est toujours de qualité, parce que chaque être humain de rencontre compte.
03:02 L'homme se fait rare et fragile, l'homme, l'humain est donc précieux.
03:06 D'abord, quelle histoire particulière a cette zone entre l'Alaska et la Colombie britannique,
03:12 qui a été explorée par les Russes d'abord et découverte tardivement par les Anglais ?
03:16 Oui, ça c'est un des aspects très oubliés de l'histoire.
03:19 C'est qu'on parle tout le temps de la conquête de l'Ouest, on ne parle jamais, enfin rarement,
03:23 de la conquête de l'Est par la Russie.
03:25 Or les Russes ont eu des velléités déjà expansionnistes.
03:29 Ils ont coquillé d'Ouest en Est tout le territoire du Nord de leur Asie.
03:37 Et ils ont débouché un jour, bien avant d'ailleurs Béring qui a donné son nom au fameux Détroit,
03:42 ils ont débouché sur une grande terre, puisque c'est le nom alieshka, c'est un nom russe
03:48 qui veut dire la grande terre.
03:49 Donc une terre qu'ils voyaient de loin depuis l'Ouest.
03:53 Qu'est-ce que c'est que cette grande terre ?
03:55 Et puis petit à petit, à bas bruit, parce que les grands explorateurs avec des grands noms
04:00 ont toujours été précédés par des petites mains, des gens qui y cherchaient à gagner.
04:04 Et il y a eu plein de Russes, on les appelait les Promichlennikis,
04:09 qui venaient pour chasser les loutres de mer notamment, puisque la fourrure était très précieuse.
04:15 Donc petit à petit, les Russes se sont installés dans cette région.
04:19 Ils n'ont pas peuplé la région et ils ont épousé souvent des femmes autochtones.
04:27 Et ils sont restés là quand même pendant deux siècles.
04:29 - Et aujourd'hui, ils font partie de ces peuples premiers métissés, on va dire.
04:34 - Oui, parce que pratiquement tous les peuples autochtones,
04:39 enfin toutes les communautés autochtones sont métissées.
04:42 Alors la présence russe est très visible encore, il y a des églises orthodoxes, il y a des popes.
04:47 - Alors, comme vos illustres prédécesseurs et prédécesseurisses,
04:51 explorateurs, exploratrices, écrivains, écrivaines, voyageurs, voyageuses,
04:55 Marie-Hélène Freyce, vous êtes donc portée par cette histoire.
04:59 Mais vous n'allez pas, vous aimez les cartes,
05:01 mais vous n'allez pas finalement dessiner votre parcours comme d'autres.
05:04 Vous vous laissez porter par l'errance. Qu'est-ce qui vous guide dans ce voyage ?
05:08 - Oui, je l'ai improvisé et j'ai découvert ça parce que j'étais grand reporter pendant longtemps.
05:13 Grand reporter, on planifie très souvent. Alors que là, au contraire, j'avais une idée.
05:19 C'était, je partais le jour et j'avais pris mon billet de retour deux mois plus tard.
05:24 Et entre temps, c'était très flou et ça se faisait, ça se décidait au dernier moment en fonction des rencontres.
05:31 Et je trouve que c'est une manière de voyager absolument formidable
05:34 parce qu'on est quelque part bien avec des gens intéressants.
05:39 On reste, rien ne vous oblige à l'étape suivante.
05:43 - C'est ce que dit la narratrice. Il faut quand même dire que ce livre est le fruit d'un voyage
05:47 qui s'est passé il y a dix ans et qui émerge un peu comme un iceberg maintenant.
05:51 Donc, vous êtes une dame exploratrice, vous vous moquez de vous-même avec un carnet en cuir, comme il se doit.
05:57 Et pour une fois, vous voyagez donc sans rentabilité professionnelle.
06:01 Comme vous le dites, vous n'êtes plus ce reporter qui ne fait qu'effleurer la peau du monde.
06:05 Vous plongez dans le vertige, dans l'inconnu et vous ne pouvez pas vous empêcher quand même de faire votre métier.
06:10 Parce que vous faites aussi de l'anthropologie culturelle et au fond, votre voyage,
06:13 il peut peut-être s'expliquer peuple par peuple. C'est ça la trajectoire que vous suivez ?
06:18 - Oui, j'ai envie de conserver les témoignages parce qu'ils sont précieux.
