• il y a 7 mois
Les débatteurs de ce jeudi 9 mai sont : Jean-Yves Dormagen, professeur de Science Politique, spécialiste de l'abstention et des élections, président-fondateur de Cluster 17 et Julia Cagé, économiste et spécialiste de l’économie des médias.

Category

🗞
News
Transcription
00:00L'écologie est-elle la nouvelle ligne de fracture politique en France et en Europe ?
00:05On en a eu un aperçu lors de la crise agricole et au début de la campagne pour les élections européennes,
00:10avec la remise en cause un peu partout sur le continent du Green Deal, le pacte vert européen.
00:16C'est la question sur laquelle se sont penchés nos deux débatteurs du jour,
00:19dans le dernier numéro de la revue Le Grand Continent, chez Gallimard, dirigé par Giuliano Daimpoli.
00:25Une question essentielle à un mois du scrutin.
00:28Julia Cagé, bonjour, professeure d'économie à Sciences Po, co-auteure d'une histoire du conflit politique aux éditions du Seuil.
00:35Et Jean-Yves Dormagin, bonjour à vous.
00:37Bonjour.
00:38Professeur de sciences politiques à l'Université de Montpellier et président de l'Institut d'études de l'opinion Cluster 17.
00:45Question d'abord à vous Jean-Yves Dormagin, puisque le point de départ de ce débat,
00:49c'est votre idée que vous développez dans cet ouvrage que j'ai cité,
00:53dans lequel l'écologie est devenue un point de clivage identitaire aujourd'hui.
00:58Expliquez-nous cela.
01:00Alors en tous les cas un point de clivage, ce qui peut paraître surprenant,
01:04parce qu'il y a un consensus scientifique, on le sait, sur le changement climatique, sur le dérèglement climatique.
01:10Et puis on le constate, de manière d'ailleurs plus rapide que ce qu'on pouvait peut-être imaginer à une époque,
01:16avec des épisodes de canicules de plus en plus fréquents,
01:20des épisodes climatiques de plus en plus qui se banalisent,
01:24des problèmes de sécheresse, etc.
01:27Donc on peut même constater aujourd'hui ce dérèglement climatique.
01:31Et pourtant ce qu'on observe aussi en même temps,
01:34c'est la progression d'une résistance, d'une opposition aux politiques de transition,
01:40de tout un tas de progressions, de formes de climato-scepticisme, de climato-relativisme.
01:47Alors du côté des populations, on y reviendra peut-être, du côté des citoyens et des électeurs,
01:52mais aussi du côté des forces politiques. Et ça aussi c'est, je crois, une nouveauté.
01:57Pourquoi vous mettez l'accent sur le côté identitaire de ce climato-scepticisme ou climato-relativisme ?
02:04Je ne mets pas l'accent sur le côté identitaire.
02:07Je pense qu'il y a une dimension identitaire dans ce climato-relativisme ou dans ce climato-scepticisme,
02:12parce que les politiques écologiques sont vécues comme des politiques qui remettent en cause,
02:16qui remettent en question des modes de vie, des styles de vie.
02:19Et donc il y a une partie du clivage qui s'explique en réaction à cette perception, à tort ou à raison,
02:26de l'écologie comme remettant en cause des modes de vie, des styles de vie.
02:30Mais ce qui est plus important à mes yeux,
02:33ce qui est l'élément le plus important des études qu'on a réalisé,
02:37c'est que le clivage sur les enjeux climatiques est profondément aligné avec un autre clivage,
02:43qui est le clivage sur les enjeux identitaires.
02:45Pour le dire très simplement, et sur les questions sociétales,
02:49plus vous êtes progressiste, plus vous êtes pro-écologie, plus vous êtes conservateur,
02:55plus vous êtes identitaire, plus vous êtes anti-écologique.
02:57Ces deux clivages sont parfaitement alignés.
02:59C'est pour ça qu'on a voulu souligner.
03:01Je vous vois faire la moue, Julien Cagé.
03:03Il y a plusieurs points, et je pense qu'il y a quelques points de désaccord,
03:07même si on aura un grand point d'accord,
03:09c'est sur le constat de départ sur le réchauffement climatique.
03:13La première chose, c'est que vous présentez ça,
03:16on a tendance à présenter ça comme quelque chose d'un peu nouveau,
03:18sauf que ce n'est pas quelque chose de nouveau du tout.
