Les débatteurs du jour sont Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos en France et Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l'Ifop. Thème : "Agriculture, Européenne : état de l'opinion ?" Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-08-fevrier-2024-9326887
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00:00 L'état de l'opinion, on sort notre microscope sur deux sujets ce matin.
00:07 On va revenir sur la crise des agriculteurs, sa signification et la manière dont l'exécutif
00:13 l'a pour l'instant réglée.
00:14 Et deux, car la question est liée, l'Europe et les Européennes qui se profilent dans
00:18 quatre mois maintenant.
00:20 On en parle avec Brice Tinturier, politologue, directeur général délégué d'Ipsos France,
00:26 et Jérôme Fourquet, politologue également, directeur du département Opinion à l'IFOP,
00:31 auteur de la France d'après, tableau politique aux éditions du Seuil.
00:35 Bonjour messieurs.
00:36 Bonjour.
00:37 Et merci d'être là.
00:38 Avant de revenir sur le mouvement, la colère des agriculteurs, quelques mots sur le refus
00:43 annoncé hier par François Bayrou d'entrer au gouvernement.
00:47 Faute d'accord profond sur la ligne politique à suivre.
00:52 Les mots sont rudes, ils sont tombés par un communiqué de l'AFP.
00:57 François Bayrou qui parle ce matin d'une rupture constante, continuelle et progressive
01:02 entre la base et les pouvoirs.
01:05 Un sujet qui le préoccupe terriblement.
01:07 Il pointe un gouvernement fait de 14 ministres, dont 11 sont parisiens ou franciliens sur
01:14 15.
01:15 Ça s'appelle une crise politique Brice Tinturier ?
01:18 Ce n'est pas une crise politique dans la mesure où le modem dit qu'il restera dans
01:22 la majorité.
01:23 Mais je crois que ça parachève la fin d'une illusion qui est celle du dépassement du
01:27 clivage gauche-droite sur laquelle s'était construit manifestement Emmanuel Macron.
01:32 Et ça, c'était le positionnement de François Bayrou depuis en gros 2007, où il s'était
01:38 également présenté à l'élection présidentielle.
01:40 Il avait obtenu 18,6% en disant qu'il fallait dépasser ce clivage gauche-droite.
01:44 Ni Ségolène Royal, ni à l'époque Nicolas Sarkozy.
01:47 Et en fait, au-delà des enjeux humains, au-delà des ambitions personnelles, je pense que le
01:52 malaise de François Bayrou provient de cela, de l'évolution du macronisme qui se banalise
01:57 de plus en plus en étant un gouvernement à travers Gabriel Attal ou à travers les
02:03 déclarations du président de la République, de droite ou de centre-droite.
02:06 Alors, il n'y a aucun problème ou honte à cela.
02:08 En revanche, c'est plus compliqué quand vous vous êtes construit sur autre chose,
02:12 construit sur le dépassement justement de ce clivage.
02:15 Et c'est là où Bayrou avait suivi en 2017, c'est pas simplement une rente qu'il
02:20 avait avec ses 4% congelés qu'il avait apporté finalement Emmanuel Macron, mais
02:24 il l'avait suivi sur ce positionnement.
02:26 C'est une constante de la part de Bayrou, cette hantise de la déconnexion du pays entre
02:31 ceux d'en haut, ceux d'en bas.
02:32 C'était déjà le positionnement de 2007.
02:35 Votre lecture, Jérôme Fourquet, pas de crise politique, dit Brice Saint-Urier, mais comment
02:41 dire, un problème idéologique en tout cas.
02:43 Oui, un problème idéologique avec effectivement, on retrouve des mots que François Bayrou
02:49 avait déjà utilisés par le passé, il parle d'un gouvernement RPR, donc on est sur le
02:53 vieux conflit entre l'UDF et le RPR, donc ça nous ramène au monde d'avant.
02:58 Même si la rupture n'est pas consommée, on rappelle que le Modem c'est une cinquantaine
03:02 de députés, et donc il n'y a pas de majorité parlementaire à l'Assemblée pour l'actuel
03:08 président et son premier ministre.
03:10 Et on voit que ce laps de temps assez important entre la nomination de Gabriel Attal et puis
03:17 l'annonce du gouvernement complet marque bien le fait qu'il y a quand même des tensions,
03:23 qu'il y a peut-être aussi un problème de ressources humaines pour garnir tous les
03:28 postes.
03:29 Et tout ça nous ramène aussi à l'idée que la nomination de Gabriel Attal ne va pas
03:35 d'un coup de baguette magique changer l'équation politique, c'est-à-dire que l'absence
03:39 de majorité, les difficultés auxquelles Emmanuel Macron est confronté dans sa relation
03:43 avec le pays, demeurent.
