• l’année dernière
Transcription
00:00 *Musique*
00:19 Merci de nous retrouver pour le club de lecture de France Culture.
00:22 Ce midi, nous interrogeons la mémoire et les souvenirs avec ces questions.
00:27 Comment raconter ce dont on ne se souvient pas ?
00:30 Comment faire parler ceux qui savent mais qui souvent ne disent rien ?
00:34 La perte d'un être cher peut être l'occasion de briser ce silence.
00:38 L'occasion aussi de se pencher sur les archives, de ressortir les albums photos
00:43 et de réveiller les fantômes.
00:45 C'est ce qui se passe quand on fouille dans l'histoire familiale.
00:48 On va aborder toutes ces questions avec les deux livres du jour.
00:51 Un roman et un récit autobiographiques.
00:53 On accueille leurs autrices dans un instant mais d'abord place au lecteur et lectrice du Book Club.
00:58 C'est un récit touchant, écrit avec simplicité et sans pathos,
01:01 qui parle de l'enfance, des souvenirs qu'on en garde, de l'importance des lieux dans une vie.
01:05 Mais quelle famille ne cache pas de petits ou de lourds passifs ?
01:08 *Musique*
01:14 Les voix de Sophie et Élisabeth, lectrice du Book Club qui nous accompagnent ce midi.
01:18 Bonjour Julie Wolfenstein.
01:19 Bonjour.
01:20 Vous êtes romancière, professeure de littérature et traductrice.
01:23 Vous avez notamment traduit de l'américain Gatsby, de Francis Scott Fitzgerald aux éditions POL.
01:30 Et c'est aux éditions POL que vous publiez vos récits,
01:33 comme celui qui vous amène à nous aujourd'hui, "La route des estuaires".
01:37 Un titre qui fait penser à celui de Claude Simon, "La route des Flandres".
01:42 L'autre point commun avec ce livre, c'est la mémoire.
01:46 La mémoire qui inquiète, la mémoire qui enquête, si je puis dire.
01:50 Dans "Les routes des estuaires", vous enquêtez en quelque sorte sur la mort accidentelle de votre petit frère,
01:56 que vous n'aviez pas vraiment connue, puisque vous aviez 20 mois quand il est décédé, c'est ça ?
02:01 Oui, alors je n'avais pas du tout pensé à ce parallèle avec Claude Simon, effectivement.
02:05 Sauf que dans "La route des Flandres", si je ne me trompe, il y a une dimension historique, guerrière.
02:12 "La route des estuaires", c'est une route plus pacifique, qui mène, je l'ai découvert d'ailleurs,
02:17 j'adorais ce nom, qui existe, elle s'appelle comme ça, mais je croyais qu'elle desservait uniquement
02:21 une toute petite portion de route qui m'amène chez moi dans la Manche.
02:24 En fait, elle va de la Belgique à l'Espagne.
02:27 Et c'était effectivement un peu un prétexte, mais pas uniquement,
02:31 parce que c'est un lieu très important pour moi, le sud de la Manche, qui est tout près de la Bretagne.
02:35 Et il se trouve que cette route, elle mène jusqu'à la Bretagne, et elle m'a menée jusqu'à un témoin.
02:40 Presque un témoin, parce qu'elle était absente la nuit de la mort de mon frère.
02:43 Mais voilà, la jeune bretonne qui me gardait quand mon petit frère est né, puis mort.
02:50 Et donc, événement dont je n'ai effectivement, que j'ai connu,
02:54 enfin, je veux dire, j'étais là, mais dont je n'ai effectivement aucun souvenir,
02:57 étant trop jeune pour en avoir conservé la mémoire.
03:00 - Les morts sont là, réellement, les morts sont dans notre vie, mais nous sommes aussi dans la leur.
03:05 C'est ce que dit l'un de vos personnages à sa mère dans votre nouveau roman, Isabelle Marier.
03:10 Bonjour. - Bonjour.
03:11 - Roman qui s'intitule "Celle qui n'y était pas", publié aux éditions Femarion.
03:15 Vous nous présentez ces personnages, peut-être pour commencer, votre narratrice et sa mère.
03:20 Et c'est par la mort de cette dernière que débute votre roman.
03:23 - Par la mort de la mère de la mère, en fait.
03:26 Oui, à la mort de sa mère, elle éprouve le besoin de vider la maison, ou plus exactement de l'explorer.
03:35 Et sa fille vient la rejoindre et lui demande de raconter l'histoire de sa famille.
03:41 Enfin, pas l'histoire de sa famille, l'histoire de ses parents à elle.
03:44 Jusqu'à ce qu'est-ce qui fait que la narratrice soit venue au monde,
03:51 alors qu'elle aurait pu ne pas venir au monde comme chacun d'entre nous.
03:54 Quelle est la mémoire qui nous précède ?
03:57 Quels sont les souvenirs qui nous précèdent ?
03:59 La mémoire, c'est une construction du souvenir, donc c'est pas exactement le sujet.
04:04 - C'est en tout cas sur cette route du souvenir qu'on va aller ensemble durant cette émission.
04:09 On va d'abord s'arrêter avec Sophie. Sophie, c'est notre lectrice.
04:13 Elle a lu "Celle qui n'y était pas", Isabelle Marier. Voici ce qu'elle en a retenu.
04:17 - Quel plaisir de retrouver l'écriture d'Isabelle Marier.
04:21 Dans ce roman, elle nous transporte dans une saga familiale bien complexe,
04:25 mais quelle famille ne cache pas de petits ou de lourds passifs.
04:28 Un événement funeste est l'occasion pour Louise de dérouler la pelote
04:32 et de nommer le poids de la culpabilité pour mieux s'en libérer.
04:36 Et puis Isabelle Marier nous apprend aussi beaucoup sur ces années que l'on traverse
04:41 au fil de ses phrases longues. Un vrai bonheur.
