• il y a 10 mois
Transcription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis d'Occulture.
00:05 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoir.
00:09 Place à la rencontre.
00:11 Aujourd'hui, notre invité est romancière et philosophe.
00:14 Son dernier essai, "Vivre sans une philosophie du manque",
00:17 pointe à travers l'histoire des idées, la manière dont le manque,
00:20 parce qu'il est insupportable, a sans cesse été cerné, contrôlé, comblé
00:25 et donc éjecté de nos vies.
00:27 Et c'est vrai, que ce soit du point de vue des systèmes philosophiques,
00:30 de l'organisation de nos sociétés ou de nos existences individuelles,
00:33 rien ne doit jamais manquer.
00:35 Car manquer, c'est forcément être dépossédé, dénué,
00:38 c'est forcément faire face à l'angoisse, à l'injustice ou à l'insatisfaction stérile.
00:43 On dit que la nature a horreur du vide, mais, mais,
00:46 et c'est toute la question posée par notre invité,
00:49 et si le manque était inévitable et même nécessaire,
00:52 et s'il fallait faire avec ?
00:54 - Nazarine Pinjot, bonjour. - Bonjour. - Bienvenue dans les Midi de Culture.
00:57 - Merci. - Nazarine Pinjot, dans votre essai, vous partez de ce mode du sang,
01:02 le sang glutel, le sang sucre, le sang problème, le sang ride,
01:06 et de ce paradoxe, loin de signifier la recherche d'une sobriété,
01:09 d'un retour vers l'appropriation d'un manque,
01:12 cette mode du sang persiste avec la recherche d'un monde plein,
01:16 d'une existence parfaite et remplie. Comment vous expliquez ce paradoxe ?
01:21 - En effet, on a vu fleurir un peu sur toutes les affiches,
01:24 ou dans les publicités, cette expression du sang,
01:27 ou donc sans gluten, sans alcool, sans sucre, etc.
01:31 Et je trouvais très singulier cette façon dont le marketing,
01:34 qui est toujours en avance sur son temps,
01:36 a réussi à transformer l'absence en valeur ajoutée,
01:39 en valeur monétaire, puisque, en général,
01:42 les produits sans coûtent plus cher, à juste titre,
01:46 puisqu'ils sont produits différemment, etc.
01:49 Il ne s'agit pas de remettre en cause le fait de manger plus éthique,
01:52 il s'agit plutôt de pointer du doigt le fait que l'éthique,
01:55 justement, est récupérée par le marché et devient une valeur marchande.
01:59 Et donc, j'étais très interpellée par cette façon,
02:03 dont, de façon assez remarquable, la publicité avait ré...
02:08 et, en général, la société de marché avait récupéré le vide, le manque,
02:12 pour en faire quelque chose de plein, en effet, de très concret.
02:16 Et donc, à partir de là, je me suis demandé,
02:19 et j'ai essayé d'élargir un petit peu le champ pour me demander,
02:22 ce qu'il en était, justement, du manque de ce vide,
02:27 de ce qui fait qu'on se meut, qu'on poursuit des désirs,
02:30 qu'on continue à avancer, et la façon dont il avait été traité,
02:34 dans et par la philosophie, par l'histoire des idées.
02:37 Et il me semble que deux voies, un petit peu, se sont, comme ça, dessinées.
02:43 L'une qui consiste à évacuer le manque, pour le dire de manière un peu caricaturale,
02:48 et l'autre qui accepte de se coltiner le manque,
02:52 enfin, l'autre qui accepte de s'y confronter,
02:55 qui est une voie plus difficile, et qui accepte de le laisser tel quel,
02:59 de le laisser être manque, dans la mesure où ce manque,
03:02 qui est constitutif, d'une certaine manière, qui est quasiment ontologique,
03:05 participe, finalement, de la création, de la symbolique,
03:09 et de tout ce qui nous meut, en réalité.
03:12 - On va revenir vraiment sur cette définition du manque,
03:15 parce qu'il y a plusieurs synonymes, il y a le néant, la néantisation,
03:18 la négation, le vide, c'est pas complètement pareil,
03:22 mais effectivement, Mazarine Parjau, vous partez de ce paradoxe très actuel,
03:25 mais votre essai, c'est pas un pamphlet,
03:27 contre l'actualité, contre l'ère du temps, contre les idées dans...
03:32 Voilà, vraiment dans l'ère du temps, c'est vraiment un essai de philosophie,
03:36 et pour qu'on rentre vraiment dans le vif du sujet,
03:38 je vous propose pas d'écouter la voix d'un philosophe,
03:40 mais de partir d'un sketch du Palmashow.
03:42 - Un peu de gaieté, à présent, avec les magasins bio,
03:45 un véritable phénomène qui a gagné la capitale depuis quelques années.
03:48 Un reportage d'Adrien Lalev et Sébastien Stark.
03:51 - Pétrave, Taupinambour et Cucurbitacé, bienvenue chez Lucas et Corentin.
03:55 - Alors, comment expliquez-vous cet engouement pour le bio ?
03:58 - Oui, non, c'est... - C'est clair.
04:00 - Un tout petit peu moins fort. Ici, on ne veut pas agresser le produit,
04:03 on évite tout type de pollution, notamment la pollution sonore.
04:06 - Ici, on est totalement éco-responsable, 100% naturel.
04:09 - Surtout pas de sac plastique.
04:11 - Oh, et les légumineuses !
04:14 - Euh... Merde !
04:16 - Corentin, Corentin, Corentin, pollution sonore.
04:18 - Ah oui, mais pas mes lôts, zut !
04:20 - Alors, moi, je ne comprends pas pourquoi les Français...
04:22 - Enfin, surtout les provinciaux. - Ouais, les provinciaux,
04:24 s'obstinent à faire leur course dans les grandes surfaces,
04:26 alors qu'ici, on trouve de tout, c'est frais, c'est bio pour la santé,
04:29 c'est diversifié. - Bien sûr, regardez.
