L'invitée du grand entretien est Marie-Hélène Lafon, professeur et écrivaine, auteure de "Les sources" (Buchet-Chastel), pour le documentaire de Cécile Lateule qui lui est consacré "Dansons tant qu’on n’est pas mort", en replay sur France Télévisions jusqu’au 22 janvier.
Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-du-week-end
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00:00 Et régalons-nous de mots ce matin puisque nous avons la chance d'accueillir au micro d'Inter
00:04 une écrivaine à la voix puissante.
00:06 Bonjour Marie-Hélène Lafond !
00:07 Bonjour Romélie Périer !
00:08 Vous avez accepté de dialoguer avec nos auditeurs alors n'hésitez pas, le standard est ouvert,
00:12 vous pouvez nous appeler dès maintenant 0145 24 7000.
00:16 Marie-Hélène Lafond, votre actualité a été riche cette année avec la publication
00:20 de votre récit Les sources, récit d'une famille d'agriculteurs dans le Cantal et
00:24 de ses démons, publication aussi d'un essai sur le peintre Cézanne et l'on peut vous
00:29 découvrir au travail également en ce moment dans un documentaire à voir sur France Télévisions.
00:33 Commençons par ce film fascinant puisque vous avez accepté la caméra de Cécile Latteul.
00:39 Vous avez accepté facilement ?
00:41 Cécile Latteul est à la fois tenace, persuasive, ne lâche jamais, s'estimètre suffisamment
00:53 de douceur et de puissance de persuasion.
00:56 Elle m'a écrit d'abord une lettre magnifique et nous nous sommes rencontrés et je lui
01:02 ai fait confiance.
01:03 Parce que là vous confiez vos secrets de travail, là on entre vraiment dans la machine.
01:08 Disons que Cécile Latteul c'est une lectrice et c'est aussi une femme d'image et une
01:19 lectrice l'un n'empêche pas l'autre.
01:20 Et donc j'ai eu le sentiment qu'elle pouvait approcher de près sans caricaturer, sans
01:27 défleurer et en donnant à comprendre.
01:31 On peut s'approcher de ce que c'est que ce travail de haute solitude qu'est l'écriture.
01:40 Et on parle vraiment de travail, de condition de travail, même de chantier.
01:44 Ça ne donne pas très envie, ce n'est pas très poétique.
01:47 C'est incarné.
01:50 Écrire, je dis toujours que c'est une histoire de corps.
01:54 Et Cécile Latteul était là et elle a filmé des gestes, elle a filmé des moments, elle
02:01 a filmé des couleurs, des objets, des atmosphères, des morceaux de pays, des morceaux de temps.
02:06 Et elle a aussi suscité une parole.
02:10 Et une parole en effet qui s'est faite peu à peu confiante.
02:15 Et ce qu'il y a de plus singulier dans le film, c'est le moment où, il me semble-t-il,
02:20 le moment où nous avons accepté, ma lectrice et moi, que Cécile Latteul soit présente
02:26 dans une séance qui accompagne absolument tous mes livres et qui est même essentielle
02:30 au travail de tous mes livres, à savoir la séance où ma lectrice Agnès et moi-même
02:36 sommes aux prises avec chaque page du texte.
02:40 Et Agnès a accepté que Cécile soit présente avec sa caméra à ce moment-là.
02:45 Et je dois dire que voir pour moi, voir ce moment-là, c'était vraiment extrêmement
02:51 surprenant, extrêmement émouvant.
02:52 Et ça ne détruit pas, me semble-t-il, ça ne détruit pas le mystère irréductible
03:00 du travail d'écriture.
03:01 Parce qu'il y a un moment où vraiment à l'épicentre, quelque chose reste secret.
03:10 Ça ne tue pas le mystère, mais c'est effectivement la plus grande découverte.
03:13 Alors on va en parler puisque vous l'évoquez, votre lectrice Agnès.
03:16 Dites-nous qui elle est dans votre travail.
03:19 Là, on vous voit lors d'une séance de relecture de votre chantier Les Sources.
03:24 On va en reparler, de ce livre évidemment très important.
03:27 Mais dites-nous qui elle est dans votre travail, Agnès.
03:30 Donc Agnès, je la connais depuis 1993 et j'ai commencé à écrire en 1996.
03:35 Donc quand je l'ai connue, je n'écrivais pas.