04:44 Ce roman n'est pas sans me faire penser à Marie Cisun et la gouvernance suédoise
04:49 ou au livre à suspense de Jacques Expert, "Hortense", par certains aspects.
04:54 Cela vous étonne, mais moi, pas du tout. Isabelle Marier a tous les styles d'aujourd'hui.
05:01 - Isabelle Marier, c'est quoi votre style ? Vous avez un style ?
05:06 - Non, non, non. Je suis une autodidacte. J'ai commencé à écrire tard.
05:13 J'ai juste ma voix. Je ne sais pas faire autrement.
05:20 - Alors dans ce roman, vous nous emmenez dans cette saga familiale complexe, comme le dit Sophie.
05:25 C'est toujours difficile de se pencher sur le passé au sein du noyau familial.
05:30 Là, on le disait, c'est donc votre narratrice qui vient de perdre sa mère
05:36 et elle amène Hilly à sa fille qui vient lui rendre visite,
05:40 qui vient l'aider dans cette tâche difficile de vider la maison
05:45 et qui va la pousser à briser le silence.
05:50 - Je crois qu'il n'y a pas vraiment de silence. Il y a surtout, au contraire, trop de récits,
05:56 trop d'histoires qui s'entrecroisent. Et les parents de la narratrice ont en fait archivé
06:02 tout ce qu'ils ont pu ramener, conserver de leurs errances, de leurs difficultés.
06:09 Comme s'ils attendaient que plus tard, quelqu'un raconte l'histoire,
06:14 ou essaye de trouver une explication, essaye de comprendre ce qui s'est passé à leur place.
06:19 Parce qu'eux, ils n'y arrivent pas. Donc ils archivent, ils accumulent
06:23 et ils attendent une parole qu'ils n'entendront pas,
06:27 mais qui pourra donner une certaine cohérence,
06:32 qui fera œuvre peut-être, plus qu'une cohérence, plus qu'une explication, plus qu'une enquête.
06:37 Il y aura quelque chose qui surgira et qui se mettra à exister.
06:41 - Il y a l'idée tout de même dans cette histoire, dans son histoire, à elle, de fantômes qui sont là,
06:49 des fantômes même. Qui sont ces fantômes ?
06:53 - Alors ces fantômes, il y a une chose à laquelle je crois, c'est que le souvenir a une force en lui-même.
07:00 Le souvenir peut n'être pas très précis, peut être très précis, peut irradier,
07:07 faire des concrétions autour de lui, mais il se met à exister.
07:12 D'une certaine manière, il domine notre existence.
07:16 Et nous, c'est une force, comment dire, je dirais c'est une force comme,
07:22 vous avez un arbre dans votre cour ou dans votre jardin,
07:26 et il vous fait quelque chose, il a une des répercussions sur vous, vous le ressentez.
07:32 Vous voyez le vent à travers lui, il est une présence.
07:38 Le souvenir, c'est cette présence.
07:40 Le fantôme, c'est une présence plus humaine, mais qui peut être sans nom,
07:47 ça peut être effectivement des enfants, je crois que beaucoup à la présence des petits morts,
07:52 qui n'ont pas eu de mots, qui n'ont pas eu de paroles,
07:56 qui parfois n'ont même pas eu de nom, parce qu'on n'en a pas eu le temps.
07:59 - Dans votre récit, Julie Wolkenstein, enfin sur la présentation par votre éditeur,
08:04 il dit de vous que vous étiez consciente que vos romans ont toujours été,
08:11 ont toujours tourné autour de ce fantôme qui était votre petit frère.
08:16 Comment on en est arrivé à ce livre-là ?
08:19 Avant, vous y aviez pensé, mais vous n'écriviez pas directement sur ce sujet-là ?
08:24 - Il y avait toutes sortes de raisons qui m'en empêchaient.
08:27 D'abord, le peu de matière que j'avais, parce que je n'avais donc pas de souvenirs.
08:32 Et mes parents, mon père de sang vivant et ma mère encore aujourd'hui, répugnaient à évoquer le sujet,
08:38 même si ce n'était pas non plus un secret.
08:41 Mais en revanche, c'était quand même un silence, en tout cas une absence d'envie d'en parler.
08:47 Et je serais maintenant tentée de dire que oui, ce fantôme hantait tous mes livres jusqu'à celui-ci,
08:56 que je ne m'autorisais pas à écrire pour plein de raisons.
08:59 D'abord, pour ne pas heurter justement les sentiments de ma mère,
09:03 parce que j'ai compris à cette heure, mais quand même, quand j'ai eu moi-même des enfants,
09:07 qu'un enfant qui, même s'il n'avait vécu que deux mois,
09:11 s'il mourrait dans des circonstances inexpliquées et très brutales dans lesquelles est mort ce petit frère,
09:17 c'était quelque chose qui ne guérissait jamais, dont les parents ne se remettaient jamais.
09:22 Il faut avoir peut-être un tout petit peu grandi et vécu soi-même pour le mesurer.
09:25 Donc je ne voulais pas heurter ces sentiments.
09:27 Et puis, encore une fois, je ne savais pas quoi raconter. Il y avait si peu de choses.
09:31 Et puis j'ai eu cette chance, dont au début je n'ai pas très bien su quoi faire,
09:36 qui était d'être contactée par cette Maryvonne qui vit en Bretagne, dont je n'avais pas eu de nouvelles pendant 50 ans,
09:42 et qui m'a écrit un mail il y a trois ans, me disant qu'elle avait envie de me revoir.
09:46 Et j'ai tout de suite eu le projet de la faire parler.
09:51 Et je me suis dit qu'avec ce qu'elle me raconterait, elle,
09:54 j'aurais peut-être enfin de la matière pour nourrir cette absence.
