Élections européennes : de l'abstention à la dépolitisation

  • il y a 3 mois

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00:00 * Extrait de la vidéo *
00:06 C'est un phénomène que l'on observe et qui va grandissant, l'abstention.
00:09 L'abstention qui tranche avec des débats de plus en plus polarisés, de plus en plus vifs.
00:15 Comment expliquer ce paradoxe ?
00:17 Comment expliquer le fait que l'on aboutit à une dépolitisation des individus
00:23 alors même que la politique semble être partout ?
00:26 Toutes ces questions, elles sont au cœur du débat public.
00:29 Et c'est pourquoi lorsque j'ai lu votre ouvrage, Kayla Gillespie,
00:32 je me suis dit que vous proposiez une thèse qui était une thèse originale, intéressante.
00:40 Bonjour, tout d'abord.
00:42 Votre livre s'intitule « Manifacture de l'homme apolitique ».
00:46 Il a été publié aux éditions du Bordeaux, mais alors il me semble qu'en philosophie,
00:51 en classe de philo, on apprenait que l'homme était un animal politique selon Aristote.
00:57 Alors qu'est-ce qui s'est passé depuis Aristote ?
01:00 Vous avez quelques minutes pour répondre.
01:03 Pour Aristote, en effet, dans la politique, l'homme est défini par des modes de vie différents.
01:11 Il peut vivre au sein d'une famille, il peut vivre au sein d'un village,
01:16 auquel cas il s'agit simplement de vivre.
01:19 Mais s'il vit au sein d'une cité, il s'agit de bien vivre.
01:25 Il s'agit de discuter des orientations de la vie publique
01:32 et de fabriquer des lois pour orienter notre vie.
01:36 Alors cette définition est effectivement classique,
01:41 mais il est vrai que nous avons perdu cette dimension politique de notre existence.
01:51 Si on veut donner quelques clés historiques pour se situer,
01:57 il faudrait remonter sans doute à l'émergence du libéralisme britannique au XVIIe siècle,
02:04 qui définit l'homme comme un individu propriétaire de soi-même et de ses biens
02:10 et qui érige cet individu contre les abus potentiels de l'État.
02:20 Maintenant, il y a un grand mouvement de fond,
02:25 qui est le mouvement néolibéral, qui émerge dans la deuxième moitié des années 1970.
02:33 Donc le néolibéralisme a maintenant 50 ans à peu près,
02:38 qui redéfinit intégralement l'homme.
02:40 Alors justement, il va falloir que vous nous expliquiez ce que vous appelez le néolibéralisme.
02:45 Vous revisitez un certain nombre d'auteurs qui sont des auteurs importants pour les libéraux,
02:50 d'Adam Smith à Frédéric Hayek, qui a un prix Nobel d'économie.
02:56 Qu'est-ce qui s'est passé à ce moment-là ?
02:58 Alors même que si j'ouvre n'importe quel des journaux qui ont été publiés ce matin,
03:04 qu'est la Guinness Peak,
03:05 il y a un certain nombre de débats qui sont des débats assez tranchés sur les médias.
03:10 Il y a par exemple Libération qui fait sa une sur CNews comme chaîne d'extrême droite.
03:17 Il y a énormément de mouvements qui ne sont pas vraiment des mouvements politiques,
03:21 mais qui ont évidemment une dimension politique, comme le mouvement #MeToo.
03:25 Comment concilier ça avec le fait qu'il y ait de plus en plus d'abstentions ?
03:29 Oui, l'abstention, c'est à mon sens, un des symptômes d'un nouveau genre de vie,
03:39 qui est le genre de vie apolitique.
03:41 L'un des symptômes, simplement, parmi d'autres.
03:44 La désaffection est très profonde pour le politique.
03:48 Il y a un désaveu, il y a une défiance.
03:51 Et ce désaveu repose sur une redéfinition complète de notre mode d'être, à mon avis.
04:00 Qui consiste en ce qu'on nous convie depuis maintenant quelques décennies
04:10 à nous identifier à un individu qui se croit libre par nature.
04:16 Là où la phrase révolutionnaire de 1789 dit que nous naissons libres et égaux en droit,
04:25 le néolibéralisme dit que nous naissons libres sans qu'il faille que cette liberté soit construite sur le plan juridique et politique.
04:37 Et en fait, ça fait des décennies qu'on nous convie à nous identifier à cet homme-là,
04:43 qui n'est plus un citoyen, mais qui est libre de ne pas être citoyen.
04:48 Et dont la liberté s'exprime dans la société civile, en réalité, débarrassée censément de l'État.