04:31 Hygiène buccodentaire, savon végétal...
04:34 Tiens, mais regardez ce déodorant.
04:36 - Ah voilà, sans parabènes, sans aluminium, sans alcool, sans eau.
04:41 - Voilà, le Palma Show, un sketch du 28 mars 2014,
04:46 c'était déjà le début de la mode des sans,
04:48 même avant, je pense, le sans gluten, sans rien, sans sucre, etc.
04:52 Sans alcool, vous partez donc de ce paradoxe,
04:55 Mazarine Pinjot, dans votre livre "Vivre sans, une philosophie du manque".
04:58 Et vous dites que ce manque a été constitué en valeur positive,
05:03 que de manière générale, toute l'histoire de la philosophie
05:06 a tenté de combler ce manque.
05:08 Alors vous l'avez dit, il y a deux voies.
05:10 Il y a ceux qui tentent de faire avec ce manque,
05:12 mais ils ne sont pas la majorité.
05:14 Et puis, il y a quand même la plupart des systèmes philosophiques,
05:17 et donc de ce qui nous irrigue encore aujourd'hui en termes de pensée,
05:20 qui ont tenté d'élaborer un système, un tout.
05:23 Pourquoi, Mazarine Pinjot, on a peur du vide ?
05:26 Pourquoi on a besoin du tout ?
05:28 - Déjà, c'est rassurant.
05:30 C'est très rassurant.
05:32 De ce point de vue-là, l'économie capitaliste a été extraordinairement intelligente.
05:37 Elle rassure, elle apaise.
05:40 Évidemment, transformer le manque d'être en manque d'avoir, c'est plus simple,
05:43 parce qu'on sait qu'on peut l'obtenir, le consommer, et ceci indéfiniment.
05:46 Donc, il y a quelque part dans cette réponse,
05:49 quelque chose de très rassurant,
05:52 qui vient un peu combler le divertissement pascalien.
05:56 Ensuite, je dirais qu'il faudrait différencier les différentes grandes étapes de la philosophie,
06:03 puisque dans la pensée antique, la question du tout était première.
06:07 C'est-à-dire qu'on considérait que le cosmos était fini, était plein,
06:10 avait un sens qui lui était immanent,
06:12 et de ce fait, au regard de ce cosmos,
06:15 le manque, ce qui était dit infini,
06:19 était perçu comme quelque chose de négatif.
06:22 Donc, on avait de cesse que de revenir à la plénitude,
06:25 laquelle était à la fois d'un point de vue cosmologique, mais aussi politique,
06:29 et évidemment éthique, vue comme quelque chose qu'il fallait atteindre.
06:33 Et donc, la perfection, c'était la complétude.
06:36 Donc, ça s'inscrit dans un écosystème, ou dans une vision cosmologique,
06:40 qui explique le fait que le manque était vu comme quelque chose de négatif,
06:44 incarné par la figure de Calicles chez Platon.
06:48 - Et dites-nous qui est Calicles, parce que c'est quand même un personnage qui est formidable.
06:51 - Il est génial, oui.
06:53 - Et qui est très proche de nous, en fait. Il serait presque un frère de notre époque.
06:57 - Absolument. Calicles, c'est un adversaire redoutable de Socrate,
07:00 parce que ses arguments... - Déjà pour ça, on peut l'admirer.
07:03 Parce que Socrate, on a du mal à l'avoir.
07:06 - Il est très fort. Et d'ailleurs, d'une certaine manière, il l'a eu.
07:09 Il y a un moment, d'ailleurs, où il dit à Socrate,
07:12 "mais en fait, très bien, tu as peut-être raison,
07:15 mais si on se fiche de ce que tu dis, ce que tu dis ne porte pas."
07:19 C'est-à-dire qu'il est quasiment déjà dans la post-vérité, en disant,
07:22 "très bien, peut-être que tes arguments sont indépassables, mais si on ne les écoute pas,
07:25 ça ne marchera pas." Et donc, non, c'est un adversaire extraordinaire.
07:28 Et donc, Calicles, c'est pour lui, les tonneaux percés.
07:31 Il est pour que le désir renaisse incessamment de ses cendres.
07:35 Il est pour ne surtout pas le combler. Il est pour le mouvement dans la vie.
07:39 Pour cette idée que ce qui est vivant, précisément, c'est ça.
07:44 C'est le désir qui ne doit jamais être comblé,
07:47 parce que être comblé, c'est ressembler à une pierre, c'est-à-dire être mort.
07:51 Et donc, il a des images magnifiques qui, en effet, mettent en difficulté Socrate.
07:57 Et de ce point de vue-là, ça reste un peu un grand héros de la philosophie.
08:02 Mais il n'empêche qu'il s'inscrit quand même dans un monde
08:05 dont les coordonnées ne sont pas les mêmes que celles d'aujourd'hui.
08:08 C'est la raison pour laquelle la tharaxie, en gros, chez les anciens,
08:12 demeure un idéal de vie, c'est-à-dire essayer de renoncer
08:16 à des désirs excessifs qui nous mèneraient trop loin.
08:19 La tempérance et la sobriété heureuse, par exemple, de Pierre Rabhi.
08:22 Mais Calicles, c'est vraiment la figure, à l'opposé de la tharaxie, de la pléonexie.
08:27 C'est-à-dire qu'en fait, le manque n'est qu'un moteur
08:30 qui nous fait tendre sans cesse vers de nouveaux plaisirs
08:33 qui seront éternellement insatisfaits.
08:35 Alors que la tharaxie, elle, vise à éradiquer le manque.
08:39 C'est-à-dire vraiment à le contrôler, à l'éradiquer.
08:42 Il y aura des désirs nécessaires et naturels.
08:45 Des désirs naturels mais non nécessaires, comme la sexualité, par exemple.
08:49 Mais dans les deux cas, on oublie quand même l'importance qu'a le manque.
08:53 Ça reste quand même une sorte de figure repoussoire.
