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Les vergers : théories, pratiques et représentations (XIVe -XVIe siècles).
Par Anaïs BLESBOIS, agrégée d’Histoire, doctorante au
laboratoire DYPAC (dynamiques patrimoniales et culturelles)
de l’université Paris-Saclay
Transcription
00:00 Alors Anaïs, vous êtes en plein dans vos travaux de thèse.
00:18 Vous appartenez au laboratoire Le DIPAC, qui est, j'ai du mal avec les acronymes,
00:22 qui est dynamique, dites-moi ?
00:24 Patrimoniale et culturelle.
00:27 Anaïs a une carrière déjà brillante derrière vous, a soutenu un mémoire de maîtrise sur l'image de la vieillesse au Moyen-Âge,
00:37 sous la direction de Vivi Matteoni, et donc va se lancer dans cette opération plus large sur le verger.
00:44 J'ai vu dans votre présentation, selon une approche interdisciplinaire, mais là vraiment interdisciplinaire.
00:51 Ce n'est pas simplement un slogan de laboratoire, puisque vous, je crois, vous allez travailler sur ce verger sous tous ses aspects, sous tous ses fonds.
01:01 Donc, je vais vous laisser la parole pour une demi-heure plus un quart d'heure de questions, ou 40 minutes.
01:06 C'est tant qu'on reste dans les 45 minutes.
01:09 Merci beaucoup pour votre présentation.
01:12 Et j'en profite également pour remercier les archives nationales,
01:15 et Madame Thébus et l'ensemble de l'équipe organisatrice du séminaire,
01:19 de m'avoir invité à présenter aujourd'hui une partie des résultats de mes recherches.
01:24 Je suis en toute fin de thèse sur les vergers à la fin du Moyen-Âge.
01:29 Donc, plus précisément entre le XIVe et le XVIe siècle, dans un espace qui couvre France, Flandre et Etat-Bourguignon.
01:38 Les vergers sont des réalités complexes, autour desquelles se nouent des problématiques relevant de domaines très différents.
01:45 Nous les définissons ici en premier lieu comme des entités spatiales closes, soit de façon saisonnière, soit de façon continue,
01:53 ou sont cultivées en priorité des arbres fruitiers.
01:57 Ces portions d'espace séparées, aménagées par la main humaine,
02:01 sont aussi des interfaces entre les sociétés humaines, animaux, végétaux et autres non-humains.
02:07 L'imaginaire qui les habite est sans cesse remodelé à partir d'héritages plurimillénaires,
02:12 de dynamiques anthropologiques multiséculaires, de récits fondateurs transmis à l'échelle d'une lignée,
02:17 sur plusieurs générations donc, tandis que les cycles naturels et la succession des saisons modifient leurs aspects à tout moment.
02:26 Ces phénomènes aux temporalités différentes interagissent et se cristallisent dans des images,
02:31 des récits et des choix pratiques dont nous avons gardé certaines traces.
02:37 La thématique du séminaire nous invite à nous pencher avant tout sur la portée symbolique de ces espaces,
02:43 sa construction, son évolution, mais aussi de réfléchir aux sources, aux documents sur lesquels son analyse peut s'appuyer.
02:50 Pour appréhender ce millefeuille temporel et saisir la richesse symbolique de ces lieux complexes,
02:56 j'ai décidé pour ma part d'appuyer ma démarche de recherche justement sur une très grande diversité de types de documents et d'approches disciplinaires.
03:05 Parmi eux, on peut citer les documents de la pratique, alors registres comptables, actes notariés pour la fin de la période étudiée,
03:13 coutumes, décisions de justice, vraiment le champ est très large.
03:17 J'ai également dans ce corpus des sources iconographiques, assemblées principalement à partir de l'analyse dans l'huminure,
03:23 mais aussi quelques rotables et tapisseries, mais de façon plus marginale.
03:27 Pour préciser un peu ce corpus-ci, puisque je vais pas mal m'appuyer dessus aujourd'hui,
03:32 les bibles, ouvrages de liturgie, d'exégèse et de dévotion y sont largement majoritaires, avec 146 manuscrits.
03:40 Mais on compte aussi 82 manuscrits qui peuvent être qualifiés de profanes, lesquels sont principalement des romans, et quelques ouvrages agronomiques.
03:50 Dans ce corpus interdisciplinaire, je mobilise également des données archéologiques, parmi lesquelles se trouvent des données archéo-botaniques.
03:58 Et puis je m'appuie aussi sur la production littéraire et certains débats scolastiques.
04:04 Les traités prennent aussi une place importante dans cet ensemble, notamment le Liber Uralium Commodorum du juriste bolognais Pierre de Crescent.
04:12 C'est le premier traité agronomique médiéval qui consacre un livre entier à ce qu'il nomme "Les Vergers".
04:18 Il est écrit vers 1304-1309 environ.
04:22 Donc voilà, une grande diversité de documents possibles que j'ai résumés dans cette diapositive.
04:30 Alors bien sûr, on ne peut pas mettre sur un même plan et analyser de la même manière un reste de noyaux médiévaux
04:36 identifiés par un ou une archéo-botaniste au fond d'un puits, dans un ancien puits,
04:41 l'enluminure d'un livre de prière et un registre comptable, comme si ces trois documents parlaient de la même manière, de la même chose,
04:48 avec les mêmes implications et les mêmes objectifs.
04:51 En même temps, saisir l'objet verger à partir d'une seule de ces traces m'aurait, pour ma part, fait passer à côté de certains phénomènes majeurs.