06:22 Et d'ailleurs, parfois, ça m'a posé des problèmes parce que dans l'île de Kodiak,
06:26 j'ai été séjourner chez un monsieur qui faisait de la...
06:31 qui conservait du poisson, vous savez, parfumage, qui était un vrai autochtone,
06:35 qui n'avait jamais vu un journaliste de sa vie.
06:37 Et lui, il m'a carrément insultée quand j'ai sorti mon micro. Donc j'ai tout de suite arrêté.
06:43 Mais c'est vrai que j'ai gardé tous ces témoignages. Ils ont nourri le livre,
06:46 puisque le livre était une langue gestation.
06:49 En fait, c'est un voyage que j'ai fait parce que j'étais...
06:54 J'avais à guérir d'un deuil et il fallait que je trouve quelque chose à faire qui me plaise à moi
07:01 et qui me donne du plaisir à moi, moi toute seule,
07:04 en étant déconnectée d'une histoire personnelle douloureuse.
07:08 Et ça a formidablement marché. Si le livre a été écrit longtemps après,
07:12 c'est parce que je voulais quand même voir comment ce voyage continuait de cheminer en moi.
07:17 - On va écouter des personnages de ce voyage qui sont les Namgis.
07:22 * Extrait de Namgi *
07:44 C'est un chant Kwakwaka'wakw.
07:47 Et puis vous, vous allez à la rencontre de ce peuple Kwakwaka'wakw.
07:51 Attention, il ne faut pas se tromper. - Qu'on appelait les Kwak'yuts.
07:53 - Qu'on appelait les Kwak'yuts avant. - Si on était plus seuls.
07:55 - Et puis vous allez faire une rencontre incroyable.
07:58 Une rencontre autour du rituel, qui est un rituel des Amatsa.
08:04 Vous allez rencontrer un jeune homme qui doit sculpter des masques pour son propre rituel.
08:09 Et c'est un moment finalement qui est imprévu et qui va prendre énormément de pages dans le livre.
08:16 C'est une des rencontres finalement que vous n'auriez peut-être pas faite journalistiquement.
08:21 - Oui, chez les Kwak'yutol, d'abord j'ai eu la chance d'avoir un introducteur qui était un jeune anthropologue français.
08:28 Et puis j'ai également, comme d'habitude, improvisé.
08:32 Et effectivement j'ai poussé des portes et des portes d'ateliers d'artistes.
08:35 Et notamment je suis tombée chez un grand artiste qui s'appelle Bodic,
08:39 qui est un grand leader amérindien qui malheureusement est décédé depuis.
08:44 Et qui sculpte, qui est un immense sculpteur, très recherché aujourd'hui.
08:48 Et son neveu, qui le formait, venait d'être formé dans ce rituel Amatsa.
08:53 Et ce rituel Amatsa consiste à demander à un jeune homme, vous savez, son dérit d'initiation pour grandir, pour passer à l'âge adulte.
09:02 Donc ça a duré autrefois plusieurs mois.
09:05 Maintenant ça a été un petit peu raccourci.
09:07 On part dans les bois et on redevient en quelque sorte sauvage.
09:10 Et il revient en homme sauvage.
09:12 Alors il y a des dents.
09:14 Et là on sort les masques, les fameux masques de la côte nord-ouest, qu'on aimerait voir un peu plus en France.
09:19 Et petit à petit, au contact de la société des masques Amatsa, il se civilise.
09:25 Alors il arrive, il grogne, il mord, il bat tout le monde.
09:29 Et il tourne autour du feu.
09:31 Et au terme de la cérémonie, il devient un adulte pacifique.
09:36 Il s'est humanisé.
09:38 Et surtout il laisse parler ce que les esprits veulent lui dire au moment où il sculpte les masques.
09:42 C'est assez incroyable puisque finalement vous vous rendez compte que ces objets, mais vous le saviez,
09:47 sont des objets orphelins lorsqu'ils sont déconnectés de leur rituel.
09:50 Et il faut justement aller au contact de ces rituels pour pouvoir les contextualiser.
09:55 Sinon ce sont des objets muets.
09:57 C'est tout l'enjeu de la restitution aussi des œuvres et des rituels.
10:01 Oui, c'est ce qui me rend parfois mélancolique.