04:54 Alors justement, il faut que vous nous expliquiez pourquoi cet être libre,
04:57 pourquoi le fait de se sentir libre est un phénomène qui s'accompagne,
05:04 qui est parallèle à l'apolitisme ou à la dépolitisation, Kayla Gillespie ?
05:10 Oui, tout se passe comme si en fait, on avait une conversion à un genre de vie apolitique.
05:20 L'idéologie néolibérale consiste à définir notre vie véritable dans un monde, un nouveau monde,
05:32 qui serait donc au-delà du monde politique.
05:38 Un nouveau monde qu'on peut appeler monde de l'entreprise, c'est une fiction idéologique,
05:44 qui redouble le réseau réel des entreprises.
05:48 Et c'est à l'intérieur de ce nouveau monde qu'on est censé déployer notre liberté.
05:53 On ne se reconnaît plus du tout comme un citoyen qui s'accomplit dans l'État,
05:58 qui s'exprime dans l'espace public, qui prend place dans la cité.
06:05 On se définit comme un acteur qui doit libérer ses forces vives au sein d'une société civile,
06:16 débarrasser du politique et simplement s'accomplir comme acteur économique.
06:22 Vous n'avez pas répondu tout à l'heure, je vous ai dit qu'il y a différents mouvements aujourd'hui.
06:28 Il y a par exemple la préoccupation écologique, il y a le mouvement #MeToo.
06:31 Alors pour vous, ce ne sont pas des mouvements politiques ?
06:34 Alors, pour moi, il y a trois grandes sources dans l'actualité
06:43 qui sont éminemment intéressantes pour penser le politique.
06:47 Il y a l'écologie, évidemment, le féminisme, ou plus largement les luttes d'émancipation,
06:55 et puis toutes les luttes qui gravitent autour de la question humanitaire.
07:00 Toutes ces luttes-là sont authentiquement politiques,
07:05 mais paradoxalement, beaucoup d'acteurs, et notamment des jeunes
07:12 qui s'engagent par exemple dans l'écologie, ne se reconnaissent pas comme étant politiquement engagés.
07:19 Et même se défendre d'être politisé commence à se défendre d'une trahison,
07:25 tant la désaffection et puis le sentiment de trahison est présent.
07:33 Donc on a à la fois des mouvements qui sont potentiellement politiques,
07:40 mais qui se situent soit dans le champ associatif, soit dans un champ pré-politique,
07:51 alors que concrètement, par exemple, si l'écologie ne se politise pas,
07:57 si l'écologie ne s'arme pas d'une réflexion politique, elle manque son but.
08:04 Donc en effet, il y a un déficit de structuration politique des luttes à l'heure actuelle.
08:08 Mais alors, est-ce que c'est un déficit de structuration politique ?
08:11 Est-ce que c'est un déficit de structuration partisan ?
08:15 Je dirais plus profondément politique.
08:17 Je pense qu'on s'est éloigné du politique à tel point que,
08:23 jusque-là, y compris dans nos luttes, nous nous définissons comme des hommes apolitiques.
08:31 Et donc, par exemple, le féminisme pourrait être évidemment un universalisme profondément politique.
08:45 L'écologie pourrait l'être et doit l'être.
08:49 Il faut tendre vers une définition politique et cosmopolitique de ce que nous devons faire pour la planète.
08:56 Mais les luttes à l'heure actuelle, en manquant de fondement politique, manquent peut-être leur objet.
09:04 Mais alors, lorsque le féminisme dit, par exemple,
09:08 les questions relevant du corps, les questions relevant de l'intime, sont des questions politiques,
09:13 le féminisme se ment à lui-même ?
09:16 Il ne parvient pas à une véritable transcription politique, Kayla Gillespie ?
09:20 Non, je pense que le féminisme, c'est peut-être une voie à suivre dans la mesure où
09:26 le féminisme de la seconde vague, par exemple, dans les années 70,
09:32 a défini précisément le personnel comme étant éminemment politique.
09:36 Et en fait, la prise de conscience de la dimension politique de nos existences individuelles
09:44 est profondément à l'œuvre dans le féminisme.
09:47 Et peut-être, dans le féminisme universaliste, il y a quelque chose de l'ordre d'un modèle à suivre
09:53 pour procéder à la repolitisation des consciences.
09:57 Puisque le moment où nous prenons conscience que nous faisons partie de la classe des femmes,
10:02 par exemple, c'est le moment de la politisation des consciences.
10:05 Donc, évidemment que la repolitisation de nos luttes est possible, elle est peut-être en cours.
10:11 Mais nous sortons de 50 ans de dépolitisation intégrale des consciences
10:19 et tout est à refaire, tout est à reconstruire.
10:21 Mais parce qu'on a parfois la sensation qu'il y a d'un côté une société civile
10:25 qui est bouillonnante de luttes, de prises de position très fortes
10:31 sur les thèmes que vous avez évoqués, l'écologie, le féminisme,
10:36 mais aussi les manières de produire.
