Category
🦄
Art et designTranscription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, un club de théâtre autour de la mort de Danton,
00:21 levé de rideau semaine dernière à la Comédie Française,
00:24 entrée au répertoire à voir jusqu'au 4 juin à Paris.
00:28 Passionné d'histoire, notre invité met en scène dans cette pièce
00:30 adaptée d'un texte de l'allemand Georg Büchner,
00:33 les grandes figures de la Révolution Française,
00:36 Danton, Robespierre ou encore Saint-Just.
00:38 Après avoir longtemps dirigé le théâtre du peuple de Buçon,
00:41 il vient de prendre ses quartiers d'hiver comme d'été
00:43 à la tête du théâtre de Lorient, dont il note en fer,
00:46 là encore, un lieu ouvert à tous.
00:49 Simon Delétan est aujourd'hui l'invité de Bienvenue au Club.
00:52 *Musique*
01:05 Une émission programmée par Henri Leblanc,
01:07 préparée par Joseph Julien,
01:09 coordonnée par Laura Dutèche-Pérez,
01:11 avec Félicie Fogère à la réalisation
01:13 et Grégory Vallon à la technique.
01:15 Guillot dîner le 5 avril 1794.
01:19 On revit dans cette pièce la mort de Danton,
01:21 les derniers jours de celui que certains avaient nommé
01:24 le sauveur de la Révolution.
01:26 Et avec les luttes et les divisions fratricides
01:29 des grands hommes de la Révolution,
01:31 Clément, Hervieux-Léger et Robespierre,
01:33 Éloïc Corbery est Danton extrait.
01:36 *Musique*
01:52 Je te le dis,
01:54 qui retient mon bras quand je tire l'épée est mon ennemi.
01:57 Son intention n'y fait rien.
01:59 Qui m'empêche de me défendre me tue aussi bien qu'ici le mataquette.
02:03 Et là où c'est sa défense légitime comment on se le meurt, bras ?
02:07 Tu ne vois pas de raison qui nous contraigne à tuer plus longtemps.
02:17 La Révolution sociale n'est pas encore finie.
02:20 Celui qui fait une révolution arnoitique
02:23 creuse lui-même son tombeau.
02:25 La bonne société n'est pas encore morte.
02:27 La force saine du peuple doit prendre la place de cette classe
02:31 à tout point de vue blasé.
02:33 Il faut que le vice soit châtié.
02:37 Il faut que la vertu règne par la terreur.
02:40 Je ne comprends pas ce mot.
02:42 Châtiment ? Robespierre,
02:44 toi et ta vertu.
02:46 Tu n'as jamais pris d'argent, tu n'as jamais fait de dettes,
02:50 tu n'as jamais couché avec une femme,
02:52 tu es toujours correctement vêtue, tu ne t'es jamais saoulée.
02:54 Robespierre, tu es scandaleusement honnête.
02:57 J'aurai honte
02:59 d'arborer pendant 30 ans entre ciel et terre
03:01 la même vision de mes morts.
03:03 Pour la misérable satisfaction de trouver les autres pires que moi.
03:08 Bonjour Simon Deletant.
03:10 Bonjour.
03:11 C'est une double première, une première pour la mort de Danton
03:14 à la comédie française entrée au répertoire
03:16 et une première pour vous aussi.
03:18 Absolument.
03:20 Une première à Richelieu,
03:23 dans cette belle salle avec cette troupe
03:26 que j'avais rencontrée sur une forme plus petite au studio
03:29 avec Anéantite Sarah Kane.
03:31 Et là c'est vrai que c'est la troupe, c'est 17 personnes au plateau,
03:34 c'est l'alternance, c'est la découverte du cœur même de cette maison pour moi
03:38 et qui est une chance inouïe pour un metteur en scène
03:41 dès lors qu'on aime les décors, dès lors qu'on aime les acteurs,
03:44 dès lors qu'on a envie aussi de participer à cette histoire-là.
03:47 Et c'est vrai que moi je signe aussi les scénographies de mes spectacles
03:51 et les ateliers de Sarcelles sont un eldorado
03:54 absolument formidable.
03:56 C'est-à-dire que là-bas il y a un savoir-faire
03:58 et on a envie que le spectacle soit à l'aune aussi de ce savoir-faire.