03:39 Et quand j'ai commencé à écrire, j'ai éprouvé le besoin et là aussi, c'est
03:44 une histoire de confiance.
03:45 J'ai eu confiance.
03:46 Je me suis dit, mon premier texte, je vais le lui soumettre à elle, à elle seule, je
03:51 ne montre pas mes textes, et je suis certaine qu'elle aura quelque chose à me dire,
03:56 quelque chose de précis.
03:57 Et ça a commencé comme ça, vous voyez, de façon à la fois confiante et empirique.
04:00 Je lui ai donné mon premier texte.
04:02 Elle a eu une intervention massive sur mon premier texte, vraiment.
04:06 C'est un roman choral et c'est elle qui m'a suggéré de glisser des voix à l'intérieur
04:12 d'une première narration, si vous voulez.
04:14 Donc c'est énorme.
04:15 Donc elle peut avoir des interventions de ce type-là.
04:18 Et aussi, elle a son crayon, elle lit chaque page, elle entoure, elle souligne, elle s'exclame.
04:25 Et ensuite, et c'est ce que Cécile a filmé, nous nous voyons page à page et nous travaillons
04:32 page à page.
04:33 Sur certaines de ses objections ou remarques, je formule moi-même des objections et remarques.
04:38 Et parfois je lui dis d'accord, d'accord.
04:40 Et ça se suit.
04:41 Et parfois pas d'accord.
04:42 Un moment, elle veut vous faire rajouter un point d'exclamation, vous dites il en
04:45 est hors de question.
04:46 Jamais de point d'exclamation.
04:47 C'est trop explicite.
04:48 Voilà.
04:49 Et elle est donc vraiment très essentielle à mon travail.
04:53 Vous avez très peur du diktat d'Agnès.
04:56 Un diktat, c'est quand même très bienveillant.
04:59 Oui, oui, tout à fait.
05:00 Mais en même temps, c'est impitoyable.
05:01 C'est-à-dire qu'il lui arrive, si vous voulez, de barrer un passage en disant par
05:06 exemple "trop dit".
05:07 Ce qu'elle n'aime pas, c'est l'explicite, c'est la glosse, c'est le cliché, etc.
05:11 Vous voyez, elle traque impitoyablement ce à quoi on peut facilement céder.
05:17 Enfin bon, ça peut arriver, ça peut toujours arriver.
05:19 Et j'ai besoin de cette vigilance, vous voyez.
05:21 À la fin de la relecture, Agnès vous demande si ça va.
05:24 Vous répondez "ça me tue".
05:25 Oui, c'est-à-dire que ça me tue parce que très ponctuellement, une séance comme
05:30 ça, je peux vous assurer que physiquement, ça vous essore complètement.
05:36 C'est aussi une façon de dire à quel point j'ai le sentiment d'être avec elle à
05:42 l'os.
05:43 Vous travaillez donc sur ce récit, "Les sources", qui est paru cette année.
05:48 Vous y mettez un enjeu colossal.
05:50 D'ailleurs, vous avez peur du jugement d'Agnès.
05:52 On le voit dans le film.
05:53 Vous dites "si je ne le publie pas, si elle refuse que je le publie, j'ai le sentiment
05:56 que je ne pourrai plus jamais rien écrire".
05:59 À ce point ?
06:00 Oui, c'est bon pour toutes sortes de raisons.
06:02 C'est un texte qui a une place particulière en effet dans ma trajectoire d'écriture.
06:07 Chaque livre a une place particulière dans une trajectoire d'écriture.
06:10 Mais peut-être étais-je arrivé là à un moment où je sentais qu'il fallait que
06:14 je donne forme à cette matière narrative-là, que si je n'y parvenais pas, j'allais
06:21 faire face à un nœud.
06:22 Il fallait que je réussisse à dénouer ce nœud.
06:27 J'avais besoin d'Agnès pour ça.
06:29 Je savais que sur une matière comme celle-là, Agnès serait d'autant plus impitoyable
06:33 parce que cette matière-là interdit absolument le pathos, l'auto-apitoiement, la compassion
06:42 facile, ce que j'appelle la pitié dangereuse, etc.
06:45 Et ça, Agnès y a une allergie carabinée.
06:49 Je savais que ça allait être sévère.