08:56 Et ça, même Calicles, qu'on adore, fait du manque qu'un moteur
09:00 pour aller vers quelque chose d'autre, pour être rempli,
09:02 et pas pour en jouir tel quel.
09:04 - Ah oui, bien sûr. Bien sûr.
09:06 Parce que le manque appelle toujours à être rempli.
09:08 C'est extrêmement difficile d'arriver à le maintenir tel quel.
09:11 On a de cesse d'essayer de le transformer.
09:14 Et la question, c'est comment on le transforme ?
09:16 Est-ce qu'on le transforme en opérant ce glissement de l'être à l'avoir ?
09:21 Ce que fait Calicles, d'une certaine manière.
09:24 Est-ce qu'on le transforme en le symbolisant ?
09:27 Et au fond, nous sommes des êtres de langage.
09:29 Et donc, le manque qui est premier, le manque qui est inhérent,
09:33 ne serait-ce qu'un nourrisson qui a besoin d'un autre,
09:36 qui est nécessairement dépendant de la main nourricière, de la mère.
09:40 Ce nourrisson va devoir combler un manque qui est d'abord un manque physique,
09:46 mais qui est toujours plus dans la demande du nourrisson.
09:48 Il y a toujours plus que la demande de la satisfaction du besoin.
09:51 Il va transformer ce manque en symbolique.
09:53 Donc, le manque, à travers le langage, à travers la création du sens,
10:00 la création de la culture, d'une certaine manière,
10:03 c'est le résultat d'une symbolisation du manque premier.
10:06 Et donc, le fait de garder le manque en tant que manque,
10:09 et de l'interroger dans ce qu'il raconte de notre dimension d'être fini,
10:14 permet justement, éventuellement, de le dépasser à travers de la production symbolique,
10:21 culturelle, créée, etc.
10:23 Mais ce n'est pas du tout la même réponse que celle que propose, encore une fois,
10:28 l'économie capitaliste, qui, d'une certaine manière,
10:30 est beaucoup plus efficace que celle de l'artiste qui accepte de se régénérer à son manque premier,
10:37 mais qui accepte aussi de se faire souffrir.
10:40 Mais ça n'a pas non plus été la réponse d'autres propositions philosophiques,
10:45 parce qu'on a parlé de l'Antiquité, Mazarine Parjaume,
10:47 et vous parlez aussi de la modernité.
10:49 Vous dites que vous ne retracez pas une histoire de la philosophie.
10:52 Néanmoins, vous retracez quand même des grandes figures de la philosophie
10:55 à travers cette conception du tout et du manque, de la partie et du tout,
10:59 et vous montrez qu'à la modernité, alors qu'on découvre que l'univers est infini,
11:03 que l'homme est perdu dans cet univers,
11:05 et que de fait, quelque chose va nous échapper, quelque chose va nous manquer,
11:09 l'homme va constituer un autre tout, c'est le tout politique.
11:13 Là, c'est Hobbes, par exemple, c'est les théories du contrat,
11:16 où on va faire un pacte social tous ensemble,
11:18 et donc on va combler l'affinitude, le manque du sujet, par le tout de la politique.
11:25 Ce qui veut dire que même au moment où on a quand même l'idée d'une infinie,
11:29 de quelque chose qui nous manque, d'un manque constitutif,
11:32 on pourrait parler de Pascal quand même, le divertissement de Pascal,
11:35 si on le comble, c'est parce que justement, on a peur de ce manque constitutif.
11:38 On pourrait se dire que là, il pourrait y avoir une brèche pour penser le manque.
11:42 Or, ça ne se passe pas. Ça ne se passe pas du tout ?
11:44 Ça se passe quand même, mais il y a d'emblée une réponse alternative.
11:48 C'est-à-dire qu'en effet, la grande question de la modernité,
11:51 il y en a plusieurs et elles peuvent se décliner sur différents modes,
11:55 mais pour moi, d'une certaine manière, celle qui m'intéresse,
11:59 la grande question de la modernité, ça va être la relation entre le fini et l'infini.
12:03 L'homme se sachant fini va découvrir un infini positif,
12:06 c'est-à-dire pas un indéfini où on ajoute +1, +1, +1, +1,
12:09 mais un infini incommensurable.
12:11 Et la question va être de savoir comment négocier cette relation entre le fini et l'infini.
12:15 Alors, ça va effectivement se répercuter dans tous les domaines politiques, économiques, etc.
12:22 Par exemple, dans le domaine économique, la question va être résolue notamment par,
12:27 et aussi d'ailleurs dans le domaine politique et historique, par ce qu'on appelle la dialectique,
12:31 c'est-à-dire cette idée que du fini peut éventuellement naître l'infini
12:36 ou que la négation va permettre d'être dépassée au profit de quelque chose de positif.
12:42 Et puis les individus et leurs intérêts privés vont être dépassés au profit d'un intérêt collectif
12:48 et d'une vertu publique, etc.
12:50 C'est-à-dire vraiment, de l'agencement des atomes va naître quelque chose
12:55 qui est de l'ordre d'un sens, d'un sens de l'histoire, d'un enrichissement pour les nations, etc.
13:02 Donc là, on a une sorte de chême dialectique qui fait de la négation un moteur,
13:06 quelque chose qui est intégralement pris dans une dynamique,
13:10 qui serait la dynamique du tout, d'une certaine manière l'histoire, l'histoire chez Hegel,
13:13 c'est une sorte de grand tout qui est dynamique.
13:17 Donc en effet, on a des réponses qui se constituent
13:21 et qui sont les réponses qui vont du côté de la totalité, Spinoza, Hegel, d'une certaine manière,
13:25 si on veut dire rapidement.
13:26 - Ils font des systèmes, tout est connaissable chez Spinoza.
13:29 - En tout cas, on part du tout, donc il ne peut pas y avoir de faille, puisque c'est le point de départ.
13:33 Et puis il y a quand même des penseurs qui introduisent quelque chose qui est de l'ordre de la faille, de l'abeyance.