03:21En 2018, déjà, Jean-Marie Le Pen s'était illustrée par un fameux tweet très Donald Trump,
03:27dans son esprit, on se caille les miches,
03:29ceux qui dénoncent le réchauffement climatique sont désespérés.
03:31Trump a fait toute sa campagne en grande partie là-dessus depuis des années.
03:35A chaque fois qu'il fait froid, il dit
03:37« Ah ben regardez les partisans du réchauffement climatique,
03:39on va avoir très chaud ! »
03:41Et en fait, si on remonte un peu historiquement,
03:43j'en lisais un article du Monde qui datait de 1991,
03:47c'était pour les élections régionales,
03:49qui était déjà titré à l'époque,
03:51« Face au vert, le Front National tente d'apparaître
03:53comme le seul parti authentiquement écologique. »
03:55Et à l'époque, il y avait ces accusations de « mer vert,
03:58vert à l'extérieur, rouge à l'intérieur,
04:00Jean-Marie Le Pen, quand il parlait des écolos,
04:02il les définissait comme des extrémistes,
04:04partisans des solutions les plus néfastes.
04:06Donc en fait, c'est quand même pas une problématique nouvelle,
04:09il n'y a jamais fondamentalement eu,
04:11sur l'ensemble du spectre politique,
04:13ce que vous appelez un consensus mou sur l'écologie,
04:16il y a toujours eu du débat sur l'écologie,
04:18et il y a du débat sur l'écologie,
04:20parce que ça pose en soi des questions d'adaptation,
04:24des questions de sacrifice, des questions d'effort,
04:27et fondamentalement, ça pose la question
04:29de la juste répartition de ces efforts.
04:32Et je pense que le point qui est essentiel,
04:35et à côté duquel il ne faut pas passer,
04:38c'est qu'aujourd'hui, si on a des dissensions
04:40qui apparaissent aussi fortes sur l'écologie,
04:42c'est que ces efforts, on ne parle pas suffisamment
04:45de leur juste répartition.
04:47Vous aviez Marie Toussaint à ce micro ce matin,
04:50c'est assez intéressant,
04:52on peut continuer ce débat,
04:56mais il se trouve que de fait,
04:58ce sont souvent les plus modestes
05:00qui souffrent le plus des conséquences
05:02du réchauffement climatique,
05:04et ce sont souvent aussi à eux
05:06que l'on va demander le plus d'efforts.
05:08Et c'est assez ironique d'une certaine manière
05:10quand vous dites, oui on va regarder
05:12ceux qui sont davantage progressistes,
05:14universalistes, c'est ceux qui sont
05:16le plus conscient de la problématique
05:18du réchauffement climatique,
05:19il se trouve aussi que ce sont ceux qui voyagent le plus,
05:21d'ailleurs vous les définissez aussi comme ça,
05:23ils vont le plus à l'étranger,
05:24ils sont le plus ouverts à l'autre,
05:26mais c'est ceux qui prennent le plus l'avion,
05:28et c'est aussi ceux qui contribuent le plus
05:30à la réalité du réchauffement climatique,
05:32et beaucoup plus que les Français
05:34les plus modestes qui,
05:36de facto, ont souvent une résidence
05:38pavillonnaire mais émettent beaucoup moins
05:40en termes de carbone, parce qu'ils ne prennent pas
05:42l'avion, parce qu'ils voyagent moins,
05:44parce qu'en fait ils consomment moins, tout simplement.
05:46J'arrive dans ma jeune.
05:47La question c'est de savoir,
05:49parce que vous faisiez le parallèle entre la montée du climato-scepticisme
05:51et la montée des populismes en général,
05:53si les deux phénomènes sont liés,
05:55qu'est-ce que vous répondez à cela ?
05:57Oui, les deux phénomènes sont liés,
05:59enfin ils sont liés par une offre, c'est-à-dire qu'aujourd'hui,
06:01effectivement, vous avez raison
06:03Julia Cagé,
06:05Donald Trump a d'une certaine manière montré
06:07la voie, on observe
06:09une sorte de Trumpisation
06:11des droites identitaires, des droites radicales
06:13européennes. Trumpisation, pourquoi ?
06:15Parce que, comme Trump aux Etats-Unis,
06:17les deux piliers aujourd'hui
06:19de l'offre, de cette offre
06:21identitaire, c'est le rejet des migrants
06:23et
06:25la dénonciation des Khmers Verts,
06:27de l'idéologie
06:29de la décroissance...
