• il y a 7 mois
François Busnel, Augustin Trapenard, Tahar Ben Jelloun, Teresa Cremisi, Michèle Cotta et Alain Mabanckou rendent hommage à Bernard Pivot lundi.

Retrouvez le débat du 7/10 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10

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Transcription
00:00 Et nous vous proposons ce matin avec Léa Salamé une émission spéciale sur un homme
00:13 qui nous a tous marqués, qui nous a tous touchés, un homme qui incarnait le livre
00:17 pour des millions de français, qui regardait religieusement Apostrophe le vendredi soir
00:22 sur Antenne 2 et très souvent se précipitait le lendemain en librairie, achetait les livres
00:27 des auteurs qu'ils avaient vus à la télévision. Bernard Pivot est mort hier à l'âge de
00:32 89 ans et on est tous tristes ce matin, même si on rigole encore à la lecture de son tweet
00:38 génial de 2016. L'habitude des radios de m'appeler à la mort d'un écrivain est
00:44 si grande que le jour où je mourrai, elles m'appelleront.
00:48 Pour saluer la mémoire de Bernard Pivot, nous sommes avec François Bunel, producteur
00:53 de la Grande Librairie, vous avez dirigé la revue Lire pendant 15 ans. Bonjour à vous,
00:57 bonjour à Augustin Trapenard, journaliste et présentateur de la Grande Librairie sur
01:01 France 5, tous les mercredis à 21h. Tar Benjeloun est aussi avec nous, vous êtes écrivain,
01:05 poète franco-marocain, membre de l'Académie Goncourt, prix Goncourt 87 pour la nuit sacrée.
01:10 Thérésa Crémizier est aussi autour de cette table, éditrice, ancienne PDG des éditions
01:15 Flammarion, présidente des éditions Adelphi. Michel Cotta est également là, on avait
01:19 envie de beaucoup de voix ce matin, journaliste et écrivaine, ancienne directrice générale
01:23 de France 2. Bonjour et merci d'être là. On est en ligne également de Californie avec
01:30 Alain Maboncou, écrivain, professeur de littérature francophone à UCLA, en direct de Los Angeles.
01:37 Nicolas, j'ai dit tout. Oui, merci d'être là. Pour moi, Bernard
01:40 Pivot, ce sont, et pour beaucoup évidemment, j'imagine, des souvenirs d'enfance. Et comme
01:45 un enfant, j'étais persuadé qu'il était immortel. Alors pardonnez-moi pour commencer
01:50 cette naïveté de gosse. Et dites-moi, François Bunel, quel sentiment vous ont tout simplement
01:55 traversé en apprenant la mort de Pivot hier ?
01:59 Une naïveté partagée, Nicolas, parce que, comme vous, je pensais que Bernard était
02:06 immortel. Peut-être parce qu'il était déjà, d'ailleurs, du côté, vous savez,
02:10 de ces étoiles qui nous éclairent, mais qui en réalité, on le sait, sont déjà mortes,
02:15 sont déjà disparues. Et j'étais à la fois très surpris, pas étonné, très embêté
02:21 parce qu'évidemment, avec Bernard Pivot, on a envie de pleurer. On pleure un peu sur
02:25 son enfance, on pleure sur les millions, les milliers de pages qu'on a lues grâce à
02:30 lui étant l'homme qui a réconcilié la France avec ses écrivains, avec la littérature
02:34 et avec le plaisir de lire. Et donc, partager entre la tristesse et, pardon, la joie. La
02:41 joie. Je me suis dit, en fait, si ce matin on arrive à ce micro triste, il y a une
02:45 semaine je ne pouvais pas parler après la disparition de Paul Auster. Si on arrive triste,
02:50 on ne rend pas hommage à celui qui nous a appris que la lecture, le français, la langue
02:55 française, c'est fait d'abord pour jouir et pour jouer. Vous voyez, il y a un mot,
03:00 une lettre de différence, mais comme disait Bernard, la lettre fait tout.
03:05 Vous êtes d'accord, Augustin ? Oui, moi je trouve que ce serait effectivement
03:08 le trahir que de pleurer et plutôt que de se souvenir de ce qu'on a perdu, plutôt
03:11 de se souvenir de tout ce qui reste avec lui. Vous savez, je pense à l'un de ses derniers
03:16 textes, c'était très beau, qui s'appelait « Mais la vie continue », où il énonçait
03:19 cet engagement, cet engagement qui doivent nous habiter. Il disait « Ne jamais me plaindre,
03:24 être de bonne humeur, entretenir ma curiosité, ne pas m'isoler, profiter, rêver, ajouter.