10:03 Dans certaines galeries, on voit de très belles choses, mais qui sont des objets qui ont voyagé,
10:07 qui ont été arrachés à leur culture.
10:10 Mais aujourd'hui, il y a effectivement toute cette nouvelle phase de restitution qui est passionnante,
10:15 qui a commencé à très bas bruit.
10:17 Moi, en tant que journaliste, il y a 20 ou 25 ans, quand je posais cette question à des responsables,
10:23 des grands responsables de la culture en France,
10:26 "Mais c'est comment des restitutions ? Mais vous n'y pensez pas, c'est le patrimoine national."
10:31 Or, il y a eu chez les Kwakyuto, justement, une très belle restitution
10:36 qui a été celle qui a été faite par la fille d'André Breton, qui possédait un des plus beaux masques.
10:41 Une très belle coiffe.
10:42 Une très belle coiffe, c'est-à-dire que ça se pose sur le front.
10:45 Ça ne se met pas devant le visage, ça se pose sur le front.
10:48 Elle est allée personnellement chez les Kwakyuto, justement, restituer ce masque,
10:53 qui est aujourd'hui un de leurs trésors vivants.
10:55 Parce que ce sont des masques qui avaient été confisqués au moment où on a interdit cette cérémonie rituelle
11:01 qui était fondamentale dans ces cultures, qui était le potelatch.
11:05 Le don, la cérémonie du don.
11:07 L'histoire se restitue, se recompose à travers chaque témoignage.
11:12 On dit que lorsqu'un ancêtre meurt, finalement, c'est presque la disparition d'une forêt.
11:17 Puisque qu'est-ce qui va pouvoir contextualiser, raconter et accompagner ces objets ?
11:23 Il y a une autre grande question aussi.
11:25 Ce sont des questions très actuelles, finalement, puisqu'on parle souvent des souffrances autochtones
11:29 au moment des invasions ou de la conquête.
11:31 En fait, la souffrance est très actuelle.
11:33 Elle est liée notamment à des peuples amérindiens, de différents tribus,
11:38 qui ont été envoyés dans des orfolinas, des pensionnats.
11:41 Et ça, c'est un grand sujet.
11:42 Oui, c'est un grand sujet.
11:43 Et pour rester chez les Kwakyuto, ce qui est intéressant,
11:46 c'est qu'ils avaient un pensionnat qui était fermé depuis longtemps,
11:50 mais qui restait comme une espèce de ruine en béton au milieu du village d'Allard Bay,
11:56 dans l'île de Vancouver.
11:58 Et ils se sont concertés, ils se sont dit "mais qu'est-ce qu'on va faire avec ce truc-là,
12:01 qui est le monument qui montre notre souffrance, notre déculturation,
12:07 interdiction de parler la langue, etc."
12:09 Violence physique, violence psychique sur les enfants qui ont été envoyés dans les pensionnats ?
12:13 Pas toujours, mais souvent, très souvent.
12:15 Et donc, ils se sont dit "qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce qu'on le garde comme lieu de mémoire,
12:19 ou est-ce qu'on le détruit ?"
12:20 Alors, ils ont décidé de le détruire, mais c'est eux qui l'ont détruit.
12:23 C'est-à-dire que des bulldozers sont venus,
12:26 et auparavant, ou en même temps que les bulldozers,
12:30 les anciens élèves de ces pensionnats où ils avaient été déculturés,
12:33 ont contribué à la destruction du pensionnat.
12:36 Je trouve que c'est un geste magnifique.
12:38 Ça veut dire, on met au ras de terre quelque chose qui a voulu notre mort.
12:45 Un rituel de déconstruction et de destruction.
12:49 Vous êtes sur France Inter, vous écoutez Marie-Hélène Freyssey,
12:53 qui elle-même a fait un rite d'initiation à sa manière.
12:56 Elle le dit, c'était beaucoup plus auto-imposé,
12:59 beaucoup plus bourgeois, beaucoup plus soft que chez les peuples amérindiens.
13:02 Mais tout de même, elle est allée au bout d'elle-même, comme Feyste.
13:06 Il est 9h21 sur France Inter.
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15:33 La merveilleuse voix de Feyste sur France Inter,
15:36 héroïne folk canadienne, partie à la rencontre même de toutes les versions d'elle-même
15:40 dans ce sixième album "Multitudes".