10:38 Bref, un bouillonnement, mais que ce bouillonnement n'arrive pas à se transcrire politiquement,
10:43 voire même qu'il est profondément découragé vers la traduction partisane,
10:47 cette fois-ci, de ces luttes.
10:49 Kahéla Guilles-Espy.
10:50 Oui, c'est ça, c'est une ère mouvementiste où il y a une espèce de magma d'action.
10:56 À l'heure actuelle, je suis tout à fait d'accord.
10:59 Je pense qu'on a été tellement profondément détourné du politique
11:07 ces 50 dernières années par la fabrication de la double fiction
11:12 d'un nouvel homme à politique et d'un nouveau monde
11:15 qu'il faut reconstruire le rapport au corps politique intégralement.
11:26 Donc, vous parlez d'absence de traduction partisane.
11:30 Moi, je dis plus profondément absence de relation au corps politique tout entier.
11:37 Absence de confiance dans le politique et absence de la relation.
11:49 Le discours de la relation n'est plus audible en réalité.
11:52 On va revenir dans une vingtaine de minutes sur ce lien entre perte du politique
11:58 et évolution de la démocratie, de la démocratie que vous qualifiez de néolibérale.
12:04 Parce que pour vous, le néolibéralisme, ce n'est pas seulement un mode d'organisation économique.
12:11 C'est aussi un mode d'organisation de la société.
12:14 Bien sûr, je renvoie à votre ouvrage "Manufacture de l'homme à politique".
12:18 C'est aux éditions du Bordelot.
12:20 Vous serez rejointe par Christelle Crappelet, qui est directrice d'un institut de sondage BVA Opinion.
12:26 Et on verra avec elle comment tout cela se traduit dans le scrutin en cours.
12:30 7h56.
12:32 6h39, les matins de France Culture.
12:38 Guillaume Erner.
12:39 8h22, nos invités.
12:42 Une philosophe, Kaela Gillespie, qui publie "Manufacture de l'homme à politique"
12:46 aux éditions du Bordelot.
12:48 Vous nous avez expliqué, Kaela Gillespie, en quoi l'abstention, ce phénomène que l'on décrit
12:55 de manière quasi quotidienne dans les médias politiques,
13:00 et bien cette abstention était liée à une fabrique d'un apolitisme.
13:04 Un apolitisme parce que, de plus en plus, pour vous, il y a une sensation de liberté
13:11 qui fait que l'être humain est de moins en moins lié à une société,
13:16 se conçoit de moins en moins comme un citoyen et s'engage de moins en moins dans la cité,
13:22 même si un certain nombre de débats sociétaux ou sociaux sont des débats âpres,
13:27 ils ratent leurs inscriptions partisanes.
13:30 Et puis, nous sommes en ligne avec Christelle Crappelet.
13:33 Bonjour.
13:34 Bonjour.
13:35 Vous êtes directrice de BVA Opinion.
13:38 Christelle Crappelet, j'aurais aimé une réaction à ce que vient de dire mon camarade Stéphane Robert
13:44 sur l'élection à venir, l'élection européenne et le large écart qu'il y aurait
13:51 entre la liste d'Emmanuel Macron et celle aujourd'hui de Jordane Bardella.
14:01 Ça n'est pas la liste d'Emmanuel Macron d'ailleurs, c'est la liste de Valérie Ayer.
14:06 Mais je crois que mon…
14:08 La petite est révélateur.
14:11 Effectivement, ce qui est vraiment compliqué pour la liste de Valérie Ayer,
14:14 c'est qu'elle n'arrive pas à reconstituer l'électorat d'origine d'Emmanuel Macron,
14:19 comme vous le soulignez dans l'édito, l'accord est un petit peu usé,
14:22 c'est-à-dire que c'est toujours un peu le même ressort.
14:25 On essaie de mobiliser l'électorat avec comme seul argument la lutte contre l'extrême droite.
14:29 Mais ce sont déjà des arguments qui ont été utilisés par le passé.
14:32 Et force est de constater que dans nos enquêtes,
14:34 les électeurs d'Emmanuel Macron de 2022 ne se retrouvent pas dans cette campagne.
14:39 Ils sont une toute petite majorité à avoir l'intention d'aller voter pour la liste de Valérie Ayer.
14:45 Et encore, ça, c'est ceux qui ont l'intention d'aller voter.
14:47 Ils se heurtent, ou elles se heurtent à deux problèmes.
14:50 D'une part, une difficulté à mobiliser cet électorat, à le faire aller voter.
14:55 Et d'autre part, une difficulté à le convaincre que c'est la meilleure liste.