04:59 Mon travail se présente donc comme un défi méthodologique, qui est de mettre en place les conditions permettant de faire dialoguer entre eux
05:07 des corpus de sources très différents, sans nier la spécificité, la matérialité et la logique interne propre à chacun de ces documents spécifiques.
05:18 Pour cette communication, on ajoute un second défi.
05:22 Parmi toutes ces sources, certaines ne paraissent absolument pas, au premier regard, être des entrées évidentes pour aborder la thématique du symbole.
05:31 Elles sont pourtant susceptibles de donner aussi des indices essentiels à la compréhension du réseau symbolique à l'œuvre et de sa constitution.
05:39 C'est ce que je vais essayer de montrer aujourd'hui en revenant sur les symboles des vergers médiévaux et également d'autres formes d'aménagements végétaux
05:46 avec lesquels ils sont parents, avec lesquels tantôt ils contrastent et tantôt ils se recoupent.
05:52 L'idée est donc que l'étude de sources à faible portée symbolique apparente peut éclairer les réseaux symboliques, justifiant l'approche interdisciplinaire.
06:04 C'est en employant cette méthode que nous allons explorer les différents liens, certains des liens en tout cas des réseaux symboliques,
06:10 qui se sont tissés autour des vergers de la période étudiée.
06:15 Un petit aperçu de ce que je vais dire.
06:20 Déjà tout d'abord un des symboles évidents que beaucoup de personnes utilisent, mobilisent quand est mentionné l'idée d'un jardin ou verger médiéval,
06:28 qui sont souvent présentés comme synonymes dans l'historiographie,
06:32 et l'idée de l'Ortus conclusus associée à Marie.
06:36 Je vais commencer par montrer que la synonymie ainsi que cette référence exégétique ne sont que l'arbre qui cache la forêt de symboles.
06:44 Je vais m'attarder dans un second temps sur les réseaux symboliques propres à ces lieux de culture d'arbres fruitiers en eux-mêmes.
06:51 Et puis dans un dernier temps nous allons chercher à retracer les voies de diffusion et de circulation de certains de ces éléments,
06:58 en revenant à la démarche interdisciplinaire.
07:02 Vous avez remarqué qu'en introduction j'avais proposé une définition de travail du terme verger, mais sans entrer dans plus de détails.
07:11 Je vais remédier à cela maintenant, mais sans simplifier les choses, en explorant le parcours des mots jardin et verger.
07:18 Rassurez-vous, nous n'oublions pas la question des réseaux symboliques, nous allons y aboutir comme annoncé, mais par un chemin un peu détourné.
07:26 Jusqu'ici on trouvait souvent écrit dans l'historiographie qu'il n'y avait pas vraiment de distinction progressive entre jardin et verger pendant la période médiévale,
07:37 et qu'une séparation progressive s'opérait dans le vocabulaire entre ces deux termes, et qu'ils étaient synonymes pour la majorité du Moyen-Âge.
07:47 Cette synonymie a justifié que dans un certain nombre d'études historiques sur les vergers de cette période,
07:54 on ait laissé de côté la question des arbres fruitiers et de leur espace de culture, pour se concentrer plutôt sur les jardins d'herbes,
08:01 et que verger et jardin n'étaient finalement qu'une seule et même chose, et que les jardins d'herbes étaient plus souvent figurés dans les images médiévales.
08:08 Je vais démontrer ici que tout cela est en réalité plus complexe, et que l'objet verger comme espace de culture d'arbres fruitiers a une existence et est une catégorie pertinente dès le début de la période.
08:21 Tout d'abord, les espaces plantés d'arbres fruitiers, quel que soit le terme qui les désigne, sont des catégories de la pensée médiévale, et avant cela de la pensée antique dont elle hérite.
08:33 Au sein des traités agronomiques et des encyclopédies, on retrouve une division de l'espace agraire en catégories déterminées par les types de culture auxquelles chaque espace est voué.
08:42 La catégorie des lieux où l'on cultive les arbres fruitiers change de place au cours de la période que j'étudie.
08:49 Dans cet ensemble, ce classement des formes d'espaces cultivés change de place dans le "Liber Aurelium Commodorum" de Pierre de Crescent dont j'ai très rapidement parlé dans l'introduction.
09:02 Ce traité à grand succès reprend la catégorie de lieux agréables qu'avait déjà intégré Albert Le Grand à sa partition des espaces agricoles.
09:11 Mais parmi ces lieux, Pierre de Crescent en distingue trois, trois entités donc là où Albert Le Grand n'en donnait qu'une.
09:18 Parmi ces catégories de verger de Pierre de Crescent, une, la seconde catégorie, correspond à un verger planté d'arbres, qui sont des arbres fruitiers.
09:28 Pierre de Crescent fait donc changer de statut ces lieux qui auparavant relevaient de la catégorie des champs complantés.
09:34 Le terme qu'il utilise "viridarium" en latin traduit par "verger" dans la version en français de 1373 et à un moment du passage employé comme synonyme de "jardin".
09:45 On voit que la superposition sémantique ne correspond pas nécessairement à une assimilation des espaces, un recoupement simple des espaces.
09:56 Si l'on se penche sur d'autres catégories de documents, on peut voir d'importantes différences dans les usages des termes jardin et verger
10:09 Selon le type documentaire, le lieu et la temporalité, avec une multitude de nuances.
10:15 L'étude et la cartographie d'un vaste corpus d'actes comptables et juridiques m'a permis d'analyser ces nuances.
10:22 Son croisement avec les toponymes confirme, lui, les hypothèses observées, puisque les noms de lieux s'ancrent souvent dans une temporalité très longue.
10:32 Cela permet d'étudier des phénomènes linguistiques plus anciens.