09:59 Et de fait, elle ne m'a pas expliqué, parce qu'il n'y a pas d'explication à ce jour définitive à cette mort,
10:06 mais elle m'a raconté toutes sortes d'autres choses qui ont donné un peu de vie à ces premières années dont je ne me souviens pas.
10:13 Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a ici une forme de déclencheur, si on peut dire, dans cette prise de contact.
10:20 Même si c'est quelqu'un qui est d'ailleurs, et c'est peut-être pour ça que c'est plus facile, en dehors de la famille.
10:25 Chez vous, Isabelle Marier, il y a cette fille qui dit à sa mère, la narratrice,
10:30 "Dis-moi, tu dois parler, tu dois m'expliquer, me raconter ce qui s'est passé."
10:35 Oui, je crois qu'il y a un moment où ça passe par une transmission, par un récit,
10:42 par quelque chose qui doit exister extérieurement à soi.
10:49 Le souvenir n'est à personne, en fait.
10:52 Vous dites, et ça m'a marqué, c'est un peu la fille qui met, qui remet sa mère au monde,
10:59 au moment où d'ailleurs elle est enceinte et sa propre mère, la grand-mère de cette jeune fille enceinte, vient de décéder.
11:06 Il y a une forme de retournement des rôles aussi dans cette quête d'information ?
11:11 Oui, mais qui se retourne complètement à la fin, sans en dire plus.
11:17 Mais effectivement, il y a cette idée-là, il y a l'idée de la transmission, et en particulier de la transmission féminine,
11:24 puisque c'est vraiment de mère en fille, et ce sont à chaque fois des petites filles qui meurent dans cette histoire.
11:33 C'est un peu l'image de ces animaux sacrifiés que l'on mettait dans une fondation.
11:45 Il y a quelque chose comme ça dans cette idée de, dans la famille, il y a des petits fantômes inconnus.
11:52 Je crois que j'ai voulu rendre, pas hommage, mais le rappeler.
11:56 Louise dit à sa mère "je suis revenue pour que tu me racontes, je vais t'aider"
12:00 et la mère va se mettre à raconter donc, et elle dit "je savais qu'elle avait raison, qu'il fallait que je parle".
12:06 C'est ce que vous disiez aussi, Julie Wolkenstein, il y a la difficulté quand on fait partie de cette famille,
12:12 de ne pas heurter les autres, de ne pas heurter nos parents, nos grands-parents,
12:16 parce que c'est difficile de forcer quelqu'un de sa famille à raconter les choses,
12:21 à dire les choses, à même expliquer ce qui s'est passé, même si on ne sait pas.
12:25 Oui, en effet c'était un vrai frein, au point qu'à un moment je me suis dit "je ne pourrais pas écrire ce livre".
12:32 En gros, il faut que j'attende que ma mère meure pour l'écrire.
12:36 Et puis je trouvais que c'était une horrible pensée,
12:38 attendre la mort des gens qu'on aime pour faire quoi que ce soit, c'est une très très mauvaise raison.
12:43 Je crois que ce qui m'a décidé aussi, et ça la rencontre avec Maryvonne n'a rien éclairci non plus,
12:48 mais c'est que, ayant eu des enfants, de nombreux enfants,
12:53 et les ayant vus assister à la naissance de leurs frères et soeurs successivement,
12:58 la version officielle de mes parents, de mon entourage, c'était que moi je n'avais rien ressenti,
13:04 que je n'avais rien compris, que je n'avais rien exprimé,
13:08 en gros que ça ne m'était pas arrivé à moi.
13:11 Et moi j'avais la conviction qu'un enfant de 18-20 mois, j'en ai eu 4,
13:16 je les ai beaucoup observés à cet âge de leur vie,
13:18 et en plus moi j'étais une enfant, comme on dit aujourd'hui, précoce,
13:21 c'est-à-dire qu'à 18 mois, à en croire mes parents, peut-être exagèrent-ils,
13:26 mais je maniais parfaitement l'imparfait du subjonctif.
13:29 Ça m'étonne un peu, mais ce que je veux dire c'est que j'avais en tout cas beaucoup de vocabulaire,
13:33 donc tous les mots nécessaires, parce que ce sont des mots simples,
13:36 que j'ai sans doute employés, je n'imagine pas n'avoir posé aucune question,
13:40 où est-il, tout ce qui tourne autour de la disparition,
13:45 les enfants de 18-20 mois ils sont très très attentifs,
13:48 et donc en fait c'est une enquête davantage que sur les causes de cette mort,
13:52 probablement liée à une baby-sitter de remplacement très jeune, un peu inexpérimentée,
13:57 et qui aurait soit laissé tomber ce tout petit enfant, on ne sait pas,
14:02 soit peut-être seulement l'aurait secoué, ce qu'on ignorait à l'époque,
14:05 être très très dangereux pour un nouveau-né.
14:08 Mais voilà, ce que je voulais plutôt savoir, c'était ce que j'avais pu ressentir.
14:16 Alors je ne le sais toujours pas très bien, sinon que maintenant je me dis que
14:20 cette version officielle, elle avait sans doute des raisons,
14:24 et que des parents, lorsqu'ils traversent un drame, une épreuve comme ça,
14:29 c'est très rassurant pour eux de se dire que leur petite-fille de 18-20 mois est épargnée,
14:34 parce qu'on peut continuer à être gay quand on s'occupe d'elle,
14:38 à la traiter comme si elle était étrangère au drame qui se déroule.
14:42 Or, selon toute vraisemblance, je n'y étais pas étrangère.
14:46 C'était évidemment une façon de vous protéger, c'est ça qui est intéressant,
14:50 il y a cette idée de silence pour vous protéger,
14:53 et à l'inverse chez vous Isabelle Marier, il y a l'idée, au moment où débute le livre,
14:58 de raconter pour rassurer aussi, pour expliquer, pour donner des clés à cette fille.