13:39 A mon sens, Descartes, justement à travers la modélisation de l'idée d'infini en moi,
13:44 cette idée que quelque chose me dépasse, que je connais, enfin je sais que c'est là, mais je ne peux pas le penser.
13:50 C'est-à-dire que tout à coup, ça met en échec la capacité de ma pensée.
13:54 Donc ma pensée est certes toute puissante à partir de Descartes, mais elle se sait néanmoins finie.
13:58 Donc on a à la fois le sujet souverain chez Descartes,
14:01 mais qui d'emblée sait qu'il est dépendant de quelque chose de plus grand que lui,
14:05 à savoir, ça s'appelle Dieu encore dans le système cartésien, mais voilà.
14:08 - Oui, pour nous, on ne pourrait pas le nommer Dieu, cet infini.
14:11 - Non, on ne pourrait pas le nommer Dieu, mais on pourrait tout à fait garder la structure
14:14 qui fait que la raison n'est pas toute puissante.
14:17 Elle est infodée à quelque chose qu'elle ne peut pas comprendre.
14:20 Et donc il y a cette structure de finitude.
14:23 Je ne peux pas tout connaître, je ne peux pas tout savoir,
14:26 et je ne peux pas accéder au tout parce que structurellement, je suis fait d'une faille ontologique.
14:31 On peut le retrouver aussi chez Kant, chez qui liberté et savoir ne sont pas synthétisables.
14:36 En fait, ce sont les grands penseurs de la non synthèse, d'une certaine manière,
14:40 qui acceptent que des choses ne soient pas synthétisables et qu'il demeure une béance.
14:45 On peut le retrouver évidemment chez Lévinas.
14:48 - Donc là, beaucoup plus contemporain, Emmanuel Lévinas.
14:50 - Voilà, grand penseur de cette relation entre le fini et l'infini.
14:55 - Mais alors, avant qu'on arrive à cette époque plus contemporaine,
14:57 on va aussi reparler de Sartre, Mazarine Parjot, parce que c'est un auteur important pour vous.
15:02 J'ai l'impression que Descartes et Sartre sont peut-être les auteurs qui vous ont guidés,
15:06 en tout cas dans ce travail, qui vous permettent de penser cette béance.
15:09 Mais quand même, j'aimerais qu'on définisse ce manque.
15:12 Parce que le manque en tant que tel, le vide, la négation, l'anéantisation, comme on l'entend chez Sartre,
15:18 tout ça, c'est des concepts assez différents.
15:20 Et quand on parle par exemple de quelqu'un qui est sans papier, sans abri,
15:23 ce n'est pas le même champ lexical de parler du sang gluten, du sang sucre et du sang alcool.
15:29 C'est un manque qui fait fondamentalement peur, qu'on veut fondamentalement rejeter.
15:34 Et il y en a un autre qui est du côté de l'avoir, et il y a un autre manque du côté de l'être,
15:38 qui est une forte de béance, mais laquelle alors ?
15:40 On va revenir sur ces deux dimensions.
15:43 - Je suis partie au départ du manque et de ces expressions sans.
15:47 J'ai essayé de regarder les expressions courantes.
15:50 Et donc évidemment, il y a aussi celles de sans abri, sans logement, etc.
15:54 qui rentrent dans un champ de réflexion politique et sociale complètement différent
16:00 de celui que j'ai voulu mener, mais auquel je fais un sort pour d'une certaine manière le mettre de côté
16:06 et sans doute y retravailler plus tard.
16:09 Mais la question ici, même si c'est lié en réalité, mais disons que je n'ai pas travaillé cette articulation-là,
16:15 cette béance, je dirais que...
16:19 Alors, c'est difficile de la définir en peu de mots.
16:22 - Surtout que c'est une absence.
16:24 - Exactement. C'est-à-dire que justement, c'est difficile de la définir.
16:27 On ne peut la définir qu'en creux d'une certaine manière,
16:29 parce que c'est quelque chose dont je dirais métaphoriquement que ça vient trouver l'être.
16:35 C'est-à-dire que c'est quelque chose d'autre, quelque chose qui est dans un autre ordre que l'être.
16:41 Comment on pourrait l'incarner ?
16:44 Par exemple, je donne un exemple pour rendre les choses un peu plus compréhensibles.
16:49 Des choses que chez Kant, par exemple, on appellerait la dignité.
16:52 La dignité, ça ne fait pas partie de la nature, ça ne fait pas partie de l'être.
16:56 La liberté, par exemple, c'est quelque chose qu'on ne va évidemment jamais rencontrer,
17:00 puisque si on le rencontre et qu'on le connaît, ça n'est plus de l'ordre de la liberté.
17:04 Donc c'est des choses auxquelles on assigne un vocabulaire, d'ailleurs assez chargé.
17:09 Donc c'est très difficile d'en parler, puisque c'est souvent un vocabulaire
17:12 soit qui est sédimenté par le vocabulaire religieux, soit sédimenté par des influences très métaphysiques.
17:18 Mais c'est justement quelque chose dont on ne peut pas parler,
17:20 parce que ça n'est pas récupérable par la connaissance.
17:24 Ça n'est pas récupérable par la pensée.
17:27 C'est donc quelque chose qui justement fait obstacle à une totale prise de l'homme sur les choses.
17:34 Et il me semble que cette dimension qui fait obstacle à une souveraineté totale
17:39 et à une maîtrise totale de l'homme sur les choses,
17:43 permettrait justement de réinterroger une structure métaphysique.
17:47 Alors là c'est très métaphysique.
17:48 À l'intérieur de laquelle on pourrait penser un monde alternatif.
17:51 Parce que cette béance, ce qui nous met en échec d'une certaine manière,
17:58 ce qui fait que l'homme n'est pas souverain, y compris par l'ambition de tout connaître,
18:04 y compris par son extraordinaire capacité...
18:06 Que ce soit dans l'univers, dans la connaissance, dans sa vie, voilà, l'homme n'est pas souverain, c'est ça ?