10:41 Le corpus de vocabulaire archivistique a été assemblé et cartographié par mes soins.
10:48 Les deux corpus de toponymes sont issus d'une part de la base de données d'IcoTopo, qui a été mise en place par un partenariat entre de nombreux acteurs, dont les Archives Nationales et l'École Deschartes initialement.
11:01 Mes cartes sont faites à partir des données qui viennent de la base TopoMine, qui cartographie les toponymes référencés par l'IGN, et qui est en ligne sur le site Humanum.
11:13 J'explicite le détail de cette analyse dans le séminaire des sources OSIG, qui est disponible lui aussi en ligne sur le site Humanum.
11:21 Cela me permet de ne pas le détailler ici, et d'aller directement au résultat.
11:27 Mon hypothèse finale à partir de l'ensemble de cette documentation est que le mot "verger" viendrait de l'Occitan et serait d'un usage plus ancien que "jardin".
11:38 Au moment du passage de l'écriture des actes du latin à une écriture en vernaculaire, le mot "verger" aurait été laissé de côté dans les actes comptables et juridiques en Anjou et Sarthe, sous l'influence des parlais normands tout proches.
11:52 A l'inverse, le Poitou, espace intermédiaire plus proche des zones où l'Occitan est nettement affirmé, aurait vu le transfert du mot Occitan "vergier" dans le français vernaculaire.
12:03 Nous reviendrons sur cet aspect plus tard, dans la fin de la troisième partie de cette communication.
12:09 Maintenant que j'ai montré qu'il y avait une existence à part des vergers fruitiers, et que les recoupements avec les jardins d'herbes n'étaient pas systématiques,
12:17 malgré des dynamiques linguistiques qui en faisaient dans certaines régions et à certains moments des équivalents,
12:23 je vais revenir sur la notion d'ortus conclusus, qui était jusqu'ici et qui est toujours souvent utilisée pour parler des jardins ou vergers médiévaux,
12:33 lorsqu'on les prend comme synonymes.
12:36 Cela me permettra par la suite de revenir dans la seconde partie sur les discussions des réseaux de signification,
12:42 les distinctions fortes qui existent entre les réseaux de signification des vergers fruitiers et ceux des jardins d'herbes.
12:48 Dans les reconstitutions, on voit parfois les constructions contemporaines de jardins qui se disent médiévaux,
12:59 qui sont tout à fait contemporains, et dans beaucoup de conceptions communes, y compris chez des personnes tout à fait informées,
13:09 le jardin d'herbes et de fleurs, en plus d'être présenté comme le jardin médiéval par excellence, est souvent associé à l'expression "ortus conclusus".
13:17 Cette expression, qui en français signifie "jardin clos", est une citation du "Quantique des quantiques", poème d'amour de l'époux à l'épouse.
13:27 Je ne vais pas revenir ici dans le détail sur les raisons pour lesquelles cette référence est souvent utilisée de façon abusive.
13:34 Je vais par contre détailler une partie du réseau symbolique spécifique des jardins d'herbes et montrer leur richesse,
13:46 qui ne peut absolument pas se résumer à une seule citation.
13:51 Un des jardins d'herbes que l'on rencontre le plus souvent dans le corpus assemblé est celui correspondant à la représentation d'une jeune vierge au printemps.
14:00 Les enluminures ornant les calendriers pour le mois d'avril et de mai figurent régulièrement une jeune fille dans un jardin d'herbes et de fleurs.
14:08 Un des motifs les plus fréquents dans ces images est la fabrication de couronnes de fleurs.
14:14 Les femmes qui y sont figurées sont au printemps de leur existence.
14:18 Ces images s'appuient sur l'analogie entre les temps de la vie humaine et les saisons de l'année,
14:23 exposées notamment par Philippe de Novare dans "Les quatre âges de l'homme" en 1250.
14:28 Le printemps y correspond à la jeunesse, tandis que l'hiver est analogue à la vieillesse.
14:34 Ces images se répandent particulièrement à partir du XIIe siècle.
14:38 Elles ont un variant masculin, qui est un jeune homme qui tient des rameaux fleuris,
14:42 mais qui ne se situe pas dans un espace clos, ce qui laisse penser un lien entre la clôture et la version féminine de la jeunesse.
14:51 Un lien qu'on peut interpréter comme une métaphore de la virginité féminine.
14:56 Cette idée de virginité est redoublée par la présence, dans certaines images de jeunes vierges du printemps, d'une licorne.
15:06 Pourquoi ? Parce que depuis l'Antiquité, cet animal est réputé être attiré par le parfum des vierges.
15:13 Et c'est ainsi qu'on le chasse.
15:16 Cette croyance se retrouve dans les bestiaires du XIIIe siècle,
15:19 tel que celui contenu dans le livre "Doux trésor", ouvrage encyclopédique de Brunet Latin.
15:24 Pierre de Beauvais, dans son bestiaire, fait lui de cet animal une métaphore du Christ,
15:28 avec l'expression "Notre Seigneur Jésus-Christ, l'icorne céleste".
15:32 Cette association à la virginité permet de mieux comprendre le choix d'associer,
15:39 de représenter à la fois une licorne et un jardin d'herbes clôt dans l'iconographie mariale exégétique de la fin du Moyen-Âge,
15:47 avec un motif que vous voyez ici, qu'on nomme soit des chasses mystiques, soit des annonciations à la licorne.
15:55 Ça reprend les chasses à la licorne, mais en mélangeant cette iconographie avec celle du jardin d'herbes et de Marie.
16:04 C'est une annonciation, du passage de l'annonciation.
