Jérôme Cazes est entrepreneur et fils de Georgette et Bernard Cazes qui ont mis fin à leurs jours à 86 ans, en 2013, dans une chambre de l'Hôtel Lutetia à Paris, après avoir affronté des années de souffrance et de peurs inutiles.
Regardez L'invité de RTL du 12 avril 2024 avec Amandine Bégot.
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00:02 RTL Matin
00:06 Il est 7h43, bonjour Jérôme Caz. Bonjour Yves Calvi. Merci de nous rejoindre sur RTL ce matin. Vous êtes le fils de Georgette et Bernard Caz.
00:14 Vos parents se sont suicidés le 20 novembre 2013.
00:17 Ils avaient 86 ans, leurs deux corps ont été retrouvés dans une chambre de l'hôtel Lutetia à Paris.
00:22 En plein débat sur la fin de vie, vous venez de publier une courte tribune très émouvante dans le journal Le Monde.
00:27 Pourquoi précisément prenez-vous la parole aujourd'hui ?
00:30 En fait parce qu'il y a un débat, parce que
00:34 j'ai peur que ce débat tourne court comme les précédents,
00:38 et puis aussi parce que ma mère,
00:41 avant de mourir, m'avait laissé une consigne qui était de dire qu'elle était horrifiée par ce qu'elle avait dû vivre et qu'elle me demandait
00:48 de poursuivre ce qu'elle avait essayé de dire.
00:52 Pouvez-vous expliquer à nos auditeurs pourquoi et comment vos parents ont pris cette décision ?
00:57 Alors mes parents étaient un couple, comme on dit, un couple fusionnel, c'est-à-dire qu'ils ont vécu toujours ensemble, ils s'admiraient très
01:04 profondément l'un l'autre.
01:05 C'était des travailleurs, ils ont travaillé tous les deux jusqu'à 80 ans. Mon père allait au bureau non payé bien sûr au
01:11 commissariat du plan à 80 ans. Ma mère enseignait à des enfants immigrés à 80 ans.
01:18 Ils lisaient, ils étaient des intellectuels, ils lisaient sans cesse. Mon père était une figure du quartier parce qu'il marchait en lisant.
01:26 Et puis à 86 ans tout s'est déraillé.
01:29 Voilà comme ça arrive, c'est-à-dire que ma mère a commencé à perdre la vue et mon père a commencé à perdre la tête.
01:35 Et donc ils ont vu arriver comme un mur quelque chose d'évident,
01:40 c'est-à-dire un cauchemar où ils pourraient plus vivre ensemble, ils seraient dépendants, ils pourraient plus lire, ils pourraient plus rien faire.
01:46 Donc ils anticipent une situation ?
01:48 Absolument.
01:48 Je précise qu'ils étaient parfaitement lucides, on parle d'un couple d'intellectuels, vous venez de l'expliquer, qui est très amoureux.
01:53 Ils avaient, je le rappelle, 86 ans. Parmi les détails qui n'en sont pas, il y a le Lutetia, ce magnifique hôtel de la Rive Gauche.
01:59 Pourquoi mourir là-bas ?
02:01 Ma mère adorait son père, comme beaucoup d'enfants, et en fait, je suis un peu ému,
02:08 elle associait le Lutetia au retour de son père. Elle avait vécu son enfance sans son père qui était enfermé en Allemagne.
02:15 Et donc d'une certaine manière elle mourait avec les deux hommes qu'elle avait adoré, son mari et son père.
02:23 Étiez-vous au courant de leur choix ?
02:25 Absolument.
02:26 Ils nous avaient mis au courant.
02:28 Ce qui est toujours difficile, évidemment, d'accepter, parce qu'on a toujours l'impression qu'on est un peu trahi quand on est
02:34 l'enfant de parents qui décident.
02:36 Mais en gros, ils voulaient bien finir leur vie et pour eux,
02:40 c'était quelque chose qu'on ne faisait pas en cachette, c'était quelque chose qui se faisait en se disant à ses proches.
02:46 Ça veut dire que vous êtes vous-même endormi un soir en sachant que vos parents étaient en train de se suicider dans un hôtel.