03:30 » Et dans la presse ce matin, je crois que c'est dans le Figaro que je l'ai lu, à
03:36 la question de savoir si vous étiez tous les deux, François Bunel et Augustin Trattnard,
03:41 ses héritiers, disaient « Je ne sais pas, mais une chose est certaine, c'est que le
03:45 jour où je serai mort, ils le seront. » C'est vous, c'est vous !
03:51 Oui, c'est vrai, on se sent un petit peu… C'est compliqué parce que héritier, oui
03:56 et non, en réalité, on ne peut pas remplacer Bernard Pivot, c'est impossible, il ne faut
04:01 pas chercher à le remplacer. Vous disiez, quand vous avez commencé la
04:04 Grande Librairie, François Bunel, il vous disait « On va te critiquer pendant trois
04:07 mois, en me comparant à moi, tu t'en fous, tu continues et ça ira. »
04:11 Oui, d'abord il faut dire que Bernard Pivot a été quelqu'un d'extraordinairement
04:14 bienveillant, c'est-à-dire quelqu'un qui vous regardait avec parfois un peu Goguenard,
04:19 il jetait sur ses cadets un œil à la fois amusé et curieux, en se demandant si on allait
04:23 tenir le coup, en se demandant justement si on ferait rire les gens. Parce que, encore
04:27 une fois, lui ce qui l'intéressait, c'était qu'on fasse un spectacle, il fallait que
04:31 l'émission, me disait-il, soit sans sas, mais pas sensationnaliste. Il fallait être
04:37 sur la corde raide avec lui.
04:38 « Tarb' Angeloun' c'était sans sas, mais pas sensationnaliste ? »
04:42 C'était un moment extraordinaire. La première fois où je t'ai invité, je n'ai pas dormi
04:46 la veille, et je me suis dit « traque ! » parce qu'on arrivait comme ça, et puis je pensais
04:52 qu'il allait nous recevoir. Il ne parlait pas du tout, on arrivait directement sur le
04:55 plateau. Il nous disait « Bon, on a une heure et demie, en partant vous aurez l'impression
05:00 de ne pas avoir assez de temps pour parler, mais parlez simplement de ce que vous voulez
05:06 dire. »
05:07 Il est extraordinaire. Il suscitait la parole d'une façon, comme un grand metteur en scène
05:13 en fait. Et puis c'est vrai que, moi quand je l'ai bien connu à l'Académie de Vancouver,
05:20 c'était un homme très joyeux, plein d'humour. Alors, il y a une anecdote très drôle,
05:26 c'est lorsque en 2008, j'ai rejoint l'Académie de Vancouver avec Patrick Rambeau, et on arrive
05:33 au salon Valle, et puis il y avait un journaliste ou deux, et ils s'étaient enlevés. « Vous
05:39 voyez, l'Académie de Vancouver n'est pas raciste, elle reçoit un arabe et un nègre
05:43 en même temps. »
05:44 Et d'abord tout le monde a rigolé. C'était ça Bernard.
05:49 Thérésa Crémizzi, pour une éditrice, envoyer un auteur chez Pivot à Apostrophe ou à Bouillon
05:55 de Culture, c'était quoi ? On ne dormait pas non plus la veille ?
05:59 Non, on dormait, mais on dormait parce qu'on en a vu d'autres. Mais je dois dire que
06:04 quand je suis arrivée en France, j'ai assisté et je me suis adaptée à une situation absolument
06:11 inédite pour une éditrice européenne. On disait le matin « On a Pivot ! » Ça
06:17 voulait dire qu'un auteur inconnu, une toute jeune femme, dont le nom était totalement
06:24 inconnu à tout le monde, est devenu célèbre. Et le lendemain, les librairies achalandaient.
06:30 C'est vrai ce que vous dites, parce qu'on a tous en mémoire, quand il a reçu Duras,
06:36 Sursenard, Albert Cohen, Humberto Eco, Jean-Dormeçon, François Mitterrand, mais il a aussi reçu
06:41 beaucoup de premiers écrivains d'inconnus. Il a mis en lumière énormément de jeunes
06:47 femmes et de jeunes hommes.
06:49 Il découvrait.
06:50 Il découvrait.
06:51 Il découvrait.
06:52 Et alors pas seulement des jeunes, parce que souvenez-vous quand même de cette anecdote
06:54 qui est complètement folle. Vous vous rappelez, Nicolas Léa, d'Emmanuel Le Roi Ladurie ?
06:58 Oui.
