Julia Cagé et Thomas Piketty co-signent "Une histoire du conflit politique" au Seuil. Ils insistent sur l'importance des facteurs socio-économiques dans les enjeux qui se présentent pour la gauche. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mercredi-06-septembre-2023-3297878
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00:00 Nous recevons ce matin deux économistes dans le grand entretien du 7-10.
00:04 Ils co-signent en cette rentrée une somme intitulée « Une histoire du conflit politique,
00:11 élections et inégalités sociales en France » 1789-2022.
00:17 C'est aux éditions du Seuil en librairie vendredi.
00:20 Question-réaction, amis auditeurs, au 01-45-24-7000 et sur l'application de France Inter.
00:27 Julia Cagé, Thomas Piketty, bonjour ! Et bienvenue sur Inter pour parler de ce livre
00:32 qui, c'est certain, va susciter le débat.
00:35 Une somme, disais-je, 50 travails, 850 pages dans lesquelles vous retracez l'histoire
00:41 politique de la France depuis la Révolution.
00:43 Pour cela, vous vous appuyez sur un corpus colossal de plus de deux siècles d'archives
00:50 électorales de 36 000 communes françaises.
00:53 Ce livre est évidemment un travail de recherche, mais c'est aussi un livre politique.
00:58 Certains diront « militant ». On verra ça avec vous dans quelques instants.
01:02 Avant d'entrer dans les détails, dites-nous, d'où est venue l'envie d'écrire cette
01:08 histoire du conflit politique ? C'était une envie de vérifier des choses que vous
01:13 entendiez ou que vous lisiez dans les journaux, comme « Les classes populaires sont parties
01:18 chez Marine Le Pen ». Une envie aussi d'écrire un livre à deux, parce que vous êtes un
01:23 couple à la ville, comme on le dit, et que vous vouliez tout simplement faire de la recherche
01:27 ensemble et en faire un bouquin.
01:28 Il y a un peu des deux, on était content de pouvoir écrire à quatre mains.
01:33 Mais sur le fond du projet, oui, il y avait vraiment cette idée que le débat politique
01:38 sur les déterminants du vote est dévoyé aujourd'hui par un certain nombre d'affirmations
01:43 qui ne sont pas du tout étayées.
01:44 Par exemple, cette idée que la gauche aurait abandonné les classes populaires et que les
01:49 classes populaires ne voteraient plus à gauche, ou encore une autre idée selon laquelle aujourd'hui
01:53 les questions d'immigration, de religion, d'identité seraient vraiment au centre
01:57 des comportements électoraux.
01:59 Donc nous, on a décidé d'aller enquêter sur ces sujets, d'aller voir, d'aller
02:04 regarder dans les données.
02:06 Puisque souvent, on a des affirmations assez fortes, comme « Jamais l'identité n'a
02:11 joué un tel rôle dans les facteurs électoraux ». Mais on s'est dit « Attendez, pour
02:15 dire jamais, ce n'est pas suffisant d'avoir un ou deux points de données, il faut quand
02:18 même regarder le recul historique et regardons ce qui s'est passé depuis la Révolution
02:22 française ». Parce qu'il se trouve qu'en France, on a la chance d'avoir quasiment
02:25 250 ans de données.
02:27 Et apportons une analyse de long terme, finalement, à des questions qui nous préoccupent tous
02:32 aujourd'hui.
02:33 Et des données, vous en avez rassemblées énormément.
02:35 Pas tout seul, d'ailleurs, vous aviez une armée d'étudiants qui vous ont aidé,
02:41 ou de collaborateurs qui vous ont aidé.
02:42 Vous les avez rassemblées, on peut les consulter.
02:45 On peut consulter toutes les données que vous avez faites sur un site qui s'appelle
02:48 « Le titre du bouquin, une histoire du conflit politique.fr ». Et du coup, pour préparer
02:52 l'interview, on est allé voir sur votre site.
02:54 On a donc appris que Roubaix faisait partie des 10% des communes qui votent le plus à
02:58 gauche, que l'âge moyen des habitants de Marseille est inférieur à la moyenne nationale
03:03 et que le 16ème arrondissement de Paris où on se trouve là, où est le studio de Radio
03:07 France, a un revenu moyen par habitant presque 4 fois supérieur à la moyenne nationale.
03:12 Mais à l'issue de ces 5 ans de travail et de recherche et de remontée de données,
03:16 qu'est-ce qui vous a, Thomas Piketty, le plus surpris, le plus étonné ? Là où
03:20 vous ne vous attendiez pas ?
03:21 Alors d'abord, pour bien préciser, ça n'avait jamais été fait.
03:24 C'est-à-dire que les données officielles du ministère de l'Intérieur, que tout le
03:27 monde consulte aujourd'hui sur les résultats des élections, ça n'existe que depuis
03:31 les législatives de 1993.