03:44 Et en dépit de la jeunesse et du talent que certains prêtent au premier ministre, ces
03:50 sujets sont toujours sur la table.
03:51 - Mais est-ce que cette majorité relative est désormais encore plus fragilisée avec
03:59 le positionnement et les propos de François Bayrou, Brice Naturier ?
04:02 - Oui, je crois, parce que quand le leader quand même d'une partie non négligeable
04:07 de cette majorité, le modem, dit qu'il ne rentre pas et qu'il ne rentre pas parce
04:12 qu'il a des désaccords profonds, ce n'est pas anodin.
04:15 Encore une fois, on n'est pas en crise politique, d'abord parce qu'il n'y a déjà pas de
04:18 majorité et ensuite parce que François Bayrou a également dit qu'il ne sortait pas de
04:23 la majorité.
04:24 Mais on est dans un affaiblissement, je pense, très important de l'exécutif, parce que
04:28 cette capacité à incarner autre chose qu'une politique qui a évolué vers la droite classique,
04:35 elle est questionnée de l'intérieur.
04:37 Ce n'est pas simplement les oppositions externes qui critiquent ce qui est en train de se passer,
04:42 c'est un membre éminent de ce qui a construit cette majorité.
04:45 - Encore un mot sur les conséquences possibles pour Emmanuel Macron si son allié historique
04:51 prend ses distances, Jérôme Forquet ?
04:53 - Effectivement, ça montre l'isolement qui s'accroît autour du président de la République.
05:01 On a la perspective dans 4 mois maintenant des élections européennes qui sont un rendez-vous
05:07 politique important dans ce quinquennat.
05:09 Et si cette majorité qui n'est pas majoritaire se fissure, on n'a pas encore entendu Edouard
05:16 Philippe et on peut aussi faire confiance à François Bayrou pour continuer de faire
05:21 entendre ses critiques dans les semaines et les mois qui viennent.
05:24 Et je pense que l'exécutif n'a pas besoin…
05:26 - Ça ne fait que commencer !
05:27 - Voilà, on peut penser à moins qu'il y ait rabibochage mais les critiques qui sont
05:32 posées sont des critiques de fond et donc vous n'allez pas les atténuer ou les faire
05:36 disparaître d'un claquement de doigts.
05:38 - Brice St-Hurayet ?
05:39 - Ce n'est pas qu'un problème RH, c'est vraiment je pense un problème doctrinal.
05:42 Et quand vous avez un problème doctrinal, à ce moment-là les enjeux de personne deviennent
05:46 encore plus importants parce que la doctrine ne permet pas d'encaisser les aléas des
05:50 ambitions des uns et des autres.
05:52 Donc on touche vraiment à ce qui était la marque du macronisme, ce qui était sa définition,
05:57 qui est entrée en politique à travers le dépassement de ce clivage, à travers cette
06:00 volonté de réconcilier encore une fois le haut et le bas, de lutter contre la déconnexion.
06:04 Et il est rattrapé par cela et c'est ce que pointe François Bayrou.
06:07 Et ça c'est extrêmement dommageable pour le macronisme, ça va au-delà d'une question
06:12 d'appartenance ou pas de tel ou tel individu au gouvernement.
06:15 - Déconnexion, Paris, province, c'est ce que dit François Bayrou.
06:19 C'est ce que disait également le sociologue Jean Viard à ce micro, il établissait un
06:25 rapprochement entre les gilets jaunes, les émeutes de banlieue en juin dernier et le
06:29 mouvement des agriculteurs qui a occupé l'espace médiatique pendant 15 jours et qui a maintenant
06:34 totalement disparu des radars.
06:37 Est-ce que Jérôme Fourquet, vous partagez cette analyse du mouvement ? Une analyse de
06:44 déconnexion géographique et évidemment plus que ça derrière.
06:48 - Oui bien sûr il y a ça.
06:50 Dans le cas spécifique des agriculteurs, par-delà la question des prix de leur production,
06:57 par-delà la question de la surtransposition des normes, de leur rapport avec la grande
07:02 distribution, moi je l'analyse aussi comme une espèce de mouvement existentiel.
07:07 C'est le dernier carré d'une profession qui se mobilise, ils sont plus que 380 000,
07:11 ils étaient encore 1 million en 1988 et ils se sentent de plus en plus isolés, de plus
07:16 en plus incompris.
07:17 Et quelque part vous avez là un peu la quintessence de la déconnexion.
07:21 On parlait de la France d'en haut, la France d'en bas, la France d'en bas c'est souvent
07:24 la province.