06:59 Franchement, on peut le dire, Emmanuel Le Roi Ladurie, historien extrêmement sérieux,
07:03 fait un livre qui s'appelle « Histoire du climat depuis l'an 1000 ». Franchement
07:07 Thérésa, c'est pas vous qui l'avez publié, mais enfin, on va vendre…
07:10 Ah si, si.
07:11 Ah c'est vous ! Aujourd'hui, vous pouvez nous le dire, vous pensiez vendre 250 exemplaires.
07:15 Mais c'était extraordinaire.
07:16 Alors Pivot sort flambe pour ce bouquin.
07:19 Il présente ce livre qui est un livre extrêmement technique, passionnant mais très technique.
07:23 Et ça devient un best-seller.
07:25 Mais ce qui est génial, c'est que non seulement il prend un historien pas très connu à
07:29 l'époque et il en fait un grand historien très connu du grand public, mais surtout,
07:33 il a 30 ans d'avance.
07:34 Car que racontait le Roi Ladurie et que Pivot avait parfaitement compris, c'est que le
07:37 climat, l'histoire du climat, agit sur l'histoire des hommes.
07:41 La révolution française, c'est d'abord une révolution climatique.
07:44 Et ça, Bernard, voit à la fois l'historien qui peut devenir très populaire et l'idée
07:51 qui peut infuser la société française.
07:52 Oui, parce qu'il y avait aussi un pivot politique.
07:55 Il y avait aussi un pivot politique.
07:57 Et là, je me tourne vers vous Michel Cotas.
07:59 On a tous en tête le moment Solzhenitsyn, il y a les nouveaux philosophes.
08:02 C'était aussi un lieu où il y avait un débat d'idées où on s'engueulait.
08:06 Tout les débats d'idées finalement se passaient là.
08:09 Moi, j'ai un grand souvenir de Solzhenitsyn qui avait été amené en France par un éditeur
08:14 qui s'appelait Claude Durand, qui immédiatement est arrivé à imposer Solzhenitsyn.
08:20 Mais celui qui a sauté sur Solzhenitsyn, et finalement, ce n'était pas évident
08:24 qu'il faille le faire lui, qui n'était pas un spécialiste politique, qui n'avait
08:28 pas d'options particulièrement à défendre.
08:32 Il a été le premier, avec beaucoup de critiques d'ailleurs, puisqu'il a reçu des critiques
08:38 de Régis Debray ou de Max-Paul Fouché qui disaient que tout ça c'est vraiment en
08:45 secondaire par rapport à ce qui se passe en URSS.
08:48 Il a trouvé le premier.
08:50 Donc ça veut dire que dans tous les domaines, il était quand même le premier.
08:56 Sur la politique, je me rappelle surtout un moment où François Mitterrand était vraiment
09:01 mais dans le trou de cet après 68.
09:05 Il a fait une émission avec Pivot et d'un seul coup, le Mitterrand nouveau, c'est-à-dire
09:12 celui qui était complètement naturel alors qu'avant il était toujours crispé dans
09:15 la télévision et tout ça, avec Pivot, il s'est détendu.
09:19 Vous savez quoi ? L'interview effectivement extraordinaire d'Alexandre Solzhenitsyn,
09:23 un an et demi après la publication de l'archipel du Goulag, était son interview préférée.
09:28 Je lui avais demandé et il m'avait répondu effectivement, c'était l'histoire en
09:31 marche.
09:32 Et aujourd'hui, ce matin, je pense beaucoup à quelqu'un de très important qui s'appelle
09:36 Anne-Marie Bourgnon qui était son bras droit, qui a été sa plus fidèle collaboratrice
09:39 depuis 1970 au Figaro et elle témoigne toujours de l'importance de cette entreprise.
09:47 Anne-Marie était la cheville ouvrière d'Apostrophe.
09:49 François Binel, Teresa ?
09:50 Je voulais ajouter quelque chose.
09:52 Alors pour nous éditeurs, c'était un jackpot et donc on essayait de l'influencer.
09:57 Moi la première, on essayait de lui dire « achetez-vous ma première ». Ininfluençable.
10:04 C'était quelqu'un qui disait « ah ben non, j'ai lu mais… oh non, Teresa n'insistait
10:10 pas, je ne comprends rien.
10:11 Donc non, non, non, non, et je ne ferai que ce que je comprends et ce que j'aime ».
10:15 Vous n'avez jamais réussi à l'influencer ?
10:17 J'ai jamais réussi à le faire, c'est idiot ça, j'ai essayé.