03:33 Mais avant 1993, ce travail de numérisation des données électorales au niveau communal
03:39 n'avait jamais été fait.
03:40 Donc, vous prenez les élections de 1981, de 1936, de 1990, ça n'avait jamais été
03:43 fait, c'était aux archives.
03:44 Et nous, ce qu'on a entrepris, c'est de numériser effectivement la totalité de
03:47 ces données.
03:48 Donc, vous avez une histoire du conflit politique.fr, vous trouverez tous les procès-verbaux manuscrits
03:52 aux archives, jusqu'aux fichiers finalisés, des cartes, des graphiques, du résumé du
03:56 livre, qui est long, mais qui se lit très bien, je précise quand même.
04:00 Oui, vous pouvez regarder le résumé en ligne.
04:03 En un mot, le résultat le plus frappant, auquel on s'attendait le moins, c'est
04:08 peut-être que finalement la classe sociale, ou plutôt la classe géosociale, parce que
04:13 ça inclut aussi la position dans le territoire, dans le système productif, et pas simplement
04:17 la richesse en tant que telle, les deux sont importants, n'a jamais été aussi importante
04:22 qu'aujourd'hui pour expliquer le vote.
04:23 C'est-à-dire, en un mot, très concrètement, si on essaye d'expliquer, nous c'est d'abord
04:27 un livre d'histoire, un livre factuel, on essaye d'expliquer les écarts de vote
04:30 entre communes, qui vont voter à gauche, à droite, au centre, pour chacune des élections
04:34 législatives depuis 1948, on a entre 8 et 15 nuances politiques, donc c'est très
04:38 détaillé comme données, c'est pas juste la gauche, la droite, c'est beaucoup plus
04:40 subtil que ça.
04:41 Si on essaye d'expliquer l'ensemble de ces écarts de vote entre communes, sur les
04:45 dernières élections, en 2022, on explique 70% des écarts de vote, simplement avec la
04:51 richesse, le revenu moyen, la valeur des logements, la proportion de propriétaires, la profession,
04:56 le diplôme, la taille d'agglomération et de communes.
04:58 En 1981, qui était pourtant une élection où la classe sociale était importante, on
05:02 expliquait 50% des écarts de vote.
05:04 En 1848, 30%.
05:05 Donc au cours du temps, et en particulier au cours des dernières décennies, ça c'est
05:08 vraiment le premier résultat frappant, en fait la classe sociale n'a jamais été
05:11 aussi importante qu'aujourd'hui.
05:12 C'est le retour de Marx !
05:13 Et à l'inverse, l'identité est beaucoup moins importante qu'on croit.
05:17 Pour reprendre ce chiffre, on explique 70% des écarts de vote avec la classe sociale,
05:22 la profession, le revenu, etc.
05:24 Si on rajoute la proportion d'étrangers, la proportion d'immigrés dans la commune,
05:28 on passe à 72%.
05:29 Donc ça explique deux points supplémentaires, c'est-à-dire rien du tout.
05:32 C'est-à-dire qu'en fait, l'effet des origines est totalement absorbé par la profession,
05:37 le revenu.
05:38 Donc c'est du social et c'est de l'économique dont il faut parler aujourd'hui.
05:41 Alors montre-moi ta déclaration d'impôt, ce que tu possèdes et je te dirai pour qui
05:45 tu votes.
05:46 Et où tu travailles.
05:47 C'est un peu complexe que Marx, c'est pas simplement une classe sociale, c'est pas
05:50 le conflit classiste entre les ouvriers et les patrons.
05:53 Il y a la question des ouvriers, des employés, il y a la question du revenu, il y a la question
05:58 du capital immobilier.
05:59 Ce qui est vraiment important, c'est que nous on parle de classe géosociale.
06:01 Il y a vraiment la question de l'ancrage dans le territoire.
06:04 Et notamment, est-ce qu'on vient de territoires plutôt urbains ou de territoires plutôt
06:08 ruraux ?
06:09 Et ce qu'on va voir, c'est qu'aujourd'hui, dans le retour de la tripartition, cette dimension
06:12 géographique urbaine-rurale, elle joue vraiment un rôle extrêmement important.
06:15 Ça, Marx s'était passé complètement à côté parce que Marx a un mépris très fort
06:19 des paysans.
06:20 Il pense que les paysans vont tous disparaître.
06:22 Il alimente la première tripartition, celle qu'on voit à la fin du 19e siècle, le fait
06:26 que la gauche à l'époque ne parle pas du tout aux classes paysannes et aux classes
06:30 rurales.
06:31 Et en fait, toute la période de bipartition et de progrès social entre 1910 et 1992,
06:37 c'est une période où la gauche va reconquérir les territoires ruraux qu'elle a reperdus
06:41 aujourd'hui.