14:58 Une partie de ces électeurs sont partis soit chez Raphaël Glucksmann,
15:01 qui porte aussi un projet européen, soit chez François-Xavier Bellamy,
15:05 comme si finalement, il y avait une réactivation du clivage gauche-droite
15:08 et les limites due en même temps.
15:11 Donc, on a effectivement une limite, dites-vous, due en même temps.
15:16 Est-ce que, justement, le fait de poursuivre une stratégie
15:23 qui est allée du en même temps à un vote qui pourrait s'assimiler à celui,
15:28 disons, du centre ou de la droite centriste,
15:32 est-ce que cela a contribué à brouiller l'écarte, à perdre l'électorat, selon vous, Christelle Krapley ?
15:39 Alors, à une époque, ça n'a pas vraiment contribué à brouiller l'écarte
15:42 parce qu'il y avait un certain nombre d'électeurs qui se reconnaissaient dans ce en même temps,
15:48 des électeurs qui pouvaient venir du centre gauche, du centre droit.
15:50 Mais depuis la réélection d'Emmanuel Macron en 2022,
15:54 depuis le vote de la loi de la réforme des retraites, la loi sur l'immigration,
15:59 ça a pu donner le sentiment, en tout cas pour des électeurs de centre gauche,
16:03 que finalement, ils ne se retrouvaient pas en même temps
16:06 parce que ça, en même temps, se déportait sur la droite.
16:08 Et ça les a conduits, finalement, à regarder peut-être d'autres listes,
16:12 ce qui se faisait, et pour ce projet européen, à se reporter en partie sur la liste de Raphaël Glucksmann.
16:19 Oui, alors c'est cela, effectivement, qu'on observe de plus en plus de déport des intentions de vote
16:26 depuis un certain nombre d'anciens électeurs macronistes
16:30 jusqu'à ces électeurs qui vont aujourd'hui se prononcer pour la liste de Raphaël Glucksmann.
16:37 Christelle Krapley ?
16:38 Oui, c'est ça. Oui, oui, tout à fait.
16:39 Et même si on focalise un petit peu sur la liste de Raphaël Glucksmann,
16:43 il prend effectivement quelques électeurs de centre gauche d'Emmanuel Macron,
16:46 mais il récupère aussi un certain nombre d'électeurs venant de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot,
16:52 qui, notamment pour les électeurs de Jean-Luc Mélenchon,
16:55 peuvent être un petit peu effrayés par la radicalité de la campagne de la France insoumise.
17:00 Et il arrive un petit peu à faire cette synthèse.
17:02 Alors, pour l'instant, il stagne quand même en troisième position.
17:06 Aucune enquête ne l'a mis devant la liste de Valérie Aillet.
17:11 Et du coup, pour l'instant, la liste de la majorité présidentielle maintient sa deuxième position.
17:16 Mais c'est vrai qu'elle est extrêmement fragile, qu'elle a perdu son socle électoral
17:20 et qu'elle se situe très, très loin devant celle du Rassemblement national,
17:23 ce qui est, par rapport au résultat de 2019, une évolution très significative.
17:29 Stéphane Robert ?
17:30 Justement, comment vous expliquez la différence entre ce qui s'est passé en 2019
17:35 et ce qui pourrait, ce qui devrait arriver aujourd'hui ?
17:39 Cet écart très, très, très important entre les résultats.
17:41 Est-ce que c'est l'expression d'un vote sanction ?
17:43 Et est-ce que si c'est le cas, comment vous l'expliquez ?
17:45 Comment ça se fait qu'il s'est exprimé la dernière fois ?
17:48 Christelle Crappley ?
17:53 Pardon, comme vous l'avez dit Stéphane Robert,
17:55 j'ai cru que vous posiez la question à votre éditorialiste.
17:59 Stéphane Robert voulait vous poser une question.
18:01 Christelle Crappley, vous l'avez entendue ?
18:05 Oui, d'accord, pardon.
18:06 Du coup, effectivement, ce qui est compliqué pour Emmanuel Macron,
18:09 c'est que la situation n'est plus la même qu'en 2019.
18:12 En 2019, il était élu depuis deux ans.
18:15 Il y avait eu certes la crise des Gilets jaunes,
18:17 mais il avait réussi quand même à remobiliser son électorat
18:20 et qui finalement avait voté pour lui seulement deux ans auparavant.
18:23 Aujourd'hui, la situation est quand même très différente.
18:25 Il y a une forme d'usure du pouvoir qui se fait jour.
18:29 Et comme je disais tout à l'heure, il n'arrive pas en fait à mobiliser son électorat,
18:33 soit à lui donner envie d'aller voter,
18:34 soit à le convaincre que finalement son projet a un intérêt.