10:20 Les éditeurs disaient que c'était presque contre-productif.
10:23 C'était contre-productif d'essayer… Ah non mais j'avais des techniques, mais
10:27 j'avais du temps, mais ça a pas marché.
10:29 Ça a échoué.
10:30 C'était aussi une manière simple d'interviewer des gens qui écrivent parfois des livres
10:35 très complexes.
10:36 Des romanciers mais aussi des chercheurs, vous en parliez François.
10:42 L'échange restait fluide pour le grand public.
10:45 Il était populaire au bon sens du terme.
10:48 Ce qui est quand même très difficile, quand on voit les plateaux qu'il faisait.
10:52 Il y avait parfois des sorbonnards qui publiaient leurs thèses, des historiens inconnus.
10:59 Cette simplicité-là, ce sens du grand public, c'est quand même rare.
11:04 Il était sincère.
11:05 C'est ça, la sincérité se sentait.
11:08 Il était tellement sincère qu'il en était, on disait, naïf.
11:12 En réalité, c'était une naïveté très rouée.
11:15 Et n'oubliez pas que je ne sais pas si c'était roué, Thérésa.
11:17 Je crois qu'il était surtout passionné.
11:19 Vous savez, ça change tout.
11:20 Il y a une chose, pardonnez-moi, mais il y a une chose qui aide beaucoup dans la vie,
11:24 vous savez, c'est d'être passionné.
11:27 Et il adorait.
11:28 Il avait besoin, pour rentrer, pour inviter quelqu'un, non seulement d'avoir compris,
11:33 vous avez raison, mais surtout de trouver que ça pouvait intéresser les gens.
11:36 Trouver cette voie-là est difficile.
11:39 Oui, non, c'est difficile.
11:41 C'est tout le sujet.
11:42 Non, mais c'est-à-dire que quand vous êtes complètement convaincu, ça fonctionne.
11:46 Il n'y a que ça.
11:47 Et Pivot, finalement, c'était ça.
11:49 Bernard était convaincu, mais convaincu qu'il fallait absolument que toutes affaires
11:53 cessent dès le lendemain matin, vous alliez acheter un livre.
11:55 Il y croyait.
11:56 Il y croyait en la parole aussi des écrivains.
11:59 Ce qui est extrêmement important, parce que ça change tout.
12:01 Un intervieweur qui croit à la vérité de la parole de l'écrivain, ça change tout.
12:05 Tar Benjeloun.
12:06 Oui, je voulais quand même témoigner sur sa présence à l'Académie Goncourt, qu'il a « asséné ».
12:11 Ça veut dire quoi « asséné » ? Ça veut dire quoi ? C'est une traduction.
12:16 Écoutez, il y a eu une époque où les compromis, les magouilles, bon, on se faisait, tout le
12:25 monde le sait ça.
12:26 Et maintenant, ça ne se fait plus.
12:28 Bonne question, là, ça l'a fait.
12:30 Ça va peut-être sur Euterre.
12:31 Ça va peut-être sur Euterre, on ne sait rien.
12:34 Le problème, c'est qu'avec lui, d'abord, tout le monde lisait.
12:37 On ne pouvait pas venir en septembre sans avoir lu au moins une trentaine de livres.
12:41 Parce qu'il parlait, tout le monde lisait.
12:44 Et puis, il avait cette notion de populaire.
12:46 C'est-à-dire qu'il disait quand on parlait des livres, oui, mais ce livre-là, ça ne
12:53 va pas plaire à beaucoup de gens, ce n'est pas possible.
12:54 Il voulait toujours donner à lire au maximum de gens, comme quand il était sur Apostrophe.
12:59 Et puis, il était bien sûr incorruptible, d'une intégrité terrible.
13:05 Il avait une autorité naturelle et normale.
13:09 Et puis, il y avait un truc, c'est que, vous savez, les éditeurs, après avoir obtenu
13:18 le Goncourt, ils envoyaient un cadeau aux dix membres.
13:22 Ben, lui, il renvoyait le cadeau.
13:25 - Ah oui ? - On arrêtait d'envoyer.
13:28 - C'était souvent une caisse de très bons vins.
13:33 - Alors que vous, vous gardiez les cadeaux.
13:36 - Je les gardais honteusement, mais lui, il n'en faisait pas une gloire, parce que c'était
13:42 sa nature.
13:43 Il disait "ah non, non, moi je ne veux pas de cadeaux".
13:45 - François, puis Michel, quand...