06:42 Et justement, on essaie de prendre cette dimension en compte pour voir comment on peut sortir
06:46 de la tripartition actuelle.
06:47 Oui, et ça, c'est le propos politique du bouquin qui est de dire en gros, la gauche
06:52 peut redevenir majoritaire si elle va reconquérir les classes rurales.
06:56 Parce que vous distinguez quatre catégories.
06:58 Vous dites, ce n'est pas aussi simple que de dire, il y a les villes et les campagnes.
07:02 Il faut distinguer le vote dans les villes, le vote urbain des riches, le vote urbain
07:07 des pauvres, le vote rural des riches et le vote rural des pauvres.
07:11 C'est là où on voit vraiment les différences.
07:14 Et effectivement, les classes populaires urbaines et rurales sont aujourd'hui divisées entre
07:19 le bloc de gauche et le bloc rassemblement national, d'une façon qu'on n'avait
07:23 pas vue depuis la fin du 19e siècle.
07:25 C'est-à-dire que les campagnes ont toujours voté un peu plus à droite que la gauche.
07:29 Mais pendant l'essentiel du 20e siècle, l'écart était en fait assez faible.
07:32 Si on regarde les données de près.
07:34 Alors qu'aujourd'hui, on retrouve des écarts qu'on n'avait pas eus de la fin du 19e siècle.
07:38 Et notre explication pour ça, c'est beaucoup plus socio-économique qu'identitaire.
07:43 C'est-à-dire qu'en fait, c'est plus que la position dans le système productif.
07:46 Donc si on prend la question des ouvriers.
07:47 Parce que quand on parle des classes populaires, on oublie parfois qu'il y a les ouvriers,
07:50 il y a les employés, les personnels dans la restauration, le commerce, le nettoyage,
07:55 dont le revenu moyen est plus faible que celui des ouvriers et qui eux continuent de voter
07:59 à gauche et sont plus urbains que les ouvriers qui étaient plus nombreux dans les banlieues
08:04 jusqu'aux années 70-80, mais qui aujourd'hui sont plus nombreux dans les bourgs et les
08:06 villages.
08:07 Il y a eu un sentiment d'abandon face notamment à l'intégration européenne, commerciale,
08:13 et donc un sentiment d'abandon face aux partis de droite et de gauche qui sont succédés
08:15 au pouvoir et qui ont été chercher finalement le RN comme un vote d'expression d'un sentiment
08:20 d'abandon.
08:21 Je ne suis pas sûr que le RN soit en mesure d'y répondre s'il était au pouvoir.
08:23 On n'a pas forcément envie d'essayer.
08:24 Mais en tout cas, c'est plus une question sociale et économique, un sentiment d'abandon
08:29 face aux services publics aussi.
08:30 En tout cas, chacun après peut tirer les conclusions qu'il souhaite pour l'avenir.
08:34 Nous, on cherche d'abord à poser des faits et le fait central, vous l'avez dit, c'est
08:38 cette division entre classe populaire urbaine et rurale.
08:41 Donc ce n'est pas toutes les classes populaires votent RN ou toutes les classes populaires
08:44 votent à gauche, ce serait absurde de dire ça.
08:46 C'est vraiment cette division qui est nouvelle, qu'on n'avait pas vue depuis la fin du
08:49 19ème siècle.
08:50 Vous affirmez aussi, graphique et modélisation à l'appui, et là je prends le temps de
08:54 la citation, que le vote pour le bloc central libéral progressiste en 2022, à la présidentielle,
09:03 apparaît comme l'un des plus bourgeois observés depuis deux siècles, sans doute
09:07 même le plus bourgeois de toute l'histoire électorale française, au sens où il rassemble
09:13 un électorat socialement beaucoup plus favorisé que la moyenne, dans des proportions inédites
09:18 par comparaison aux précédents historiques.
09:21 Le vote Macron est le plus bourgeois de l'histoire, Julia Cagé ?
09:25 C'est ce qu'on voit dans les données.
09:26 En fait, ce qu'on a fait dans les données, c'est qu'on a classé toutes les communes,
09:29 les 36 000 communes françaises depuis la Révolution française, en fonction de leurs
09:33 revenus.
09:34 Et si vous regardez comment votent les communes les plus riches, les 10%, les 5%, les 1%
09:38 des communes les plus riches, on voit qu'elles votent aujourd'hui massivement pour Emmanuel
09:42 Macron.
09:43 Alors elles votent aussi massivement pour Edouard Balladur, pour Chirac, pour Valéry
09:47 Boudestin.
09:48 Donc en haut de la distribution, c'est un vote de droite.
09:50 Mais ce qui est frappant chez Emmanuel Macron, c'est que historiquement, la droite était
09:54 aussi capable de conquérir une partie du vote des communes les plus populaires.