18:39 Il est concurrencé.
18:40 En plus, en 2019, il incarnait la liste qui défendait les valeurs de l'Europe,
18:45 qui défendait ce positionnement très pro-européen.
18:48 Il y avait déjà Raphaël Guzman en 2019,
18:52 mais cette fois-ci, celui-ci a un peu plus de poids.
18:54 Du coup, il est quand même concurrencé sur cette logique.
18:57 Et le seul ressort d'essayer de mobiliser ses électeurs contre l'extrême droite
19:02 ne suffit pas.
19:03 Il manque un projet, une direction,
19:06 donner envie finalement à ses électeurs de voter vraiment pour lui.
19:10 Et par rapport à 2019, il a perdu un petit peu d'élan,
19:13 une forme d'usure du pouvoir qui se fait jour.
19:16 - Mais alors, qu'est-ce que vous en pensez, Kahéla et Gilles Espie, de ces discussions ?
19:19 Alors, bien sûr, on est très loin d'Aristote et d'Adam Smith.
19:23 - Pas tant que ça.
19:26 Oui, j'aurais voulu rajouter qu'il me semble difficile de faire compagne à l'heure actuelle
19:31 sur la base de l'opposition entre progressiste et populiste.
19:35 Ça ne fonctionne plus.
19:37 Parce que l'ultralibéralisme se présente comme éclairé, progressiste,
19:43 face au populisme.
19:46 Or, en réalité, l'ultralibéralisme, c'est vrai qu'il accorde
19:49 des droits sociaux ou sociétaux, comme on dit,
19:53 sur l'IVG, sur l'euthanasie, par exemple.
19:56 Mais en même temps, il détruit très, très profondément
19:59 des droits concrets sur les retraites, le chômage, le travail.
20:03 Il produit une insécurité juridique grandissante et il y a des régressions très profondes.
20:08 Donc la campagne fondée sur progressiste et populiste, il me semble qu'elle est faussée.
20:15 Je ne pense pas qu'il y ait un néolibéralisme éclairé
20:21 qui soit porteur d'une société ouverte, simplement,
20:27 contre des populismes.
20:29 - Mais alors, là, je vais vous demander, malgré tout, de définir les thèmes.
20:34 Parce que l'ultralibéralisme, personne ne se revendique comme tel
20:39 dans l'échiquier politique français.
20:41 Est-ce que répondraient les partis de gouvernement à cette étiquette-là ?
20:46 C'est que l'État social français est un État qui coûte cher.
20:52 Je crois qu'il y avait une expression "pognon de dingue"
20:55 qui avait été utilisée à cet égard en termes de pourcentage.
20:58 C'est un pourcentage important de prélèvement du PIB.
21:02 Par conséquent, comment concilier cette situation,
21:07 un État social qui maigrit peut-être, mais qui part d'un niveau assez élevé,
21:12 et ce constat que vous faites de néolibéralisme ?
21:17 - Moi, j'emploie le terme plutôt "ultralibéral"
21:21 pour ne pas employer le terme de néolibéralisme.
21:25 Qui semble véhiculer l'idée selon laquelle le néolibéralisme
21:29 reprendrait le libéralisme classique en le prolongeant
21:33 et en faisant valoir la liberté de l'individu vis-à-vis de l'État.
21:39 Je pense que le terme d'ultralibéralisme,
21:42 même si personne ne se revendique ultralibéral à l'heure actuelle,
21:45 qui est un terme critique, est beaucoup plus proche
21:50 de la réalité de ce nouveau régime-là,
21:54 qui détruit des droits réels,
22:00 et qui provoque, il me semble, un mouvement de désaffection,
22:06 où le risque est en effet que le peuple se retourne contre l'État,
22:10 qu'il identifierait comme étant la cause des destructions qu'il subit.
22:15 Donc on ne peut pas opposer populisme et progressisme libéral,
22:21 néolibéral, parce qu'il me semble que c'est précisément de cet ultralibéralisme
22:28 que provient la colère du peuple qui se retourne contre la destruction des droits.
22:35 - Stéphane Robert, ce que vous disiez dans votre billet politique,
22:40 ce n'est pas nécessairement qu'on pouvait opposer progressiste et populiste,
22:43 c'est qu'Emmanuel Macron installait ce choix-là,
22:49 que ce choix-là soit réel ou un choix qui, par exemple,
22:53 mais je vous pose la question, qu'il arrangerait ?
22:55 - Comme il l'a fait depuis 2017, en fait, ça a fonctionné,
22:58 c'est un pragmatique, Emmanuel Macron.
23:00 Ça a fonctionné en 2017, ça a en partie fonctionné en 2019,
23:04 ça a encore fonctionné en 2022, pourquoi ne pas retenter la chose ?