16:07 Et là, on a très clairement ici une référence qui est ajoutée à l'orthos conclusus des cantiques des cantiques,
16:14 dans l'éphylactère, le mot même "orthos conclusus".
16:18 Je pense que vous le voyez, et puis on parle aussi de la fontaine de Célée,
16:21 c'est aussi une expression du cantique des cantiques.
16:24 Mais nous avons vu que les images du jardin d'herbes relèvent aussi, avant cela, d'une tradition iconographique d'origine profane,
16:32 héritée de l'Antiquité, dont les connotations ne sont associées qu'assez tardivement finalement, dans les images à Marie.
16:40 Nous pouvons supposer que ce syncrétisme poussé est la raison pour laquelle le Concile de Trente de 1563
16:47 met fin aux figurations de chasses mystiques ou annonciations à la licorne.
16:51 Puisque en effet, à sa suite, le traité des Saintes Images écrit par Moïlanus en 1570
16:57 a pour objectif d'indiquer quelles images sont acceptables ou non, du point de vue de la religion,
17:03 et il prêche pour une distinction très nette entre les motifs sacrés et les motifs païens.
17:09 Donc la référence à l'orthos conclusus, bien qu'opérationnelle pour quelques images précises,
17:15 ne peut être appliquée à toutes les images de jardins d'herbes et de fleurs,
17:18 et encore moins à toutes les formes de jardins et vergers médiévales.
17:22 D'autres imaginaires sont mobilisés et le motif exégétique de l'orthos conclusus
17:27 n'épuise ni la richesse des aménagements qui ont pu être réalisés,
17:32 ni celle de l'iconographie des jardins d'herbes.
17:35 Je précise ici qu'effleurait cette thématique,
17:39 et j'ai laissé de côté bien d'autres éléments qu'on aurait pu développer,
17:46 comme par exemple les images d'activités propres à l'éthos nobiliaire qui ont cours dans ces jardins d'herbes.
17:53 Ceci étant clarifié, nous allons désormais pouvoir nous pencher plus spécifiquement
17:58 sur les réseaux symboliques propres aux vergers portant des arbres fruitiers,
18:03 et voir à quel point ils peuvent être différents de ceux associés à ces jardins d'herbes.
18:09 Je ne vais pas non plus m'attarder aujourd'hui sur les vergers bibliques,
18:13 mais sur les espaces qui sont principalement dans mon corpus,
18:16 le Jardin d'Éden, le Mont des Oliviers et le Verger du Noli-Métangéré,
18:20 qui sont très intéressants également en ce qu'ils sont des espaces de transition et de contact,
18:25 de rencontre entre le monde humain et le royaume divin.
18:29 Je vais me concentrer sur les arbres fruitiers et leur lieu de culture dans les récits profanes.
18:34 Et pour éviter les difficultés liées aux ambiguïtés sémantiques dont j'ai parlé plus tôt,
18:38 autour des termes jardin et verger,
18:40 j'ai sélectionné pour cette étude des passages mentionnant des lieux aménagés
18:45 contenant au moins un arbre fruitier, quel que soit le mot employé dans le texte associé,
18:50 puisqu'on a vu que le choix du mot dépend souvent plus de la géographie linguistique
18:54 que d'une description du contenu du lieu.
18:58 Dans les images et les récits, le verger fruitier est très différent du jardin d'herbes par deux aspects principaux.
19:06 Sa temporalité, d'une part, et les rapports inter-humains qui s'y jouent.
19:11 D'autre part, le verger est dans beaucoup de récits une sorte d'autre monde avec son fonctionnement propre,
19:17 émancipé des règles régissant la société humaine et ouvrant d'autres possibles.
19:23 Il existe une première distinction forte entre les images et les récits faisant intervenir
19:30 des jardins d'herbes et celles de verger fruitier qui tient à la temporalité.
19:34 J'ai déjà précisé que le jardin d'herbes et de fleurs était associé au printemps, dans les calendriers notamment.
19:40 Le verger fruitier, lui, est marqué par une intemporalité qui le situe hors du cycle des saisons, paradoxalement.
19:48 Le verger apparaît comme un lieu suspendu dans les récits, en lien avec un en-delà mystique ou féérique,
19:55 dans les images bibliques et dans les récits fictifs du Moyen-Âge central et du Bas-Moyen-Âge.
20:01 Je vais prendre quelques exemples. Dans le roman de Thèbes rédigé vers 1150,
20:06 le jardin de Ligurge correspond ainsi à un verger ombragé dans lequel les protagonistes pénètrent
20:11 après avoir franchi une forêt hostile. Comme dans la plupart des vergers de récits,
20:16 il est entouré par un mur et contient des arbres aux fruits merveilleux.
20:21 Dans Érec et Énid, roman de Chrétien de Troyes écrit vers 1170, le verger de la Lougeois del Cor
20:28 est entouré d'une paroi d'air infranchissable, si ce n'est par une seule entrée étroite permettant l'entrée dans ce monde magique.
20:36 Il contient toutes sortes de plantes, là aussi merveilleuses, dont les arbres donnent des fruits délicieux à toutes les saisons, sans cesse.
20:44 Fruits qu'il est par contre impossible d'emporter hors de ce lieu.
20:48 Peut-être aussi en raison de ce statut, les vergers fruitiers sont également souvent liés, dans cette documentation,
20:55 à des épisodes de consommation de l'amour charnel hors sacrement,
20:59 ce qui les oppose assez fortement à ce que nous avons vu sur les jardins d'herbes liés à la virginité.
21:05 Rien n'est systématique, bien sûr, mais dans les récits profanes,
21:10 ceux qui s'aventurent dans un verger planté d'arbres fruitiers sont susceptibles de rencontrer l'amour
21:15 et de lui succomber en dépit des conventions sociales ou religieuses.