18:12 L'homme n'est pas souverain tout en étant un être extraordinaire
18:15 qui a réussi à développer la science, qui elle-même est extraordinaire, etc.
18:18 Il y a quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la pensée.
18:21 Mais qui n'est pas non plus de l'ordre du monde.
18:23 C'est-à-dire qui n'est pas de l'ordre de la pensée.
18:25 Ça pourrait être de l'ordre du sensible, ça pourrait être d'autres ordres.
18:29 Là c'est qui est d'un autre ordre que l'être.
18:33 Il n'y a pas d'autre manière de le dire.
18:35 - Mais c'est vrai qu'on tourne un petit peu autour.
18:37 Parce que par exemple, vous parliez de Descartes.
18:39 Descartes, l'idée d'infini dont il parle.
18:42 On a du mal à comprendre ce que c'est déjà l'infini.
18:45 Puisque vous dites que c'est l'incommensurable, lui parle de Dieu.
18:48 - Il parle de Dieu parce que c'est le mot qu'on donne à l'infini au XVIIe siècle.
18:52 Mais un infini positif, pour un mathématicien, ça fait sens aussi.
18:58 L'infini, il n'est pas pensable par définition.
19:02 - Mais aujourd'hui on pourrait dire comment ?
19:04 On pourrait dire comment est-ce que...
19:06 On tourne autour aussi de quelque chose qui est de l'ordre de...
19:10 Par exemple de l'angoisse.
19:12 Quelque chose tout à coup, on est assailli par quelque chose de l'ordre du vide.
19:17 Où tout s'écroule.
19:19 C'est la nausée par exemple de Jean-Paul Sartre.
19:22 Est-ce que ce serait ça ?
19:24 Ou est-ce que là vous parlez quand même de quelque chose, d'une sorte de réalité qui nous excède.
19:30 Qu'on ne peut pas penser, qu'on ne peut pas connaître.
19:32 Ou est-ce que vous parlez de quelque chose en nous
19:34 qui est de l'ordre de la peur de la mort, de l'angoisse, etc.
19:37 - Je ne parle pas de quelque chose qui nous excède, parce que précisément je ne peux pas en parler.
19:41 Puisque je n'en sais rien.
19:43 Ce dont je parle c'est de cette faille qui fait que je ne me rejoindrai jamais complètement.
19:49 Alors on peut le dire à travers une autre image, qui n'est pas qu'une image.
19:54 Qui est par exemple le surgissement de la conscience.
19:57 Le surgissement de la conscience, toujours dans un schéma un peu cartésien,
20:01 arrive toujours à un moment donné.
20:03 Il n'est pas premier chronologiquement.
20:05 Il arrive au cours de la vie, pour X ou X raisons.
20:08 Soit parce que j'ai décidé de douter de tout, soit parce qu'il m'est arrivé un accident.
20:12 Et que tout à coup j'accède à cette conscience des choses.
20:17 Elle est première et elle est seconde la conscience.
20:20 Elle est première dans le sens où à partir du moment où je prends conscience des choses,
20:23 les choses m'apparaissent.
20:25 Alors qu'elles ne m'apparaissaient pas auparavant.
20:27 Et pourtant elle est seconde parce qu'elle arrive à un moment de ma vie.
20:30 La question c'est comment je fais pour réconcilier ce que j'étais avant de prendre conscience
20:36 et la conscience que je suis.
20:38 Ce sont deux ordres qui sont irréconciliables.
20:41 Et en fait moi ce qui m'intéresse c'est cette structure d'irréconciliabilité.
20:46 Je ne sais pas si ça existe.
20:48 Cette dimension irréconciliable.
20:50 Cette dimension irréconciliable qui est pour moi la dimension du tragique.
20:53 C'est-à-dire qu'on est dans une époque où on n'arrive plus à penser le tragique
20:57 et que la négation est toujours récupérée au profit.
21:00 Soit d'une dialectique, soit d'un moteur, soit d'un différentiel.
21:05 Mais la question du négatif au sens où ça n'est pas réconciliable, il y a du tragique.
21:09 Je ne me rejoindrai jamais moi-même parce que je n'ai pas moi.
21:14 Parce que ce dont je viens, je ne pourrai jamais le récupérer.
21:18 Et ce que je suis, ça n'est pas non plus ce dont je viens.
21:21 Je ne suis pas juste le fruit de mes parents.
21:23 Je suis autre chose, mais en même temps je suis un autre principe.
21:27 Mais ce principe en même temps, il a quelque chose à voir avec ce dont je viens.
21:30 Toutes ces structures d'irréconciliables, pour moi, sont la structure du manque.
21:35 Et ce manque, il est encore une fois ontologique au sens où il est structurel
21:39 dans notre rapport au monde et dans ce qui nous fait être humains en réalité.
21:45 Nous pensons que l'homme n'est jamais impuissant que lorsqu'il est persuadé qu'il l'est.
21:50 Ah, alors là, c'est vraiment l'impuissance parce qu'il ne fait plus rien,
21:54 parce qu'il a tout dû dehors et que les choses arrivent en dehors de lui.
21:59 Mais même dans les situations les plus écrasantes, l'existentialiste pense que l'homme est libre.
22:05 Mais surtout, n'est-ce pas, nous pensons que la responsabilité de l'homme est terrifiant
22:10 parce que l'homme devient exactement ce qu'il décide d'être.
22:14 Si par exemple, nous décidons que la liberté n'existe pas, que la pensée est inefficace,
22:19 que nous sommes impuissants, que la seule loi c'est par moment la violence
22:24 et la plupart du temps la soumission résignée, alors nous ferons arriver ce que nous avons décidé.
22:31 Et pendant des siècles peut-être, l'homme ne sera plus que cela, rien que cela.
22:35 Et il ne méritera pas d'être davantage.