15:05 Pour essayer de trouver des clés.
15:08 Il y a aussi dans le livre un enfant qui meurt,
15:12 enfin il y en a plusieurs, mais il y en a un en particulier qui meurt, une petite blanche,
15:16 et dans la famille il y a plusieurs récits contradictoires.
15:21 Elle meurt à 3-4 ans, et très probablement son frère,
15:26 qui était dans la nurserie avec elle, doit le savoir,
15:30 mais il est plus petit et ne se souvient pas.
15:34 Et il essaye perpétuellement de se souvenir.
15:37 Et finalement, ça va le poursuivre toute sa vie,
15:41 jusqu'à la fin, jusqu'au drame, et c'est quelque chose qui, pour moi,
15:45 est la clé de tout le reste.
15:48 Puisque c'est la mort de ce frère qui va permettre la naissance de la narratrice
15:54 par un deuxième coup de billard.
16:00 On a bien compris qu'il y avait cette idée de manque,
16:03 tout au long aussi de votre écriture, Julie Wolkenstein,
16:07 pour en arriver aussi, évidemment, à parler, à mettre des mots sur ce petit frère aussi.
16:13 On va écouter à présent Elisabeth, qui a lu "La route des estuaires",
16:17 et voici ce qu'elle en retient.
16:19 "Cette route des estuaires, Julie Wolkenstein l'a souvent prise
16:22 au cours des nombreuses fois où elle s'est rendue à Saint-Père-sur-Mer,
16:25 petit village de la Manche auquel elle est très attachée.
16:28 C'est d'ailleurs en empruntant cette route qu'elle décide d'affronter
16:30 un événement lointain de son existence, le décès de son petit frère encore nourrisson,
16:34 alors qu'elle-même n'était encore qu'une très petite fille.
16:37 Sans doute est-ce le décès de son père, Bertrand Poirot d'Elpeche, en 2006,
16:41 qui l'a incité à enquêter sur cet événement dramatique pour sa famille,
16:44 épisode dont elle ne garde d'ailleurs pas de souvenirs.
16:47 C'est par des images et des vidéos, les écrits de ce dernier alors écrivain
16:50 et journaliste au monde, et les témoignages des uns et des autres,
16:53 qu'elle reconstitue le déroulement des faits.
16:55 Son texte se nourrit de citations de ses auteurs préférés et d'évocations littéraires.
16:59 C'est un récit touchant, écrit avec simplicité et sans pathos,
17:02 qui parle de l'enfance, des souvenirs qu'on en garde,
17:05 de l'importance des lieux dans une vie.
17:07 Malgré un sujet difficile, le roman n'est pas oppressant
17:10 et évite l'impression de curiosité macabre qu'on pourrait penser éprouver
17:13 face à un thème semblable en littérature.
17:16 * Extrait de « Je suis des autoroutes » de Maxime Le Forestier *
17:28 #BookClubCulture
17:30 Alex Bopin, l'une de vos citations, l'une de vos références musicales
17:36 dans ce livre « À la route des estuaires » chez POL, Julie Wolkenstein,
17:41 il y en a une autre, c'est Maxime Le Forestier.
17:44 Ce sont des musiques, des références qui vous ont accompagnées
17:49 au long de l'écriture de ce récit autobiographique ?
17:53 Je suis un souvenir, c'est une de mes chansons préférées.
17:56 Je l'ai beaucoup écoutée quand l'album est sorti.
17:59 J'en parlais même déjà dans un roman, « Les vacances ».
18:03 J'essaie de lui faire de la publicité dès que je peux,
18:06 même si j'en n'ai pas besoin, parce que ça marche très bien.
18:09 Maxime Le Forestier, c'est différent.
18:11 Maxime Le Forestier, ce n'est pas une chanson que j'ai particulièrement écoutée.
18:15 Mais un jour, je l'ai entendue par hasard à la radio, je la connaissais déjà.
18:20 Et je me suis retrouvée en larmes, sans comprendre du tout pourquoi.
18:25 J'organisais une fête le soir même, j'étais plutôt dans une humeur joyeuse.
18:31 J'étais au volant de ma voiture, j'ai fondu en larmes.
18:34 Et tout à coup, je me suis dit pourquoi ?
18:37 Et simplement parce que les paroles de cette chanson,
18:39 c'est toi le frère que je n'ai jamais eu, qui sait ce que nous aurions vécu.
18:43 Je ne sais plus par cœur.
18:45 - C'est tu si tu avais vécu ce que nous aurions fait ensemble ?
18:48 - Voilà. Dans la chanson de Maxime Le Forestier, c'est un enfant imaginaire.
18:51 C'est un frère qui n'a pas existé.
18:53 Mais dans ma vie, c'est une vraie question.
18:57 Ma vie aurait été différente si j'avais eu un frère si proche en âge,
19:02 avec qui partager mes parents et avec qui partager une vie.
19:07 Donc la chanson m'a fait un effet tout à coup très inattendu.
19:12 Mais c'était il y a 15 ans.
19:14 Après, il a fallu encore une fois beaucoup de temps et cette circonstance
19:18 d'un témoignage qui tout à coup s'offrait à moi sur un plateau.
19:22 - C'est cette Maryvonne dont vous racontez l'histoire.
19:25 En tout cas, le mail qu'elle vous envoie, c'est une nurse bretonne
19:29 qui n'a jamais rien oublié, elle.
19:32 Et qui va raviver votre idée de trouver la solution à ce manque et à cette disparition.
19:41 Et en même temps, elle ne vous donne pas de solution.
19:44 - Non, mais elle me donne beaucoup de choses.