21:19 Avant d'être démasqué et de devoir fuir la société dans la forêt, c'est sous une hante,
21:25 donc sous un arbre fruitier greffé, que les amants adultères se retrouvent dans l'histoire de Tristan et Iseu,
21:30 mises par écrit en français vernaculaire au XIIe siècle.
21:34 Dans la miniature que j'ai mise sur la gauche de la diapositive,
21:39 ils sont épiés par le roi qui s'est caché dans un laurier,
21:43 et l'ayant aperçu, ils jouent les innocents et discutent de façon à dissiper leurs doutes,
21:47 en veillant bien à garder leur distance.
21:50 Le lieu des retrouvailles est représenté sous la forme d'un verger planté d'arbres,
21:55 enclos dans l'architecture castrale.
21:58 Dans l'histoire de Cligès, de Chrétien de Troyes,
22:01 le verger est le lieu des retrouvailles secrètes, donc toujours, des amoureux,
22:06 et la muraille est l'espace qui joue le rôle de barrière,
22:11 les protégeants et les isolants du reste du monde.
22:14 L'arbre au pied duquel ils se donnent l'un à l'autre est encore une hante,
22:18 c'est-à-dire un arbre greffé.
22:20 Autre symbole d'union liant amour et espace du verger.
22:25 Les unions charnelles impossibles dans le cadre du jardin d'herbes se réalisent en leur sein.
22:31 De même, dans le lait de Tidorel, c'est dans un verger,
22:34 vergier pour prendre le mot du document,
22:37 que la reine rencontre un chevalier fait qui devient son ennemi.
22:41 Elle raconte que les pucelles qui l'accompagnaient se sont endormies
22:44 après avoir mangé les fruits des arbres.
22:46 Elle-même sombre dans le sommeil sous une, je cite, "hante belle",
22:50 donc à nouveau un arbre fruitier greffé.
22:53 Et à son réveil, elle ne parvient plus à voir ses compagnes,
22:56 par contre apparaît un chevalier surnaturel dont elle tombe amoureuse
23:00 et avec lequel elle trompe son époux.
23:02 Plus tard, elle affirme bien à son fils que c'est dans ce verger qu'il a été engendré.
23:07 Le verger est donc un espace de transgression,
23:10 enchanté, voué au plaisir, hors du temps,
23:13 loin des regards et des conventions sociales et religieuses.
23:17 Parmi les nombreux récits de retrouvailles d'amoureux au verger,
23:21 il faut faire une place particulière au verger de Poire,
23:24 ses fruits ayant une forte connotation sexuelle à la période étudiée.
23:27 Alors ça c'est quelque chose qui est déjà connu,
23:30 mais je vais quand même donner quelques exemples et en ajouter certains.
23:35 Dans "Clichès de Chrétien de Troie", c'est sous un poirier greffé, par exemple,
23:39 que Phénix et Clichès s'endorment,
23:41 puisque c'est la chute d'une poire qui réveille la jeune femme et son amant
23:44 et les avertit du danger que constitue la présence du mari jaloux.
23:48 Dans "Les Cent Nouvelles Nouvelles", la nouvelle 46,
23:51 intitulée "Des poires sous un poirier",
23:53 met en scène les ébats d'une religieuse et d'un jacobin sous cet arbre.
23:58 La comédia "Lydiae" met aussi en récit une scène de sexe
24:02 entre une femme et son amant perché dans le poirier d'un verger,
24:06 sous les yeux du mari.
24:08 Pour ce passage, je peux citer un petit fragment.
24:15 Je précise avant que le nom de l'amant dans cette nouvelle, c'est Poirier.
24:21 Je cite "Lydiae regarde et voit Poirier dans le poirier.
24:26 Au milieu des fruits de l'arbre,
24:28 elle aperçoit le fruit dont son amour est friand."
24:31 On sait assez bien de quoi elle parle.
24:35 Je vais remettre cette image qui correspond un peu mieux,
24:38 même si ce n'est pas le même texte associé à ces enluminures.
24:45 On retrouve cette métaphore dans le roman "De la poire" de Philippe de Rémy,
24:49 où il y a une longue description de l'épuchage de la poire par la bouche de la menthe,
24:53 saturée encore de connotations sexuelles.
24:56 Il en va de même dans le conte du marchand de Chausseur.
25:00 Bocas reprend une histoire très proche dans le "De Cameroun",
25:05 avec toujours le motif de la tromperie dans le poirier en présence du vieux mari.
25:10 Dans la reprise de cette nouvelle de Bocas par Laurent de Premierfait,
25:13 le récit prend le titre de "Poirier magique".
25:16 Cette fois-ci, l'enluminure correspond.
25:19 L'amant, nommé Epirus, montre cueillir des poires
25:22 pendant que les époux sont allongés en bas.
25:24 Il affirme que la position en haut du poirier lui a donné l'hallucination
25:28 que le couple s'unissait sous ses yeux.
25:31 Le mari dément, dit que ce n'était pas le cas,
25:33 puis crédule, il grimpe à son tour à l'arbre pour tester ce pouvoir magique,
25:38 tandis que sa femme Epirus en profite pour lui donner la vision promise.
25:43 Si le jardin d'herbe est le lieu de l'amour chaste ou consacré,
25:47 qu'il s'agisse d'amour courtois, d'amour spirituel ou d'amour maternel et filial,
25:52 le verger fruitier est bien plus souvent, dans les récits et les images,
25:56 le lieu de la consommation consentie de l'amour partagé.