13:46 - Très rapidement, mais sur ce sujet, je me souviens très bien que, quelques temps après
13:50 l'arrivée de Bernard au Goncourt, j'en ai sur les écrivains, après l'émission, il
13:55 y en a un ou deux qui me disaient "membre de l'Académie Goncourt".
13:57 "Oh, mais attendez, Pivot, c'est bien l'Académie Goncourt, hein, mais enfin bon, pfff, il nous
14:02 fait travailler, il nous oblige à lire".
14:04 Et alors je disais ça à Bernard, il me disait "tu me donneras les noms".
14:08 - Michel, ce qui m'étonnait quand même le plus, c'est la façon de concevoir une émission,
14:15 parce que c'est pas seulement d'inviter quelqu'un.
14:17 Il y avait une mise en scène, il réfléchissait très profondément à qui pouvait susciter
14:24 le débat pour animer quelque chose et pour créer quelque chose.
14:29 Et ça, c'est le plus difficile à faire, parce qu'on peut tomber sur des auteurs qui
14:33 se détestent, mais ça peut faire aussi un grand spectacle, ou on peut trouver sur des
14:37 auteurs qui s'aiment, et ça, il doit doser ça, je trouve qu'il dosait son plateau d'une
14:44 manière formidable.
14:45 - Il était un metteur en scène.
14:46 - Oui, c'est un metteur en scène du livre.
14:48 - Un metteur en scène du spectacle.
14:49 - Alors, le mot "spectacle" revient tout le temps dans votre bouche, le mot "spectacle",
14:53 on lui a reproché.
14:54 - Dans le bon sens.
14:55 - Oui, alors vous, dans le bon sens, mais pendant un temps, il a été extrêmement critiqué,
14:58 notamment par Gilles Deleuze qui avait dit "c'est le degré zéro de la culture, c'est
15:02 une émission de variété, c'est du spectacle", voilà, c'est toujours la même histoire,
15:06 c'est-à-dire qu'il reprochait de faire du livre et de la littérature un spectacle,
15:09 mais ça, il le revendiquait, c'est-à-dire qu'il expliquait que si on veut toucher le
15:12 plus grand nombre, et bien…
15:14 - La critique qui l'avait beaucoup touchée, c'était celle de Régis Debray.
15:19 - Ça m'avait vraiment blessée.
15:20 - Et quand Régis est rentré à l'Académie Goncourt, ils sont redevenus amis, et le jour
15:26 où Régis nous a démissionnés, Bernard était très triste parce qu'il voulait le retenir,
15:31 mais il voulait rien savoir.
15:32 - Il faut peut-être dire ce qu'était la critique de Régis Debray, c'était assez
15:35 intéressant, c'était assez tôt dans les années 80.
15:37 - C'était de la fête du Canada en plus.
15:39 - Debray, qui est un très bon écrivain, mais qui parfois peut se laisser emporter
15:43 par des idéologies, je l'écris en trois mots, comme dirait Bernard Pivot, et bien
15:48 reprochait à Bernard d'exercer un magistère, c'est-à-dire d'être celui qui faisait
15:53 vendre les livres et que finalement, il était le seul à pouvoir le faire, et donc il y
15:58 avait une république des lettres au sein de la république.
16:00 Ça, Bernard l'avait mal pris, et puis surtout, c'était, je pense que Régis Debray l'avait
16:05 dit, d'ailleurs, avec le temps, il s'est rendu compte que c'était un peu idiot.
16:08 Mais c'est ça aussi qui est intéressant, c'est que les gens changent, c'est complètement
16:12 absurde, mais en fait, vous savez, on vit dans un drôle de pays, et Bernard le savait,
16:16 c'est un pays dans lequel les intellectuels voudraient passer à la télé, mais détestent,
16:20 détestent que la télé soit populaire.
16:22 Et donc c'était très drôle, parce qu'on voyait tous ces gens qui traînaient de passer
16:25 chez Pivot, et qui en réalité, quand ils n'étaient pas invités, trouvaient que
16:28 tout à coup c'était beaucoup moins bien.
16:29 - Mais ça dit aussi quelque chose quand même de sa sensibilité et de sa grande émotion,
16:33 c'était quelqu'un qui était touché, effectivement, et qui avait conscience également de tout
16:36 ce qu'il proposait.
16:37 Moi, il me disait toujours "je suis un homme d'influence, Augustin, et nous devons servir
16:41 les autres".
16:42 - C'est un homme de pouvoir, pas seulement d'influence, c'était un homme puissant.
16:46 - Il y a quelque chose qu'il avait beaucoup attristé, lorsqu'il avait arrêté Apostrophe,
16:52 pendant une année avant de faire Double Jeu, il ne recevait plus de livres.