23:09 Ça ne fait que deux ans, 2022, c'était il y a deux ans.
23:13 Voilà, c'est très vraisemblablement pragmatique,
23:16 et puis il n'avait peut-être pas imaginé autre chose que ça.
23:20 - Mais alors, justement, Christelle Krappelet,
23:22 si on prend l'hypothèse de Stéphane Robert, on va appeler ça le robertisme,
23:27 est-ce que cela signifierait qu'aujourd'hui,
23:31 ce duel qui est installé entre progressiste et populiste
23:35 irait à l'avantage des populistes ?
23:37 Puisque arithmétiquement, si on additionne les voix
23:40 qui pourraient se porter sur la liste de Jordane Bardella,
23:44 mais aussi celles qui pourraient se porter
23:47 sur la liste reconquête de Marion Maréchal,
23:51 on serait à près de 40% ?
23:54 - C'est un peu la limite de ce pragmatisme.
23:56 C'est vrai que quand on voit les intentions de vote,
23:57 pour l'instant, ça ne lui bénéficie pas au camp présidentiel.
24:02 On a un bloc d'extrême droite qui, effectivement,
24:03 comme vous le dites, est très puissant.
24:06 Et on ne voit pas pour l'instant la dynamique correctement fonctionner
24:10 du point de vue de la majorité présidentielle.
24:13 Et il y a même un déséquilibre qui est en train de s'installer.
24:15 Alors aussi parce qu'il y a peut-être une forme de recomposition
24:18 de l'échiquier politique, un peu à gauche,
24:21 un peu, comme je vous disais tout à l'heure,
24:22 une partie de l'électorat aussi qui va vers François-Xavier Bélamy,
24:25 sans pour autant que ces deux forces politiques,
24:27 LR et le PS, arrivent véritablement à émerger.
24:31 Donc le gagnant un peu de ce duel, pour le moment,
24:34 soyons prudents, c'est effectivement le Rassemblement national.
24:39 - Et justement, Kahela Guillespie,
24:41 qu'est-ce que vous en pensez ?
24:43 Parce que si vous considérez que ce duel entre progressistes et populistes
24:47 est un duel...
24:50 Je vais vous laisser qualifier les choses
24:51 parce que je ne sais pas si vous pensez que c'est un duel factice ou...
24:55 - Oui, je pense que c'est un ressort.
24:56 Comme vous disiez tout à l'heure, l'accord d'Étudé.
24:59 Je pense que c'est un mécanisme qui a été mis en place,
25:01 mais c'est un mécanisme idéologique qui, à l'heure actuelle,
25:06 montre ses limites.
25:07 - Mais alors, est-ce que ça veut dire, pour utiliser des termes
25:09 qui ont été jadis usités, que c'est bonnet blanc, blanc bonnet ?
25:14 Que c'est un faux fermé, c'est-à-dire finalement une alternative
25:18 qui n'en est pas une véritable, qui oublie un troisième terme
25:22 qui serait, par exemple, je ne sais pas, la gauche, la vraie gauche, le socialisme ?
25:27 Bref, je vous laisse utiliser les termes que vous voulez.
25:30 - Il me semble que...
25:36 on arrive, à l'heure actuelle, à la fin de ce que M. Emmanuel Macron proposait.
25:43 C'est-à-dire l'idée de faire barrage contre.
25:49 Le vote d'extrême droite, aujourd'hui, est-il encore un vote sanction ?
25:54 Je ne suis pas certaine qu'on n'ait pas dépassé ce stade.
25:57 Je ne suis pas certaine qu'on ne soit pas en train de passer à ce dont M. Bardet
26:03 parlait ce week-end, la proposition d'un autre chemin.
26:06 On n'arrête pas de parler de cet autre choix qui s'imposerait.
26:14 Et là, on sort complètement du régime parlementaire,
26:17 on sort complètement du régime démocratique.
26:20 Et de plus en plus, malheureusement, on va vers la pétance pour un homme fort.
26:25 Et ça, ce n'est pas un choix politique.
26:27 - Mais là, pour le coup, le Rassemblement national le récuse,
26:31 puisque à l'Assemblée nationale, le Rassemblement national a été,
26:37 disons, l'objet de toutes les attentions et il n'a pas commis de dérapage.
26:45 - Oui, les instrumentalistes, très, très bien.
26:46 - Ils se sont insérés.
26:47 Alors, je vous pose des questions, ensuite, vous mettez les mots que vous voulez.
26:50 Mais en tout cas, ils se sont comportés de manière très respectueuse du parlementarisme,
26:56 alors que l'extrême droite, dans les années 30, était très anti-parlementaire.