09:58 Et notamment une partie du vote des communes les plus populaires rurales.
10:02 Sarkozy un peu moins.
10:03 En fait, l'inversement se fait en 2007.
10:05 Et c'est là qu'on a un inversement de la sociologie électorale du RN.
10:09 Il a siphonné le RN quand même.
10:11 Oui, mais plutôt un électorat plus urbain et aisé.
10:14 Oui, et ça c'est frappant.
10:16 Mais ce qui est frappant sur le bas de la distribution, c'est que là où la droite
10:19 était capable d'aller chercher les communes rurales les plus modestes, Macron ne les a
10:23 pas du tout.
10:24 Et dans les 60% des communes les plus faibles, le vote Macron est beaucoup plus faible que
10:27 tout ce qu'on a pu voir de vote de droite historiquement.
10:30 Ce qui fait que sur l'ensemble de la distribution, des communes les plus pauvres aux communes
10:33 les plus riches, on voit que parmi les votes de cette ampleur, c'est-à-dire des votes
10:36 qui ont 20, 25, 30% de l'électorat, le vote Macron est le plus bourgeois de l'histoire.
10:42 On peut trouver des tout petits votes qui sont aussi bourgeois.
10:44 Alain Madelin a fait plus bourgeois que Macron.
10:47 Ou Zemmour.
10:48 Zemmour récemment, si on regarde la pente, notre critère c'est toujours très objectif,
10:52 on classe les communes par revenu moyen ou par valeur moyenne des logements.
10:55 Vous savez, la valeur moyenne des logements aujourd'hui, dans le 7ème arrondissement
10:58 à Paris, ça dépasse 1 million d'euros.
10:59 Vous allez à Vierzon, vous êtes à 80 000 euros, donc vous avez une pente très forte.
11:03 Et vous classez vos communes, vous regardez la pente observée et on voit sur des petits
11:08 candidats comme Zemmour et Madelin une pente encore plus forte.
11:11 C'est-à-dire un électorat encore plus bourgeois que Macron.
11:14 Mais c'est vrai que par rapport à des candidats de droite qui faisaient 20, 30% des voix,
11:19 le profil de vote pour Macron ressemble beaucoup au vote de droite sur le haut de la distribution
11:23 comme disait Julia, mais sur le bas de la distribution il est plus pentu.
11:25 C'est-à-dire il fait fuir le vote des communes pauvres plus fortement que les droites du
11:29 passé.
11:30 Surtout en 2022 plus qu'en 2017 j'imagine, où il avait plus de voix de gauche.
11:33 C'est déjà le cas en 2017.
11:34 Ça a été renforcé en 2022.
11:38 Mais c'est vrai que votre livre est passionnant, on apprend beaucoup de choses.
11:41 La thèse principale, on va la rappeler, c'est qu'en gros, c'est ce que disait
11:46 Nicolas, dis-moi quelle est ta déclaration d'impôt ?
11:48 Je te dirais que tu votes en gros, pour comprendre les votes des Français aujourd'hui, il
11:53 faut regarder leur déclaration d'impôt, il faut regarder leur revenu, il faut regarder
11:56 leur patrimoine.
11:57 Et c'est ça qui détermine leur profession.
11:58 La place dans le tissu territorial est productif, Léa Salamé.
12:01 C'est très important aussi.
12:02 Ce n'est pas seulement la richesse.
12:03 Oui, oui, j'entends.
12:04 Mais c'est aussi, on va vous apporter la contradiction suivante, qui est de dire que
12:08 vous laissez de côté, vous regardez le vote français avec vos lunettes d'économiste,
12:12 c'est bien normal.
12:13 Mais vous pensez vraiment que les considérations idéologiques, que les considérations identitaires
12:19 sont à ce point minoritaires ?
12:20 Je vous pose la question.
12:22 On regarde dans les données.
12:24 Et dans les données, on va regarder par exemple le rôle joué par la proportion d'immigrés
12:28 sur le territoire.
12:29 On va regarder combien ça explique de la part du vote.
12:31 Comme l'a rappelé Thomas tout à l'heure, sur les questions socio-économiques, on
12:34 sait qu'aujourd'hui, à peu près 70% des écarts de vote sont entre la gauche et la
12:37 droite.
12:38 On rajoute l'immigration, on rajoute la religion, on monte à 72-73%.
12:43 Voilà, vous avez des facteurs qui expliquent quasiment les trois quarts.
12:46 Des facteurs qui jouent un rôle minime.
12:47 Pour poser la question à Thomas Piketty, un peu calme, simplement, si on reprend le
12:52 vote au premier tour de la dernière élection, pour si on additionne Marine Le Pen, Éric
12:56 Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan, on arrive à peu près à 32-33% de votants au premier
13:01 tour.