22:37 Si au contraire, fussent une poignée d'hommes, continuent à affirmer que notre destin est entre nos mains,
22:43 même si demain, il doit se produire une catastrophe, pourvu que ces hommes ne lâchent pas prise,
22:48 libérèsent. Elles pourraient être reprises par d'autres.
22:51 Il est donc là, chose, première chose, du Jean-Paul Sartre, Mazarine Pinjot, "Les temps modernes".
22:56 Nous étions le 3 novembre 1947.
22:59 Sartre dans cet archive, Mazarine Pinjot, et vous en parlez dans votre livre.
23:03 D'ailleurs, c'est un des seuls philosophes qui a parlé du néant, de la néantisation à l'époque contemporaine.
23:08 Et dans cet archive, il semble dire qu'il reste quand même de la responsabilité aux hommes.
23:14 C'est-à-dire que malgré le fait qu'ils soient nauséeux, je fais référence à la nausée qui nous fait tout voir dégoulinant
23:22 et troué justement par ce manque, les hommes peuvent décider quand même de ce qu'ils ont à faire dans la vie.
23:30 Qu'est-ce qu'on peut faire face à ce manque ?
23:34 Qu'est-ce qu'on peut faire de ce manque ?
23:36 C'est-à-dire le préserver, le prendre en compte dans un monde, vous l'avez dit,
23:40 mais en fait on est formaté pour combler ces manques, que ce soit d'un point de vue économique, politique.
23:46 On pourrait revenir aussi sur le virtuel dont vous parlez, le rêve d'un monde plein, sans failles,
23:51 la montée des populismes et le fanatisme, où là vraiment c'est le rêve du tout qui nous gouverne.
23:57 Qu'est-ce qu'on peut faire ?
23:59 Déjà, il y a quelque chose que je trouve très intéressant dans l'archive,
24:03 c'est que c'est notre responsabilité, non pas juste au sens de la responsabilité,
24:09 parce que nous sommes condamnés à être libres, etc.
24:11 Au sens où en fait c'est performatif, c'est-à-dire qu'il faut le décider.
24:15 Et à partir du moment où on le décide, ça fait exister quelque chose au monde qui n'y était pas.
24:20 Et c'est ça aussi le manque d'une certaine manière, c'est-à-dire qu'on introduit du manque dans le plein.
24:27 C'est ça que ça raconte.
24:28 Donc décider, c'est introduire du manque dans le plein ?
24:31 Oui.
24:32 Comment ?
24:33 Alors, ensuite, pour répondre à votre question,
24:36 qui est plus difficile on va dire, parce que ce n'est pas de programme politique ni métaphysique,
24:41 mais quand même, c'est aussi une manière d'être attentif, déjà, vigilant à soi-même.
24:51 Ne pas donner, et c'est à mon avis ce à quoi nous sommes conviés en général,
24:58 à savoir donner des réponses le plus rapidement possible pour ne surtout pas réinterroger la question.
25:03 Il me semble que pour réinterroger et réactiver ce manque,
25:07 qui est un manque fertile, justement on ne parle pas du manque qui nous empêche de vivre,
25:12 mais qui serait un manque fertile,
25:14 eh bien il faudrait apprendre à poser des questions.
25:17 Donc la philosophie en fait ?
25:19 C'est ça.
25:20 Donc votre travail ?
25:22 Oui, mais enfin la philosophie sans être obligé nécessairement de rentrer dans un travail disciplinaire,
25:28 de lire tous les textes, etc.
25:29 Juste la pensée critique, c'est-à-dire interroger la question avant d'apporter une réponse.
25:34 Les réponses aujourd'hui, elles sont formatées,
25:36 parce qu'elles sont d'une certaine manière déjà en creux dans les réponses.
25:43 Donc elles ne sont pas nouvelles,
25:45 elles ne viennent pas apporter quelque chose de radicalement neuf,
25:47 elles n'ouvrent pas une brèche dans le temps, si on veut utiliser une expression d'Anna Arendt.
25:52 La réponse, si elle est conforme à la question, n'est pas vraiment une réponse.
25:57 Ce qu'il faut réinterroger, c'est la façon dont on pose des questions.
26:00 Et aujourd'hui, par exemple politiquement,
26:02 la façon dont elles sont posées ne nous enjoigne pas vraiment à réinvestir le manque.
26:11 Ce ne sont pas des vraies questions.
26:14 Les vraies questions, elles viendraient réinterroger la structure de notre monde politique,
26:22 réinterroger radicalement ce que c'est que le capitalisme.
26:26 Peut-être pour finir par dire qu'il n'y a pas d'autre manière,
26:29 une meilleure manière, j'en sais rien, mais au moins se poser la question.
26:32 On manque d'un travail critique.
26:33 On manque évidemment d'un travail critique.
26:35 Et le seul lieu où il y a eu un vrai travail critique,
26:38 ce serait par exemple la déconstruction,
26:40 est récupéré à travers une dogmatisation d'esprit critique.
26:43 Ce que Kant disait très justement dans la préface de sa première critique,
26:47 à savoir que toute l'histoire de la pensée a toujours oscillé entre le scepticisme et le dogmatisme,
26:52 on est au cœur de la crise philosophique aujourd'hui.
26:55 C'est-à-dire que soit on est dans un scepticisme total avec les fake news,
26:59 avec la post-vérité, avec les alternative facts de la conseillère en communication de Donald Trump,
27:05 avec Trump lui-même d'ailleurs.
27:07 Et puis de l'autre côté, on est dans un dogmatisme total également,
27:11 avec en effet le retour du fondamentalisme,
27:14 la croyance pure et dure dans la science.
27:17 Moi je suis pour évidemment le progrès dans la science, une réflexion sur la science.
27:23 - Mais vous critiquez par exemple le transhumanisme.
27:25 - Mais en revanche, le transhumanisme, le néo-positivisme, le scientisme,
27:30 et puis toutes les autres formes de dogmatisme qui souvent prennent les figures d'un identitarisme.
27:36 Et là aussi c'est du plein.
27:37 L'identité c'est quoi sinon ?