07:25 Alors là c'est mieux que la province et les campagnes, c'est mieux que les campagnes,
07:28 ce sont les agriculteurs et les exploitations agricoles.
07:31 - Vous avez été surpris que le mouvement de colère prenne ?
07:35 - Alors on voyait déjà depuis des semaines, à la fin de l'année dernière, ce mouvement
07:41 de retournement des panneaux indicateurs à l'entrée des communes.
07:45 On avait aussi, quand on suit les questions agricoles, depuis longtemps en tête qu'il
07:51 y a des difficultés qui sont structurelles et qui sont profondes.
07:53 Moi ce qui m'étonne le plus c'est que le mouvement se soit calmé et se soit éteint,
08:00 à mon avis provisoirement, parce que rien n'est réglé hélas.
08:04 Et cette déconnexion, moi je la lis aussi à un phénomène de bureaucratisation très
08:11 poussé de nos administrations et de notre fonctionnement quand on parle des normes.
08:15 Là je regardais quelques statistiques, en 1982 il y a encore 1,2 millions d'agriculteurs,
08:21 il y avait 32 000 fonctionnaires au ministère de l'agriculture.
08:24 Il y a encore 32 000 fonctionnaires au ministère de l'agriculture mais il y a 380 000 agriculteurs.
08:29 Et donc ils ne font pas rien, ils produisent de la norme, ils produisent des réglementations
08:33 et on voit de nombreuses corporations, des indépendants, des élus locaux qui quotidiennement
08:39 nous disent "on n'en peut plus de cette société de défiance, de cette suradministration etc."
08:44 - Le gouvernement a sorti la lance à incendie en promettant l'allègement normatif, en
08:49 mettant en surpose le plan éco-phyto, en annulant la surtaxe sur le gazole non routier.
08:55 Vous partagez, Brice Saint-Urier, l'idée de Jérôme Fourquet que le mouvement n'est
08:59 pas fini ?
09:00 - Oui mais si on revient à ce que vous disiez sur l'analyse de Jean Viard aussi, qu'il
09:04 voyait dans ses différents mouvements, Gilets jaunes, agriculteurs etc.
09:07 Un point commun, d'abord que ce sont des gens qui ne portent pas de cravate et qui
09:11 appartiennent à un monde, qui est un monde, Jérôme a raison de le souligner, qui se
09:15 vit comme étant en disparition.
09:16 Le point commun c'est que nous n'avons pas d'avenir.
09:19 La projection dans l'avenir est impossible donc là il y a une dimension identitaire.
09:22 Mais il y a beaucoup de différences aussi moi qui me frappe.
09:24 Et c'est pour ça que l'analogie peut être trompeuse.
09:27 Les agriculteurs, d'abord ce sont pour une grande partie d'entre eux des indépendants,
09:32 ce n'était pas du tout le cas des Gilets jaunes.
09:33 Ils avaient des revendications relativement précises.
09:37 Et donc vous avez un système de négociation qui a pu se mettre en place.
09:41 C'est ce qui explique aussi le refus.
09:42 Alors ça ne répond pas à la question existentielle.
09:44 C'est pour ça que le mouvement évidemment n'est pas terminé.
09:46 Mais c'est très différent de ce qu'on a eu avec les Gilets jaunes où là il y avait
09:50 une incapacité à avoir des représentants.
09:52 Les agriculteurs se sont exprimés beaucoup aussi à travers leur syndicat, la FNSEA et
09:57 d'autres.
09:58 Donc on agrège des colères, on agrège des peurs.
10:00 Mais je crois qu'il faut distinguer les différences entre ces différents mouvements.
10:03 C'est ce qui explique que certains peuvent s'éteindre assez rapidement, provisoirement
10:08 ou durablement, et que d'autres au contraire perdurent.
10:10 L'écologie a fait les frais de la crise.
10:12 Jérôme Fourquet.
10:13 Alors chacun jugera.
10:15 Le gouvernement se défend en disant qu'ils ont appuyé sur pause.
10:17 C'est-à-dire qu'on ne remet pas en cause tout ce qui a été décidé précédemment
10:21 et les efforts qui ont été faits déjà par la profession agricole.
10:25 Alors d'aucuns jugeront que ces efforts ne sont pas allés assez loin.
10:27 Si vous prenez une région emblématique de l'univers agricole, la Bretagne, vous voyez
10:32 la question des nitrates dans les cours d'eau ou dans les nappes phréatiques.
10:35 Le problème n'est pas réglé, mais il a été en partie traité avec une diminution
10:43 assez significative parce que des pratiques agricoles ont évolué.