06:31C'était déjà le cas en 1991,
06:33ça va faire 30 ans, ça va faire 40 ans,
06:35c'est quelque chose qui est ancré en partie
06:37dans le discours du Rassemblement
06:39National et du Front National historiquement,
06:41notamment d'ailleurs, souvent ils se sont présentés comme
06:43défenseurs de l'écologie parce que
06:45défenseurs du localisme d'une part,
06:47des centres-villes, des villages,
06:49c'est pas quelque chose qui a
06:51apparu il y a 5 ans ou il y a 10 ans,
06:53c'est quelque chose qui est ancré historiquement,
06:55et c'est d'ailleurs, ça fait partie des raisons
06:57pour lesquelles dans l'histoire du conflit politique
06:59avec Thomas Piketty, on essaie
07:01toujours de remonter historiquement et de regarder
07:03les élections avec du recul nécessaire.
07:05Moi je pense que pour essayer de comprendre
07:07ce qui se passe là, il faut regarder
07:09déjà ce qui se joue autour de
07:11l'élection de 1974, le score de René Dumont,
07:13les caractéristiques de son électorat,
07:15on peut pas se focaliser simplement sur
07:17l'instant présent, en disant tout d'un coup
07:19ah bah regardez, on aurait une montée de ce que
07:21l'on qualifie de manière assez floue, le populisme,
07:23et d'un côté, il y a la problématique
07:25identitaire, d'un autre côté, il y a du
07:27climato-sceptisme,
07:29on associe les deux sans essayer de
07:31comprendre fondamentalement ce qu'ont en commun
07:33finalement les électeurs
07:35qui s'interrogent, en tout cas
07:37aujourd'hui, sur l'offre politique
07:39proposée par les partis écologistes.
07:41Jean-Yves Dormage, vous maintenez votre analyse
07:43malgré ce que dit Julien Cagé, vous dites
07:45tout cela va de pair ?
07:47J'ai jamais prétendu
07:49que le Rassemblement National,
07:51ex Front National, était à l'avant-garde
07:53des politiques écologiques. Je prétends
07:55et je maintiens qu'il évitait
07:57ce sujet, que c'était un clivage qui était
07:59largement évité, mais pas que par le Rassemblement National,
08:01qui était évité par l'ensemble
08:03de la classe politique. L'écologie,
08:05c'était une sorte de cause
08:07sans adversaire. Vous aviez effectivement
08:09les écologistes, une partie de la gauche
08:11qui défendait des politiques
08:13de transition, des politiques
08:15de lutte contre le dérèglement climatique,
08:17et en face, il n'y avait pas grand-chose. Et d'ailleurs, il y avait
08:19un discours qui était
08:21assez mainstream, qui consistait à dire
08:23que tout le monde est écologique.
08:25Vous savez, l'écologie, c'est
08:27quelque chose de partagé,
08:29ce n'est pas quelque chose de gauche, ce n'est pas quelque chose
08:31de droite, etc. Ce n'est pas quelque chose de clivant
08:33finalement. L'écologie, c'est
08:35pour tout le monde, c'est l'intérêt de tout le monde.
08:37Je dis que les choses sont en train de changer, je le maintiens.
08:39C'est-à-dire que le trumpisme
08:41américain, c'est-à-dire le fait
08:43d'utiliser ce clivage pour mobiliser
08:45les électeurs en réaction
08:47et en opposition à ces politiques,
08:49ce n'était pas quelque chose de central
08:51dans le positionnement du Rassemblement National
08:53et plus globalement des droites européennes.
08:55Parce que le Rassemblement National reste relativement
08:57modéré, finalement. Si vous comparez
08:59à ce qui se passe dans un pays
09:01comme les Pays-Bas, si vous comparez
09:03à ce que fait l'AFD en Allemagne, si vous comparez
09:05même à ce que font certains partis nordiques,
09:07qui sont les alliés
09:09du Rassemblement National au Parlement
09:11européen, ou même à Matteo Salvini en Italie,
09:13vous verrez que le Rassemblement National
09:15est critique, est dans une position
09:17aujourd'hui climato-relativiste,
09:19que moi j'appellerais, mais pas clairement
09:21climato-sceptique. Il y a de réels climato-sceptiques
09:23aujourd'hui dans les droites radicales
09:25européennes, c'est-à-dire les gens qui remettent en cause le principe
09:27même du dérèglement climatique
09:29qui serait d'origine humaine,
09:31d'origine anthropique. Bon ça,
09:33en France, il y a eu quelques
09:35prises d'opposition qui allaient dans ce sens-là,
09:37sur votre antenne d'ailleurs, je crois, de mémoire.