13:02 Est-ce que vous pensez que l'immigration, que la peur de l'étranger, que la peur de
13:05 la vague migratoire, c'est pas ça qui a fait ce vote-là ? C'est vraiment une histoire
13:10 de compte en banque ?
13:12 Alors, sur le vote Zemmour, c'est certainement un vote sur lequel les électeurs qui votent
13:17 Zemmour ont des préoccupations identitaires, anti-immigrés, anti-islam, qui sont très
13:23 fortes.
13:24 Mais c'est 7% de l'électorat.
13:25 Le vote RN est vraiment différent.
13:27 Le vote RN, on voit très bien depuis 2007-2012, qu'il est devenu d'abord un vote rural,
13:34 un vote de communes pauvres du monde des bourgs et des villages, qui ont été frappées par
13:39 la désindustrialisation, qui expriment d'abord des préoccupations socio-économiques.
13:43 Et quand on dit ça, on ne dit pas ça juste pour l'affirmer dans l'absolu.
13:45 C'est-à-dire que si on compare, parce qu'on a 36 000 communes en France, donc on peut
13:49 vraiment comparer à tous les niveaux de richesse des communes qui vont avoir plus d'immigrés,
13:54 moins d'immigrés, plus d'employés, moins d'employés, plus d'ouvriers, moins d'ouvriers,
13:57 et nous exposer à la concurrence internationale, donc on peut séparer les différents facteurs.
14:00 Et quand on fait ça, on voit que pour comprendre les votes, effectivement, ce sont d'abord
14:05 des facteurs socio-économiques, mais attention, des facteurs qui sont lourds.
14:08 C'est-à-dire que ce n'est pas juste la déclaration de revenus.
14:11 C'est aussi, à nouveau, le sentiment d'avoir été oublié face à l'intégration européenne,
14:17 l'économie internationale, les pertes d'emploi dans l'industrie et l'impression que les
14:21 urbains finalement, qui étaient plus employés dans les services, ont été moins frappés
14:26 par la désindustrialisation.
14:27 Tout ça, ce sont des facteurs lourds sur lesquels on ne cherche pas à prétendre qu'il
14:29 est facile de revenir.
14:30 Donc ce n'est pas juste… Vous savez, simplement, ça permet de déplacer le débat sur le terrain
14:35 socio-économique.
14:36 C'est-à-dire, ceux qui veulent mettre le débat sur l'identité, pour résumer, c'est
14:38 de la paresse.
14:39 Parce que c'est très facile d'exacerber comme ça les conflits identitaires, mais
14:42 ça ne va rien régler du tout, ni des inégalités, ni du réchauffement climatique, ni des problèmes
14:46 de logements, d'emplois, etc.
14:48 Christophe, au Standard Inter, soyez le bienvenu, bonjour !
14:51 Oui, bonjour, merci de faire de nous des citoyens éclairés.
14:54 J'ai une question, est-ce que vous pensez, sur toute la période de recherche que vous
14:58 avez fait, que le 21 avril 2002 a créé quelque part une rupture du continuum espace-temps ?
15:03 Je m'explique, la gauche a le vent en poupe, Jonathan Jospin est disqualifié, Jacques
15:09 Chirac est le président de la République, remet en scène Nicolas Sarkozy, qui, mise
15:12 à l'intérieur, supprime la polésie aux proximités, et derrière, est élu président
15:16 de la République, fait la RGPP, etc.
15:18 Merci Christophe pour cette question.
15:20 La date du 21 avril 2002, comment l'analysez-vous ?
15:24 En fait, cette rupture de l'espace-temps, d'une certaine manière, elle a commencé
15:28 un peu avant le retour de la tripartition et vraiment ces trois blocs, social-écologique,
15:33 libéral-progressiste, national-patriote, on les voit émerger en 1992 pour les raisons
15:37 que rappelait en partie Thomas, notamment le fait que la question européenne, la question
15:41 de l'intégration européenne, de la concurrence internationale que ça va poser, de la crise
15:46 des services publics, de la désindustrialisation, ça commence un peu plus tôt.
15:50 Donc ensuite, on le voit apparaître une première fois électoralement avec la qualification
15:54 de Jean-Marie Le Pen pour le second tour en 2002, puis ensuite on l'a vu à répétition
15:58 avec aujourd'hui trois blocs véritablement bien définis.
16:01 Sur ce que disait Thomas tout à l'heure, je pense que ce qui est vraiment extrêmement
16:04 important, c'est que ce message finalement qu'on documente dans le livre sur l'importance
16:09 des facteurs socio-économiques, c'est un message qui est profondément optimiste.
16:12 Parce qu'à la question des inégalités économiques, des inégalités sociales, à
16:16 la question des services publics, on peut apporter des solutions.