06:52 Il faut dire de quoi parlent les sources et l'histoire de la famille, l'histoire
06:55 de la mère surtout, de ce mariage raté avec le père.
06:59 La mère prise dans les mâchoires d'une conjugalité violente.
07:04 Oui, c'est une histoire de famille qui tourne mal.
07:07 Une histoire d'abord de couple qui tourne mal et qui tourne très tôt mal, sans qu'on
07:12 le sent, aucun des protagonistes ne sache exactement pourquoi, ne soit capable de dire
07:18 pourquoi puisqu'on n'a pas les mots, et surtout ne soit capable de s'extraire
07:23 de ces mâchoires que vous venez de nommer.
07:25 Et on a là trois enfants.
07:27 Donc on a ce quintet dans une ferme isolée, et on sait très bien que l'isolement renforce
07:38 la violence de ce genre de situation.
07:40 Et on en est là quand le récit commence.
07:42 Et tout l'enjeu d'emblée est de savoir si cette femme va s'arracher à cette situation
07:49 et à ses mâchoires, et si elle va arracher les enfants.
07:52 Puisque c'est elle qui a le pouvoir d'arracher les enfants qui ont 7, 5 et 4 ans.
07:56 Votre récit se déroule il y a plus de 50 ans, mais évidemment il fait écho à l'actualité,
08:01 à ce que l'on dit aujourd'hui des féminicides.
08:04 Ce féminicide par exemple, dont on a parlé cette semaine à Maud.
08:07 Cette actualité elle résonne vraiment avec cette histoire que vous avez racontée.
08:11 C'est la même histoire ou pas ?
08:12 Oui c'est la même histoire.
08:14 C'est la même vieille histoire de l'enfermement, auquel parfois on n'échappe pas.
08:21 L'actualité à laquelle vous venez de faire allusion en est une illustration terrible.
08:26 Les quatre enfants et la mère sont restés sur le carreau.
08:28 Évidemment qu'elle est d'une actualité totale, inépuisable, hélas inépuisable,
08:34 dirais-je.
08:35 En même temps, le fait que nous soyons en 1967 quand ça commence, et dans ce milieu-là,
08:43 radicalise encore la situation.
08:46 Puisqu'on est dans un milieu où on ne divorce pas.
08:48 En 1967 à cette époque-là.
08:49 On est dans le Cantal, dans un milieu rural, agricole.
08:52 Dans une ferme dans le Cantal, à 1000 mètres d'altitude.
08:54 Et on est avec un homme et une femme qui ont 30 ans et qui ont été élevés dans des
08:59 familles paysannes.
09:00 Et le divorce c'est l'impossible trop noir.
09:03 À cette époque-là en 1967, dans l'espace mental de cette femme, il y a une femme divorcée.
09:08 Elle n'en connaît qu'une qui est totalement réprouvée, mise au banc de la société.
09:12 D'une part.
09:14 D'autre part, en 1967, dans cet univers-là, il va de soi qu'on va continuer à être
09:20 paysan.
09:21 La question de la suite est une question qui… c'est en tout cas une pression qui repose
09:26 de tout son poids sur les épaules du petit garçon.
09:30 Puisqu'il y a un fils.
09:31 Il y a deux filles et un fils.
09:33 Et ça ce sont des enjeux du texte qui probablement aujourd'hui se joueraient différemment.
09:39 Vous voyez ? Et il me semble que 1968 et ensuite les lois Veil par exemple, qui vont être
09:47 votées la deuxième partie du texte, on est sept ans plus tard, on est en 1974.
09:51 Il me semble que ces moments-là du dernier quart du 21e siècle ont fait bouger les lignes
09:57 quand même à l'intérieur des familles.
09:59 Même si on sait très bien, encore une fois, que les mâchoires se referment implacablement
10:04 encore aujourd'hui en 2023.
10:06 102 féminicides selon le collectif féminicide.
10:09 102 féminicides en 2023.
10:11 Et j'ai un autre chiffre, 244 000 femmes qui sont victimes de violences de leurs conjoints
10:16 ou ex-conjoints en 2023.
10:18 Le récit est terriblement d'actualité.
10:20 Vous auriez pu l'écrire il y a dix ans, parce qu'il y a aussi #MeToo, l'affaire
10:24 Weinstein, toute la libération de la parole autour des violences faites aux femmes.