10:47 Donc c'est faux de dire aussi que ça n'a rien passé.
10:49 Là c'est peut-être un peu comme ce qui se passe aux Pays-Bas où il y a une agriculture
10:53 intensive qui est très importante.
10:54 Les objectifs et le calendrier d'efforts qui est demandé sur la transition écologique
11:00 est peut-être à revoir.
11:01 Au regard de ce qu'on emploie souvent ce terme de soutenabilité, la soutenabilité
11:06 de l'effort de la transition écologique est peut-être un peu trop exigeante pour
11:11 ces agriculteurs.
11:12 A qui va profiter, peut profiter ce mouvement pour les européennes, Brice Tinturier ?
11:19 Je rappelle que le RN est en tête dans les intentions de vote pour ces élections.
11:25 Cette avance est-elle solide, ancrée, cristallisée ?
11:28 La dynamique du RN est incontestable.
11:31 Le niveau d'atterrissage est encore plus incertain parce qu'on a des enjeux qui vont
11:35 être liés à la mobilisation.
11:37 Est-ce qu'il y aura un resserrement de l'écart notamment avec la liste macroniste
11:41 ou 10 voire 12 points ou davantage ?
11:44 Ça c'est encore un peu incertain, mais la dynamique est là.
11:48 Vis-à-vis des agriculteurs, c'est un vote qui est plutôt traditionnellement un vote
11:52 de droite davantage que d'extrême droite.
11:54 Lors de la présidentielle, c'est Macron qui est en tête chez les agriculteurs et
11:59 même le total Le Pen et Zemmour restent derrière Macron.
12:03 Là, la phase de négociation et le fait que c'est pu calmer quand même relativement
12:08 les choses fait que ce n'est pas l'enjeu majeur.
12:10 Et puis j'ajoute, mais Jérôme Fourquet l'a dit, c'est quand même une population
12:13 qui fait moins de 400 000 électeurs.
12:15 Donc c'est pas ça la variable décisive.
12:16 Ce qui est décisif en revanche, c'est le niveau d'ébullition du pays, c'est le
12:21 niveau de colère et c'est cette capacité qu'a le Rassemblement National à surfer
12:26 sur ses angoisses, sur ses peurs identitaires tout en n'ayant jamais exercé de responsabilité
12:30 donc tout en pouvant s'affirmer comme une force alternative dans un scrutin qui est
12:36 un scrutin sans grands enjeux de pouvoir immédiat pour les Français.
12:39 Jérôme Fourquet ?
12:40 Au moment où se déroulait cette crise agricole, on a aussi appris de la bouche du ministre
12:45 de l'économie qu'il y allait avoir une augmentation d'à peu près 10% des prix
12:49 de l'électricité.
12:50 Et ça je pense qu'en termes d'impact dans la population, c'est plus fort.
12:53 On faisait référence tout à l'heure au gilet jaune, au déclenchement de la crise
12:56 des gilets jaunes, le litre de gasoil est à 1,40€.
12:59 Il est aujourd'hui à 1,90€.
13:00 En deux ans, les denrées alimentaires ont augmenté de 21%.
13:03 Et c'est ça aussi qui structure très fortement la colère et l'insatisfaction et qui peut
13:09 créer l'espèce d'effet de hiatus entre un discours public qui dirait que nous avons
13:15 canalisé l'inflation, qu'on a maîtrisé la situation et puis le ressenti, mais qui
13:21 s'appuie sur des choses très concrètes de beaucoup de Français, qu'ils y arrivent
13:25 de moins en moins à boucler les fins de mois.
13:28 Et tout ça, si vous voulez, la crise agricole, il y a une très forte solidarité parce qu'ils
13:32 se sont dit qu'ils n'arrivent plus à vivre et quelque part, ils nous ressemblent, même
13:35 si ce sont des indépendants, etc.
13:37 Ils nous ressemblent et c'est plus ces difficultés de fin de mois qui vont peser dans les semaines
13:42 et les mois qui viennent.
13:43 Un mot de conclusion, Brice Linturier ?
13:44 Oui, sur les européennes, le sujet majeur aujourd'hui, nous ne cessons de le dire,
13:47 ce n'est pas le gouvernement, ce n'est pas le casting, ce n'est pas les hommes,
13:51 ce sont deux choses.
13:52 Un, les enjeux de pouvoir d'achat, deux, les questions identitaires et les craintes
13:55 de disparition.
13:56 Pour les européennes aussi ?
13:57 Pour les européennes aussi, bien sûr.
13:59 Merci Brice Linturier et Jérôme Fourquet d'avoir été à notre micro.