04:01 Il bat à quel rythme ce cœur ?
04:03 Il palpite très fort.
04:06 Vous avez dû beaucoup courir pour le rattraper ?
04:08 Pour l'attraper tout court ?
04:10 Non, pour l'attraper, c'est-à-dire c'est un cœur, il faut savoir lui parler,
04:13 il faut savoir aussi se mettre à son rythme
04:15 et en fait une fois qu'on se met à son rythme
04:17 et qu'on n'en fait pas un état de nervosité personnelle,
04:20 ça va très bien, il faut savoir rester très détendu, très zen.
04:23 Avec une troupe absolument formidable.
04:26 C'est vous qui avez choisi vos acteurs, vos comédiens pour cette pièce ?
04:29 Oui, oui, je dirais même la proposition du texte a été faite
04:33 en lien avec certains interprètes pour dire
04:36 c'est cela que j'aimerais dans ces rôles.
04:38 Et donc forcément après il y a l'histoire de la maison,
04:41 des alternances qui font que certains acteurs ou certaines actrices
04:44 ne sont plus libres au moment où on veut jouer.
04:46 Mais globalement c'est vraiment la troupe que j'ai désirée.
04:49 Alors justement, en parlant de votre danton,
04:51 qui ne ressemble pas du tout à celui de nos livres d'histoire,
04:55 plutôt laid dans nos manuels,
04:57 vous lui avez offert les traits de Loïc Corbery
05:00 qui avait brillé dans "Donjurant", séduisant et insolent à la comédie française,
05:04 mais aussi en "Hamlet" solitaire au Théâtre du Peuple de Buisson
05:08 que vous dirigez à ce moment-là.
05:11 Pourquoi Loïc Corbery ? Pourquoi ce profil de danton ?
05:14 Comment vous l'avez choisi ?
05:16 Parce que ça dicte aussi la tonalité que vous avez souhaité donner
05:19 au texte et à cette pièce.
05:21 Je suis parti du texte de Büchner,
05:24 qui n'est pas un texte de vérité historique uniquement,
05:28 mais qui est aussi l'oeuvre d'un jeune auteur
05:30 qui écrit cette pièce à 22 ans,
05:32 dans la folie d'une vie accélérée,
05:35 avec un romantisme ardent,
05:37 avec un état d'esprit qui n'est pas du tout celui d'un historien
05:41 quand il écrit, mais vraiment d'un auteur, d'un poète.
05:44 Et pour moi, ce danton, c'est la figure romantique,
05:47 c'est le rêveur, ça fait penser aussi à des personnages de musée.
05:51 Et donc Loïc, pour moi, avait évidemment cette poésie, cette grâce.
05:55 Et j'avais envie de rendre hommage aussi à son histoire dans la maison,
05:58 justement avec Don Juan,
06:00 et faire de ce danton un Don Juan, évidemment revisité,
06:04 mais en tout cas un Don Juan précipité dans l'histoire,
06:07 et qui va aussi connaître une fin terrible,
06:10 et donc de l'accompagner sur ce chemin vers la mort.
06:13 Donc Loïc, pour moi, incarne vraiment à la fois cette poésie,
06:16 cette beauté, cette manière d'être gracieux quoi qu'il arrive.
06:20 Et donc le somnambule, le rêveur, me semblait être plus intéressant
06:24 que le buffle politique.
06:26 - Comment Büchner met du romantisme dans cette révolution française,
06:31 où les têtes tombent, où le sang coule,
06:33 où les luttes sont vraiment fratricides ?
06:36 - C'est un regard, on va dire,
06:39 il regarde ça 50 ans après les faits, à peu près.
06:42 Il va alerter ses contemporains sur les risques d'une révolution,
06:45 d'un soulèvement, en montrant que de toute façon,
06:48 ça finit toujours dans le sang,
06:50 et que le plus important, c'est de mener une révolution sociale jusqu'au bout.
06:54 Donc ça, il le fait dire vraiment par Robespierre,
06:57 quand on fait une révolution à moitié, on creuse son tombeau,
07:00 et il alerte vraiment sur cette dimension-là.
07:02 Et après, Büchner, il fait une œuvre de documentariste,
07:05 à la fois très documentée sur la révolution française,
07:07 à partir des livres d'histoire qu'il a à cette époque-là,
07:10 qu'il cite aussi lui-même.