16:19 On peut avoir des solutions en termes de redistribution, en termes de taxation, en termes d'égalité,
16:23 en termes d'hôpitaux, etc.
16:24 La question identitaire, on ne peut pas vraiment la résoudre.
16:27 Et un des facteurs clés du vote RN, quand on regarde les différents facteurs, c'est
16:31 le revenu, c'est le territoire et c'est aussi par exemple la propriété.
16:35 Ce qu'on voit aujourd'hui dans le programme du Rassemblement National, c'est qu'il
16:38 y a des propositions qui vont parler aux classes populaires rurales, par exemple des
16:42 propositions sur le pré-atot zéro.
16:44 Aujourd'hui, ce que ne sait pas faire la gauche, c'est parler et avoir des propositions
16:48 alternatives pour reconquérir ces classes populaires rurales.
16:51 La bonne nouvelle, nous ce qu'on montre, c'est que sociologiquement, cet électorat
16:54 est dans le fond assez proche de celui de la gauche.
16:57 Donc avec des propositions concrètes, la gauche pourrait aller le reconquérir.
17:00 Maxime Abordeau, bonjour, bienvenue.
17:02 Bonjour à tous.
17:04 Oui, je vais vous appeler pour avoir une question sur les abstentionnistes, puisque
17:09 ça représente un bloc finalement assez conséquent, même à l'élection présidentielle où
17:13 il y a beaucoup de participation, on était un peu plus de 20% si je me rappelle bien.
17:16 Donc j'aurais aimé savoir si vous avez dans votre livre étudié le profil socio-économique
17:22 de ce bloc-là.
17:23 Merci Maxime pour cette question.
17:25 Thomas Piketty ?
17:26 Alors il y a une longue partie dans le livre sur l'histoire de la participation depuis
17:30 la Révolution française, parce que pour résumer, au moment de la Révolution française,
17:34 vous avez 30-40% de participation, ce qui est déjà très fort vu les modes de transport
17:39 de l'époque, etc.
17:40 Il faut aller au chef-lieu de canton.
17:41 A partir de 1848 jusqu'aux années 1980-1990, vous êtes à 70-80% de participation.
17:46 Et depuis les années 1990, ça a chuté, notamment aux législatives, aux dernières
17:50 législatives en 2022, on est en dessous de 50% de participation.
17:52 Donc ça c'est extrêmement frappant.
17:53 Et la deuxième chose sur laquelle on insiste qui est encore plus frappante, c'est que
17:57 l'écart de participation entre les communes riches et les communes pauvres a atteint au
18:02 cours des dernières décennies un niveau qu'on n'avait jamais vu.
18:05 Parce que ça n'a pas toujours été vrai.
18:06 Parfois on dit "c'est toujours comme ça, les communes pauvres votent moins que les
18:09 communes riches".
18:10 Mais pas du tout.
18:11 Pendant l'essentiel du XXe siècle, c'était même souvent le contraire.
18:13 Et en fait, c'est un phénomène vraiment nouveau qu'on voit depuis les années 1990.
18:16 Donc il y a plein d'idées reçues comme ça que le livre remet en cause parce qu'en
18:20 fait on n'avait jamais regardé.
18:21 Et le fait de regarder ça, ça pose des questions sur notre équilibre démocratique actuel.
18:24 Parce qu'on pourrait dire "bon, des gens nous disent que vous n'aimez pas la tripartition".
18:27 Bon, nous, c'est pas qu'on n'aime pas la tripartition.
18:29 S'il y avait une plus grande offre politique et que les gens s'y retrouvaient mieux,
18:32 pourquoi pas ? Sauf que si les gens s'y retrouvaient mieux, pourquoi on aurait moins de 50% de
18:36 participation en 2022 ? Ça montre bien qu'en fait, il y a quelque chose de factice dans
18:40 cette tripartition.
18:41 Parce qu'en fait, le Bloc central qui croit pouvoir rester au pouvoir éternellement,
18:45 simplement en misant sur les divisions des opposants qu'il renvoie dans les extrêmes,
18:49 en fait, ça empêche toute alternance démocratique.
18:52 Et c'est ça qui fait que les gens restent chez eux.
18:54 Et donc, c'est là qu'il y a une perversité, selon nous, dans le système de tripartition.
18:58 À l'échelle historique, la bipolarisation a permis des alternances démocratiques.
19:02 Pour finir, un mot rapide au passage, Eric, sur l'appli d'Inter, en quoi deux économistes
19:05 sont-ils qualifiés sur un tel sujet ?
19:07 Non, non, nous on se voit plutôt comme chercheurs en sciences sociales et on l'a souvent dit
19:13 que comme économistes, ce qu'on a lu et utilisé comme matériau pour ce livre, c'est
19:18 énormément de travaux qui ont été faits par des historiens, par des politistes, par
19:23 des chercheurs en sociologie.