19:46 Par exemple, c'est idiot, mais j'ignorais jusqu'à nos retrouvailles
19:51 le prénom de la baby-sitter qui gardait mon frère cette nuit-là,
19:56 qui était sa petite cousine.
19:58 Je me doutais aussi que pour Maryvonne, le fait d'avoir recommandé
20:01 cette petite cousine très jeune pour la remplacer parce qu'elle était malade,
20:05 elle avait dû rentrer en Bretagne cette semaine de janvier 1970,
20:09 avait dû être un fardeau pour elle aussi, une sorte de culpabilité.
20:14 En tout cas, elle était d'une certaine manière concernée aussi directement.
20:18 J'ignorais le prénom de cette très jeune fille et cet idiot.
20:22 Mais par exemple, je me demandais souvent qu'est-ce qui se passerait
20:25 si par inadvertance, en parlant de quelqu'un d'autre, je prononçais ce prénom devant ma mère.
20:30 Et voilà, c'est tout bête. Je ne le donne pas, d'ailleurs, dans le livre,
20:34 parce que je ne veux pas impliquer cette personne.
20:37 Mais maintenant, je connais son prénom.
20:39 Je connais des détails sur le fait...
20:41 Alors ça, je le raconte dans le livre.
20:42 C'était une toute jeune fille qui était venue à Paris.
20:44 Elle voulait être hôtesse de l'air.
20:45 Ça faisait rêver à l'époque, dans les années 60.
20:48 C'était l'aventure.
20:49 Et donc, je sais aussi par Maryvonne que sa vie, à elle, a été très évidemment fracassée par ce drame,
20:56 même si elle n'a pas été poursuivie, vraiment, ni par la police, ni par la justice à la suite de cette mort.
21:03 Mais voilà, elle a interrompu sa formation.
21:05 Elle n'a jamais été hôtesse de l'air.
21:07 Donc, il y avait comme ça des détails, finalement, assez insignifiants,
21:11 mais qui, pour moi, étaient précieux parce que j'avais si peu de matière.
21:15 Donc, voilà, ça a nourri.
21:17 Et dans le personnage de Maryvonne, en effet, j'ai découvert une femme extrêmement sympathique,
21:20 qui avait une mémoire d'éléphant, qui était très bavarde et qui connaissait très bien les bébés
21:23 parce qu'elle avait travaillé toute sa vie dans des maternités.
21:25 Donc, c'était un témoin génial pour combler quand même beaucoup d'autres lacunes que j'avais.
21:35 - C'est une mort accidentelle.
21:36 Il y a eu une enquête à faire qui a été vite classée.
21:39 D'ailleurs, vos parents ont poussé pour qu'on classe cette enquête ?
21:43 - Oui, ça, je le savais déjà.
21:45 Je crois que l'enfant avait subi des traumatismes crâniens.
21:50 Donc, ce n'était pas du tout une mort subite du nourrisson,
21:52 qui est aussi quelque chose de terrible, mais à l'époque, en tout cas, de plus fréquent
21:58 et dont personne n'est coupable.
22:00 Là, ce n'était pas le cas.
22:02 Et voilà, oui, la police a compris assez vite que c'était sans doute un accident,
22:09 que ce n'était pas volontaire, elle était mineure.
22:12 Et en gros, les choses ne sont pas allées beaucoup plus loin.
22:15 Elle a nié et il n'y avait pas de preuves.
22:18 Et de toute façon, mes parents n'avaient qu'une envie, c'était que cet enfer-là,
22:22 c'est-à-dire les interrogatoires et même la poursuite de cette jeune fille,
22:25 que tout ça s'arrête.
22:27 - C'était une façon aussi de faire leur deuil, j'imagine.
22:30 Question du deuil qu'on va aborder, évidemment, dans quelques instants.
22:33 Mais dans vos deux livres, il y a aussi quelque chose qui résonne.
22:37 C'est le passé qui est figuré dans ces deux écrits par les albums,
22:44 les albums photos, notamment pour vous, Isabelle Mariette.
22:47 Quand on pense aux souvenirs, on pense aujourd'hui encore aux photographies.
22:52 Quelle force ça a dans le souvenir ?
22:56 - D'abord, je crois que la grande différence entre nos deux livres,
23:00 c'est que la narratrice raconte quelque chose où elle n'était pas là.
23:04 C'est-à-dire, c'est vraiment l'histoire de ses parents bien avant sa naissance.
23:09 Donc, tous les albums de photos qu'elle voit,
23:12 c'est avec un décalage d'une génération.
23:17 Donc, elle voit des photos de sa mère enfant, de son père enfant,
23:23 dans des univers qui sont très différents,
23:26 parce que ses parents l'ont eue, sa mère avait 40 ans,
23:31 donc son père en avait une cinquantaine d'années.
23:33 C'est vraiment un décalage de temps.
23:35 Donc, dans cette histoire-là,
23:39 la photographie est une sorte de fenêtre qui est ouverte sur le passé,
23:45 et donc une interprétation qui est à la fois personnelle,
23:50 mais qui en même temps est obligée de se nourrir de tas de références historiques ou autres
23:55 qui ne sont pas personnelles, enfin des références collectives.
23:59 Donc, ce n'est peut-être pas tout à fait la même chose que quand on considère des photos
24:03 où on a été, où on essaye de se souvenir,
24:06 ou dans un environnement qui est déjà familier.
24:09 C'est peut-être le travail aussi un peu d'historien ou d'historienne.
24:13 Ça vous parle aussi, Julie Wollgastle, vous dites que vous avez pris un peu de distance
24:17 avec cette idée de travail d'historienne.
24:20 Oui, j'avais le sentiment moi aussi que c'était un passé qui ne m'appartenait pas,
24:23 puisque encore une fois, je ne m'en souvenais pas.