10:28 Ces dix dernières années, vous auriez pu l'écrire, les sources, il y a dix ans ?
10:32 Alors si je ne l'ai pas écrit il y a dix ans, c'est d'abord pour des raisons qui
10:37 sont très liées à ma trajectoire personnelle d'une part.
10:41 Mais il est évident par ailleurs que ce qui s'est passé dans les sept dernières années,
10:45 si vous voulez, six, sept dernières années, m'a travaillé au corps aussi.
10:49 Je ne vis pas sur une île déserte, ni dans une tour d'ivoire, donc j'ai entendu,
10:54 j'ai écouté.
10:56 J'ai écouté aussi le podcast de Mathieu Palin, "Des hommes violents".
11:00 Voilà, donc il est évident que tout ça m'a...
11:03 - Ou il donne la parole à des hommes qui frappent.
11:05 - Voilà, tout ça m'a non seulement traversé, mais travaillé au corps et a fait remuer,
11:11 si vous voulez, dans mes fichiers mentaux, cette matière, la matière de ce récit qui
11:15 a toujours déjà été là.
11:17 Et il y a eu un moment où cette matière est devenue impérieuse.
11:21 Et je sais très bien que l'actualité des six ou sept dernières années a contribué
11:29 à ce mûrissement.
11:30 - Vous l'avez ruminé, vous employez souvent ce terme, vous ruminez vos chantiers, vous
11:35 ruminez vos sujets, en fil d'agriculteur.
11:38 - Voilà, ruminé, on sait qui rumine.
11:40 Et je parle de mûrissement aussi, et je pense toujours à la métaphore fromagère, mûrissement
11:46 en cave profonde.
11:47 - Marie-Hélène Lafond, on va aller au standard, puisqu'il y a Christian qui vous lit et qui
11:51 nous a appelés et qui veut dialoguer.
11:53 Bonjour Christian !
11:54 - Oui, bonjour.
11:55 - Vous avez une question sur le titre du livre ?
11:58 - Oui, j'aurais plusieurs questions.
12:00 D'abord sur le titre, les sources.
12:02 Malgré le sujet qui est très grave, c'est une petite œuvre d'art que Marie-Hélène
12:10 Lafond a réussi à peindre, si je fais une analogie avec la peinture.
12:15 Elle qui choisit ses mots, qui a vraiment une exigence sur le choix des mots.
12:24 Là, les sources, j'avoue que ça m'a un peu désarçonné.
12:26 Je n'ai pas bien compris le lien entre le titre et le reste du roman.
12:32 - Pourquoi les sources, Marie-Hélène Lafond ?
12:34 - Ça vient de Jean Gionnot, ça vient de l'exergue.
12:40 Le dernier mot de la citation qui se trouve en exergue, c'est une citation de Colline
12:46 de Jean Gionnot, il s'agit d'un sanglier qui attend l'heure de la sieste pour venir
12:51 boire à la source.
12:52 Et les derniers mots c'est « il mord la source ». Et quand je lis le texte « il
12:59 mord la source », j'entends moi, il mord, elle mord la poussière.
13:03 Et je savais qu'en montant au créneau sur cette matière-là, en tentant de trouver
13:08 une forme à cette matière-là, je savais, monsieur, que j'allais mordre la poussière.
13:13 Et mordre la poussière, c'était mordre la source, les deux ne se séparent pas.
13:17 Simplement, j'ai mis ça au pluriel, parce qu'il y a une pluralité de voix dans ce
13:23 texte, aussi étrange que ça puisse paraître.
13:25 Et aussi, ça peut paraître paradoxal, je voulais un titre doux, parce que je savais
13:31 que si j'arrivais, si j'en venais à bout de ce chantier, je savais que le dernier
13:37 morceau de ce livre, au sens musical du terme, ou le dernier tableau au sens pictural du
13:41 terme, ce serait un texte d'une grande douceur.
13:45 Ça je le savais, si j'arrivais au bout, ce serait un texte d'une grande douceur.
13:49 Et les dernières pages du livre sont d'une grande douceur.
13:52 Et la douceur est le dernier mot.
13:54 La lumière est douce, la douceur a le dernier mot.
13:57 Et je voulais que cette douceur soit dans le titre.
14:00 Les sources qui, je le conçois fort bien, peuvent paraître paradoxales.
14:04 Ils peuvent paraître si doux pour une matière si violente.