16:56 Il était très très triste pour ça, il me dit quand même "il ne sent pas bien ses
17:01 éditeurs".
17:02 - Thérésa Crémity, vous avez arrêté d'envoyer des livres ?
17:03 - Non, on n'a jamais arrêté de lui envoyer des livres.
17:06 - Moi, il m'avait dit "c'est normal, je fais plus ce métier".
17:09 - C'est très rare dans la vie de quelqu'un qui fait de la télévision, de demander ponctuellement
17:19 à changer d'émission.
17:21 C'est-à-dire qu'il a fait d'abord ouvrir les guillemets, puis au fond, au bout de quelques
17:25 années, ça l'a embêté.
17:26 Donc il a ouvert Apostrophe, et puis après Apostrophe, il a arrêté Apostrophe.
17:31 Et après Apostrophe, il a fait Bouillon de Culture.
17:33 Et quand il a arrêté Bouillon de Culture, j'étais directeur général de France 2,
17:38 j'ai dit "je t'en supplie, n'arrête pas une émission maintenant, tout le monde va
17:42 croire qu'on t'arrête".
17:43 Et il m'a dit "non, je cherche, je cherche autre chose".
17:46 Et il a trouvé Double Jeu.
17:48 Ça veut dire que c'est quelqu'un qui était en recherche permanente, pas du tout installé
17:53 dans ses meubles.
17:55 - On est avec Alain Mabancou qui nous attend en direct à Los Angeles.
17:59 Vous nous entendez bien, j'imagine ?
18:02 - En tout cas, je vous entends très bien.
18:05 La conversation est très très belle, très très très joyeuse.
18:10 - Alors, qu'est-ce que vous voulez nous dire ce matin sur Bernard Pivot ?
18:14 - Ce que je voulais dire, c'est qu'on ne reconnaît pas non plus assez le côté chroniqueur
18:23 littéraire de Bernard Pivot.
18:25 Moi, je lisais avec attention ses comptes-rendus de lecture qu'il faisait tous les dimanches
18:33 au JDD.
18:34 Et c'était un moment extraordinaire pour moi, puisque quand j'ai commencé à écrire,
18:40 il ne faisait plus aucune de ses émissions.
18:42 Et donc, j'ai eu peut-être ma première réaction de Bernard Pivot quand il avait parlé du
18:48 livre qu'il m'avait fait connaître en France, "Vers cassés", dans le JDD.
18:54 Et pour moi, c'était extraordinaire.
18:57 Dans le monde francophone, Bernard Pivot était connu.
19:01 Chez moi, au Congo-Brazzaville, il y a un écrivain poète qui s'appelle Pindi Mamassono
19:07 qui animait une émission qui s'appelait "Autopsie" et on l'avait surnommé le Bernard Pivot
19:13 congolais.
19:14 - Non mais ça c'est très important ce que vous dites Alain Maboncou.
19:18 C'est vrai que le New York Times avait titré "The most famous book show in the world".
19:25 C'était le plus connu.
19:26 Il était connu partout, dans le monde francophone, à Dakar, à Beyrouth ou à Montréal, mais
19:31 dans le monde, partout, même en Inde, même au Brésil, il était connu Pivot.
19:34 - Et jusqu'à Hollywood où James Lepton, souvenez-vous, le grand présentateur de l'émission
19:39 Inside the Actors Studio, utilisait son questionnaire de Proust et a donc posé le questionnaire
19:43 de Bernard Pivot.
19:44 - Bien sûr.
19:45 - À Paul Newman, à Sharon Stone, en veux-tu en voilà.
19:48 - Oui.
19:49 - Alain Maboncou.
19:50 - Oui, effectivement, quand on voit la palette des invités de l'époque, on ne s'imagine
19:59 pas que Mohamed Ali était venu présenter quand même son livre directement dans son
20:05 émission de la même manière, l'émission iconique, comme on dit.
20:10 - Ça avait été chaud dans mon souvenir.
20:12 - Ça avait été très chaud puisque j'avais senti même la pointe un peu de l'humour
20:18 de Bernard Pivot, à qui beaucoup de francophones disaient toujours oui, mais il ne reçoit
20:23 pas beaucoup de francophones, etc.
20:26 Ce qui était en soi une critique peut-être trop forcée parce que c'était aussi à cette
20:32 époque-là la tendance des publications générales.
20:35 Mais il n'a jamais raté les grands écrivains francophones qui étaient là, les Mongo
20:40 Betty, les Sonny Laboutensy, les Henri Lopez, etc. ont été invités par Bernard Pivot.