27:38 Du plein qui vient combler les failles, les ambivalences, la pluralité.
27:44 - Mais si je vous suis, Mazarine Pinjot, le manque,
27:49 comment on pourrait proposer une organisation politique,
27:52 même des systèmes philosophiques à partir du manque ?
27:56 C'est-à-dire que d'un point de vue même de la construction,
27:59 la construction c'est combler du manque, c'est avoir des fondations.
28:02 - Bien sûr, mais par exemple la démocratie, c'est à proprement parler,
28:05 lorsqu'elle fonctionne bien, c'est à proprement parler le régime politique du manque,
28:09 puisqu'il s'institue sur une non-fondation.
28:12 Puisque le lieu du pouvoir doit demeurer vide en quelque sorte,
28:16 et que des locataires peuvent l'occuper, mais jamais se l'approprier.
28:20 Donc il y a quelque chose qui est de l'ordre du manque,
28:23 qui vient réinitialiser en permanence la démocratie,
28:27 qui peut donc s'instituer dans la conflictualité, la pluralité,
28:31 le dialogue, la discussion, le débat, etc.
28:34 Précisément parce que la démocratie acte, qu'il n'y a pas un savoir
28:38 qui transcendrait le politique et auquel devrait s'adosser le politique.
28:44 Donc la démocratie par excellence, c'est le régime fondé sur le manque.
28:49 - Vous abordez aussi la question des philosophes actuels.
28:53 Peut-être qu'il faudrait revenir un tout petit peu en amont,
28:56 parce que vous avez une charge incroyable contre Nietzsche,
28:59 puis contre Deleuze, et avant ça contre Spinoza,
29:03 parce qu'il y a toute une filiation Spinoza-Nietzsche-Deleuze.
29:06 - Contre cette filiation, parce que pour moi Spinoza et Nietzsche
29:10 font partie quand même de mon panthéon personnel.
29:13 Mais je pense qu'ils ont été interprétés dans un sens
29:16 qui ne leur rend pas toujours justice.
29:19 - C'est-à-dire qu'en fait, selon vous, ils ont en fait...
29:22 En cela, c'est assez agréable de dire qu'on est des héritiers quand même de leur pensée.
29:26 C'est-à-dire qu'ils ont créé un monde de l'immanence.
29:29 C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'au-delà, il n'y a pas d'au-dessus, il n'y a pas d'absolu.
29:31 Rien n'est infini, rien ne manque.
29:33 On est tous dans un tout. C'est l'immanence même.
29:36 Sauf que dans un tel monde, pour créer des valeurs,
29:39 c'est extrêmement difficile, puisque les valeurs ne se créent que dans un jeu de concurrence.
29:44 Rien n'est là pour nous permettre d'évaluer ce qui est une bonne ou une mauvaise valeur,
29:47 une bonne ou une mauvaise action, le bien ou le mal.
29:50 Est-ce que... Voilà, vous voulez revenir,
29:53 je dis revenir parce qu'on a l'impression que c'est une organisation
29:56 plutôt passéiste, à un système de valeurs transcendant
30:01 où on nous dirait ce qui est bien et ce qui est mal ?
30:03 - Non, puisque justement, pour moi, le manque,
30:07 enfin ce qui ferait échec à cette totalité,
30:11 ce qui viendrait creuser, trouer cette totalité,
30:15 n'est précisément pas convertible en un système de valeurs,
30:18 puisque des systèmes de valeurs, c'est immanent.
30:20 C'est une fausse transcendance.
30:22 C'est pas parce que ça n'est pas mondain, enfin relevant du monde,
30:26 c'est pas parce que c'est perçu dans un autre monde
30:30 que c'est pas immanent.
30:32 Dès lors qu'on peut décrire quelque chose, le définir,
30:35 c'est que c'est en quelque sorte immanent.
30:38 Et donc, la transcendance dont je parle,
30:41 c'est pas du tout une transcendance religieuse
30:43 ou un système qui consisterait à aller convoquer
30:47 d'autres dimensions, des arrière-monde, etc.
30:50 Non, c'est justement quelque chose qui n'est pas de l'ordre du monde.
30:52 Des arrière-monde, c'est encore du monde.
30:54 C'est d'autres mondes, y compris un système religieux,
30:59 en tout cas, lu dans sa littéralité,
31:04 pour moi, c'est quelque chose qui relève de l'immanence,
31:07 ou je l'entends.
31:08 Ce qui trouve l'immanence, ça n'est pas récupérable
31:11 dans un récit ou dans une description quelconque.
31:16 Ce que j'entends par "transcendance",
31:19 c'est en fait ce que Lévinas essaye de montrer
31:21 lorsqu'il lit justement la troisième méditation de Descartes,
31:25 à savoir cette relation de la non-relation.
31:28 Je suis en relation avec un autre ordre,
31:32 mais ce n'est pas une relation non plus,
31:34 puisque je ne peux justement pas ni le décrire,
31:37 ni le connaître, ni y accéder,
31:39 puisque c'est d'un autre ordre.
31:41 Si c'était d'un ordre qui serait compréhensible,
31:44 ce ne serait donc pas d'un autre ordre.
31:46 Donc si c'est d'un autre ordre, je ne peux rien en dire.
31:48 Sinon, ça fait échec à la totalité,
31:52 et c'est de cet échec de la totalité
31:54 qu'il me semble peut se régénérer la critique,
31:58 la création...
31:59 - La démocratie, vous l'avez dit aussi.
32:01 Est-ce que ça peut régénérer aussi le désir ?
32:03 - Oui.
32:04 - Le désir est fondé sur le manque.
32:06 - Le désir, mais là aussi, il y a deux sortes de désirs.
32:09 Il y a le désir d'avoir et le désir d'être.
32:11 Et donc, ça régénère le désir métaphysique.
32:13 On pourrait en trouver, au sens de Lévi-Nasse,
32:16 on pourrait en trouver des exemples,
32:18 des incarnations, par exemple,
32:20 dans le sentiment amoureux.