14:07 - Et si violente pour vous, parce qu'on ne l'a pas encore dit, mais il y a beaucoup
14:09 d'autobiographies, il y a beaucoup de vous dans cette histoire, et de votre famille,
14:13 évidemment, dans cette histoire.
14:14 - Tous mes livres sont violemment autobiographiques.
14:18 Et je suis la seule à savoir dans quelle mesure ils le sont ou pas.
14:21 - Et tous vos livres se situent dans votre Cantal.
14:24 - La plupart d'entre eux, oui.
14:26 - Ce sont des paysages.
14:27 On parle des sources, là c'est la vallée de la Centoire aussi.
14:29 À quoi ça ressemble ? Racontez-nous ce paysage.
14:31 - La Centoire, c'est à 1000 mètres d'altitude.
14:33 La Centoire a bien débordé cet automne.
14:36 C'est une trouée verte, c'est un pays bocagé.
14:40 Et au-dessus, juste au-dessus, vous avez Plateau du Limon, Plateau du Cézalier, des
14:46 horizons très dénudés, très radicaux, semblables un peu à ceux de l'Aubrac.
14:52 Voilà, donc c'est un paysage qui vous met au-dessus de vous-même.
14:59 Et c'est ce type de paysage et ce rapport au paysage qui a été avec moi dès l'enfance,
15:06 qui m'a donné accès, par exemple, à la peinture de Cézanne, vous voyez, d'une
15:09 manière immédiate.
15:10 - On va y revenir à la peinture de Cézanne.
15:11 Mais est-ce que Christian est encore en ligne avec nous ? Vous aviez une autre question
15:15 à Marie-Hélène Laffont, Christian ?
15:16 - Oui, j'avais juste une petite remarque qui est plus, on va dire, ludique.
15:20 Dans le titre "Sources", "sources" c'est l'anagramme de secours.
15:23 - Vous l'aviez vu Marie-Hélène Laffont ?
15:27 - Je ne vois rien dans ce domaine, mais rien.
15:30 Donc, merci.
15:31 - Ça veut peut-être dire quelque chose.
15:32 - Il y a du secours et du recours dans "La Douceur".
15:35 C'est cela qu'on pourrait dire, monsieur ?
15:37 - Oui, bien sûr.
15:38 L'histoire est assez triste et en même temps, ce n'est pas manichéen.
15:44 Tous les personnages, on voit jusqu'à la fin du livre, il y a de la douceur.
15:50 Même le père, qui est l'homme violent, évidemment, qui est néfaste.
15:55 Il y a des scènes de grande intimité avec ses filles, notamment lors de la toilette,
16:01 quand elle lui lève le dos.
16:02 - Il n'est pas que violent ce père, effectivement.
16:04 C'est aussi un père.
16:06 Merci monsieur d'inciter sur ce point.
16:07 C'est la place de la littérature, d'aller dans les zones grises et de n'être pas manichéen,
16:12 justement.
16:13 Je pense que vraiment, c'est la place de la littérature, d'aller à ces endroits-là.
16:16 - Ce qui touche aussi beaucoup vos lecteurs, c'est votre langue.
16:20 Elle est riche, elle est complexe.
16:21 Il y a des adverbes, il y a des subjonctifs.
16:24 Vous le dites dans ce film de Cécile Latteul, on ne recule devant rien.
16:28 Il ne faut pas avoir peur d'une grammaire carabinée.
16:31 - C'est un trésor.
16:33 - Vous pouvez dire que vous êtes agrégée de grammaire ?
16:37 - Oui, oui, assurément, nul n'est parfait.
16:40 Je suis agrégée de grammaire, j'enseigne le français, le latin, le grec, dans un collège
16:47 à Paris.
16:48 J'ai eu la chance, si vous voulez, de tomber, j'ai presque envie de vous dire, dès l'école
16:53 et grâce à l'école, dans le chaudron merveilleux de la langue et d'en avoir le goût et d'y
16:58 être à l'aise, en affinité, en confiance, pour reprendre un mot, vous voyez, qui a présidé
17:04 à tout notre entretien, qui a été comme son fil rouge.
17:06 Et ça, c'est une grâce incroyable.
17:09 Donc j'essaie de la partager, cette grâce, à l'écrit et parfois à l'oral aussi.