20:49 Et moi, jusqu'à aujourd'hui, j'ai toujours gardé ce JDD de 2005 où il avait parlé
20:56 de moi de la première fois parce que pour moi, c'était une sorte de consécration,
21:04 d'adoubement et aussi le fait que la littérature qui était en train de se faire très loin
21:09 puisque le livre je l'avais écrit "Entre l'Afrique et le Michigan" pouvait aussi
21:14 arriver sur la plateforme du paysage littéraire français.
21:18 En tout cas, on garde "Autopsie" comme titre possible d'émission littéraire française.
21:22 Ça veut dire que le livre, on l'a lu de près.
21:24 Oui, oui, oui.
21:26 Et même si, juste deux minutes avant que j'aille me coucher, comme on dit, il est
21:32 presque minuit et quelques-uns ici, je pense que que ce soit François Bunel, que ce soit
21:41 des Bernard Rapp à l'époque, que ce soit Olivier Barraud et aujourd'hui les Trappenaers
21:48 sont quand même des voix qui peuvent nous rassurer que s'ils ne veulent pas le titre
21:53 d'héritier, mais quand même le titre de continuateur de ce plaisir de la lecture,
21:59 de la littérature et en cela, nous sommes ces vrais orphelins aujourd'hui, mais on
22:05 a les arrières-petits-fils de ce grand homme qui vient de disparaître.
22:09 Aller au dodo, Alain Maboncourt, merci d'avoir été avec nous.
22:14 En tout cas, quelle leçon de télévision, quelle leçon, et Alain Maboncourt a raison
22:18 de le rappeler, de presse écrite et de radio aussi, nous a donné Bernard Pivot.
22:22 On a tous, et tout le monde d'ailleurs, tous les Français et toutes les Françaises,
22:25 un souvenir avec Bernard Pivot.
22:26 Vraiment, on voulait vous demander à chacun votre moment de télé.
22:30 Écoutez, pour moi c'est très simple, c'est Marguerite Duras, c'est un moment donné
22:34 extraordinaire, c'est sans doute ce que la télévision française a proposé de plus
22:37 beau, ça a été 80 minutes de silence et de phrases absolument extraordinaires, je
22:43 pense à ce moment incroyable où il lui demande « pourquoi est-ce que vous buvez ? » et
22:46 où elle lui répond « c'est bouleversant, on boit parce que je n'existe pas ».
22:51 Et on écoute un extrait de cette émission avec Marguerite Duras.
22:54 - Mme Duras, à propos de votre film Indiason, vous avez dit ceci « un écrivain c'est
22:59 intenable, ça fait du mal ». Je voudrais que vous m'expliquiez ça.
23:03 C'est intenable.
23:04 - D'être un écrivain, oui.
23:07 On n'est pas là quoi.
23:10 Pas de vie.
23:13 La vie est ailleurs.
23:16 C'est un drôle de truc les légatures.
23:19 Pourquoi on se double de ça ? On se double d'une autre vision.
23:24 Du réel.
23:25 Pourquoi tout le temps ce cheminement de l'écrit à côté de la vie et duquel on
23:32 ne peut absolument pas s'extraire ? J'ai beaucoup parlé de ça.
23:40 Et puis, je ne sais pas ce que c'est, écrire.
23:46 - Ça c'était Duras pour Augustin Trapenard.
23:49 Le moment que vous retenez à Arben Gelounan.
23:52 Moi je me souviens de l'émission avec Georges Simenon.
23:56 Georges Simenon qui s'exprimait très rarement.
23:59 Et il a fait parler d'un événement très douloureux dans la vie de Simenon, c'était
24:03 la mort de sa fille.
24:04 On l'écoute.
24:05 J'ai vécu toute ma vie pour mes enfants.
24:07 C'est ce qui m'a intéressé le plus.
24:08 C'est ce qui m'a passionné le plus dans ma vie.
24:10 Au point qu'avant, il y a des années, quand un journaliste me demandait ma profession,
24:17 je répondais père de famille.
24:18 - Vous avez trois garçons, une fille.
24:21 La fille c'est l'avant-dernière.
24:23 - C'est l'avant-dernière.
24:24 - Mais elle est morte, elle s'est suicidée.
24:25 - Elle s'est suicidée.
24:26 - Bon, et ça évidemment c'est un drame pour un père.
24:28 - Ça a été un drame épouvantable.
24:29 Au début, j'ai été complètement écrasé.