24:26 Et puis, les photos que j'évoque, qui sont des photos prises à la fin des années 60,
24:31 au début des années 70, ont ceci de commun avec les photos qui sont évoquées dans votre livre,
24:37 c'est que c'est une époque où on ne prenait pas énormément de photos.
24:40 Même à la fin des années 60, au début des années 70,
24:43 on en prenait évidemment beaucoup moins qu'aujourd'hui.
24:46 Ou alors, si on les prenait, on ne conservait pas forcément tous les tirages.
24:50 Et donc, il y a une rareté et une signification supposée de la photographie qui a disparu.
24:57 Je veux dire, les albums, maintenant, c'est fini.
25:00 Ça n'existe plus.
25:01 C'est fini. Moi, je le regrette, parce que je trouve que même s'il y avait quelque chose
25:04 sans doute de peu naturel, les photos étaient posées.
25:07 Ça, c'est quelque chose, par exemple, que je ne m'étais jamais dit avant de refeuilleter
25:10 l'album que ma mère a consacré à mes premières années, avant d'écrire ce livre.
25:13 C'est qu'il y a une photo de Maryvonne et moi qui est censée immortaliser l'acquisition de la marche.
25:18 C'est très important. J'avais 12-13 mois.
25:20 Donc, une photo où je marche, où je fais mes premiers pas.
25:24 Et en fait, je n'avais jamais regardé cette photo attentivement.
25:27 C'est là que je parle du regard d'historienne, parce que quand tout à coup, on cherche quelque chose,
25:32 on cherche des indices et des signes un peu partout.
25:37 Cette photo était évidemment posée.
25:39 C'est-à-dire que ce n'était pas tout à coup, on a attrapé l'appareil parce que je me mettais à marcher.
25:44 Vraisemblablement, je marchais depuis déjà quelques heures ou un jour ou deux.
25:47 Et la photo est posée. Maryvonne s'est recoiffée.
25:50 On voit bien que la mèche est impeccable.
25:52 Elle est agenouillée derrière moi, ce que personne ne ferait jamais quand un enfant commence à marcher spontanément.
25:57 Si on a besoin de le suivre et de le retenir, on est accroupi éventuellement, mais pas agenouillé.
26:02 Tout à coup, je découvre que cette photo, que je croyais connaître par cœur, révèle autre chose, révèle une volonté.
26:10 Parce que ce qui est dans votre livre aussi, c'est cette idée qu'on constitue l'archive.
26:15 C'est-à-dire que c'est une époque où, quand on conserve des lettres, quand on conserve des photographies, tout ça est délibéré.
26:23 On compose les traces qu'on va laisser aussi.
26:26 Oui, et donc l'absence de certaines traces, de certaines photos, des trous dans les correspondances,
26:32 peuvent être du hasard ou alors elles ont une signification.
26:38 Quand on arrive, on ne sait pas quel poids il faut donner à cette présence, à cette absence.
26:45 Pourquoi ces photos-là ont été choisies et pas d'autres ?
26:49 On peut imaginer des considérations esthétiques, mais même ces considérations esthétiques peuvent être interrogées.
26:55 Pourquoi on trouvait ça intéressant ou joli ou mignon ?
27:00 Tout finit par étoiler dans tous les sens et à donner une espèce d'objet en 4, 5, 6 dimensions.
27:08 Isabelle Marier, vous posez en tout cas la question dans votre roman de savoir si le passé est une histoire qui n'existe pas,
27:15 racontée par quelqu'un qui n'y était pas.
27:18 Et là aussi, j'ai l'impression que ça résonne dans vos deux récits.
27:22 Oui, j'ai piqué ça à Denis de Rougemont, qui a dit ça dans les années 70,
27:28 quand on lui demandait si vraiment...
27:32 Rougemont, vous savez ça mieux que moi, l'amour commence au XIIe siècle.
27:38 L'intervieweur lui demande "Vous croyez que pendant la Grèce antique, personne n'a aimé passionnément quelqu'un ?"
27:45 Rougemont répond "J'y étais pas."
27:47 Je pense que le passé est une histoire qui se raconte alors qu'on n'y est pas.
27:54 Et c'est absolument abyssal.
27:58 Et ça permet beaucoup de...
28:01 On peut prendre un recul pacifiant avec ce qu'on croit comprendre des autres et du passé.
28:08 Pour vous, Julie Valkenstein, c'est presque différent, puisque vous êtes un témoin, vous y étiez,
28:13 mais vous n'avez pas la mémoire. En tout cas, on ne vous l'a pas donnée.
28:18 Comment vous vivez ça ? Il y a quelque chose qu'on vous a retirée pendant toutes ces années ou pas ?
28:23 Non, parce que je suis comme tout le monde, je n'ai pas de souvenirs avant deux ans et demi.
28:27 Mon premier souvenir, je crois que j'avais un peu moins de trois ans.
28:30 Donc ça, personne n'y peut rien, c'est comme ça, les enfants...
28:32 Alors après, ça ne veut pas dire que les choses ne s'inscrivent pas dans une forme de mémoire inconsciente
28:38 ou dans le corps, mais ça, je ne peux accuser personne de m'avoir privée de mémoire dans ces années-là.
28:45 Et oui, maintenant, j'accepte tout à fait cette absence et surtout je comprends mieux.
28:52 J'ai intériorisé les raisons pour lesquelles tout le monde est convaincu que j'en suis très bien sortie.
29:00 En fait, j'ai aussi mieux compris sans doute... J'ai une amie qui me dit "en fait, tu as soigné la dépression de tes parents".
29:06 Je ne sais pas, mais ce qui est certain, c'est que dans mon caractère, la volonté de distraire, de les faire rire,
29:15 d'être l'enfant qui ne pose pas de problème, qui réussit bien à l'école...