07:12 Il met dans la bouche de Danton des lettres qu'il a écrites à sa fiancée.
07:15 Donc il y a aussi une part très intime qu'il met dans cette pièce.
07:18 Et donc son romantisme personnel, sa fièvre à lui,
07:21 finalement va contaminer l'ensemble des personnages,
07:24 qui deviennent non plus des figures historiques,
07:26 mais des hommes, des êtres humains, face à leur faim,
07:28 et face à l'amour, face à leur finitude.
07:31 - Oui, un romantisme proche du libertinage aussi, non ?
07:34 - Aussi. Alors c'est vrai que j'ai aussi accentué
07:37 un petit peu cette dimension-là à travers la figure du donjon.
07:40 Mais finalement, la critique sur la dimension vie, ses vertus,
07:45 c'est vraiment du côté des femmes.
07:47 C'est du côté de la jouissance, et moins sur les problèmes d'argent,
07:50 en tout cas les choses sur lesquelles le vrai Danton
07:52 a pu être inquiété aussi par rapport à Robespierre.
07:55 - Et Robespierre, qui a des allures presque d'un marquis de Sade
08:00 qui ne se serait pas encore trouvé ou révélé à lui-même, non ?
08:03 - Absolument ! Ça lui va très bien.
08:06 - C'est un côté extrêmement sadique, pour le coup.
08:08 - Oui, il a surtout un corps empêché,
08:11 donc des pulsions qui sont enfouies.
08:13 La force de la pièce, c'est qu'elles nous permettent d'y avoir accès.
08:16 Clément Hervieux-Léger a cet art à la fois de l'élégance publique,
08:20 c'est-à-dire de ce personnage comme ça,
08:22 qui, chaque geste est mesuré,
08:24 et dès lors qu'il se retrouve seul chez lui, la digue s'effondre,
08:27 et on a le cœur ardent qui étouffe,
08:29 qui convulse presque de désirs inassouvis.
08:32 - Alors dans cette pièce, dans ce texte aussi que vous mettez en scène aujourd'hui,
08:37 Simon de Létan, vous insistez beaucoup sur cette opposition
08:40 que vous venez d'évoquer entre Levis et la vertu,
08:43 à travers celle de ces deux figures de la Révolution,
08:45 Danton et Robespierre.
08:47 Pourquoi tiennent-ils deux positions aussi irréconciliables ?
08:51 Et au fond, le sont-elles vraiment irréconciliables, ces deux positions ?
08:55 - Elles sont irréconciliables de fait,
08:58 parce que l'opposition fait qu'à un moment donné,
09:00 chaque position radicale ne veut pas revenir en arrière,
09:04 et plus Danton va exhorter Robespierre à devenir plus modéré sur cette position-là,
09:09 plus il va être radical, et vice-versa.
09:12 Et je crois que ça, Büchner le montre bien,
09:14 à partir du moment où la terreur met à l'ordre du jour la vertu comme un des principes,
09:19 c'est fini.
09:20 C'est une manière d'éliminer tous ceux qui sont des jouisseurs
09:23 et qui ont finalement ce que Robespierre ne peut pas avoir,
09:26 c'est-à-dire le plaisir.
09:28 Finalement, c'est ce qui manque, et c'est souvent dans des sociétés radicales,
09:32 on élimine le plaisir, on élimine celles et ceux qui ne vivent pas comme on l'entend,
09:36 et là on le voit comme étant aussi un terreau pour d'autres dictatures et d'autres radicalités.
09:42 - Oui, tu es scandaleusement honnête, dit Danton à Robespierre dans l'extrait qu'on a entendu,
09:47 en ouverture de cette conversation.
09:49 C'est aussi le dialogue impossible entre la modération et la radicalité,
09:54 et ces deux hommes ne parlent plus au fond la même langue.
09:57 C'est aussi l'opposition, ou le dialogue impossible,
09:59 entre deux philosophies de vie, deux positions, deux postures également.
10:03 Et en cela, il est extrêmement moderne ce texte, il nous parle encore aujourd'hui.
10:08 - Absolument, il résonne je pense à chaque moment où il est monté.
10:13 Là c'est vrai qu'il y a des résonances dans le monde, je dirais,
10:16 avec des soulèvements aussi qui ont lieu aujourd'hui,
10:18 et dans lesquels on reconnaît aussi des pensées, des envies, des idées.