26:00 On peut donc aussi y comprendre pourquoi on trouve plus souvent
26:03 des images de jardin d'herbe dans l'iconographie
26:06 que des images de verger fruitier.
26:09 La différence symbolique entre jardin chaste et verger fruitier
26:12 résout l'ambivalence qu'avait décrite l'historienne Roberta Gilchrist,
26:17 puisqu'elle soulignait l'ambiguïté sexuelle des jardins clos, de façon générale,
26:21 espaces féminins qui étaient associés selon elle à la foi, à la chasteté et à la sexualité.
26:27 C'est une ambivalence que je propose de résoudre,
26:31 puisque finalement, une fois qu'on a mis à jour cette différence
26:36 entre jardin d'herbe et verger fruitier, et distingué ces deux formes d'aménagement,
26:42 on voit que les connotations s'opposent entre ces deux espaces sur ce point précis.
26:47 Nous avons vu que les réseaux symboliques attachés aux vergers fruitiers
26:52 étaient très différents sur au moins deux aspects,
26:54 celui de la temporalité et celui de la sexualité, de ceux des jardins d'herbe.
26:59 Si les vergers de plaisir et de tentation ne sont pas des lieux de violence,
27:03 contrairement à l'horizon d'attente associé à un autre espace, qui est la forêt,
27:08 ils sont cependant plus inquiétants que les sages jardins d'herbe.
27:13 Les protagonistes n'y sont pas nécessairement en sécurité,
27:16 mais le danger qui les y court est assez complexe.
27:19 C'est en étudiant cet aspect inquiétant du verger
27:22 que nous allons désormais pouvoir en remonter les racines symboliques.
27:26 Dans la forêt, le chevalier prouve sa bravoure en se mesurant à ses semblables
27:32 et défend la chrétienté et le code d'honneur contre des monstres et des bandits.
27:36 Il y rencontre avant tout des hommes, parfois des dames en danger, parfois des fées.
27:41 Dans les vergers fruitiers, le chevalier perd sa vigueur et s'endort
27:47 dans un espace où l'amour seul fait loi, en dépit des autres considérations.
27:52 Lorsque des hommes sont figurés dans des vergers fruitiers,
27:55 c'est rarement pour y mener un combat armé.
27:58 Beaucoup d'entre eux dorment, plus souvent encore que dans des jardins d'herbe.
28:02 Les héros des romans allégoriques, plus tardivement, à partir du XIIIe siècle,
28:07 avant cela les compagnons du Christ au Mont des Oliviers,
28:10 les amoureux sur les genoux de leurs dames, ou même Adam pendant qu'Ève est créée,
28:14 sont tous représentés endormis sous un arbre, à l'ombre d'un arbre fruitier.
28:20 C'est quelque chose qui est assez récurrent dans l'ensemble du corpus rassemblé.
28:24 Par contraste, ces lieux sont souvent soumis à des figures féminines qui, elles, sont actives.
28:29 Même en dehors des romans de chevalerie, le verger reste, comme les jardins d'herbe,
28:34 fréquenté par une population majoritairement de femmes.
28:38 C'est le cas aussi des nombreuses dames surnaturelles dotées de pouvoirs merveilleux
28:43 et appartenant au monde de croyances païennes,
28:46 qui sont liées à cet espace du verger merveilleux.
28:50 Cet imaginaire du merveilleux verger, du verger comme étant royaume d'une femme surnaturelle,
28:56 est très ancien.
28:58 Les fées, dans les Imramah, légende celtique irlandaise,
29:02 se rencontrent sur des arbres fruitiers,
29:06 dans des espaces qui sont des îles fruitières aux produits miraculeux.
29:13 Morgane et ses sœurs, dans le cycle arthurien, vivent sur Avalon, l'île aux pommes.
29:19 Dans les écrits antiques et patriemment grecs, on retrouve ce motif à de nombreuses reprises.
29:24 Calypso, la magicienne, règne sur une île de ce type.
29:28 Les déities d'Atlas sont les gardiennes et maîtresses du jardin des Hespérides.
29:32 Isis, de son côté, dans une réinterprétation médiévale de mythologie antique,
29:42 est la déification, la déité qui préside à la greffe,
29:49 et qui a inventé la greffe selon Christine de Pisan dans la cité des dames.
29:56 On retrouve des images où elle est en train de pratiquer son art
30:00 dans des espaces qui correspondent à des vergers fruitiers ou à des vignes.
30:04 Les fées rencontrées dans la forêt près d'une fontaine ou par-delà la mer
30:08 mènent régulièrement le héros dans un verger secret, merveilleux,
30:12 qui est leur véritable lieu de vie.
30:15 Dans le lettre de l'Anval, Marie de France précise que la forêt où se trouve la fée au départ
30:21 n'est pas son lieu de résidence.
30:23 Elle explique que, là je cite ce que dit la fée,
30:27 "C'est pour vous que je suis sortie de ma terre et ma terre est loin."
30:31 A la fin de ce let, les deux amants partent en Avalon,
30:35 qui est sans doute le lieu de résidence de la dame.
30:37 Il en va de même dans "Le bel inconnu" de Renaud de Beaujeu,
30:41 où le héros retrouve sa fée amie dans un verger aux arbres couverts de fruits,
30:45 où toutes les plantes rares et précieuses se trouvent en abondance
30:49 et où les oiseaux chantent l'amour.
30:51 De même pour ce qui est de l'île de vie de Persephoreste,
30:55 qui appartient à la reine des fées et elle aussi,
30:58 elle a toutes les caractéristiques du paradis celtique païen.
31:01 Elle porte sur de nombreux arbres des fruits qui guérissent.