29:19 Le programme que j'ai suivi a sans doute beaucoup à voir avec le fait que je me sentais sans doute investie
29:29 de la mission de rendre mes parents heureux, ce qui était une mission perdue d'avance.
29:34 Mais enfin, j'ai fait des efforts et ça a un peu marché quand même.
29:37 - Vous parlez de votre père dans cette histoire, votre père qui était journaliste au Monde,
29:43 avec cette anecdote, si on peut dire, en tout cas cette histoire où il était critique de théâtre.
29:51 Il va voir deux fois de suite à un an d'intervalle la même pièce, "L'infâme" de Roger Planchon.
29:57 La première critique est terrible. Il démolit plus ou moins la pièce de théâtre, la mise en scène, les acteurs.
30:06 Et la seconde est totalement élogieuse alors que ce sont les mêmes acteurs, la même distribution, la même pièce de théâtre.
30:13 - Oui, vous mesurez où j'ai été obligée d'aller chercher des signes parce que j'en avais si peu.
30:19 Et j'en ai trouvé dans les chroniques, effectivement, dans les critiques dramatiques que faisait mon père à l'époque.
30:26 D'abord, j'ai constaté qu'il n'avait quasiment jamais arrêté de publier, c'est-à-dire pendant les deux mois de vie de ce petit garçon.
30:32 Et puis très vite, il se remet à écrire, d'abord il se remet à publier parce que nous sommes partis avec mes parents et Marie Vaughn,
30:40 juste après la mort du bébé à Tignes. C'était l'année où il y a eu des avalanches meurtrières, des dizaines de morts à Val d'Isère.
30:48 Et donc, il a téléphoné des articles au journal Le Monde. Ses réflexes de journaliste sont ressortis.
30:55 Mais puis très vite après, quand il rentre à Paris, il se remet à écrire aussi sur l'actualité théâtrale.
31:00 Effectivement, il y a une pièce de planchon dont il rencontre une première fois quand elle est montée, créée à Villeurbanne au printemps 1969,
31:07 et qui descend, c'est vraiment une descente en règle. Et puis, la pièce est montée à Paris un an après.
31:13 Et je ne crois même pas qu'il ait eu le temps de la revoir. Mais alors, ce qui est certain, c'est que son regard à lui avait complètement changé.
31:19 C'est que, voilà, il a tout à coup beaucoup de bien à en dire. Et ce qui est particulièrement étrange, c'est que cette pièce qui s'appelle "L'infâme"
31:30 porte sur un fait divers qui met en cause un meurtre d'enfant. Et là, je me suis, voilà, je n'ai pas de réponse,
31:36 mais enfin, je me suis en tout cas étonnée et intéressée à cette discordance de jugement à un an d'intervalle sur une pièce
31:44 qui porte aussi sur le meurtre d'un enfant à naître, mais enfin viable, par un prêtre. Un horrible fait divers des années 50.
31:53 - C'est tout le travail du deuil, et évidemment, puisqu'entre les deux critiques, il y a la naissance et la mort de son fils et de votre petit frère.
32:02 Dans votre roman "Isabelle Marié", il y a aussi des dates clés. 1922, par exemple, quand l'habituel Écrivez-Vous avait repris son cours.
32:11 Vous soulignez que c'est une date importante, 1922, pour quelle raison ?
32:15 - C'est la date de la naissance de la mère de la narratrice, donc déjà, c'est un début de son existence, c'est un petit frémissement.
32:22 Et ensuite, il y a un certain nombre d'événements qui ont lieu cette année-là.
32:28 - Proust meurt, Pasolini qu'est roi Knaes, Chagall s'installe à Berlin, Simnon à Paris. Vous avez, vous aussi...
32:37 - Il y a un nouveau pape, je crois.
32:38 - Oui, c'est ça. Il y a aussi dans votre roman une forme de fresque historique, voire même sociologique, en tout cas,
32:45 quand vous racontez les positions sociales de chacun des membres de cette famille, de cette généalogie, de cette triple famille.
32:55 - Oui, parce que je pense que ça a beaucoup joué sur leur psychologie, en fait, et sur ce à quoi ils se sentaient tenus.
33:05 Tenir un certain rang, s'obliger à certaines choses, quoi qu'il arriva. Je ne pouvais pas en faire l'économie.
33:13 Puis bon, c'est quand même une histoire qui commence avec la naissance des parents de la narratrice, donc 1917-1922,
33:19 jusqu'à sa naissance à elle en 1964 et leur mariage en 1962. Donc c'est quand même une bonne partie du XXe siècle.
33:27 Donc il fallait bien que vaguement j'apporte les événements.
33:31 - Oui, et vous décrivez, et au fond, je pense que la fin des années 1960, on n'en est pas encore tout à fait sorti de ce monde-là,
33:37 mais vous décrivez vraiment la fin d'un monde. - Tout à fait.
33:40 - Et il y a une phrase que j'ai retenue, qui pour moi, qui m'a particulièrement touchée, c'est lors d'un mariage,
33:48 où vous dites "ils se servent de fourchettes à dessert sans savoir que cet objet va absolument disparaître de nos vies".
33:58 Il y a quelque chose comme ça lors de l'exhumation de rituels, des rituels bourgeois, c'est la fin, bourgeois et aristocrate,
34:07 de la fin d'un monde qui repose sur toutes sortes de rituels.
34:13 Et je me dis qu'au fond, le passé un peu moins ancien auquel je remonte,
34:19 la jeune Bretonne qui est venue, qui était Marie Vonne, qui était ma nounou habituelle,
34:28 elle décroche cet emploi parce qu'elle n'est jamais venue à Paris, c'est-à-dire qu'elle vit dans ce qu'on appelle à l'époque les côtes du Nord,
34:36 pas très loin, elle ne connaît pas Paris, et mes parents s'arrangent pour que lors de son arrivée, un ami breton soit là pour lui parler en breton,
34:44 c'est-à-dire que la Bretagne est un pays étranger, enfin il y a toutes sortes comme ça de marqueurs du temps qui est déjà un temps tout à fait révolu.