17:14 - Et je crois qu'il faut vous entendre lire aussi, parce que vous avez un rythme, une
17:18 diction particulière.
17:19 Est-ce que vous pouvez nous lire un extrait ?
17:21 - Oui.
17:22 - Allez-y, apportez-le nous.
17:23 - Allons chez Cézanne.
17:24 - Votre dernier essai, Cézanne.
17:26 - Allons chez Cézanne, à la Montagne-Sainte-Victoire, son paysage.
17:30 La Montagne-Sainte-Victoire.
17:33 Sa carcassie mémoriale est entée d'illuviennes, son échine longue est plissée, ses contreforts
17:40 trapus.
17:41 Son mufle s'accroupent, ses flancs s'éplient, ses replis et ses fentes, ses blancs et ses
17:48 gris épuisent l'horizon.
17:49 Elle est massive, elle est aérienne, elle est impérieuse et tient le pays d'Aix sous
17:56 sa coupe.
17:57 Elle hausse le ton, elle est en colère, elle n'est pas aimable, ni agreste, ni champêtre,
18:02 ni pittoresque.
18:03 Elle est comme elle est, sans embages, sans chichis, ni fioritures.
18:08 La Sainte-Victoire est une érection géologique.
18:12 Elle est dardée, elle s'enfonce et parfois le ciel lui résiste.
18:17 Il se cabre, elle aussi, et ça devient épique.
18:20 On ne sait plus où la montagne commence, ni où le ciel finit.
18:24 Ça s'empoigne sévèrement, ça se renverse, ça s'éreinte dans les gris, dans les vers,
18:31 et les arbres, les bois, tout le reste du paysage alète et fait ce qu'il peut.
18:37 Elle borne le monde, elle est définitive et elle est impavide.
18:42 Saskia de Ville : un extrait de Cézanne, c'est votre essai que vous avez publié
18:47 chez Flammarion.
18:48 On voit les correspondances, ça parle d'un paysage.
18:50 Et dans Cézanne, vous parlez aussi de la famille.
18:53 À un moment, vous dites quelque chose de très drôle, enfin très drôle, je ne sais
18:56 pas, sur la famille, qui s'avère parfois un peu lourde à porter.
19:01 « Me voici dans ma famille avec les plus sales êtres du monde ». Compliquée la famille
19:05 Cézanne également.
19:06 Une citation, une lettre de Cézanne, Cézanne jeune, parce qu'ensuite ses rapports évolueront
19:11 avec son père notamment.
19:12 Mais évidemment, c'est une famille carabinée comme on les aime.
19:16 Les familles sont inépuisables, chacun le sait.
19:18 Ce sont des nids à histoire.
19:22 Les familles, les villages, il suffit de se pencher pour les écouter et les ramasser,
19:26 les cueillir.
19:27 Cézanne, à cet égard, tient toutes ses promesses.
19:29 On va retourner au Standard 01.45.24.7000 avec Frédéric qui nous a appelé.
19:34 Bonjour Frédéric.
19:35 Bonjour à tous.
19:36 Marie-Hélène Lafon, bonjour.
19:37 Bonjour.
19:38 À vous entendre, on a l'impression de voir un artisan au boulot.
19:42 Mais je voulais vous demander si les émotions pour vous sont un moteur pour l'écrivain,
19:49 pour l'écrivaine en l'occurrence, ou plutôt une gêne, enfin, dont il faut se méfier
19:53 et se défaire.
19:54 Les émotions, si vous voulez, il faut leur donner forme.
20:01 Elles ne sont partageables et elles ne respectent la dignité et l'intimité de chacun que
20:10 si on leur trouve une forme.
20:12 C'est la langue qui permet le travail de la langue, le boulot.
20:15 J'aime beaucoup ce mot.
20:16 Je l'aime aussi parce que j'ai entend bruiser les boulots, les arbres.
20:20 J'aime ce mot.
20:22 C'est la mise en forme de l'émotion qui va permettre de lui donner, d'élargir
20:27 son étrave et de faire en sorte que le lecteur peut ressentir l'émotion.
20:32 Mais si je cherche l'émotion du lecteur, si je veux la racoler, alors là je trahis.
20:37 Donc pas de racolage, mais évidemment pas de refus de l'émotion non plus.
20:42 Donc une mise en forme, une danse sur la corde raide de la langue.
20:48 Une danse.