15:42 C'est ce que vous avez fait aussi à votre manière, Marie-Hélène Freysse,
15:45 pour ce livre "Alaska, l'ultime frontière".
15:48 France Inter, le 7 9 30, l'interview de Mathilde Serrel.
16:01 Qu'il existe des endroits de la planète encore totalement étrangers à l'omniprésence humaine,
16:06 de véritables zones en blanc sur les cartes, me ravit.
16:10 Ce sentir minuscule face à l'immense donne un sentiment de plénitude.
16:16 S'y profile la possibilité d'un consentement à la mort,
16:21 toute mort, la nôtre, comme celle de nos êtres chers.
16:28 Je suis dans l'introduction de votre livre, Marie-Hélène Freysse,
16:31 vous n'êtes pas décidée à cacher les raisons de ce départ,
16:35 vous dites "je vais me faire la malle, dégarpir, disparaître, vous enfouir dans ce grand blanc".
16:42 On dit "partir c'est mourir un peu",
16:44 mais vous, vraiment, vous cherchez à accepter une mort lorsque vous partez en Alaska ?
16:50 Oui, il y a cet aspect-là.
16:53 J'avais perdu l'homme que j'aimais,
16:56 et je voyais bien que je tournais en rond,
16:59 que je n'arrivais pas à trouver ma ligne personnelle,
17:02 c'était toujours relié à lui,
17:05 et donc je ne savais pas quoi faire.
17:08 Il m'a semblé à un moment que ça devenait un peu toxique,
17:12 cette manière de fonctionner.
17:14 Donc j'ai fait le voyage dont je rêvais depuis toujours,
17:17 puisque à la fois par la durée et par la solitude,
17:22 le voyage vraiment en solitaire, ce que j'avais très rarement fait quand j'étais grand reporter,
17:27 et petit à petit, je me suis aperçue sur le terrain que ça me guérissait,
17:35 et que ça m'ouvrait aux autres.
17:37 Parce que je voudrais dire ici que le voyage en solitaire
17:40 est peut-être le plus merveilleux, le plus profond des voyages.
17:44 Quand on est seul, les gens ne s'adressent pas du tout à vous de la même manière.
17:48 Quand vous êtes étrangère, alors ce qu'on peut faire
17:51 quand on est une femme d'un certain âge en Amérique du Nord,
17:55 parce que c'est un pays sécurisé,
17:57 évidemment on pourrait plus faire ce qu'a fait la Maillard à travers l'Asie.
18:01 Donc on a un lien à ce moment-là immédiat avec les gens qui vous parlent,
18:06 qui se livrent,
18:09 et le voyage en solitaire est quelque chose que j'ai découvert.
18:12 Mais en même temps que je parlais avec les autres,
18:16 moi-même je guérissais, puis ils me posaient des questions sur moi.
18:19 Un vrai échange se nouait.
18:21 Et les questions qui pouvaient être plus extérieures,
18:25 les questions identitaires, puisque je rencontrais des gens
18:28 qui font partie de ces peuples amérindiens qui ont été quand même maltraités.
18:31 Il y a eu une très grande souffrance chez beaucoup d'entre eux.
18:33 Ils ont subi les pensionnats, ils ont été déculturés, des familles disloquées.
18:38 - C'est ce que vous appelez la douleur amérindienne.
18:40 - Oui.
18:41 - Ils ont eux-mêmes dans leurs récits des choses qui affleurent, qui remontent.
18:45 Comme vous, vous reviviez des choses et comme vous, vous étiez en train aussi d'en accepter.
18:50 - Oui, c'est ça. On arrivait à se parler à bonne hauteur, sans complaisance.
18:54 Et ça m'a vraiment fait du bien, à la fois cette intimité,
19:01 avec des gens que je respecte profondément,
19:03 mais en même temps cette immense liberté.
19:06 Puisque, et ça je l'ai souvent pensé,
19:09 j'étais à un endroit et à un moment de ma vie où plus personne n'avait besoin de moi.
19:14 Donc ça me donnait une paix intérieure extraordinaire.
19:17 J'avais une fille qui était largement adulte et j'avais perdu l'homme que j'aimais.
19:21 Donc j'ai compris que cette liberté c'était aussi un atout formidable.
19:26 - La rencontre, c'est très important pour vous.