10:25 Et après, c'était aussi mon envie, c'était de ne pas le moderniser dans la forme,
10:29 pour lui laisser justement cette capacité de résonance.
10:32 C'est-à-dire que chacune et chacun puisse effectivement,
10:35 quand Danton dit "je vois de grands malheurs fondre sur la France",
10:38 faisant écho à ce qui est en train de se passer dans ce tribunal,
10:41 où on empêche finalement qu'il puisse témoigner, qu'il puisse porter sa parole devant le peuple,
10:46 sur des manières qu'on a parfois de faire taire les opposants aussi,
10:51 alors pas forcément dans notre pays, mais en tout cas en général dans certains pays.
10:55 Et cette manière de penser aussi le politique, je trouve, résonne très très fortement.
11:00 Après, chacune et chacun y voit aussi, selon sa sensibilité.
11:05 Je ne voulais pas appuyer sur tel ou tel personnage pour donner aussi une vérité terminée.
11:11 - Non, et au fond, vous n'aviez pas besoin non plus de les mettre en costume cravate,
11:15 vous pouviez les laisser en habits d'époque,
11:19 parce que la Révolution française, en réalité, et on le comprend en voyant votre pièce, Simon Delétang,
11:23 c'est plus qu'un fait historique, elle est vraiment la matrice de tout ce que nous connaissons encore aujourd'hui.
11:29 Elle est un peu le moule dans lequel la France a forgé sa conception du peuple,
11:33 sa conception de la citoyenneté, sa conception de la République aussi,
11:37 et c'est en cela, pour vous, qu'elle est si actuelle, si contemporaine, que l'écho fonctionne.
11:43 - Absolument, et surtout, l'écho qui est terrifiant dans cette pièce,
11:46 c'est de réaliser que notre République a été fondée dans le sang,
11:49 dans cette radicalité, dans ces massacres qu'il a fallu étouffer pour arriver à ordonner le politique
11:56 dans le cadre de la vie de la cité,
11:59 et tous ces gens qui se sont entretués pour que notre République advienne,
12:04 en tout cas ce modèle républicain, aujourd'hui, effectivement, fait réfléchir.
12:08 Quand d'autres radicalités veulent s'opposer à la démocratie, même sur notre territoire,
12:12 voilà, ça interroge le fondement même de notre République.
12:15 Et je trouve que c'est ça qui rend la pièce moderne, parce qu'on oublie...
12:18 Moi, je suis de la génération du bicentenaire de la Révolution française,
12:21 donc dans les écoles, on avait célébré, on avait fait des dessins sur la prise de la Bastille,
12:25 mais tout ça était très innocent, très naïf, et on ne parlait pas du sang,
12:28 on ne parlait pas de ces luttes, on ne parlait pas de ces exécutions.
12:31 À ce point-là, on a l'impression que c'était juste un mouvement de libération,
12:34 et qu'après, ça allait tout seul.
12:36 Sauf qu'effectivement, la période dont traite la pièce montre la complexité.
12:40 D'un jour à l'autre, les positions changeaient, les ennemis n'étaient plus les mêmes,
12:44 et donc il y a une accélération de l'histoire,
12:46 et ça, le personnage de Saint-Just le montre bien dans ce grand discours qu'il a à la Convention,
12:50 sur le fait que cette période est folle,
12:53 et que tout ce qui se serait passé d'habitude dans un siècle, s'est passé en quelques mois.
12:57 - Alors ce qui est quand même aussi intriguant ou intéressant,
13:00 c'est que vous êtes allé chercher un dramaturge, un auteur allemand,
13:04 qui pose son regard sur cet événement si français,
13:08 ce fait historique qui nous a construit, comme on l'évoquait,
13:13 le "Rimbaud allemand", à ton surnommé aussi Georg Büchner.
13:17 Est-ce que vous avez eu le sentiment, en adaptant ce texte, cette pièce,
13:21 d'avoir pu, par ce regard allemand, décentrer un peu votre regard,
13:26 mais indirectement, d'avoir été rattrapé malgré vous par cette histoire,
13:30 et d'avoir francisé un peu son interprétation de cette révolution ?