31:05 Le héros masculin y est de passage, mais les dames qu'il rencontre en ce lieu
31:09 semblent y appartenir et ne pas le quitter.
31:12 Le verger apparaît comme un espace magique où les désirs impossibles ailleurs peuvent se réaliser.
31:17 Contrairement à la forêt, il est organe ordonné et régi par des lois, certes,
31:23 mais des lois qui ne correspondent pas exactement à celles de la société chrétienne.
31:28 Il est soumis à un autre ordre, un ordre qui trouverait ses racines dans un imaginaire,
31:35 en partie païen, et à une figure d'autorité féminine.
31:38 Alors d'où vient ce verger ?
31:41 Pour le saisir, il faut se plonger dans la mythologie d'abord
31:45 et puis revenir à la langue ensuite.
31:49 Tout verger n'est pas un paradis, mais le paradis est sans conteste un verger.
31:54 Dans la sphère géographique et chronologique qui nous intéresse,
31:57 nous pouvons distinguer trois racines principales au motif du verger atemporel.
32:02 L'Éden hébreu, la Balo celtique, ou Avalon, et le jardin des espérites grecques.
32:10 Pour ce troisième mythe, il est connu de la période médiévale.
32:13 Geoffroy de Montmoulse le mentionne dans l'Historia Britannica,
32:16 mais je n'en ai pas trouvé de figuration.
32:19 Il semble s'effacer, être bien moins présent, du moins dans les images,
32:24 que les deux autres qui pour leur part se rapprochent.
32:29 Dans ces vergers mystiques ou mythologiques se retrouvent les racines des réseaux symboliques
32:34 qui ériquent ensuite les représentations des vergers de toutes sortes rencontrés
32:38 entre le XIIe et le XVIe siècle.
32:40 Ces racines s'entrecroisent au point d'être parfois indémédables.
32:44 Parmi ces vergers le plus abondamment représenté, écrit et raconté,
32:48 est sans surprise le verger d'Éden.
32:51 Dans la Genèse, il est précisé que l'Éden contient, je cite la traduction de la Vulgate,
32:57 "des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger.
33:01 Aucune autre plante, herbe ou fleur n'est mentionnée dans cette description du paradis"
33:07 qui prend donc bien la forme d'un verger fruitier parcouru par quatre fleuves.
33:11 Isidore de Séville le dépeint dans ses étymologies comme un espace où abondent
33:16 toutes sortes d'arbres, y compris l'arbre de vie.
33:20 Abalo, dans la tradition celtique insulaire, pour sa part, est une des îles bienheureuses de l'autre monde.
33:27 Son étymologie l'associe aux termes britanniques "Aval" ou "Afal" ou alors aux galois "Abalos",
33:33 trois termes qui désignent de toute manière les arbres fruitiers ou pommiers,
33:37 pommiers ayant aussi un sens plus large qu'aujourd'hui.
33:41 Dans les récits irlandais relatant des voyages dans le delà celtique,
33:45 que l'on nomme les Ektaé et les Imraé, "Imrama", le thème de l'île aux fruits merveilleux revient régulièrement.
33:52 Dans les Imrama spécifiquement, cet autre monde est un paradis terrestre chrétien éparié par la chute.
33:59 Ces légendes celtiques christianisées inspirent les auteurs français du XIIe siècle.
34:05 Ceci puise dans la matière de Bretagne, notamment par l'intermédiaire de l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth
34:12 et de son adaptation en français en 1155 par Weiss, dédiée à Aliénor d'Aquitaine dans le roman de Brut.
34:20 Le verger d'Avalon, qui avait déjà subi un premier processus d'assimilation à l'éden chrétien dans les Imrama irlandais,
34:28 connaît un second syncrétisme dans les romans arthuriens. Dans les écrits de Geoffroy de Monmouth,
34:33 l'île des arbres fruitiers est nommée Insula Pomorum. Elle est décrite comme un lieu merveilleux où les fruits prolifèrent.
34:40 Ainsi, dans la vie de Merlin, l'île aux pommes et Insula Pomorum est dépeinte comme une terre où le sol se cultive sans le concours des hommes
34:48 et où les arbres fruitiers poussent au point de créer eux seuls de vastes forêts de fruits, d'arbres fruitiers.
34:56 Marie de France, autrice mystérieuse qui elle aussi aurait vécu à la cour d'Henri II Plantagenet et d'Aliénor d'Aquitaine,
35:03 s'inspire également de cette matière de Bretagne. Son Lait de l'Anval mentionne l'île merveilleuse d'Avalon où vit la fée amante du prue-héros.
35:12 Au même moment, à la cour de Marie de Champagne, fille d'Aliénor d'Aquitaine,
35:16 Chrétien de Troyes puise dans le même imaginaire pour écrire Éric et Énide, le chevalier au lion, le comte du Graal, le chevalier à la charrette.
35:26 La thématique de l'île aux pommes a donc donné lieu à deux représentations visuelles et scripturales de vergers fruitiers
35:33 qui se diffusent dans l'espace étudié et connaissent un succès sans faille de leur rédaction à la fin de la période analysée.
35:39 Et ici nous retombons sur nos pieds et sur ce que nous avions commencé à percevoir dans l'analyse du vocabulaire.
35:46 L'étude géochronologique que j'ai réalisée a montré d'une part une surreprésentation du terme verger dans les documents comptables, juridiques et dans la toponymie de l'espace Poit-de-Vin, du Maine et de l'Anjou,
35:59 et d'autre part la surreprésentation du terme verger dans les récits fictifs, même ceux émanant d'espaces où le mot verger n'apparaît presque jamais dans les documents comptables.