19:24 On construit sur ces travaux antérieurs et on espère apporter au débat.
19:29 Pour moi, il n'y a pas de séparation entre l'histoire, l'économie.
19:32 Donc, si vraiment il fallait choisir une discipline, ce livre, c'est plutôt un livre
19:36 d'histoire, dans le fond.
19:37 Parce qu'on va d'abord dans les archives électorales, on s'appuie sur des travaux
19:40 d'historien, de politiste, de géographe.
19:44 Mais aussi de citoyens engagés.
19:47 Vous avez dit, Julia Cagé, que ce livre se veut optimiste parce qu'il veut donner
19:52 peut-être les idées à la gauche pour reconquérir, redevenir majoritaire dans certaines zones
19:57 où elles ne le sont plus, et notamment les zones rurales chez les pauvres, puisqu'on
20:01 distingue ces quatre catégories que vous avez listées.
20:06 Effectivement, on peut lire aussi comme un mode d'emploi votre bouquin pour la gauche.
20:10 Aujourd'hui, la gauche ne représente qu'un tiers de l'électorat, sauf je le demande
20:15 devant vous.
20:16 Comment, selon vous, elle peut redevenir majoritaire ? Qu'est-ce qu'elle doit dire, selon
20:19 vous, à ces régions-là pour les reconquérir, pour qu'ils rebasculent du RN à la gauche
20:25 ?
20:26 On a l'impression que si on mettait une poste où les services publics, on les redynamisait,
20:33 ça suffirait à ramener ces électeurs vers la gauche.
20:36 Est-ce que vous en êtes sûre que ce n'est que cela ?
20:38 Pas que.
20:39 Par exemple, on parlait tout à l'heure de la question de la propriété.
20:42 La gauche a eu du mal, historiquement, jusqu'en 1980, à traiter de la question de la propriété
20:47 et à répondre aux envies légitimes des classes populaires de devenir propriétaires.
20:52 On a une gauche qui, parfois, se fait un peu méprisante par rapport à ses classes populaires
20:55 en dénonçant la France pavillonnaire qui roulerait en voiture là où souvent les
21:00 classes populaires urbaines vont prendre l'avion pour partir en week-end à Barcelone.
21:04 Il y a aussi tout ce discours à reconstruire.
21:07 Comment on a une offre de services publics ? Comment on a un discours sur la réindustrialisation
21:12 ? Est-ce qu'il se suppose de réformer toutes les règles en place aujourd'hui dans l'Union
21:16 européenne ? Et on ne prétend pas du tout que c'est facile.
21:18 On prétend par contre que ça fait partie des préoccupations des Français.
21:21 Donc, il faut, à un moment donné, affronter ce problème.
21:25 On a un discours à une époque où à la fois les loyers et les taux d'intérêt
21:28 explosent, ce qui pose problème aussi pour les classes populaires par rapport à l'accès
21:33 à la propriété.
21:34 Tout ça, c'est des enjeux essentiels.
21:35 Et aussi le discours écologique qui est perçu dans ces classes populaires-là comme des
21:41 interdictions et comme des donneurs de leçons.
21:43 La gauche passe pour donneur de leçons.
21:46 Tout à fait.
21:47 On ne dit pas que c'est facile.
21:48 Mais ce qu'on dit, c'est que finalement, l'assise populaire du bloc de gauche est
21:52 beaucoup plus importante néanmoins que ce qu'on prétend parfois.
21:55 Et elle est plutôt plus importante que celle du bloc RN.
21:58 Le bloc nationaliste, pour dire vite, son assise populaire est beaucoup plus limitée.
22:03 En particulier, dès qu'elle essaie de s'élargir.
22:06 L'électorat Zemmour en particulier est un électorat très favorisé.
22:10 Ils ne sont d'accord sur rien sur le terrain économique, social, fiscal.
22:13 Pour résumer, on est dans une situation de trépartition où chacun des blocs a de grandes
22:17 fragilités.
22:18 C'est facile pour aucun des blocs.
22:20 Le bloc central actuellement au pouvoir, on voit bien sa fragilité, il n'a pas la majorité.
22:23 Le bloc nationaliste a de grandes incertitudes et incohérences sur le plan socio-économique.
22:27 Sur la gauche, ce n'est pas que ce soit facile.
22:29 Mais par rapport aux autres blocs, la possibilité de reconquérir l'électorat populaire sur
22:34 un socle de redistribution.
22:36 Donc effectivement, il faut marquer beaucoup plus son territoire, c'est le cas de le dire,
22:40 sur les questions de redistribution, de services publics, de protection face à la concurrence
22:45 internationale excessive.