24:33 J'ai vécu plusieurs mois vraiment écrasé.
24:35 Marie Jo, elle ayant voulu être incinérée et que ce sang reçoit répandu dans notre
24:42 jardin.
24:43 Thérèse et moi l'avons fait un matin.
24:45 Mais depuis lors, petit à petit, cette douleur s'est adoucie.
24:51 Marie Jo vit avec nous, je dirais bien.
24:53 Nous en parlons tous les deux comme si vraiment elle était encore là.
24:59 Et j'ai retrouvé une certaine sérénité.
25:02 - Georges Simnon sur la mort de sa fille Marie Jo, c'était apostrophe, on est en 1981.
25:07 Thérèse Accrémizi, votre moment, le moment que vous retenez.
25:11 - Écoutez, tout le monde parle d'apostrophes et moi, j'étais en Italie quand j'ai vu
25:17 l'émission avec Simon Lez et Mazzocchi.
25:21 Et je dois dire que là, je suis restée bouche bée.
25:26 On avait un moment de télévision absolument unique.
25:30 Il y avait d'un côté la vérité et de l'autre côté une vérité fausse, telle qu'on se
25:36 la racontait.
25:37 Et j'ai pensé que Bernard Pivot était un révélateur, une espèce de révélateur
25:44 chimique et la vérité là est apparue.
25:48 C'était un très grand moment, peut-être provoqué, peut-être qu'il savait qu'il
25:53 allait se passer quelque chose, peut-être pas.
25:56 Mais il a été le maître de quelque chose d'inoubliable.
26:00 - Et vous, Michel Cotta, c'est l'émission consacrée à Céline, Louis Ferdinand Céline,
26:05 pour vous garder la mémoire ?
26:07 - J'étais tout à fait admiratrice, comme tout le monde, de Bernard Pivot.
26:12 J'adorais ses émissions.
26:13 Et j'avais trouvé qu'il avait, dans son rapport avec Céline, oublié une partie de
26:21 sa vie quand même, qui était celle de 40 à 44.
26:24 Et je lui avais dit, je lui ai dit "écoute, ça me gêne, ça me gêne quand même, on
26:31 peut pas parler de Céline comme ça".
26:33 Et il m'avait dit, et au fond je lui ai trouvé ça très bien, il m'a dit "écoute,
26:38 moi je lis, et quand je lis, je lis le style.
26:42 J'aime le style, c'est un style unique, et c'est ce style unique que j'ai retenu".
26:48 - Et on va terminer avec Bernard Pivot répondant à son propre questionnaire, au questionnaire
26:55 de Proust.
26:56 C'est dans la dernière émission de Bouillon de culture, et c'est Jean Dormaisson qui
27:01 pose la question.
27:02 - La plante, l'arbre ou l'animal dans lequel vous aimeriez être réincarné ?
27:08 - Moi j'aimerais bien être réincarné dans un cèpe de la Romanée-Comtie.
27:12 - Fais moi un coup en bonne santé.
27:15 - Allez-y, vous avez un coup.
27:18 - Un cèpe de la Romanée-Comtie, c'est pas mal.
27:21 Votre souvenir, votre moment, François Bunel ?
27:24 - Il y en a beaucoup, mais je crois que c'est lui.
27:26 Je crois que c'est pas un invité, c'est Bernard Pivot.
27:28 Parce que vous l'avez tous dit, et c'est peut-être ça dont il faut se souvenir, c'est
27:32 quelqu'un qui était capable de parler comme on l'a entendu à Marguerite Duras de l'alcool
27:37 et de ses démons, en tête à tête, sans public.
27:40 Et à côté de faire des shows extraordinaires avec du public, d'être drôle, de faire
27:45 rire, d'interroger, d'accoucher les gens, c'était un accoucheur, un accoucheur joyeux,
27:50 gourmand, qui encore une fois a mis le plaisir au cœur de la littérature et de la langue
27:55 française.
27:56 - On a oublié les dictées.
27:57 - On a oublié Double Jeu.
28:00 - On a oublié beaucoup de choses, mais pourtant…
28:03 - Pardonnez-moi, mais en fait, on ne l'oubliera pas.
28:06 - Double Jeu, il y avait eu une émission Double Jeu avec des jeunes français d'Odessa,
28:12 qui depuis la Russie, parlaient de littérature russe et de littérature française, et c'était
28:16 formidable.
28:17 C'était extraordinaire.
28:18 - Merci à tous les six, avec Alain Mamoukou d'avoir été avec nous ce matin, on avait
28:24 envie de lui rendre hommage.

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