32:22 Peut-être que c'est celui qui figure le plus,
32:25 ou la manière la plus sensible,
32:28 où on peut arriver à modéliser,
32:30 à comprendre ce dont je parle,
32:33 à savoir ce désir métaphysique.
32:35 C'est-à-dire au-delà juste du désir de possession,
32:37 qui existe aussi d'ailleurs dans le désir amoureux,
32:40 au-delà du donjuanisme qui consiste au désir de posséder
32:44 et donc forcément qui est incessant,
32:47 qui renaît toujours de ses cendres,
32:49 et qui est de la consommation amoureuse.
32:52 D'ailleurs, pas très amoureuse,
32:53 mais de la consommation, on va dire.
32:55 À côté de ça, il y a le désir amoureux,
32:57 au sens où il n'est jamais comblé.
33:00 Et c'est d'ailleurs parce qu'il n'est pas comblé,
33:03 enfin, il n'est pas comblé,
33:05 au sens où il se nourrit de ce manque.
33:08 Mais être nourri de ce manque,
33:10 ne veut pas dire qu'on va passer à autre chose,
33:12 et que cette insatisfaction n'est pas productrice,
33:15 justement, de l'amour qui se régénère,
33:17 précisément de cette insatisfaction,
33:19 non pas pour donner lieu à une consommation d'autre part,
33:23 mais justement pour être vécu comme ça.
33:25 Et donc, on peut...
33:27 Enfin, je veux dire, il y a des choses qui sont de l'ordre,
33:29 effectivement, d'une forme d'inquiétude,
33:30 et qui sont pourtant nourrissantes.
33:32 L'amour, c'est toujours un peu inquiet.
33:34 S'il n'était pas un peu inquiet,
33:36 ça serait de l'ordre de la possession.
33:37 - Mais l'existence, d'ailleurs, non ? C'est inquiétant.
33:39 - Et l'existence, bien sûr.
33:41 Bien sûr, bien sûr que c'est inquiétant.
33:43 Et c'est peut-être dans cette inquiétude
33:46 qu'on produit des choses.
33:49 - Ce livre, "Vivre sans une philosophie du manque",
33:53 c'est un livre de Jean-Marie Pinjot.
33:55 Vous pensez qu'il peut être lu par qui ?
33:58 Je ne dis pas quelle est votre cible
34:00 dans le point de vue éditorial et marketing,
34:03 mais est-ce qu'il peut...
34:05 Vous voulez, non seulement dénoncer quelque chose
34:07 de l'ordre du marketing ou de l'ordre du temps,
34:09 mais vous dire, est-ce que moi, j'ai une responsabilité ?
34:11 Est-ce qu'avec ce livre, je peux faire passer une idée
34:14 sur quand même cette satisfaction
34:16 à vouloir trouver des consolations
34:18 en se nourrissant tout le temps
34:20 de produits étiquetés sans,
34:22 d'idéologie, de fondamentalisme, de croyance ?
34:27 - Bien sûr que j'aurais ce désir-là.
34:30 Après, je sais bien qu'aujourd'hui,
34:32 un livre de philosophie,
34:34 ce n'est pas ce qui se lit le plus facilement.
34:37 Mais bien sûr qu'il y a le désir de proposer
34:40 quelque chose d'un peu alternatif
34:42 et de proposer aussi une lecture critique
34:45 de notre époque qui ouvre éventuellement
34:48 la voie à de nouvelles recherches
34:51 à l'intérieur d'un nouveau paradigme.
34:53 En fait, je pense qu'il faut qu'on change de paradigme
34:55 et que certaines propositions politiques,
34:57 y compris certaines propositions écologiques,
35:01 qui sont pourtant nécessaires,
35:03 en s'inscrivant encore dans ce chêne,
35:05 ne sont pas à même de nous sortir, en réalité,
35:08 du plein et du rapport à l'avoir.
35:11 Et donc, je pense qu'il faut se déplacer
35:14 et changer de paradigme pour renouveler
35:16 de fonds en comble, y compris une pensée politique radicale.
35:19 - Merci beaucoup, Mazarine Pinjot.
35:21 De vous, on peut donc lire "Vivre sans une philosophie du manque".
35:24 C'est aux éditions Flammarion, dans l'excellente collection Climat.
35:28 Et j'en profite aussi pour annoncer ce spectacle "Je suis greco".
35:31 Un texte écrit par vous et Léonie Pinjot.
35:34 Mise en scène Léonie Pinjot elle-même.
35:36 C'est à découvrir du 31 janvier au 10 février
35:38 au Théâtre du Rond-Point.
35:40 - Mazarine Pinjot, nous terminons chaque émission en musique.
35:43 Vous avez le choix entre deux chansons
35:45 et le choix se fait ce midi entre "avec" ou "sans".
35:48 - Wow ! Bon ben sans !
35:51 - Sans toi, maman, il y a dans ma vie un grand vide
36:14 Car tu as emporté mes plus belles années
36:24 Sans toi, maman, sur mon front j'ai depuis bien des rides
36:34 Tant mes yeux ont pleuré, tant mon coeur a saigné
36:44 Et toi qui de tout en maître, même plus que tout peut-être
36:58 Toi, tu m'as fait connaître soudain le plus grand des chagrins
37:12 - Sylvia Clément, "Sans toi, maman", un grand merci encore à vous Mazarine Pinjot
37:17 et un grand merci à l'équipe des Midi de Culture
37:19 qui sont préparées tous les jours par Issa Touendoy, Anaïs Sisbert, Cyril Marchand, Zora Vignier, Laura Dutèche-Pérez et Manon Delassalle
37:25 Réalisation Nicolas Berger, prise de son d'Aliya
37:29 Pour écouter cette émission rendez-vous sur le site de France Culture
37:32 à la page des Midi de Culture et sur l'application Radio France.
37:35 Merci Nicolas, à demain. - A demain Géraldine.

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