13:35 - Oui, complètement. C'est-à-dire que j'ai entendu une spectatrice allemande qui me disait
13:39 "Büchner n'est pas aussi romantique, il n'est pas aussi ancré dans cette poésie,
13:45 il est assez plus rude". Et c'est vrai que la chance...
13:49 Alors cette pièce, c'est un monument du théâtre, en fait.
13:51 C'est-à-dire qu'autant Danton et Robespierre sont des monuments politiques,
13:54 cette pièce en est un également. Et c'est vrai que c'est une pièce qui rebute parfois,
13:57 parce qu'on se dit "on n'y arrivera jamais", parce qu'elle est monumentale.
14:00 Et le regard d'un Allemand fait que ça nous permet...
14:03 - Elle est monumentale par sa longueur, par sa teneur ?
14:06 - Par sa forme. Parce qu'elle est... C'est un monstre.
14:10 C'est un monstre à plusieurs étages, avec des lieux qui changent, des tons qui sont différents,
14:16 des personnages emblématiques, et puis cette réflexion philosophique sur la mort
14:20 qui oblige aussi à une tenue du spectacle pour permettre aux spectatrices et aux spectateurs
14:24 d'avoir accès à cette pensée qui est profonde sur le néant, sur l'existence.
14:29 Et c'est vrai que d'avoir le regard d'un jeune Allemand sur des figures aussi françaises
14:34 permet justement des libertés, comme engager Loïc Corbery dans le rôle de Danton.
14:39 C'est ça qui me permet une entrée théâtrale, poétique, vivante.
14:42 Parce que ce qui m'intéressait avec cette pièce, c'était de rendre humains ces personnages-là.
14:46 Et effectivement, j'ai francisé l'esthétique büchenerienne en plaçant la pièce dans notre esthétique versaillaise,
14:53 en tout cas de ces palais, ou des tuileries à l'époque, qui ont ensuite été récupérées par l'administration
14:58 pour en faire des bureaux. Et de jouer justement avec cette esthétique 18e siècle française
15:03 pour raconter comme si finalement on faisait un jeu d'aller-retour avec le regard d'un Allemand
15:08 qu'on reprend en France et on voit ce que ça donne.
15:11 Et vous avez fini de le faire en le mettant en scène à la comédie française,
15:14 au lieu du répertoire de théâtre, pas simplement français par ailleurs.
15:20 Tout à l'heure, vous avez souligné cette dimension documentaire de l'œuvre de Büchner.
15:27 Qu'est-ce que ça signifie au théâtre ?
15:29 Au théâtre, il y a un courant de théâtre documentaire. Peter Weiss est vraiment l'auteur le plus emblématique
15:35 qui a écrit des pièces d'après des procès d'Auschwitz ou sur Marat et Saad, d'après des écrits.
15:41 Et Büchner est le premier à prendre des éléments existants et à les mettre tel quel dans une pièce.
15:46 Par exemple, le discours de Robespierre à la Convention est mot pour mot celui de Robespierre.
15:50 Et à côté, il se permet sur celui de Saint-Just des digressions, des libertés,
15:54 et on ne sait plus ce qui est vrai, ce qui est faux. Et c'est ça qui est intéressant.
15:58 Et il se documente lui-même. Il va reprendre aussi des théories qu'il a sur l'art,
16:02 qu'il va mettre dans la bouche de Camille Desmoulins, qui n'a pas du tout, lui, dans la vie des écrits,
16:06 qu'il a laissé cette vision-là de l'art et du théâtre.
16:09 Ça, c'est Büchner qui choisit des personnages dans lesquels il va pouvoir exprimer ce qu'il est lui-même.
16:15 On pense à la nouvelle Lenz dans laquelle il met beaucoup de lui.
16:18 Et même le personnage de Marion, qui est interprété par Marina Hans, reprend des motifs de ce Lenz-là.
16:24 Donc, il est partout, Büchner. Il est dans tous les personnages.
16:28 Et c'est là où c'est un auteur absolument sidérant.
16:30 C'est qu'à son âge, d'être capable de livrer une œuvre à la fois protéiforme et si intime.
16:35 Et c'est ça, je pense, qui nous touche encore.
16:37 C'est cette manière qu'il a de mettre en scène la fragilité de sa propre âme dans celle des autres
16:42 et de nous montrer des êtres perdus, souvent seuls, et qui attendent aussi de savoir ce qui va leur arriver dans le monde.