09:39Vous parlez de qui ? Un député
09:41du Rassemblement National, je crois, dans la matinale
09:43de France Inter de mémoire. Il avait été
09:45interrogé plusieurs fois, effectivement,
09:47et l'occasion d'y répondre.
09:49Les savants du GIEC, on ne sait pas très bien,
09:51ils se trompent souvent, etc.
09:53Ce qui est une des formes du climato-sceptisme, du climato-relativisme,
09:55c'est-à-dire de relativiser,
09:57de s'interroger,
09:59de faire comme si on n'était pas sûr,
10:01comme si c'était un point de vue parmi d'eux.
10:03Julia Cagé quand même ? Il y a deux choses
10:05Ce que je dis, c'est que ce n'est pas nouveau.
10:07C'est quand même dommage de ne pas prendre
10:09de recul historique, parce que quand on ne prend pas de recul
10:11historique, je pense qu'on passe à côté d'une partie
10:13de la réalité du problème.
10:15Et l'autre partie du problème, d'après moi, c'est vraiment la question...
10:17Quand vous voyez que le Green Deal est remis
10:19en cause, qu'il y a tout un discours anti-norme
10:21aujourd'hui en Europe, est-ce que ça ne participe pas
10:23de ce que décrit Jean-Yves Dormage ?
10:25Fondamentalement, aujourd'hui, le problème,
10:27c'est le problème des classes sociales.
10:29Et en fait, on traite de la question écologique
10:31sans parler de la question des inégalités de revenus
10:33et des inégalités de patrimoine. Il y a quelque chose
10:35qui est extrêmement frappant. Si vous remontez
10:37historiquement, et c'est pour ça que tout à l'heure je mentionnais
10:39René Dumont en 1974,
10:41si vous prenez tous les candidats
10:43écolos aux élections présidentielles
10:45en France, vous avez
10:47une corrélation positive entre le vote
10:49écolo et le revenu.
10:51C'est exactement l'inverse du vote de gauche normal.
10:53En général, un vote de gauche normal,
10:55plus vous allez dans les communes riches,
10:57moins les gens votent à gauche. C'est l'inverse
10:59pour le vote écologiste. Pourquoi c'est l'inverse pour le vote
11:01écologique ? Parce qu'on n'a pas réussi
11:03à lier la question écologique
11:05à la question de la redistribution.
11:07C'est pour ça que j'insiste quand même sur la juste répartition
11:09des efforts à faire.
11:11On a un impôt sur le revenu.
11:13Cet impôt sur le revenu,
11:15il est progressif. C'est-à-dire,
11:17vous payez moins d'impôt sur le revenu, vous avez un taux
11:19marginal plus bas que vous avez un petit revenu.
11:21Et plus votre revenu augmente, plus vous avez un taux
11:23marginal élevé. On parle jamais
11:25de ça pour les efforts en termes écologistes.
11:27C'est-à-dire, on ne dit pas qu'il faut une taxe carbone
11:29progressive. Il se trouve qu'aujourd'hui,
11:31les plus modestes vont émettre 3 à 4 tonnes
11:33de carbone par an.
11:35Ils sont déjà quasiment
11:37au niveau des efforts qu'il faut faire pour limiter
11:39le réchauffement climatique. Les plus riches, c'est pas du tout
11:41le cas. Ce qui veut dire que
11:43tant qu'on n'aura pas un discours
11:45écolo, qui va parler aux classes
11:47populaires, et notamment aux classes populaires
11:49rurales, qui sont aujourd'hui, de manière
11:51assez identitaire, ça c'est vrai, montrées du doigt
11:53et dénoncées. On va leur dire, écoutez,
11:55vous êtes des classes populaires rurales, mais
11:57vous contribuez au réchauffement climatique
11:59à travers votre maison individuelle. C'est une des questions
12:01que vous posez. À travers l'utilisation de la voiture.
12:03Comme si on ne se rendait pas compte qu'elles n'avaient pas
12:05d'autre choix d'utiliser leur voiture sans accès aux services
12:07publics. Tant qu'on n'aura pas réglé ce problème-là,
12:09on n'arrivera pas à régler, finalement, politiquement
12:11la question de l'écologie.
12:13Merci à tous les deux, Julia Cagé et Jean-Yves Dormager.
12:15Je rappelle l'ouvrage collectif
12:17auquel vous avez participé de la
12:19revue Le Grand Continent.
12:21Portrait d'un monde cassé qui
12:23apparut chez Galima.

Recommandations