19:29 Vous avez toujours dit dans votre travail de grand reporter, d'anthropologue culturel aussi, à votre manière,
19:34 vous avez toujours dit qu'il ne fallait pas consommer l'autre lorsqu'on voyage,
19:39 ni consommer l'ailleurs, mais là particulièrement, seul et dans ces circonstances,
19:43 vous n'aviez pas consommé les gens.
19:45 Vous n'avez même d'ailleurs pas non plus voulu donner de l'emphase à des rencontres qui vous ont déçues.
19:52 Par exemple, vous rencontrez une documentariste issue d'un peuple autochtone,
19:56 vous la trouvez formatée, vous ne vous gênez pas pour le dire.
20:00 - Oui, parfois ce n'est pas le bon moment.
20:02 Et puis alors parfois, quand on se présente comme journaliste,
20:05 et de manière un petit peu cynique,
20:07 quand ça m'ouvrait des portes, je disais que j'étais journaliste.
20:11 Et c'est vrai qu'il y a des moments où la rencontre ne se fait pas,
20:14 parce que si par exemple on sent que la personne cherche surtout à communiquer,
20:20 donc à se servir de nous comme levier, si vous voulez, de publicité personnelle,
20:26 c'est vrai qu'il y a quelque chose qui se referme.
20:29 Et c'est ce qui s'est produit de temps en temps, à deux, trois reprises,
20:33 parce que j'étais un peu ambiguë dans ma manière de dire à la fois que je suis journaliste,
20:37 donc vous savez dire "je suis journaliste", ça ouvre toutes les portes, c'est formidable !
20:41 - Oui, vous vous en voulez un petit peu d'avoir un processus un peu utilitariste,
20:46 malgré tout, camouflé, mais pas tant que ça, enfin on ne consomme pas l'autre,
20:50 mais on est toujours aussi le touriste de l'autre.
20:52 Vous vous dites "attention, il n'y a pas finalement ce voyage qui aurait cette éthique parfaite".
20:57 Un mot sur ce livre qui parle de vous, à la première personne, de manière très drôle,
21:03 parce que vous découvrez notamment que vous êtes une vieille dame.
21:06 Et ça, c'est quand même une révélation, vous êtes en train de traverser un ferry,
21:11 vous quittez l'île de Vancouver, et puis se remémore soudain le souvenir de ce voyage dans les Cyclades,
21:18 où un type anglais vous a dit "nice old lady".
21:21 - Oui, il m'a accueillie à bord en me disant "on est content d'accueillir une nice old lady".
21:26 Alors là, boum, je me dis "mais oui, très bien".
21:29 Alors j'ai assumé, si vous voulez, et j'ai vu tout le positif au cours de ce voyage.
21:35 C'est-à-dire que les gens avaient un peu un comportement protecteur vis-à-vis de moi.
21:39 Et je vais vous dire, ça m'a aussi servi, parce que précédemment, dans un voyage précédent,
21:43 j'ai quand même été dans une situation difficile.
21:46 J'ai fait une interview dans une communauté loin dans le Nord, et le type a fermé la porte derrière moi.
21:51 Et là, je me suis dit "oula", j'ai senti qu'on était au bord du viol.
21:55 Et là, je lui ai dit "mais tu ne vas pas violer quelqu'un qui pourrait être ta grand-mère".
21:59 Je l'ai engueulé, et ça m'a sauvée.
22:02 Donc les cheveux blancs, que j'accepte, ça peut aussi vous aider.
22:07 Je me suis fait aussi...
22:08 - Vous vous êtes fait draguer, vous le racontez.
22:10 Vous avez envoyé une fin de non-recevoir à cet homme en tout point charmant.
22:14 Mais vous avez dit "dans une rencontre inimaginable". Pas pour l'instant, no way.
22:18 - Oui, c'était un criminologue, alors ça ne nous inspirait pas très confiance.
22:23 - Ça ne vous inspirait pas.
22:25 Je tiens à dire en tout cas qu'on s'amuse, on redécouvre intégralement aussi l'histoire de l'Alaska.
22:31 On traverse ces témoignages insensés.
22:34 Et peut-être qu'on part aussi avec une autre idée du voyage au XXIe siècle.
22:39 Marylène Freycet, Alaska, l'ultime frontière.
22:42 C'est magnifique et ça sort aujourd'hui chez Albin Michel.