22:46 Ce n'est pas que ce soit facile, mais par rapport aux autres blocs, Léa, c'est plutôt
22:50 moins compliqué.
22:51 Je suis obligée de vous faire réagir ce matin sur ce sondage publié dans Libération
22:55 que vous avez dû sans doute voir.
22:56 Parce que vous dites que c'est plus facile pour la gauche, le bloc national a plus de
23:00 problèmes.
23:01 Bon, quand on lit le sondage de ce matin, c'est compliqué de le prouver.
23:04 44% des Français estiment que Marine Le Pen peut apporter des solutions utiles aux Français.
23:09 Comparé à la France insoumise, le Rassemblement national est jugé plus crédible, plus compétent,
23:15 moins violent, la France insoumise est vue comme plus dangereuse que le Rassemblement
23:19 national pour 36% des Français.
23:21 Comment vous recevez ce sondage ?
23:23 Déjà, vous posez le Rassemblement national à la France insoumise, nous on pense en
23:27 termes de blocs.
23:28 C'est-à-dire que quand on parle de blocs, je suis du bloc.
23:29 Je sais bien, je sors du livre pour vous poser une question d'actualité.
23:32 Le PS, et les filles Europe Écologie des Verts.
23:34 Bon, ensuite on a une gauche qui a été…
23:36 Vous savez que les Maltinotins s'est réjouis à ce micro il y a deux jours, je ne sais
23:38 pas si vous l'avez entendu, de dire pendant longtemps à gauche, le bloc de gauche était
23:42 dominé par le PS, aujourd'hui c'est les Insoumis qui dominent.
23:45 Ah ben ça c'est son jeu politique, elle parle de son parti, donc elle ne va pas se
23:48 réjouir de la domination du PS qui n'existe plus.
23:51 Non mais là, du coup, on compare la France insoumise au Rassemblement national, les deux
23:55 partis les plus forts.
23:56 Il y a une vraie question qui se pose aujourd'hui, qui est que la gauche a été au pouvoir quasiment
23:59 la majorité du temps depuis 1981, que les classes populaires ont eu un certain nombre
24:04 d'attentes qui n'ont pas été satisfaites, que la droite a également déçu dans son
24:08 exercice du pouvoir et qu'on a un bloc, le Bloc National Patriote, qui n'a jamais
24:13 gouverné.
24:14 Donc de la part des classes populaires qui voient leur pouvoir d'achat aujourd'hui
24:17 diminuer, qui souffrent de la réforme des retraites, qui souffrent de tout ce qui s'est
24:21 passé au cours des dernières années, ce n'est pas illégitime de s'interroger sur
24:26 ce qui pourrait se passer en cas de victoire du Bloc Rennes.
24:29 Et c'est ce qu'on voit aujourd'hui dans les enquêtes, c'est ce qu'on voit aujourd'hui
24:31 dans les sondages, c'est pour ça que c'est aussi à la gauche de se remettre au travail
24:34 pour paraître crédible sur un certain nombre de questions.
24:37 Une dernière question d'actualité, le président des Restos du Coeur a alerté sur la situation
24:41 de l'association avec l'inflation, les coûts explosent, le nombre de Français qui
24:45 demandent de l'aide aussi, il manque 35 millions d'euros.
24:48 Bernard Arnault a donné 10 millions d'euros aux Restos du Coeur, vous saluez le geste
24:52 Thomas Piketty ?
24:53 C'est-à-dire, par rapport à 200 milliards d'euros qui est le patrimoine actuel de Bernard
24:58 Arnault, donc ça représente si je ne me trompe pas 0,000005%, j'ai mis 4 zéros
25:03 mais il y en a peut-être 5 zéros.
25:05 La question, c'est très bien de donner 0,000005% de son patrimoine mais voyez bien
25:09 que quand on réfléchit collectivement sur un système de mise à contribution des uns
25:14 et des autres, ce n'est pas un problème de personne, il faut essayer d'avoir une
25:17 base objective où on contribue en pourcentage de son revenu, de son patrimoine, plutôt
25:21 plus quand on a un revenu, un patrimoine plus élevé que quand on est en classe moyenne,
25:25 qu'on paye des taxes foncières qui ont arrêté d'augmenter et on paye un impôt
25:28 sur son patrimoine beaucoup plus élevé que Bernard Arnault.
25:30 Donc on est obligé d'avoir des critères objectifs, sinon chacun peut dire n'importe
25:34 quoi, mais on est obligé d'avoir des critères objectifs et de ce point de vue-là, on est
25:36 très loin du compte.
25:37 (Narrateur) Merci à tous les deux, Julia Caget, Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique
25:43 est publiée aux éditions du Seuil en librairie, vendredi, unehistoireduconflitpolitique.fr,
25:49 c'est le site internet, merci encore.