27:00 Ils se soumettent aux urnes.
27:02 Bref, rien ne permet aujourd'hui, dans leur discours, voire dans leur comportement,
27:08 d'imaginer qu'ils voudraient, par exemple, renverser la République.
27:12 - Non, mais ils encouragent et ils nourrissent le dégoût pour le politique.
27:19 Ils encouragent et ils nourrissent en profondeur le dégoût pour le politique
27:23 en encourageant cette appétence pour un homme fort, cette appétence pour un chef.
27:32 Quand on regarde...
27:34 - En l'occurrence, pardonnez-moi, je vous ai coupé, mais en l'occurrence, là, maintenant,
27:36 ils ont un problème, c'est qu'il y a quasiment deux chefs au Rassemblement national.
27:40 - Oui, en effet, mais je pense que malheureusement, ils ont trouvé un homme jeune.
27:45 Il me semble que le sexe importe.
27:47 Il est certainement plus proche de la représentation que l'extrême droite veut donner.
27:53 Et se nourrit en plus du virilisme ambiant.
27:59 Donc peut-être la représentation par Bardella est-elle plus puissante.
28:07 Donc cette appétence pour un homme fort, un chef, je répète, et c'est ça qui m'importe,
28:13 c'est que ce n'est pas un choix politique, c'est un choix apolitique.
28:18 Ce n'est pas choisir de s'engager politiquement que de voter pour l'extrême droite,
28:24 c'est choisir précisément un chef en lieu et place d'un homme politique.
28:27 C'est-à-dire un village.
28:29 Un village, un chef de famille, mais certainement pas un homme politique.
28:32 - Justement, parce que dans ce cas-là, je pourrais vous faire la remarque ou la critique suivante.
28:38 Je pourrais vous dire qu'il y a bien un choix.
28:41 Il y a d'un côté cet apolitisme-là que vous décrivez du Rassemblement national.
28:46 De l'autre, un apolitisme gestionnaire.
28:49 Alors peut-être qu'on pourrait reconnaître ce que vous appelez l'ultralibéralisme,
28:55 mais l'apolitisme gestionnaire, il a de toute autre ambition que l'apolitisme du Rassemblement national.
29:02 Puisque là, il vise à l'efficacité d'un système économique.
29:05 - Bien sûr, mais enfin, quand par exemple, si on reprend les mots de la Banque mondiale,
29:11 qui dès 1989 parlait de bonne gouvernance en lieu et place de gouvernement,
29:18 on aboutit à l'idée que la nécessité économique prime le politique
29:24 et que finalement les orientations politiques sont vaines et obsolètes.
29:28 - Mais alors, on peut avoir une autre lecture de ce rapport,
29:31 comme on peut avoir une autre lecture des auteurs que vous qualifiez d'ultralibéraux,
29:35 comme Adam Smith ou Hayek.
29:37 On pourrait par exemple dire qu'à Elhagui Lespi que pour Hayek,
29:41 l'individualisme est une forme d'humilité par rapport au processus social,
29:46 c'est-à-dire que le rôle de l'État est d'organiser la vie économique
29:49 à charge pour les individus d'organiser leur vie comme ils le veulent.
29:53 - Oui, à ceci près que pour Hayek, le jeu de société dans lequel nous nous engageons
30:03 lorsque nous cherchons à nous accomplir sur le terrain économique essentiellement,
30:09 ce jeu de société ne souffre pas l'ingérence de l'État.
30:13 Et donc on aboutit à la représentation d'une vie sociale
30:20 qui peut se passer presque complètement,
30:23 c'est pas un État radicalement absent chez Hayek,
30:26 mais presque complètement de la législation,
30:29 puisqu'il y a l'idée chez Hayek que le droit naît spontanément,
30:33 par coutume ou par stratacumégie.
30:37 - J'aurai une autre lecture, on va pas se lancer dans un débat à savoir sur Hayek,
30:41 mais Hayek dit qu'il faut toucher aux lois existantes d'une main tremblante,
30:46 c'est-à-dire qu'il considère que des lois existent,
30:50 qu'on ne peut pas les supprimer,
30:52 mais le libéralisme, par exemple sur la question du MeToo,
30:57 sur la question d'un certain nombre de droits de l'individu,
31:01 serait extrêmement permissif.
31:03 C'est-à-dire qu'on ne peut pas imaginer que le libéralisme, par exemple,
31:07 n'emploie pas un arsenal important sur le plan étatique
31:11 pour protéger le droit des femmes, des minorités, etc.
31:14 - Oui, je suis d'accord avec vous là-dessus.
31:16 En effet, il accorde un certain nombre de droits subjectifs
31:19 que d'autres régimes politiques n'accordent pas.