16:48 Il y en a un qui n'a pas l'air si perdu sur scène, en tout cas, c'est Saint-Just, interprété, joué par le comédien de la comédie française, Guillaume Gallienne.
16:56 On écoute un extrait de l'acte II scène V.
16:59 Il semble qu'il y ait dans cette assemblée quelques oreilles sensibles qui supportent mal le mot "sans".
17:13 Quelques considérations générales les persuaderont que nous ne sommes pas plus cruels que la nature et que le temps.
17:22 Calme et inexorable, la nature suit ses lois et l'être humain qui entre en conflit avec celle-ci est anéanti.
17:40 Une modification des composants de l'air, un embrasement tellurique, un brusque déséquilibre d'une masse d'eau
17:48 et aussitôt une épidémie, une éruption volcanique, une inondation font périr les hommes par milliers.
17:56 Et quel est le résultat ?
18:04 Une modification insignifiante de la nature physique, somme toute à peine perceptible
18:13 et qui se serait produite sans presque laisser de traces s'il y avait des cadavres sur son chemin.
18:20 Je demande donc pourquoi la nature morale dans ces révolutions devrait-elle avoir plus d'égard que la nature physique ?
18:34 Il pose des bonnes questions Saint-Just, mais lui aussi il est d'une férocité presque dans ce procès qui est en train de se jouer, assez incroyable.
18:47 Qu'est-ce qu'il incarne dans cette opposition vice-vertue ? Qu'est-ce qu'il incarne dans cette opposition entre ces deux hommes ?
18:53 Il est où Saint-Just dans tout ça ?
18:55 Saint-Just c'est le bras armé de Robespierre, c'est-à-dire c'est celui qui va agir quand Robespierre flanche.
19:01 On le voit assez bien dans la pièce, le moment où Danton rend visite à Robespierre.
19:05 Il y a ce moment de faiblesse de Robespierre, Saint-Just arrive, il dit maintenant il faut agir, on est en retard, il faut passer à l'attaque.
19:11 Et alors n'a-t-il de juste que le nom ?
19:13 C'est assez ambigu et c'était tout le plaisir de travailler avec Guillaume sur le texte.
19:20 C'est-à-dire qu'on avait envie que tout le monde se dise qu'il a raison.
19:24 Parce que sa parole est claire, finalement le raisonnement peut paraître recevable et en même temps c'est horrible.
19:32 Et donc c'est tout ce jeu d'être séduisant avec une pensée qui est absolument indéfendable et qui a donné ensuite ce qu'on sait.
19:40 C'est vraiment un discours de totalitaire séduisant qui essaye de galvaniser les masses.
19:46 Et donc c'est pour ça que cette parole, le procès c'est la mise à mort de Danton.
19:50 C'est-à-dire qu'à partir du moment où Saint-Just prend la parole on sait que c'est fini.
19:53 Il a donné effectivement la fin, il a sonné la fin de toute cette bande d'hommes.
19:57 Et on disait que c'était l'archange de la Révolution.
20:00 C'est-à-dire qu'il était aussi séduisant que terrifiant.
20:02 Et c'est ça qui est intéressant, c'est que comment finalement on ne montre pas son vrai visage et la mort peut être aussi belle que glaçante.
20:10 Comment mettre en scène l'histoire sans la réécrire ?
20:12 Allez voir "La mort de Danton" à la Comédie-Française mise en scène par Simon Delétan.
20:16 Notre invitée jusqu'à midi et demi.
20:18 [Musique]
20:34 France Culture, bienvenue au club.
20:37 Olivier Gesper.
20:39 [Musique]
20:48 12h22 sur France Culture.
20:50 Je me demandais Simon Delétan quel était le mot clé de cette pièce ?
20:52 Est-ce que c'est la Révolution ? Le mot Révolution ? Le mot République ? Est-ce que c'est le mot Citoyen ?
20:57 Est-ce que ce ne serait pas le mot Peuple tout simplement ?
21:00 Alors à l'ancien directeur du Théâtre du Peuple de Buissant, j'avais envie de demander, qu'est-ce que le Peuple pour vous ?
21:08 Alors ça c'est une vaste question parce que...
21:11 En 2023.