36:08 Dans les documents juridiques et dans la toponymie comme l'espace normand où vraiment on trouve le mot jardin mais on ne trouve presque pas du tout le mot verger.
36:19 Et par contre dans les récits d'auteurs en émanant là ce mot est employé.
36:24 L'hypothèse que j'ai faite à partir de ces constats est celle d'une forte influence de la production littéraire de la cour Plantagenet d'Henri II et Alinor d'Aquitaine
36:35 dans la diffusion du mot occitan verger et de son usage qu'il associe dans le même temps avec l'importation à travers la matière de Bretagne de l'avalon christianisé et de tout l'imaginaire qui l'accompagne.
36:49 Puis à partir de la fin du XIIIe siècle et de l'écriture du roman de la Rose, le verger fruitier qui était auparavant un lieu de digression au sein de récits plus vastes s'émancipe
37:00 donnant lieu à l'émergence de vergers allégoriques qui conservent leur ancrage hors du temps et en limite mais d'une façon différente,
37:08 mais toujours hors du monde des humains pour entrer celui des allégories et des concepts.
37:13 Ensuite c'est chargé de ce réseau symbolique que le verger fruitier entre dans le traité de Pierre de Crescent, le Liber Uralium Commodorum,
37:22 comme un espace voué à l'agrément. On comprend aussi comment il a pu changer de catégorie au moment de l'écriture de ce traité.
37:31 Avant de conclure, j'aimerais rapidement pousser l'approche interdisciplinaire encore un peu plus loin.
37:38 Les descriptions des vergers dans tous ces récits se réduisent souvent à trois éléments.
37:43 Ici j'ai juste repris pour donner un exemple un extrait du dit de Poissy, la description du verger de l'abbaye de Poissy par Christine de Pisan.
37:53 Ces trois éléments sont le chant des oiseaux, la présence d'une grande diversité de fruits sur les arbres et la clôture,
38:01 qui peut prendre la forme d'une clôture d'air. Il y a beaucoup de types de clôtures différents, mais tout de même c'est un espace fermé, distinct.
38:12 Ces deux motifs font apparaître bien souvent une comparaison avec le paradis que l'on voit dans ce dit de Poissy.
38:19 Cela se retrouve aussi dans certains choix d'aménagement. On peut souligner la grande diversité variétale que les analyses archéobotaniques permettent de mettre à jour.
38:30 On pourrait aussi reprendre l'exemple du choix d'installer des oiseaux dans les parcs, en volière ou en liberté,
38:38 choix que développe et auquel incite Pierre de Crescent dans le Libaro Allium Commodorum,
38:45 mais que l'on retrouve aussi dans les comptabilités de plusieurs grands personnages.
38:51 Les réseaux symboliques ont un impact qui s'ancre dans des pratiques tout à fait prosaïques et participent des choix d'aménagement.
38:58 Nous avons dénoué les spécificités d'une partie des origines des réseaux symboliques qui se sont tissés autour des vergers fruitiers dans la seconde partie du Moyen-Âge,
39:08 en adoptant une approche résolument interdisciplinaire et en utilisant des sources qui semblent n'avoir aucun lien, en premier lieu, avec une approche symbolique.
39:17 Le fait que cette démarche porte fruit n'est pourtant pas surprenant.
39:21 Cela nous rappelle que dans la pensée médiévale, il n'existe pas un monde naturel aux lois physiques qui serait séparé d'un espace de l'imagination, géré lui par l'irrationnel.
39:31 Tout s'imbrique et se correspond dans un emboîtement de sphères tissées d'analogies,
39:36 se reflétant les unes les autres comme autant de microcosmes et de macrocosmes emboîtés, dont la géographie n'obéit à aucun de nos référentiels.
39:44 La pratique de l'interdisciplinarité permet de nous départir des catégories que nous avons créées et qui, bien qu'utiles et opérantes pour certaines phases du travail de recherche,
39:54 restent de fait anachroniques pour approcher les sociétés étudiées.
39:58 Dans ce cadre, des sources qui ne sont pas, premièrement, à vocation symbolique,
40:03 peuvent devenir les symptômes de conceptions qui, elles, reposent sur une forme de pensée symbolique.
40:09 L'analyse interdisciplinaire, s'appuyant sur plusieurs approches méthodologiques et plusieurs types de documents,
40:15 permet ainsi d'éclairer cet aspect des sociétés médiévales et d'en saisir les évolutions.
40:20 Cela nous rappelle aussi qu'il n'y avait pas d'unité du non-humain dans ces sociétés,
40:24 sociétés analogistes, si l'on reprend la terminologie de Philippe Descola,
40:28 là où, dans les sociétés occidentales contemporaines, qu'elles sont des sociétés naturalistes,
40:33 nous avons aujourd'hui une conception unifiée de ce que l'on appelle désormais la nature ou encore l'environnement.
40:39 Cette vision unitaire ne peut pas se transposer aux sociétés médiévales.
40:44 Le jardin d'herbe, le verger fruitier et la forêt ne sont pas associés au même réseau symbolique, d'une part,
40:50 et d'autre part, chaque document et chaque récit est susceptible de s'appuyer sur cet horizon d'attente
40:56 pour tisser à son tour son propre réseau d'analogie, participant de la richesse de la période étudiée.
41:03 Les aménagements végétaux de la fin du Moyen-Âge se récomposent au détour de chaque document
41:08 en une mosaïque complexe de relations symboliques qui font de leur étude un défi passionnant pour qui s'y intéresse.
41:15 Je vous remercie.
41:17 (Applaudissements)
41:20 (...)

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