02:53 Je l'ai appris en fait tôt le lendemain matin. Il y a une amie qui est venue me dire qu'ils n'étaient plus là.
02:58 Et donc je ne savais pas quel hôtel, je ne savais pas comment, mais donc j'ai attendu en effet toute la matinée
03:03 le fil AFP qui dirait...
03:06 Ce que je veux dire c'est que vous connaissiez leur intention de le faire, mais vous ne saviez pas la date.
03:10 Je ne savais pas la date et donc j'ai vécu en effet plusieurs mois en me disant,
03:15 en essayant de les garder tout en se disant que c'était égoïste puisque je voyais bien dans quel cauchemar ils étaient.
03:22 Vous expliquez que leur peur n'était pas existentielle mais tout à fait concrète.
03:25 Comment fait-on pour mourir ? Est-ce qu'on va pas se rater ?
03:28 Et si on les réanime ? Toutes ces questions étaient posées.
03:32 Mais absolument, je crois qu'il faut être un peu empathique et essayer de se mettre à la place de personnes qui ont pris leur décision
03:39 en toute connaissance de cause. Et à quel point c'est difficile quand on est deux personnes de 86 ans
03:44 de se suicider ensemble, sans souffrir si possible, et en étant sûr qu'on va pas vous récupérer
03:51 et vous retrouver dans la situation ou d'être l'un sans l'autre ou de ne pas pouvoir recommencer.
03:56 Je pense que beaucoup de ceux qui nous écoutent peuvent être heurtés, émus.
04:00 Ce qui est sûr c'est que vous les avez vus souffrir. Je pense que c'est important que vous reveniez là-dessus.
04:05 Mais c'est terriblement concret.
04:09 Imaginez-vous, donc finalement ils ont choisi de mourir la tête dans un sac en plastique mais vous vous dites
04:14 "on me dit que je vais pas trop souffrir mais est-ce que c'est vrai ?"
04:18 "Et est-ce qu'on va pas me récupérer ?" C'était leur grande peur.
04:21 "Et je vais me retrouver diminuée, sans mon mari, sans ma femme ?"
04:25 Et c'est une peur de tous les instants qui vous accompagne alors que c'est tellement frustrant.
04:31 Et c'est ça qui a frustré mes parents, c'est de se dire "on a vraiment donné
04:35 tout ce qu'on a essayé de faire, toute notre vie pour la communauté"
04:38 et en fait la communauté nous a pas donné le coup de main au moment où on en avait besoin.
04:44 On va en venir à l'actualité. Vos parents ne souffraient pas d'une maladie incurable, je le rappelle.
04:48 Ils auraient pu vivre encore plusieurs années. Ils ne rentrent donc pas dans le cadre de la loi présentée mercredi en Conseil des ministres.
04:54 Quel est le problème et que pensez-vous de ce texte ?
04:57 Le problème je pense est toujours, comme souvent, un manque d'empathie. On voit les choses à sa porte et on
05:03 n'imagine pas ce que vivent les autres.
05:06 Donc on a pris le problème mal dès le début en France en considérant que c'était un problème médical.
05:12 Et donc comme le disait un médecin à qui je parlais "ah oui,
05:15 notre loi c'est pour les patients, c'est pas pour tes parents". Et en fait on a oublié que derrière
05:21 tous ces problèmes, il y avait un problème de personnes, pas des problèmes de patients. Et ces problèmes de personnes, ils ont besoin d'être
05:29 résolus comme des personnes qui ont toutes leurs maîtrises.
05:33 Alors c'est un des aspects les plus étonnants et sans doute les plus perturbants dans votre expérience et votre analyse. Vous nous dites
05:39 "les médecins n'ont pas à se mêler de la question de la fin de vie".
05:43 Là je crois qu'il faut que vous nous expliquez
05:46 ce point de vue. Pourquoi ? Mes parents, vous l'avez rappelé, ils n'étaient pas malades.
05:51 Aucun des deux sur les cinq dernières années n'a passé une journée à l'hôpital.