21:12 En 2023. En 2023 c'est une notion que je n'ai pas forcément envie de nommer comme telle, si je suis très honnête avec vous.
21:20 Le Théâtre du Peuple pour moi c'est du 19ème et cette notion-là existe à ce moment-là.
21:25 C'est le grand absent de la pièce, le Peuple, de toute façon.
21:29 Donc c'est une notion que moi j'ai mise aussi de côté puisqu'on a fait des coupes aussi dans la pièce pour qu'elle soit digeste.
21:35 Il y a beaucoup de pièces de scène de Peuple que j'ai coupées parce qu'elles sont injouables, en tout cas aujourd'hui en 2023.
21:40 Non, moi je crois à un ensemble.
21:45 Vous le remplaceriez par quoi alors aujourd'hui ?
21:47 Le Peuple.
21:48 Vous ne voulez pas nommer en tout cas la chose que nous sommes comme ça.
21:52 Non, non, parce que pour moi je n'ai pas envie d'opposer aussi ou de réfléchir parce qu'effectivement il y a une chose péjorative à la base qui fait qu'on a envie de la valoriser.
22:01 Et donc moi j'ai plutôt envie de valoriser l'ensemble et moins faire des différences.
22:07 Et c'est vrai que dans mon travail aussi de directeur de théâtre, je crois beaucoup au fait de s'adresser à tout le monde.
22:13 Et donc il n'y a pas de notion de Peuple instruit, Peuple à instruire ou de se dire qu'il va falloir effectivement donner la lumière comme ce siècle l'a tenté justement.
22:23 De se dire on va apporter la lumière à ceux qui ne l'ont pas.
22:26 Je crois qu'aujourd'hui on n'en est plus là et qu'il y a des trésors d'humanité qui se cachent en chacun de nous et c'est ça qu'il faut arriver plutôt à révéler.
22:34 Alors le théâtre du Peuple de Buçon, vous y avez passé 4-5 ans et ça a été on l'imagine, parce que c'est un lieu laboratoire aussi, une expérience assez formidable.
22:44 Vous y avez invité notamment une artiste allemande, une artiste plasticienne Ola von Brandenburg.
22:51 On l'écoute, elle était notre invitée il y a un ou deux ans quand elle était passée par chez vous au Théâtre du Peuple de Buçon.
22:58 Mais le rideau c'est pour séparer le public avec les acteurs et pour différencier deux mondes.
23:04 Aussi on peut dire le rideau c'est comme un miroir où il y a quelque chose de différent qui se passe devant et derrière.
23:11 Il y a aussi cette séparation d'objets et sujets et moi j'aime beaucoup ces moments de passer le rideau et d'aller sur l'autre côté du rideau
23:24 et du coup de flouter cette situation où on ne sait plus est-ce que je suis le spectateur, la spectatrice ou est-ce que je suis actrice.
23:32 Elle nous disait cela à propos du rideau, c'est une artiste qui travaille sur les tissus, qui travaille aussi sur ces frontières que le rideau peut offrir.
23:41 Qu'est-ce que le rideau pour vous ? Parce que vous en jouez aussi dans cette pièce à la comédie française "La mort de Danton".
23:47 Parce que vous avez dirigé ce théâtre si singulier qui est ouvert sur la nature. C'est une frontière, c'est une barrière.
23:53 Qu'est-ce que c'est un rideau pour le metteur en scène que vous êtes et scénographe ?
23:57 Le rideau c'est toujours un début pour moi. Tous mes spectacles démarrent devant un rideau.
24:02 Je n'aime pas les spectacles où on arrive et où on voit le décor parce que ce mystère-là en fait c'est un mystère qui fait partie pour moi de l'émerveillement que j'ai envie qu'on ait en tant que spectateur.
24:11 Alors ça ne veut pas dire qu'il y a toujours des choses sublimes à voir quand le rideau se lève mais j'aime bien qu'on ne sache pas ce qui nous attend.
24:16 Et c'est vrai que j'ai souvent fait des scénographies qui s'ouvrent et donc quand je suis arrivé à Bussan naturellement,
24:21 la porte qui s'ouvre sur la forêt pour moi était cet ailleurs immédiat, réel, incroyablement poétique dont je n'avais plus besoin finalement de faire des décors qui s'ouvraient.