34:52 Et voici donc ces deux livres "La route des estuaires" Julie Volkow-Einstein, merci beaucoup d'être venue nous en parler,
34:58 publication aux éditions POL, "Celle qui n'y était pas", votre roman Isabelle Marié et Cheikh Lamarion,
35:05 merci à toutes les deux d'être venues dans le Blue Club.
35:07 Merci.
35:11 Dans un instant l'épilogue, mais d'abord Charles Danzig et ses quadritèmes.
35:14 Quand nous pensons à une célébrité, nous avons tendance à croire qu'elle a toujours été célèbre.
35:20 Jean Cocteau, dont je parlais avant-hier, semble avoir été connu dès sa naissance.
35:24 C'est comme si, quand la sage-femme l'a pris entre ses mains, elle s'était exclamé "Oh, Jean Cocteau !"
35:30 Tennessee Williams, même chose.
35:32 Rappelons-nous la chanson à succès bien des années après sa mort, "Quelque chose de Tennessee".
35:37 Elle montre qu'un certain degré de célébrité n'a plus rien à voir avec les œuvres.
35:43 Qui, fredonnant la chanson de Michel Berger, avait vu "La nuit de l'iguane" ou "La chatte sur un toit brûlant" ?
35:50 Voilà en grande partie ce que c'est la célébrité, un état gazeux dont on ne connaît plus la source, un gaz hilarant.
35:57 Tennessee Williams n'a pas attendu la sienne longtemps.
36:00 Il est né en 1911, a écrit quelques actes et c'est dès sa première pièce, "La ménagerie de verre" en 1944,
36:07 qu'il a rencontré le succès, ou que le succès l'a rencontré et avec quel fracas.
36:12 La chose l'a tellement intrigué que, trois ans plus tard, il a publié dans le New York Times un très intéressant article intitulé "La catastrophe du succès".
36:22 Le succès, si je peux le dire le plus simplement du monde, cela m'est arrivé et je n'ai pas trouvé cela catastrophique.
36:29 Le succès détend, il fait du bien, je le souhaite à tout le monde.
36:33 La terrible tension, l'inextinguible concentration, le sacrifice vital qu'ils ont mené à un livre, mettons, disparaissent le plus souvent dans l'indifférence.
36:43 Quand ils sont applaudis, on pense, rien d'anormal, c'est juste une caresse qu'on me fait, cela ne change rien à mes livres ni à moi.
36:51 Ce qui m'a frappé, c'est que c'est les autres que le succès change.
36:55 Ils vous regardent différemment, comme si vous étiez séparés d'eux.
36:59 Ils vous disent des choses comme "ne change pas", mais on ne change pas, c'est eux qui changent.
37:05 Ils développent une sorte de complexe d'infériorité qui est l'avers d'un complexe de supériorité.
37:11 Quand vous avez du succès, les autres réclament de vous un surcroît d'humilité dont eux-mêmes ne font pas preuve.
37:17 Ce qui arrive le plus souvent est que le succès gêne celui à qui il arrive et qu'il se fait très modeste,
37:23 tandis que les autres ressentent une piqûre d'envie qui les rend très injustes.
37:28 Dans un article, Tennessee Williams juge le succès en fonction de ses conséquences matérielles.
37:34 C'est que pour lui, il s'est agi d'un succès de théâtre où l'on gagne infiniment plus d'argent qu'avec les livres.
37:41 Une salle pleine dans un théâtre peut rapporter 20 000 euros par soir à un auteur.
37:47 Le grand succès d'un livre mène bien rarement à 100 000 euros.
37:51 Et donc, pour Williams, sont apparus les suites dans les grands hôtels, le personnel qui vous sert à toute heure, et ainsi de suite.
37:58 Il relève que ce confort, au sens le plus strict du terme, l'a énervé. Il lui a ôté tous ses nerfs.
38:05 Il dit s'être senti déprimé, avoir ressenti une totale indifférence à autrui.
38:10 Tout ce qui avait mené à l'œuvre d'art, c'est-à-dire une lutte constante, était comme anéanti.
38:16 « Telle est la catastrophe du succès matériel. Il nous arrache nos armes.
38:21 L'homme à succès devient un sabre qui coupe des marguerites », écrit Williams.
38:25 Le remède consiste à concevoir que seul importe la lutte et qu'elle seule nous sauve.
38:31 Il a cette grande phrase « La sécurité est une forme de mort, je pense ».
38:36 On pourrait la généraliser et l'offrir à tous les politiciens qui, pour se faire élire, vaporisent ce mot comme un anesthésiant.
38:44 Si j'ai le temps, j'irai la taguer sur la façade du ministère de l'Intérieur.
38:48 Charles Danziger, retrouvé sur franceculture.fr et sur l'appli Radio France.
38:52 Merci à toute l'équipe du Boucle, la Bourriane de la Croix, Zora Vignier, Jeanne Agrappard, Didier Pinault et Alexandre Albegovitch.
38:57 C'est Thomas Beaux qui réalise cette émission et à la prise de son ce midi, Marie-Claire Oumabadi.
39:02 Voici l'épilogue du jour.
39:03 Quelle est la mémoire qui nous précède ?
39:06 C'est une époque où on ne prenait pas énormément de photos.
39:08 Quels sont les souvenirs qui nous précèdent ?
39:10 J'avais le sentiment moi aussi que c'était un passé qui ne m'appartenait pas, puisque encore une fois je ne m'en souvenais pas.
39:15 Le souvenir n'est à personne en fait.

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