31:21 Mais c'est précisément parce qu'il fait, à mon sens, du droit lui-même
31:26 un objet de consommation.
31:28 C'est-à-dire qu'il attribue les droits à l'individu,
31:32 redéfini comme consommateur de sa propre liberté.
31:36 Et c'est à ce titre-là qu'il va davantage mettre l'accent,
31:41 par exemple sur l'IVG ou l'euthanasie.
31:48 Ce n'est pas du tout incompatible dans l'ultralibéralisme
31:55 d'accorder des droits à l'individu et d'en ôter à l'homme citoyen
32:00 et de détruire les droits réels, les droits matériels,
32:03 les droits concrets qui font notre liberté.
32:05 - Qu'est-ce que vous en pensez, Christelle Crappelet ?
32:08 Ce qui est très étonnant quand on voit le discours du RN,
32:12 contrairement à d'autres discours, comme par exemple celui des Républicains,
32:15 il y a finalement très peu de thèmes sur les valeurs.
32:19 C'est quelque chose qui me fera passer, par exemple, la question de la fin de vie.
32:23 C'est beaucoup plus les Républicains qui les portent.
32:26 Il y a finalement un discours qui est très sobre
32:31 sur les thèmes traditionnels de l'extrême droite.
32:34 - Oui, ils ont un petit peu réopéré leur discours
32:37 en le focalisant énormément sur le sujet de l'immigration,
32:40 qui est un sujet de préoccupation parmi d'autres des Français,
32:44 mais qui, quand on regarde plus précisément les sympathisants du RN,
32:48 est quasiment le principal sujet de préoccupation.
32:51 Donc ils ont tendance à focaliser sur ce sujet-là,
32:53 parce que ça fait écho à leur électorat.
32:56 Et plus généralement, pour rebondir sur ce que vous disiez,
32:59 sur la volonté d'avoir un chef, d'avoir un homme fort.
33:02 Alors, ce sont des choses qu'on peut voir dans l'enquête,
33:05 mais le ressort du vote RN est plus large.
33:08 On a beaucoup de personnes qui, aujourd'hui,
33:10 ne se sentent pas représentées par la classe politique actuelle,
33:13 ont le sentiment que le RN comprend mieux les gens comme eux,
33:17 comme on dit parfois dans nos enquêtes.
33:20 Et puis aussi le sentiment que c'est un parti moins dangereux qu'avant.
33:24 La figure de Jordane Bardella qui ne porte pas le nom Le Pen, c'est vrai,
33:28 contribue aussi à achever une autre phase de normalisation.
33:31 Et il y a beaucoup moins cet enjeu de se dire "on vote pour l'extrême droite".
33:34 Il y a plus le sentiment chez ces électeurs-là de se dire
33:37 "on n'a jamais essayé, peut-être que ça va fonctionner,
33:40 peut-être que ça va répondre à mes problèmes,
33:42 à mon sentiment de déclassement, qui est aussi très fort chez cette population".
33:46 Qu'est-ce que vous en pensez, Kahéla Guidespi ?
33:48 Oui, il me semble effectivement que le sentiment de déclassement,
33:53 le sentiment d'être un néo-déclassé, est extrêmement périlleux sur le plan politique.
33:57 Et qu'on a beaucoup joué avec cela à l'heure actuelle,
34:01 ces dernières années,
34:04 de sorte qu'on risque en effet
34:09 qu'une partie de la population se retourne contre l'État,
34:17 se retourne contre le corps politique lui-même.
34:19 Mais en attendant, un mot de conclusion Christelle Crappelet,
34:23 il y a aussi une demande de beaucoup plus d'État,
34:25 en tout cas dans la plupart des sondages d'opinion,
34:28 par rapport aux services publics par exemple.
34:30 Tout à fait.
34:31 Et c'est vrai qu'un des forts éléments qu'on voit dans les enquêtes,
34:34 c'est le sentiment que les services publics ne sont pas là,
34:37 ne sont plus là dans certains territoires,
34:39 ne fonctionnent pas aussi bien qu'avant,
34:41 notamment dans le domaine de l'éducation et de la santé.
34:43 Et derrière, il y a une demande de services publics,
34:46 et avoir le sentiment,
34:47 c'est pour ça aussi que les personnes parfois sont contre les impôts,
34:50 parce qu'ils ont le sentiment finalement qu'ils participent à un système
34:53 dont ils ne bénéficient pas forcément,
34:55 ou en tout cas moins qu'avant.
34:57 Merci beaucoup Christelle Crappelet, directrice de BVA Opinion.
35:00 Merci Kaela Guidespy, vous êtes philosophe,
35:03 et vous avez publié Manufacture de l'homme apolitique,
35:06 c'est aux éditions du Bordelot.

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