24:30 La porte elle-même était cet ailleurs-là. Et le rideau c'est vraiment la frontière symbolique.
24:35 Par exemple quand on fait descendre un avant scène noir et le personnage de Danton se retrouve seul dans la salle face au public,
24:42 dans un moment très particulier de la pièce où Danton vient de se faire arrêter,
24:45 j'aime beaucoup cette manière dont l'illusion disparaît complètement et on se retrouve avec un acteur en costume qui nous parle au présent de la représentation.
24:52 Et ensuite on retourne dans la fiction. Et je trouve que le rideau permet ça.
24:56 C'est à la fois un rythme, c'est une poétique qui permet aussi comme un cadre, ça interroge beaucoup l'espace pictural.
25:03 Ça permet de créer cette limite et ce quatrième mur.
25:06 Et le rideau effectivement que j'ai choisi de mettre en ouverture est très français.
25:11 Mais je tenais à la Comédie-Française de faire aussi ce clin d'œil à notre République.
25:16 - Et alors quelle sera la couleur du rideau à Lorient ?
25:18 Puisque vous venez de prendre la direction du Théâtre de Lorient.
25:21 - Absolument. Je ne sais pas encore, ça dépendra de la prochaine qu'il y a.
25:24 - Vous allez le changer, c'est la première chose que vous allez changer en arrivant.
25:26 - En tout cas disons qu'il n'y a pas de rideau de fer à Lorient,
25:29 parce que c'est un établissement qui a les normes suffisantes pour ne pas en avoir.
25:33 Mais en tout cas c'est vrai que je pense qu'il y en aura un.
25:35 Alors il y aura peut-être de l'écriture, il y aura peut-être quelque chose, mais c'est important.
25:38 C'est presque une entrée dans un spectacle.
25:41 - Bussan dans les Vosges, Lorient aujourd'hui.
25:44 Est-ce que vous allez essayer de transposer l'identité de ce théâtre du peuple de Bussan,
25:50 aujourd'hui à Lorient, ou est-ce que c'est une autre aventure, une autre expérience qui commence ?
25:56 - Non, c'est une toute autre aventure, c'est un autre territoire.
25:59 Je passe de la moyenne montagne à l'océan, à une culture aussi de la pêche,
26:04 à des choses qui sont aussi de culture populaire très présente en Bretagne.
26:08 C'est un autre outil qui est chauffé.
26:10 Le théâtre du peuple n'est pas chauffé, il est utilisable, je dirais, à la grande salle uniquement l'été.
26:14 Après moi c'est vrai que ce théâtre m'a fait grandir dans mon rapport au territoire, beaucoup.
26:18 Je suis justement allé jouer le Lens de Büchner à pied dans les villages pendant quatre ans.
26:22 Ça, ça a été une expérience de proximité en tout cas,
26:25 de service public de proximité très importante pour moi.
26:28 Et c'est ça que je vais essayer de prolonger à Lorient,
26:30 c'est le rapport au public, le rapport à l'accessibilité des œuvres
26:34 et d'essayer d'arrêter avec l'idée que les artistes sont toujours en surplomb
26:37 et qu'on est vraiment à hauteur d'homme et qu'on peut travailler ensemble.
26:40 - Voilà, vous êtes un enfant, vous, du théâtre public, Simon Delétan.
26:44 Théâtre public, là encore, ce sont des mots en perpétuelle redéfinition.
26:49 Vous pouvez jouer à la fois avec un répertoire classique mais aussi très contemporain.
26:53 Et une de vos singularités, particularités, c'est de mettre en scène beaucoup de dramaturges,
26:58 d'auteurs vivants, donc des textes d'aujourd'hui.
27:01 Vous aviez ouvert à Bussan avec Wajdi Mouawad et Littoral.
27:05 Vous savez avec quoi vous ouvrirez votre prochaine saison, celle que vous imaginerez à Lorient ?
27:10 - Alors, la première saison ouvrira sur une création que j'ai déjà présentée au Théâtre du Peuple,
27:15 mais ma première création sera sur un texte de Leila Slimani,
27:18 qui écrira sa première pièce de théâtre pour le Théâtre de Lorient.
27:21 - Merci beaucoup à vous, Simon Delétan.
27:23 Je rappelle que la mort de Danton est à voir jusqu'en juin à la Comédie française.