05:56 Et donc une loi pour les patients, ça leur paraît lunaire, ça leur aurait paru lunaire. C'est-à-dire
06:03 leur point de vue c'est dire "mais on n'est pas des patients,
06:06 nous sommes des individus". Et donc on vient pas quitter auprès d'un médecin une aide médicale.
06:10 On est en train de dire "donnez-nous un coup de main pour
06:14 nous aider à passer de la manière la plus apaisée possible
06:17 ce moment essentiel". Vous citez le modèle suisse, quels sont ses avantages ?
06:21 En tout cas ils ont du recul puisque le suicide assisté y est autorisé depuis
06:25 1942, ça fait 82 ans. 82 ans, vous vous rendez compte ? Et donc c'est à deux heures de TGV. On va avoir
06:33 mille parlementaires presque qui vont travailler pendant des mois là-dessus.
06:36 Et moi je supplie ces parlementaires de dire "prenez le train, allez quelques heures en Suisse, regardez comment ces personnes,
06:44 ils vivent comme nous, ils aiment comme nous, ils meurent comme nous, ils ont une solution qui marche depuis 80 ans".
06:50 Il n'y a pas d'argent public, il n'y a pas de médecin, il y a juste une ligne dans la loi qui dit que la personne qui aide
06:56 la personne qui veut mourir ne doit pas avoir intérêt à cette mort.
07:01 Deux lignes qui sont évidentes et qui sont toutes bêtes. Et après c'est des associations avec des gens empathiques
07:07 qui ont leur déontologie et qui aident
07:10 dans leur dernier moment les personnes à se suicider.
07:14 Vous pensez vous-même à votre fin de vie ?
07:16 Je pense que tout le monde y pense.
07:18 Vous y pensez pas ?
07:22 Bien sûr.
07:23 Voilà, je pense que c'est une des questions les plus essentielles et partagées par les êtres humains et que l'un des droits essentiels
07:30 c'est la liberté de choisir quand et comment on sort de cette vie. Les dictatures
07:36 interdisent le suicide.
07:39 Le dernier acte de liberté face aux dictateurs c'est de dire "non tu ne me contrôles pas, si je veux partir je partirai".
07:47 Et la possibilité de partir donne souvent le courage de rester.
07:52 Vous venez de nous dire il y a quelques instants, c'est effectif, et RTL y avait consacré des reportages très émouvants,
07:57 qu'à deux heures de TGV de Paris, donc en Suisse, ce que vous prônez est possible.
08:02 Comment expliquez-vous que la France ait autant de retard, ou en tout cas ait tellement de mal à aborder ces questions ?
08:06 Ce sera ma dernière question.
08:08 Je n'ai pas d'explication, je ne suis pas sociologue, je pense qu'on prend mal le problème.
08:13 C'est à dire qu'en gros on a demandé à des personnes qui
08:16 ont dans leur dans leur éthique de dire que chaque mort est une défaite,
08:20 on leur colle un problème qui n'est pas le leur.
08:24 Et qu'on se soulagerait tous en disant "mais non ça n'est pas un problème médical".
08:30 Je précise qu'en Suisse,
08:32 cette procédure de fin de vie coûte de 8 à 10 000 euros.
08:36 C'est normal, ça vous choque,
08:39 c'est réservé à une clientèle de gens qui ont de l'argent.
08:43 Comprenez ma question ?
08:45 Oui je comprends votre question, je n'ai pas creusé dans les détails.
08:48 Ce que je sais c'est qu'un enterrement coûte très cher aussi.
08:50 Quand je suis obligé de me dire comment est-ce que je ne suis pas à charge de mes enfants
08:55 s'il m'arrive des choses que je ne suis plus...
08:58 Et bien ça coûte de l'argent aussi.
09:00 Donc d'une certaine manière cette problème de l'argent est important,
09:03 mais c'est peut-être pas le problème essentiel.
09:05 Merci beaucoup Jérôme Caz, on peut retrouver votre témoignage sur le site lemonde.fr.
09:10 Elle est brève et extrêmement émouvante.
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